Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Flotte à tout vent la note aigüe du guzheng,
Radieuse Olate aux tourbillons de soie,
Lance un écho de rires d’amour passé
Dans le silence du Pavillon Secret.
Et cette main qui approche
Avec sollicitude
Tel un fantôme, tel un soupir voilé,
Me laisse un souvenir de thé
Et de solitude.
Le Raconteur Impertinent
*
Je mâchai ma tranche de jambon fumé en silence tout en me demandant où était passé Zéligar. L’instructeur m’avait mené au nord-est d’Osha, au Pavillon des Herbes, et je l’avais suivi à travers les vastes jardins, jusqu’à un bel édifice luxueusement décoré. Le Pavillon des Herbes semblait avoir accueilli la protection de l’Alliance du Murim avec une grande gratitude. La preuve : la petite table ronde à laquelle j’étais assis était emplie de mets de qualité que l’on ne trouvait certainement pas facilement au Grand Marché d’Osha. Pourtant, d’après ce que j’avais compris, le directeur de ce même Pavillon des Herbes était également un pion du Prince Zorén.
Dès que j’étais arrivé, j’avais croisé Békap, qui m’avait indiqué une chambre, où l’un des Mendiants avait déposé mes affaires, dont mon épée, que j’avais laissées sur le Mont-d’Or à Gnawoul. Quand j’étais ressorti, ayant retrouvé mes chers habits noirs et pourpres tissés à l’Académie Céleste, seule Naganaga se trouvait dans le hall, mâchant avec appétit une grosse tranche de jambon. La petite fille m’avait adressé un grand sourire.
— « Papa ! Y’a à manger ! Regarde ! »
Cela m’avait rappelé que je n’avais rien avalé de toute la journée.
À présent, assis en face d’elle, je jetai un coup d’œil curieux à la petite fille. Ses dents étaient plus acérées que des couteaux. Avait-elle mangé du pain dur toute sa vie ? Cette pauvre enfant… Avait-elle seulement des parents ?
“À ce que j’ai pu voir dans ses souvenirs, sa mère a dû l’abandonner juste après avoir pondu son œuf”, fit le Sage Azuré.
Le dragon divin était capable de lire ses souvenirs ? Cela voulait-il dire qu’il en avait fait de même avec moi ? Espèce de lézard indiscret…
“De l’œuf ?”, répétai-je alors. “Ce n’est pas un serpent comme toi, tu sais.”
“Hum, heureusement tous les œufs ne sont pas des œufs de dragon divin, sinon le monde serait bien ennuyeux”, répartit le Sage Azuré, amusé. “Mais, vois-tu, tout n’est pas ce qu’il paraît. Naganaga n’est pas humaine.”
Je faillis m’étrangler en avalant. Cette jeune enfant déguenillée qui mangeait avec une telle gaieté de cœur… n’était pas humaine ? Que voulait-il dire ?
“Une… hybride ?”, fis-je, abasourdi. C’était la première fois que je rencontrais une créature comme moi…
“Non”, me détrompa le Sage Azuré. “J’ai dit : elle n’est pas humaine. Un de mes ancêtres me dit que c’est un oyonoki. C’est une espèce rare d’esprit vagabond. Quand l’œuf éclôt, l’oyonoki meurt. Mais si, avant d’éclore, il est mangé par une créature, alors, il essaiera de prendre le dessus et de posséder son prédateur. Ce petit oyonoki a eu de la chance : son œuf a été mangé par une araignée venimeuse, qui est devenue la proie d’un crapaud tout aussi venimeux, qui a été chassé par une petite fille affamée et confondu avec une grenouille. Le poison a tué la jeune humaine, puis l’oyonoki a réussi à neutraliser le poison et a pris possession du corps. Depuis, Naganaga a grandi à Osha et a même appris à parler.”
Je n’en revenais pas. Une telle créature existait-elle ? Je n’en avais jamais entendu parler. Aussi, comment savoir si la petite avait l’esprit d’une humaine ou d’une « oyonoki » si l’apparence était la même ? Cela rappelait les histoires de fantômes et de démonologie. Et même si le dragon divin disait vrai, si elle avait un corps humain et possédait un esprit capable de se comporter comme un humain, n’était-elle pas finalement humaine ? Même si, quelque part, elle avait causé la mort de son hôte… Quoi qu’il en soit, si un oyonoki faisait des proies de ses prédateurs, cela voulait dire que, fondamentalement, cet esprit vagabond resterait humain tant qu’il n’était pas dévoré.
“Elle doit sûrement avoir des parents humains à Osha”, fis-je alors.
“Peut-être, mais elle ne les a pas trouvés, en tout cas”, répondit le Sage Azuré.
Naganaga n’héritait donc pas les souvenirs de ses proies. Le dragon divin ajouta :
“Hé, mais elle m’a trouvé, moi. Et elle t’a trouvé, toi.”
“Tu te payes ma tête”, soufflai-je.
Mais, une seconde… Que voulait-il dire par « elle m’a trouvé » ? N’était-ce pas le dragon divin qui avait trouvé la petite fille ? Cette prétendue oyonoki pouvait-elle percevoir la présence du Sage Azuré alors que moi, un chamane, je n’y arrivais pas ?
Tant de questions me coupaient l’appétit.
Je bus mon verre d’un trait. Ce n’était que du vin rouge commun, sans énergie spirituelle spéciale, mais après tous les événements de la journée, cela me revigora.
Un vent rafraîchissant vint s’inviter dans la pièce. Je jetai un coup d’œil vers la fenêtre. Au-dehors, le ciel s’obscurcissait de nuages. Après la chaleur du jour, la nuit s’annonçait orageuse.
— « Naganaga », dis-je. « À te voir, on jurerait que c’est la première fois que tu manges à ta faim. Mâche tranquillement : personne ne va voler ton plat. »
Naganaga me regarda fixement de ses yeux gris sans arrêter de mâcher. Puis elle avala et indiqua la jarre de vin.
— « Papa menteur. Tu as volé mon eau ! »
J’écarquillai les yeux et écartai la jarre des mains de la petite fille, puis je compris tout à coup…
— « Sage Azuré ! », protestai-je à voix haute. « Dis-moi que tu n’as pas osé faire boire du vin à une enfant ! »
“Hum-hum… Sa résistance à l’alcool est meilleure que celle d’un humain”, m’assura-t-il. “Et puis, l’eau de la carafe est empoisonnée.”
“Quoi ?”
Ignorant l’enfant, qui tendait une main persistante pour prendre ma jarre de vin, j’examinai la carafe. L’eau était cristalline, mais elle sentait… le savon ? L’odeur me rappelait le produit que certains vendeurs et jardiniers répandaient sur le sol et la terre pour soi-disant faire fuir le Démon Dément… C’était donc ça le poison dont parlait le dragon divin. Certaines de ces gens pensaient sûrement rendre l’eau sûre et potable, mais… cette eau n’était définitivement pas bonne à boire.
— « Shiawkoun dit que l’eau est mauvaise et le vin est bon », insista Naganaga. « J’ai soif. »
— « Shiawkoun ? », répétai-je.
“Hum-hum, c’est comme ça qu’elle m’appelle”, dit le Sage Azuré, gêné. “Naganaga a insisté pour que je lui donne mon nom. Le tavernier qui lui donnait parfois à manger lui disait qu’elle ne devait jamais faire confiance aux inconnus. Les dragons divins ne révèlent que rarement leurs vrais noms, car ceux-ci agissent comme des runes extrêmement puissantes… Mais on dirait qu’elle n’a retenu que la fin et non le nom en entier. Même ainsi, Naganaga, tu viens de trahir ta parole. Tu avais pourtant promis.”
L’enfant battit des paupières.
— « Tu es fâché, Shiawkoun ? »
“Hum-hum. À peine.”
Les enfants ou les oyonoki étaient-ils le point faible de ce dragon divin ? Si le nom d’un dragon divin portait un si grand pouvoir comme il le disait… quel idiot révèlerait son vrai nom ?
La porte s’ouvrit et un courant d’air ferma violemment les battants de la fenêtre, nous faisant sursauter.
— « Diable, le vent se lève vite dans cette vallée, dis donc », souffla Békap en entrant d’un pas blasé. « Zangzang, désolé d’interrompre ton dîner, mais Belbey t’appelle. Elle veut que tu jettes un coup d’œil à son cercle vaudou de localisation. »
— « J’ai fini de dîner, de toute façon », assurai-je en me mettant debout. « C’est quoi, ce qu’elle veut localiser, au fait ? »
— « L’Escouade de l’Ombre a trouvé une certaine lettre dans les appartements du directeur du Pavillon des Herbes », expliqua le Mendiant. « Le message a probablement été écrit par les fabricants du poison qui fait enrager les bêtes-démons. Une partie était soigneusement cachée avec de l’encre spirituelle invisible à l’œil nu. Belbey dit que cela devrait être possible de pister l’origine de cette encre. »
De l’encre ? Même si c’était de l’encre spirituelle, y avait-il seulement un lien qui la reliait à l’encrier d’où elle avait été sortie ? Je comprenais à présent pourquoi Zéligar ne m’avait pas réveillé plus tôt : il doutait que cette manière de pister les alchimistes fonctionne. Belbey, cependant, pensait que cela valait la peine de tenter le coup. Elle avait même déjà préparé un cercle vaudou. Était-elle meilleure chamane qu’elle ne me l’avait avoué ?
Ayant accroché mon parapluie à ma ceinture auprès de mon épée, je rejoignais Békap sur le pas de la porte quand celui-ci grimaça et souffla :
— « Zangzang, je… Ta fille… À ce rythme, elle va devenir aussi ivrogne que toi, tu sais. »
Je tournai vivement la tête. J’avais oublié un instant Naganaga. Cette petite maligne d’oyonoki avait attrapé la jarre de vin et buvait de longs traits. J’allais me précipiter vers elle puis… je me rappelai que, d’après le Sage Azuré, elle était résistante aux poisons. Certes, la vue était choquante, mais… Les bras croisés, j’esquissai un sourire sous les yeux incrédules de Békap.
— « Hoho. Ne sous-estime pas la fille d’un Sage Ivrogne. »
— « Je commence à douter de ton discernement, Zangzang. Sérieusement… »
Amusé, je soulevai Naganaga, qui tendit la jarre vers le Mendiant.
— « Tu as soif ? »
Békap la dévisagea un instant avant de lui prendre la jarre des mains. Puis il soupesa celle-ci et fit une moue.
— « Elle est vide. »
Naganaga éclata d’un rire d’enfant et balança les pieds, toute contente de sa plaisanterie. Je ne pus m’empêcher de pouffer et de la complimenter :
— « Bien joué, ma petite. Qui vole un renard est puni tôt ou tard. N’est-ce pas, sénior ? »
Békap s’était, après tout, adjugé une de mes si précieuses jarres de vin d’abricot spirituel, lors de son intervention à Shinziyah, le mois dernier.
— « Et aussi démoniaque que son père, on dirait », grommela Békap.
Ne se sentant pas du tout visée, Naganaga bâilla dans mes bras et émit un croassement de crapaud. Comme nous sortions dans l’ample cour principale du Pavillon des Herbes, le Mendiant ajouta par voie mentale :
“Enfin… Maître Zéligar m’a dit qu’elle n’est pas vraiment ta fille.”
Pendant le trajet, j’avais essayé de prouver mon innocence à ce damné instructeur du Jardin Blanc et il ne m’avait rendu qu’une moue déçue et désabusée, mais, en fait, il savait parfaitement depuis le début que Naganaga n’était pas mon enfant, hein ? Il s’était bien moqué de moi…
“À présent, j’ai des doutes”, ajouta Békap, amusé. “Vous avez tous les deux un sale caractère.”
Hoho. Et c’était Békap le Raton Rêveur qui le disait, mon sénior à l’Académie, réputé pour donner aux juniors qui lui demandaient conseil des réponses brusques et pas toujours bien reçues… mais souvent justes. Au fil des années, j’avais compris qu’il avait surtout horreur des jeunes étudiants appliqués qui voyaient l’Académie Céleste comme un lieu de compétition où il leur fallait briller — enfin, parmi ces jeunes-là, rares étaient ceux qui arrivaient à cultiver leur ki proprement et validaient leurs études : quand on cherche son reflet dans l’eau, on ne voit plus l’eau qui passe.
— « Tu as l’air bien pensif », me fit remarquer Békap alors qu’il nous guidait à travers la cour. « Tu te demandes peut-être pourquoi le Pavillon des Herbes est si désert. »
— « Maintenant que tu le dis », fis-je, hochant la tête.
Deux bâtiments au moins, autour de la grande cour, semblaient avoir été endommagés à cause des bêtes-démons. Le Pavillon des Herbes devait certainement avoir une garde capable de repousser quelques bêtes. Mais elle n’était nulle part en vue.
— « Le directeur est le beau-frère du gouverneur d’Osha », expliqua Békap. « Du coup, il a annoncé un deuil de trois jours pour tous ses employés. Heureusement, on n’a pas eu à évacuer grand monde. »
Je voyais mal un marchand dirigeant l’un des commerces les plus prospères d’Osha paralyser toute production pour une raison pareille. Mais il s’agissait peut-être seulement d’une question d’étiquette ?
— « Si c’est le beau-frère du gouverneur, c’est le frère de Dame Swa ? », demandai-je, méditatif, repensant à la femme que j’avais réussi à sauver des crocs de la panthère-démon, au Palais des Pics.
— « Non. C’est le frère de feu la première épouse du gouverneur. À ce que j’ai entendu, leur relation n’était pas des meilleures. Quoi qu’il en soit, le vice-directeur a invité les membres de l’Alliance à utiliser les bâtiments comme bon leur semble en échange de leur protection. »
— « Hoho. S’enfuir et laisser son bienfaiteur sous l’avalanche, n’est-ce pas là de la pure bonté ? »
— « Si tu veux mon avis, l’Œil Renversé nous mène bien en bateau. » Je haussai un sourcil, interrogateur, mais Békap ne fut pas plus explicite et ajouta simplement : « On y est. » Il indiqua la porte d’un bâtiment. À l’odeur qui s’en échappait, celui-ci semblait être un entrepôt d’herbes et de potions. « Entre. Belbey t’attend. »
J’acquiesçai.
— « Dans ce cas, sénior, prends soin de Naganaga. »
— « … Quoi ? »
— « Chut… Parle doucement : elle s’est endormie. »
— « Tu m’étonnes, après le vin… »
Vu ses cernes, ce n’était pas à cause du vin que la fillette était si fatiguée. Elle avait l’air de ne pas avoir dormi profondément depuis longtemps. Je ne savais pas ce que le dragon divin lui avait dit, mais j’étais content de voir que Naganaga se fiait suffisamment à nous pour dormir ainsi à poings fermés. Oyonoki ou pas, ce n’était qu’une enfant.
Békap paniquait.
— « A-Attends, Zangzang, je t’arrête : je n’ai jamais pris un enfant dans mes bras, je… »
— « C’est comme un chat, sénior. Hoho, ne me dis pas qu’un Mendiant capable comme toi n’a jamais pris un chat dans ses bras. Sur ce. »
— « Zangzang ! »
Alors que j’entrai dans l’herboristerie, j’esquissai un sourire en entendant Békap protester dans un chuchotement. Il craignait de réveiller la petite. Ce gaillard toujours blasé… Je ne pensais pas l’avoir jamais vu si troublé. Kékéké…
Je me paralysai. Je rêvais ou je venais de rire mentalement comme Ayaïpa ? Sérieusement, je devais faire attention aux mauvaises influences. Si je commençais à caqueter comme une poule, je n’allais plus oser regarder mon père dans les yeux. Je vis soudain l’image de mon père, agitant ses trois longues queues blanches, tandis que je présentai ma disciple en riant comme une poule… Et à travers ses yeux pourpres, je voyais la fin de ma dignité en tant que renard-démon, je devenais la risée de toutes les Montagnes Perdues… Pire : je devenais la honte de mon petit frère Shuyeh…
La seule pensée me frappa de plein fouet et me laissa dans un subit état d’abattement. Je me repris vite et secouai la tête. Ni mon père ni Shuyeh n’étaient encore au courant, pour Ayaïpa. J’avais demandé à Yelyeh de mener Zom, Arvian et ma disciple en lieu sûr : elle les avait sûrement déposés quelque part auprès de cultivateurs de l’Alliance ou à Gnawoul. Je n’avais pas à m’en faire…
— « Zangsa ! Jeune Zangsa ! »
Une main ridée se posa sur mon bras. Je croisai le regard de Ronce, l’ancien patriarche du Clan Souriant. Oh ? J’étais surpris de le voir là. Le Joyeux avait clairement été choisi en tant que meneur des forces de l’Alliance pour résoudre l’incident d’Osha. J’aurais cru qu’il serait avec Irami et le reste, dans les Cent-Pics, pour détruire le repaire où l’Œil Renversé enfermait et empoisonnait les bêtes-démons. Mais il se trouvait là, dans une herboristerie. Il n’était pas seul : Maître Zéligar était présent aussi, ainsi que Silensanse, la capitaine de l’Escouade de l’Ombre, et Ak-Baé Tang. Le jeune instructeur m’adressa un signe de tête, auquel je répondis. Puis je saluai Silensanse et Ronce tout en disant :
— « Désolé, j’étais perdu dans mes pensées. On m’a dit que Belbey veut me voir. »
— « Exactement ! », fit une voix depuis le fond de la salle. « Viens ici, je te prie. »
C’était la chef de la branche des Mendiants d’Osha. M’avançant sur le vieux plancher de l’herboristerie, je m’arrêtai à la hauteur de Zéligar et d’Ak-Baé. L’œuvre de Belbey se situait à même le sol, entre une écritoire où avait été allumé un chandelier et une armoire d’herboriste à tiroirs. Grand d’un diamètre d’à peu près un mètre, le cercle vaudou avait, en son centre, une feuille de papier — sûrement la lettre avec l’encre invisible. La feuille était entourée d’aiguilles, elles-mêmes encerclées par des sceaux écrits sur du papier vaudou.
— « Ho… C’est du beau travail », dis-je. Mon intérêt croissant, je m’étais accroupi auprès du cercle. « C’est toi qui as écrit les glyphes vaudou ? Belle calligraphie », commentai-je alors que Belbey acquiesçait d’un signe de tête. Le trait était en effet précis, sans fioritures. Son écriture me rappela étrangement celle de mon grand-père.
Assise sur le bord de l’écritoire, la Mendiante me fixait du regard.
— « Alors ? Qu’en penses-tu ? Si j’active ce cercle, l’énergie pourrait être trop forte et casser le lien que je veux pister. » Je hochai la tête, scrutant chaque glyphe du cercle. Elle poursuivit : « Je sais que le cercle en soi est correct, mais j’hésite sur la quantité de ki à utiliser. »
Le cercle était effectivement bien fait. C’était une formation complexe de localisation, qui avait pour but de pister un lien avec le maximum de soin, afin de ne pas altérer ou briser celui-ci. Tous ces sceaux visaient à sauvegarder le lien. La spécialité des Sorciers Nomades était, après tout, les sceaux de restriction. Pas étonnant que Belbey soit plutôt douée pour ce type de formation. Cependant… peut-être que le plus gros inconvénient de ce type de localisation, c’était qu’une fois les sceaux activés, la feuille avec l’encre spirituelle ne pouvait pas être déplacée, sinon le lien serait brisé. Autrement dit, la localisation ne pouvait être plus précise qu’une boussole statique. Pour remédier à cela, Belbey avait ajouté un sceau censé calculer la distance, mais, par expérience, je savais que le résultat n’allait indiquer, au mieux, qu’un segment de plusieurs kilomètres, couvrant tout un pan de la ville d’Osha.
— « Malheureusement, ça ne va pas marcher », dis-je.
Belbey fronça les sourcils.
— « Et pourquoi ça ? »
J’expliquai mon point de vue. Belbey soupira. L’idée d’avoir perdu son temps à construire ce cercle semblait l’avoir démoralisée quelque peu, mais elle semblait convaincue par mes arguments. Je me relevai.
— « Je viens de penser à une méthode qui pourrait fonctionner de manière bien plus précise. »
Belbey haussa un sourcil.
— « Laquelle ? »
— « Mm. Ce serait trop ennuyeux d’expliquer. Puisque personne n’a de meilleure idée, si je mets ma méthode en pratique, puis-je présumer que, même si j’échoue et brise le lien, personne ici ne m’en voudra ? »
Belbey eut un sourire en coin.
— « Ton but, en venant à Osha, n’était-il pas de trouver ces alchimistes démoniaques pour le compte de la dragonne rouge ? J’en déduis que tu n’as pas trouvé les bonnes réponses dans cet institut de démonologie sur l’Île Azurée ? »
— « Oui et non », fis-je. « À mon avis, Riva a utilisé l’île pour fabriquer des pilules orange plus concentrées, destinées à faire enrager même des grandes bêtes-démons. Mais une pilule orange ordinaire comme celle que… » Je fus sur le point de dire comme celle qu’on m’a fait avaler l’automne dernier, mais je rectifiai et toussotai : « Hum. Fabriquer du ki orange n’est certainement pas facile, mais je doute qu’ils aient besoin d’un rituel sacrificiel avec plus de vingt chamanes pour empoisonner une bête-démon ordinaire. » Et encore plus qu’ils aient besoin d’une relique aussi raffinée que le Chaudron Astral, ajoutai-je pour moi-même.
— « Un… rituel sacrificiel ? », répéta Ronce, l’air choqué.
— « De sang », le rassurai-je. « Les chamanes n’ont pas été saignés à blanc. D’ailleurs, excepté les utilisateurs de ki pourpre… je veux dire, de ki-démon, ils sont tous sortis vivants de l’institut, mais ils sont sûrement tous encore coincés sur l’île. »
— « Les démons cultivateurs sur l’île sont tous morts ? », s’enquit Maître Zéligar. « Tu les as tués ? »
— « Non. Yelyeh, la dragonne… Enfin, tous ne sont pas morts. Le dragon divin a réparé les noyaux dorés de certains. Et on les a laissés en vie. »
— « Le dragon divin ? », souffla Belbey en grimaçant. « Békap m’en a parlé. Ce ne serait même pas un dragon-démon, mais une créature de ki spirituel, c’est bien ça ? »
— « Oui… »
— « Puisqu’on a le temps, Zangsa », intervint Maître Zéligar, « pourrais-tu s’il te plaît nous résumer ce qu’il s’est passé sur l’île de manière un peu plus ordonnée ? »
J’acquiesçai. Je résumai les événements tels quels, n’omettant que la vraie identité du Chaudron Astral et quelques autres détails qui n’avaient guère d’importance. Pour l’instant, je ne révélai pas non plus que le dragon divin avait eu la géniale idée de séparer son esprit de son corps pour me suivre, moi, puis Naganaga, et qu’il était présentement plus proche qu’ils ne pouvaient l’imaginer.
Pendant mes explications, une pluie drue commença à tomber et, quand je terminai, les gouttes d’eau tambourinaient avec force contre le toit de l’herboristerie.
— « Une créature légendaire », sourit Ronce. « J’aurais bien aimé la voir. »
Ses yeux rêveurs luisaient à la lumière de la chandelle. Je souris à mon tour, les mains jointes derrière le dos.
— « En fait, tu vas peut-être pouvoir la voir, ancien patriarche. Quand Békap aura acheté assez de vin pour assouvir un gros serpent long comme une avenue. »
— « Du vin ? Je ne comprends pas… »
À cet instant, la porte s’ouvrit à la volée, interrompant le vieux Joyeux.
— « Ancien patriarche ! », s’écria un homme en entrant. Il portait le symbole du Clan Souriant sur ses habits trempés. « Il y a un problème ! »
Il peinait à retrouver son souffle. Ronce posa une main calme sur son épaule.
— « Respire un bon coup, Teyté. Qu’y a-t-il ? »
— « Un bain de sang… Un bain de sang a eu lieu dans la partie sud d’Osha, près de l’Avenue Marchande. »
Je pâlis. Quoi ? La partie sud… ? Teyté poursuivit :
— « Les gens disent avoir vu un homme enragé utiliser une épée dorée sur des civils. J’ai pris la liberté d’envoyer nos hommes sous la direction du Vieux Duc pour traquer le criminel. »
— « Aucune piste sur son identité ? »
— « Aucune. »
Un homme inconnu enragé utilisant du ki doré ? De là à penser qu’un cultivateur de l’Alliance avait succombé au Démon Dément, pour un citoyen d’Osha… il n’y avait qu’un pas. Maître Zéligar, Ak-Baé et moi nous regardâmes, l’air de penser la même chose : cette nouvelle affaire n’était probablement pas fortuite. Je comprenais à présent bien mieux pourquoi Békap pensait que l’Œil Renversé nous menait en bateau : toute cette histoire était, finalement, un scénario monté par le Prince Zorén et ses complices non seulement pour évaluer les forces de l’Alliance du Murim… mais peut-être aussi pour la discréditer malgré ses efforts pour protéger la ville ?
— « Que Mougoum les pende par les orteils », grogna Belbey en s’emparant de son arme — une longue canne à pêche en bois blanc flexible, au fil tranchant invisible et à l’hameçon acéré. La voyant ainsi, avec sa peau argileuse et ses nombreuses tresses, son titre, « La Mouette des Algues », me revint à l’esprit. Elle s’approcha de la porte d’un pas vif. « Je vais aller voir quelle est la situation. Silensanse… » La Mendiante jeta un coup d’œil alentour et soupira. « Bien sûr, elle est déjà partie. »
C’était vrai : ni vu ni connu, la capitaine de l’Escouade de l’Ombre s’était éclipsée. Belbey ajouta :
— « Oh. Zangsa. Je te laisse prendre cette feuille et faire ce que tu veux avec. Prouve-moi que tes arts chamaniques sont meilleurs que les miens, si tu oses », lança-t-elle, avec un regard de défi qui disait : j’attends de bons résultats.
J’eus un sourire de renard.
— « Je ferai mon possible. Bonne chance de ton côté. »
Belbey partit. Comme Ronce était occupé à parler avec son subordonné, je me tournai vers Zéligar et Ak-Baé, puis vers le cercle. Si je prenais la feuille et utilisais l’ombrelle de Riva, avec un peu de chance, j’arriverais peut-être enfin à trouver ces alchimistes…
— « Ah », dis-je alors, me souvenant d’un détail.
Je fourrai ma main dans la poche de mon manteau et en sortis le paquet de documents que Riva avait emporté avec lui pendant sa fuite. J’avais eu le temps de jeter un coup d’œil au contenu pendant que je changeais de vêtements, et j’avais à peu près compris sa valeur : trois vieux cahiers du Murim, un carnet vaudou personnel avec l’écriture de Riva, et trois feuilles décrivant des expériences avec le Chaudron Astral, le tout ficelé avec la même corde de licorne que j’avais vue dans le carquois vaudou de ce démon chamane au Palais des Pics. Des trois cahiers du Murim, j’en pris deux à la couverture noire et usée et je les tendis à Ak-Baé.
— « Instructeur : vu les titres, je pense que ceci te revient ? »
Surpris, Ak-Baé Tang prit les cahiers. Il lut le titre du premier et… écarquilla les yeux, tressaillant de tout son corps.
— « C-Comment… ? »
— « Riva les avait. Rassure-toi : je n’ai pas lu le contenu. »
Enfin, j’avais lu la première page, mais ç’aurait été bien maladroit et grossier de ma part d’en lire davantage. Si je ne me trompais pas, ces cahiers étaient, après tout, les documents secrets que le Clan des Tang avait perdus et recherchés avec tant de ténacité pendant deux ans. L’un des deux cahiers parlait même des Dix Poisons Ultimes. Ce n’était assurément pas une lecture dont un étranger au clan pouvait jouir sans en payer les conséquences.
Soudain, Ak-Baé Tang me prit au dépourvu en tombant à genoux. Ses mains tremblaient d’émotion, tenant encore les cahiers.
— « Je… repaierai cette faveur. Sans faute. »
Il avait l’air sérieux. Ces cahiers étaient donc si précieux. Je hochai la tête puis, ignorant tous les sceaux vaudou, je marchai jusqu’au centre du cercle et attrapai la feuille à l’encre invisible.
— « Allons-y », dis-je. Comme Ak-Baé prenait un air étonné, j’ajoutai : « Vous ne voulez tout de même pas que je localise un repaire plein de démons cultivateurs et qu’on me kidnappe. J’ai déjà failli mourir deux fois en quelques heures aujourd’hui. Maître Ak-Baé se sent redevable et Maître Zéligar ne pourrait plus jamais regarder l’Héritier des Nuages dans les yeux s’il me laissait mourir. Cela fait de vous deux mes parfaits gardes du corps, vous ne trouvez pas ? »
Maître Zéligar tiqua, mais aucun des deux ne protesta.
— « Je ne pensais pas te laisser vagabonder tout seul, de toute façon », fit Zéligar.
— « Voilà qui est rassurant », intervint Ronce en souriant, les mains dans le dos, alors que Teyté, son subordonné, sortait à la hâte. « Vu la situation, vous trois allez devoir vous occuper de l’affaire des alchimistes tout seuls pour l’instant. S’il vous plaît, agissez avec prudence et ne créez pas de confrontation ouverte. Si possible, soyez discrets. »
Il dit cela en se tournant vers Maître Zéligar et j’eus comme l’impression qu’il lui envoyait quelques mots de plus par voie mentale. Puis l’ancien patriarche du Clan Souriant me regarda dans les yeux et dit :
— « Si tu arrives à localiser ces fabricants de poison, n’hésite pas à m’en informer en priorité : je crois comprendre les motivations de la dragonne rouge et sa colère, mais si ce repaire se trouve en pleine ville, son intervention serait malvenue. »
Je ne le comprenais que trop bien. Yelyeh avait toute ma loyauté, mais je savais qu’elle était capable de faire flamber toute une auberge si un seul de ces alchimistes empoisonneurs s’y trouvait. C’était une dragonne, en fin de compte. Il n’empêche que je travaillais pour Yelyeh et non pour l’Alliance. Les paroles de Ronce me laissèrent une légère amertume. Je fis un bref geste de la tête.
— « Entendu. Je t’en informerai en priorité. »
Je soulignai les derniers mots, lui faisant comprendre que l’Alliance avait intérêt à résoudre parfaitement l’affaire avant que Yelyeh ne soit mise au courant. Ronce ne parut pas tout à fait satisfait de ma réponse, mais il ne demanda rien de plus et nous souhaita bonne chance.
Je pliai soigneusement la lettre à l’encre invisible et la glissai dans ma poche.
Il était temps de mettre fin aux agissements de ces maudits alchimistes.