Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

98 L’encre invisible

— « J’étouffe », grommelai-je.

Sous la pluie battante, Ak-Baé et Zéligar s’étaient abrités bien vite sous mon parapluie. Déjà que Békap avait dû me rendre Naganaga, car Belbey lui avait demandé de la suivre… Mes deux gardes du corps étaient tellement près que c’en était énervant.

— « Maître Zéligar, faut-il que tu restes sous mon parapluie ? Je t’ai laissé mon chapeau. À cause de toi, Naganaga se mouille. Et puis, tu es trop grand. »

— « Humph. »

Sans un mot, Zéligar ralentit pour se distancer un peu dans la ruelle que nous longions. Ak-Baé grimaça sous sa capuche verte et me chuchota :

— « Est-ce prudent de le traiter si froidement ? »

Ak-Baé Tang semblait tenir Maître Zéligar en grande estime. Non pas que cela m’étonne : j’en faisais autant. Autrement, je n’aurais jamais passé autant d’heures à subir ses entraînements impitoyables. Il n’empêche que, parfois, il me tapait sur les nerfs. Il méritait bien de se mouiller un peu après m’avoir implicitement traité de crapule capable d’abandonner son enfant.

— « Enfin bon », ajouta le jeune Tang, « cette petite fille dort comme l’eau d’un lac. Ne vaudrait-il pas mieux la rendre à ses parents avant de commencer ta recherche ? »

Je baissai les yeux vers la petite, toujours endormie. Elle ne pesait guère plus que quatre ou cinq Ayaïpa.

— « Malheureusement, d’après le dragon divin, elle n’a pas de parents. »

Il y eut un silence puis, derrière nous, Zéligar fit :

— « Zangsa. C’est moi qui rêve ou tu commences à rajouter les mots “dragon divin” à toutes les sauces ? »

— « Hoho. Je ne l’ai pas mentionné ? L’esprit du dragon divin s’est réfugié auprès de Naganaga pour le moment. »

— « … J’ai sans doute mal entendu à cause de la pluie », dit Zéligar.

— « Sans doute », répliquai-je, amusé.

Alors, Zéligar posa une main ferme sur mon épaule pour m’arrêter.

— « Tu jures sur ton honneur que c’est vrai, Zangsa ? »

Voilà pourquoi parfois il me tapait sur les nerfs.

— « Je n’aime pas jurer pour n’importe quoi, mais je ne mens pas, Maître Zéligar. »

J’entendis le soupir mental du Sage Azuré. Pourtant, juste avant de quitter le Pavillon des Herbes, il m’avait dit qu’il serait judicieux que je le présente d’abord, pour ne pas trop choquer mes « deux amis » s’il décidait de leur parler. Avait-il changé d’avis ? Je compris que non lorsqu’il m’expliqua son problème :

“C’est étrange : je n’arrive à contacter que toi et Naganaga. J’ai peut-être perdu la main, après un siècle de sommeil. Haha… C’est embêtant.”

Il ne pouvait pas communiquer avec Zéligar et Ak-Baé ? Dans ce cas, je n’avais aucune manière de prouver mes dires.

— « Enfin qu’importe », dis-je, « vous me croirez bien un jour, quand il reprendra son propre corps. Pour l’instant, trouvons ces alchimistes. »

Nous étions arrivés près du Grand Pont. La nuit était tombée et, à travers un rideau de pluie, c’est à peine si l’on distinguait quelques lumières de l’autre côté de la rive. Je m’arrêtai sous les branches feuillues d’un saule pleureur, à l’abri de l’eau, repliai mon parapluie d’une main et passai doucement Naganaga à Zéligar.

— « Ta méthode va-t-elle prendre autant de temps que celle de Belbey ? », s’enquit-il.

— « Pas du tout », assurai-je. « C’est d’ailleurs un des problèmes. Ma méthode risque d’être un peu trop brusque. En bref, on risque de devoir courir aussi vite que possible avant que le lien ne se brise. Et voilà pourquoi… » J’enlevai mon manteau noir brodé de pourpre et emmitouflai Naganaga avec. « Rattrape-nous tranquillement. Je compte sur toi, Maître Zéligar. Après tout, cette enfant possède l’esprit d’une créature légendaire capable de raser une contrée entière. On ne peut pas la laisser à n’importe qui. »

Zéligar n’était visiblement pas convaincu que la petite fille entre ses bras possède vraiment un esprit si extraordinaire, mais, comme je m’y attendais, il soupira, résigné.

— « Cherche donc l’origine de cette encre. Je vous suivrai de près. Et, surtout, ne fais rien d’imprudent avant que je vous aie rejoints. »

Son avertissement n’était dirigé qu’à moi et non pas à Ak-Baé, hein…

— « Je suis sérieux », insista-t-il.

Il était inquiet. Je soupirai. Pour qui me prenait-il ? Après avoir miraculeusement survécu aux démons cultivateurs de l’Île Azurée, je n’allais pas jeter ma vie en pâture à leurs sales complices. Je frappai ma paume du poing.

— « Promis juré, je serai prudent. »

Plus que mes paroles, mon geste sembla le soulager un peu. Alors, je me mis à la tâche. Je sortis la feuille à l’encre invisible — que j’avais malencontreusement laissée dans mon manteau qui protégeait la petite, ce qui me valut un regard noir de la part de Zéligar. Hum. Son expression ne s’améliora pas quand il me vit percer la feuille du bout de mon parapluie. Ignorant les souffles ahuris de mes deux gardes du corps, j’insufflai des runes de ki à même le papier et, m’aidant de mon très cher parapluie, je trouvai aussitôt le lien que je cherchais. Il existait donc vraiment. J’avais pourtant eu mes doutes, mais l’encre spirituelle était bien reliée à un objet, quelque part, pas bien loin. Il ne me restait plus qu’à suivre ce lien avant que le ki de mes runes et la pluie le détruisent. Je m’élançai alors, quittant l’abri du saule pleureur.

Un grondement de tonnerre résonna quelque part dans la vallée des Cent-Pics. C’était une nuit à ne pas mettre un chat dehors et mes instincts de renard m’invitaient à vite trouver une tanière et à m’y cacher. Mais, voilà, les humains avaient le chic pour se trouver des trucs à faire dans les moments les moins confortables.

Grâce à cette averse, au moins, les rues étaient complètement désertes. Enfin, l’attaque récente des bêtes-démons y était sûrement aussi pour quelque chose.

Je ne courus pas bien longtemps. J’avais pris l’Avenue Minière, qui partait du Grand Pont et longeait la rive nord de la ville. Ce fut un coup de chance que le lien m’indique un endroit proche. Lorsque je m’arrêtai enfin, je me trouvais face à une grande grille en fer forgé. Un éclair illumina la grande pagode rouge à quatre étages qui s’élevait derrière, auprès du fleuve. Je la reconnus tout de suite.

C’était la Maison des Parfums.

Le lien était à peine perceptible à présent. Reprenant la lettre trempée, je la fourrai dans une poche de ma tunique et dépliai à nouveau mon parapluie.

— « Cette maison… ? », fit Ak-Baé.

Malgré la course effrénée, il n’était pas essoufflé. Pourtant, en tant que Tang, il avait sûrement passé bien plus de temps à étudier les poisons et les plantes qu’à étudier les techniques de mobilité. Hé. Je n’en attendais pas moins du plus jeune instructeur de l’Académie Céleste.

“Le lien indique un lieu à l’intérieur de la Maison des Parfums”, dis-je par voie mentale. “On dirait que toutes les lumières sont éteintes.”

“Sauf l’entrée”, remarqua Ak-Baé.

En effet, si on longeait la grille, un peu plus loin, on devinait de la lumière dans le hall de la pagode et… j’entendis également des voix. Là-bas, devant le portail fermé, une silhouette encapuchonnée faisait face à un garde à travers les barreaux.

“On dirait que quelqu’un veut entrer et que le garde se refuse à lui ouvrir la porte ?”, aventura Ak-Baé.

“C’est ce qu’on dirait”, concédai-je. “Approchons.”

Ak-Baé me jeta un regard vif.

“As-tu déjà oublié ce que tu as promis à Maître Zéligar ? Si cet endroit est vraiment lié aux fabricants de ces pilules, l’Œil Renversé a sûrement posté ses propres gardes et peut-être même des formations de protection. Alors, réveiller des suspicions aussitôt arrivés…”

— « Papa ! »

Derrière nous, la voix de Naganaga perça le vacarme constant de la pluie. Zéligar nous avait rattrapés si vite qu’il avait réveillé la petite. Sans crier gare, elle quitta les bras de l’instructeur et, toujours emmitouflée dans mon manteau, elle se jeta sur moi, bondissant comme une grenouille… ou, peut-être, vu sa maladresse, comme le crapaud qu’elle avait été dans son corps précédent. Je dus lâcher le parapluie pour la rattraper. Dans l’obscurité de la nuit, mes yeux de renard distinguèrent son expression joyeuse. En une heure de repos, ses cernes avaient disparu et son teint s’était grandement amélioré. Était-ce là le pouvoir d’un oyonoki ? Ou bien l’influence du dragon divin ?

“Haha, la petite est rusée”, fit alors le Sage Azuré. “Elle a même appris à faire la mignonne pour gagner les cœurs. Devrais-je suivre son exemple ?”

Le dragon divin s’amusait. Je fis une moue pensive. Voulait-il dire que Naganaga agissait de la sorte non par innocence mais par instinct de survie ? Qu’elle soit oyonoki ou humaine, si elle avait vu de ses yeux les bêtes-démons enragées, elle avait dû avoir une peur bleue. Alors, si elle cherchait un peu de sécurité auprès d’un cultivateur, ce n’était que naturel. J’adressai un léger sourire à la petite, dont les yeux gris ne me quittaient pas, et je répliquai à Shiawkoun :

“Le Sage Azuré n’est pas déraisonnable au point de se jeter dans mes bras et de réduire la moitié de la ville en bouillie juste pour « faire le mignon », j’espère.”

“Hum-hum. Je plaisantais. Un serpent-sage comme moi ne se jette que dans les bras des cieux. Je n’ai pas besoin d’agir de quelque façon que ce soit, car tout ce que je suis est là, rien ne me manque et tout en moi est parfait dans son imperfection.”

Son amour-propre était encore plus formidable que celui de Yelyeh. C’en était presque rebutant.

Le serpent-sage avait l’air de vouloir rajouter quelque sottise grandiloquente mais, à cet instant, Zéligar, qui ne pouvait l’entendre, l’interrompit en disant par voie mentale :

“Nous ferions mieux de passer notre chemin avant qu’on nous repère. Allons informer l’ancien patriarche.”

Je hochai la tête. Ak-Baé se pencha pour ramasser mon parapluie tombé sur les dalles, il marqua une pause, puis il nous abrita, Naganaga et moi, et dit :

— « Ce parapluie… D’où est-ce que tu le tiens ? »

Avait-il décelé les étranges runes de ma précieuse relique ? Maintenant que j’y pensais, j’avais raconté tout ce qui s’était passé sur l’Île Azurée avec Riva, mais je n’avais pas mentionné le parapluie… Ayant libéré une de mes mains, je m’emparai de l’ombrelle en répondant :

— « De la même personne qui portait les cahiers. »

— « … N’est-ce pas dangereux ? »

Le Tang avait définitivement reconnu le bambou-démon et pensait sûrement que cet objet était quelque aberration fabriquée par la Faction Démoniaque. À mon haussement d’épaules, il n’insista pas, mais sa curiosité était latente.

Suivant Zéligar, nous continuâmes le long de l’Avenue Minière et passâmes silencieusement devant le portail de la Maison des Parfums. Le gardien était déjà retourné auprès du hall, mais la silhouette encapuchonnée à laquelle il avait refusé l’entrée était toujours là, face aux barreaux. L’air de ne pas nous avoir vus, elle tomba soudain à genoux sous la pluie.

À sa carrure, il s’agissait d’un homme. Et, à son comportement, il avait l’air désespéré. Sans trop de surprise, je vis l’altruiste Zéligar se détourner de son chemin pour aller poser une main affable sur l’épaule du misérable et lui demander :

— « Que se passe-t-il, brave homme ? »

L’encapuchonné sursauta, le regarda, nous regarda… puis, tous deux, nous soufflâmes en même temps de surprise.

— « Lumyoun ? »

— « Zangsa ! »

Que faisait le fils d’Elkesh à genoux devant la Maison des Parfums ? Naganaga dans mes bras, je m’empressai de m’approcher alors que Lumyoun se relevait tant bien que mal, les mains tremblantes.

— « Grand frère », lui dis-je, inquiet. « Tu es blessé quelque part ? »

— « Blessé… ? Non », répondit-il, secouant la tête. « Non, mais… Tout s’est passé si vite. Les bêtes-démons, et puis le Dément Immortel… Tout a été détruit. »

Ses paroles étaient décousues, mais je crus comprendre que l’attaque de ce prétendu cultivateur possédé par le skaligus drakus furens avait touché la zone où se trouvait le refuge de Lumyoun et de ses compagnons pleins de rancœur contre le Hall des Soins.

— « Tes camarades ? », m’enquis-je.

— « Certains sont gravement blessés, mais ils ont eu de la chance. Des dizaines de gens sont morts dans l’explosion du marché. C’est le chaos. Et Izahi… Je ne sais pas où elle est. Le gardien n’a rien voulu me dire. »

Sa voix tremblait. Il était sous le choc. À son expression, il pensait déjà avoir perdu sa cousine. Je ne comprenais que trop bien sa réaction : il venait tout juste de revenir dans sa ville natale, après tant d’années passées dans la Cité Émeraude à essayer d’oublier en vain la tragédie des Jardins, et voilà qu’il devait à nouveau perdre des membres de sa famille… Toutefois, ce dont il avait besoin maintenant, ce n’était pas de réconfort, mais d’une bonne claque pour le réveiller.

— « Lianli… ? », interrogeai-je.

— « T-Toujours pas de nouvelles… »

D’après Lumyoun, sa petite sœur était partie enquêter sur « quelque chose d’étrange » sans donner plus d’explications. J’espérais qu’elle n’était pas tombée entre les mains de l’Œil Renversé.

— « Et Boidami ? »

— « Boidami… », hésita-t-il, « s’il est à l’Auberge des Mille Étoiles, il devrait être sain et sauf… À moins que… »

— « À moins que ? »

Luttant pour se reprendre, Lumyoun releva la tête et darda des yeux inquisiteurs sur mes compagnons puis sur moi.

— « À moins que les ennemis d’Osha en aient après le Prince Zorén et le gouvernement impérial. Auquel cas… »

— « Auquel cas ? », répétai-je, fronçant légèrement les sourcils.

Sa mâchoire se crispa.

— « Auquel cas, il est en danger. Dis-moi, Zangsa. Tes compagnons sont des Immortels, n’est-ce pas ? » Ses yeux étincelèrent et sa voix grinça sous la tension : « Peux-tu m’expliquer, Zangsa ? Pendant trente ans, je n’ai pas vu un seul Immortel de ma vie, et voilà que j’en vois plusieurs en quelques jours : est-ce seulement logique ? Et tout cela, juste quand Osha est envahie par des bêtes possédées et un Dément Immortel. Réponds-moi. Les Immortels pensent-ils que nos vies ne valent pas mieux que celles des fourmis ? »

Sa réaction me coupa le souffle un instant. Pensait-il que nous étions coupables d’avoir mis la ville en danger ? Évidemment, il ignorait tout sur l’Œil Renversé et sur les pilules et pensait que ce Démon Dément qui possédait les corps existait bel et bien, mais… pour qu’il soit arrivé à une telle conclusion… Zut, question rumeurs et propagande, l’Œil Renversé avait clairement une longueur d’avance sur nous. Et puis, Lumyoun avait mentionné une explosion sur le marché. L’attaque de ce Dément Immortel semblait même avoir causé des morts. Quelle était vraiment la situation sur la rive sud d’Osha ?

Du coin de l’œil, je vis l’expression troublée de Maître Zéligar. Par ma queue de renard… Il culpabilisait, maintenant ? Voilà pourquoi la Feuille Fluide, aujourd’hui devenue Suprême de la Balance, avait dit une fois que Zéligar était un excellent maître du ki mais une fleur bien trop délicate pour quitter les prés ensoleillés… D’après une histoire racontée par mes séniors de l’Académie, les deux s’étaient battus en duel et Zéligar, sur le point de gagner, s’était arrêté en plein mouvement pour éviter d’écraser une fourmilière. Et il avait perdu. Avait-il agi correctement ? Certains étudiants qui aimaient perdre leur temps discutaient encore et toujours la question.

Et en parlant de fourmis…

Naganaga à mon bras gauche, mon parapluie dans ma main droite, je fixai Lumyoun des yeux et répliquai :

— « Un humain vaut-il plus qu’une fourmi ? »

Le visage de Lumyoun se décomposa d’ahurissement.

— « Q-Quoi ? »

Ignorant le regard noir que me jeta Zéligar, je poursuivis :

— « Le pé et le pa ont un p en commun : Pé a tué Toto, donc Pa a-t-il tué aussi ? »

— « Tu ne fais que l’embrouiller davantage », intervint Ak-Baé, gêné. « Ne devrais-tu pas plutôt lui dire : nous ne sommes pas les ennemis d’Osha ? »

— « C’est pareil », répliquai-je.

Je m’interrompis quand, sous les yeux agrandis et curieux de Naganaga, Lumyoun m’agrippa brusquement par le col de ma tunique, tremblant de colère.

— « Comment oses-tu… ? Des gens sont morts ! Mais tu te moques ! Et tu veux me faire croire que ce n’est pas vous qui avez attiré les malheurs sur cette ville ? »

Je m’étais mal exprimé. Je m’en rendais compte à présent. Mais, lorsque Zéligar se racla la gorge, je le devançai et dis sombrement :

— « Pendant treize ans, tu as désiré voir la destruction du Hall des Soins. Tu as sûrement déjà entendu les nouvelles, mais le Hall des Soins est pour ainsi dire fini. La plupart des guérisseurs des Zobels sont morts. Même les patients ont brûlé. »

Paralysé de stupeur, Lumyoun articula :

— « Monstre… »

— « N’était-ce pas ce que tu voulais ? », lui répliquai-je. Je le fixai des yeux. « N’était-ce pas ta raison de vivre ? Mais, maintenant, le coupable est un monstre ? »

Lumyoun ne répondit pas, en proie à ses démons intérieurs. Assombri, je m’écartai légèrement pour qu’il me relâche. Toute cette conversation stupide me mettait les nerfs à vif.

— « Hah », soupirai-je, agacé. « Si tu as deux yeux, tu as dû voir qu’aujourd’hui les cultivateurs de l’Alliance ont protégé les Oshayens au risque de leurs vies. Tes préjugés brouillent-ils ton jugement ? Je ne me moque pas des morts, je ne me moque pas des victimes, et je n’ai pas attaqué cette ville ni le Hall des Soins. Je peux te le jurer. Si tu ne me crois pas, vérifie-le par toi-même et demande au Clan des Ignobles. Ils ont tout vu. »

Lumyoun claqua des dents, frustré.

— « Tu dis peut-être vrai, mais il n’empêche qu’il suffit qu’un seul Immortel se laisse posséder par le Démon Dément pour causer un carnage d’innocents. Vous n’avez rien fait pour l’arrêter. Et même si vous êtes surhumains, même si vous pouvez réduire un rocher en poussière, vous ne pouvez pas lutter contre le Démon Dément. En venant ici, vous ne faites qu’aggraver la situation. Est-ce que je me trompe ? », demanda-t-il, haussant de plus en plus la voix.

Il se trompait. Cruellement. Si l’Alliance n’avait pas réagi au piège de l’Œil Renversé et n’avait envoyé personne à Osha, les bêtes-démons auraient quand même attaqué la ville, j’en étais certain. Et les Prêtres du Plateau et les chasseurs de démons d’Osha n’auraient réussi à arrêter l’attaque qu’au prix de nombreuses vies.

Je ne répondis pas, cependant, car j’avais vu trois encapuchonnés sortir du hall de la pagode et approcher du portail, suivis du gardien. Les trois portaient de longs manteaux noirs brodés de vert. Ils étaient armés. Des gardes de la pagode ? Celui du milieu s’arrêta à cet instant à quelques pas du portail et applaudit brièvement des mains tout en disant d’un ton nonchalamment arrogant :

— « Holà. Je viens d’écouter une théorie fort intéressante. »

Malgré les lanternes de l’entrée, je voyais à peine ses traits sous sa capuche. Cependant, je pus voir la couleur des deux longues mèches de cheveux qui s’en échappaient. Elles étaient vertes. Un instant, mon cœur manqua un battement. Lianli ? Non, assurément pas. C’était la voix d’un homme. Il ajouta :

— « Mais plus intéressant encore, n’est-ce pas là mon jeune frère Ak-Baé ? »

Les yeux écarquillés de surprise, Ak-Baé s’était raidi.

— « Jigaé ? … Qu’est-ce que tu fais ici ? »

— « Je te retourne la question. Je croyais que tu allais rentrer directement à la maison familiale après ton année d’enseignement. L’Académie Céleste envoie-t-elle ses jeunes professeurs prodiges faire des commissions ? On te paie, au moins ? »

— « Je te remercie pour ton inquiétude, mon frère », répliqua Ak-Baé, formel.

Il n’y avait pas de doute : cet homme était un Tang. Ak-Baé et Jigaé étaient frères. Et, vu les politesses froides échangées, ils ne s’aimaient pas particulièrement. Jigaé, Jigaé, me répétai-je. N’était-ce pas là le frère aîné qui avait été enlevé par l’Œil Renversé deux ans plus tôt puis avait été libéré contre une rançon ? Ak-Baé nous en avait parlé, à Irami et à moi, lors de notre première rencontre, à l’Académie Céleste… Je n’étais pas peu fier de ma mémoire. Hoho. Ayaïpa m’aurait sûrement complimenté.

Un sourire se dessina sur les fines lèvres de Jigaé Tang.

— « Quelle belle surprise. » Il désigna Lumyoun du menton. « Il paraît que cet homme désirait entrer voir une des employées. Alors, je suis sorti pour l’accueillir, car seul un sans-cœur laisserait quelqu’un se tremper sous cette averse, mais voilà que mon frère est à ma porte ? Célébrons cela autour d’un verre ! Entrez donc. Les amis de mon frère sont bien sûr les bienvenus. »

Il semblait étrangement plus chaleureux qu’Ak-Baé. Et puis, il parlait comme s’il était le propriétaire de la Maison des Parfums, ce qu’il n’était certainement pas. Sans attendre notre réponse, il fit un signe au gardien et celui-ci alla ouvrir le portail métallique, qui grinça. Lumyoun se précipita avant que je ne puisse l’arrêter.

— « Messire le directeur, mille mercis ! », dit-il en s’inclinant bien bas. « Je suis Lumyoun des Jardins. Ma cousine, Izahi, travaille ici, et je ne l’ai pas vue chez elle ; alors, je voulais seulement savoir si elle se trouvait encore ici… »

— « Assurément, assurément », le coupa Jigaé avec un brin d’impatience. « Après tout ce qui s’est passé aujourd’hui, c’est naturel d’être inquiet pour ses proches. Mais nul besoin d’être si formel : je ne suis pas le directeur, mais un simple invité spécial. Je suis Jigaé Tang. La journée a été longue et j’ai entendu dire que le danger n’est pas encore passé. Entrez donc tous vous mettre à l’abri. Pas la peine d’hésiter : le “directeur” est un mécène qui vit à la Cité Impériale, il se fiche bien des visiteurs de la Maison des Parfums d’Osha, et la vice-directrice n’osera certainement pas vous refuser si c’est moi qui vous accueille. »

Sa position n’était pas des moindres, voulait-il dire. Et zut. Lumyoun franchissait déjà le portail. Malgré nous, notre petite expédition de reconnaissance semblait s’être transformée en expédition d’infiltration…

— « Malheureusement », dit soudain Ak-Baé, ses yeux verts braqués sur son frère aîné, « mes compagnons partaient déjà. Mais j’accepte ton invitation. »

Erf. Il pensait entrer tout seul avec Lumyoun ? Je fis un pas en avant. Zéligar m’arrêta en disant par voie mentale :

“Ak-Baé me dit qu’à priori, son frère n’osera pas l’attaquer directement. Jigaé n’est pas un démon cultivateur. Ils se battent tous deux pour la succession de leur clan, c’est tout. Au cas où, je vais entrer avec eux. Pars prévenir l’ancien patriarche.”

Il n’y avait pas de danger mais Zéligar voulait quand même accompagner son jeune collègue, hein ? Je réfléchis un court instant puis répondis :

“Désolé, mais je viens avec vous.” Avant que Maître Zéligar ne m’assassine du regard, j’expliquai : “Les membres de l’Alliance sont tous occupés. Ce n’est pas le moment de demander des renforts. Personne ne nous a encore attaqués. Et on ne sait même pas si les alchimistes se trouvent encore dans cette pagode. Cette invitation… n’est-ce pas une opportunité en or pour en savoir davantage ?”

Zéligar ne put trouver de réplique à cela. Il protesta cependant :

“La fillette…”

Je ne voulais, en effet, absolument pas mettre Naganaga en danger. Mais notre hôte était un Tang, un membre d’une vieille famille du Murim, réputée pour son comportement honorable. Même si Jigaé était hostile envers son frère cadet, il ne s’en prendrait probablement pas à une enfant de quatre ans. Je m’avançai jusqu’au portail et saluai Jigaé Tang d’un signe de tête respectueux avant d’entrer. Zéligar soupira puis s’avança à son tour et dit :

— « J’apprécie l’invitation. »

— « C’est un plaisir », rétorqua Jigaé Tang avec un fin sourire.