Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

99 La Maison des Parfums

Une araignée du ciel perchée sur un nuage
Nous berce sur sa toile ailée sans gouvernail.
Dans ses fils éthérés, nous flottons, mais l’oubli
Fait de l’air un fardeau et des toiles un mirage :
Tel un poisson qui peine à respirer sous l’eau,
Telle une main portant un grain comme un marteau,
Tel un nœud que l’on serre sans cesse, par habitude,
Voilà le mal de l’âme qui perd ses certitudes.

Zangsa

*

Jigaé Tang nous accueillit avec force générosité en nous proposant même un bain et des vêtements secs, que Zéligar, Ak-Baé et moi refusâmes poliment, car les nôtres, tissés avec notre ki, n’étaient déjà plus mouillés. Il s’avéra qu’à Osha, les hôtes importants avaient le privilège de se baigner dans de l’eau purifiée de tout daemonia… et le résultat de cette purification nous fit immédiatement retrousser le nez, aussi bien à Naganaga qu’à moi. Effaré en plus par la quantité de produits et de savons mis à notre disposition, je décidai de m’occuper personnellement de baigner Naganaga avec de l’eau que je pris directement et discrètement du fleuve grâce à mon Cube de l’Inexistence.

— « À vous voir, vous êtes vraiment père et fille », commenta Ak-Baé depuis le grand bassin d’eau qui occupait la moitié de la pièce.

— « Tu dois être aveugle », grommelai-je en frottant le dos crasseux de Naganaga.

— « Ça chatouille ! Ça chatouille ! », chantonnait la petite.

— « Tiens-toi tranquille, le crapaud. »

— « Ou peut-être pas », concéda Ak-Baé avec une grimace, choqué par l’appellation.

“Zangsa. Tu n’as rien vu de spécial, au-dehors ?”, demanda Zéligar par voie mentale, se prélassant dans l’eau.

“De la pluie et de la boue”, répondis-je par la même voie, incluant Ak-Baé dans la conversation. “Tout semblait silencieux, autrement. J’en ai profité pour traverser le fleuve et j’ai eu la chance de tomber sur un Mendiant. Apparemment, le Dément Immortel n’a pas été retrouvé, mais il n’est pas réapparu non plus. Les rumeurs vont bon train. Les gens évacués n’osent pas retourner à la zone nord. Et, en l’absence de gouverneur, le Prince Zorén a déclaré que toutes les mesures anti-démons devaient être appliquées à nouveau. Je ne me suis pas attardé. Mais, d’après le Mendiant, c’est « le gros bazar ».”

Zéligar soupira, l’air quand même soulagé d’avoir des nouvelles.

“Du nouveau des Cent-Pics ?”

“Je n’ai pas demandé.”

Zéligar souffla.

— « Tu as quand même informé le Mendiant de notre situation, j’espère ? », demanda-t-il à voix haute.

— « J’ai été concis, mais oui », assurai-je.

Lumyoun nous jeta un regard inquisiteur, assis de l’autre côté du grand bassin. Sa peau était déjà rouge à cause de la température, mais il était incapable de se détendre. Il avait l’air d’un grand gorille assis sur des aiguilles. Sa nervosité, cependant, n’était plus due à de l’inquiétude pour sa cousine Izahi, car on l’avait informé qu’elle se portait bien et travaillait actuellement dans son laboratoire. Ce n’était pas non plus de l’embarras face à l’accueil généreux : dans la Cité Émeraude, en tant qu’archiviste, il avait sûrement mené une vie peut-être pas fastueuse mais confortable. Alors, pourquoi cet air stressé… ? Ah, crus-je soudain comprendre. Se sentait-il gêné de devoir se baigner dans le même bassin que deux « Immortels » qu’il avait tout à l’heure accusés de criminels ? Et en plus, l’un d’eux s’avérait être le jeune frère de son amphitryon… Il devait peu à peu assimiler sa bourde.

Je vidai un seau d’eau sur la tête de Naganaga, qui explosa de rire au lieu de se plaindre. Je lui jetai une grande serviette pour qu’elle se sèche puis, prenant un peigne, je me rappelai une chose et dis en m’adressant à Ak-Baé et à Zéligar par voie mentale :

“J’oubliais. J’ai aussi retenté de localiser la source de l’encre invisible, mais le lien s’est brisé.”

Zéligar soupira.

“C’est déjà beau de savoir que la Maison des Parfums est étroitement liée à l’affaire.”

Naganaga commença à crier dès que j’essayai de démêler ses cheveux noirs en bataille. Je fis claquer ma langue.

— « De deux choses l’une, Naganaga : ou je te peigne, ou je te rase la tête. »

La petite fille tenta de se défiler. Comme je la menaçai avec mon peigne, elle s’écria, déterminée :

— « Rase-moi la tête ! »

Ne tenait-elle donc pas à ses cheveux ? Était-ce parce qu’elle avait été un crapaud sans poils ? Je jetai un coup d’œil à Ak-Baé et Zéligar, qui soufflèrent.

— « N’y pense même pas, Zangsa », me tança Zéligar.

— « Pourquoi ? Les chamanes de la Forêt-Démon se rasent la tête depuis tout petits. »

— « Tu penses déjà lui imposer la voie du chamanisme ? Le prochain pas, c’est de lui faire boire du vin ? »

Je manquai m’étrangler. Ça, elle l’avait déjà fait. Mais il valait mieux que Maître Zéligar n’en sache jamais rien…

— « Zangsa ? », fit l’instructeur d’un ton menaçant.

Feignant ne pas l’avoir entendu, je mis toute mon attention à apaiser Naganaga avant de continuer à la peigner plus doucement. Zéligar soupirait.

— « Au fait, Ak-Baé », dis-je, « ton frère… il a la tête d’un empoisonneur, je me trompe ? »

Lumyoun écarquilla les yeux. Ak-Baé eut une moue amusée et se leva pour sortir du bassin, se couvrant d’une serviette en répliquant :

— « Quel Tang n’a pas la tête d’un empoisonneur ? »

— « Maintenant que j’y pense… Tu m’as toi-même déjà empoisonné », me rappelai-je.

— « Mm. Mais sa déformation professionnelle est bien pire que la mienne. »

J’eus un sourire en coin.

— « Merci pour l’avertissement. »

Je fis enfiler à Naganaga une tunique blanche en soie à sa taille. Une des servantes l’avait dégotée quelque part après s’être juré de faire flamber l’habit haillonneux, vaseux et moisi que l’oyonoki portait probablement depuis sa « nouvelle naissance ». J’y ajoutai le ruban rose à sa ceinture et sifflai d’étonnement.

— « Naganaga. »

Elle me regarda vivement.

— « Quoi ? »

— « Fais un tour sur toi-même. »

Elle tourna. Je lui adressai un sourire de renard.

— « Le crapaud est devenu une belle petite princesse. »

— « C’est quoi, une princesse ? », demanda Naganaga en continuant à tourner sur elle-même. « C’est quoi un crapaud ? »

N’avait-elle pas le vertige ? Je l’arrêtai et dis :

— « Un crapaud, c’est ce que tu étais avant. Une princesse, c’est ce que tu es maintenant. Je parie que tu n’as rien compris. »

— « J’ai tout compris ! »

— « Menteuse… »

Nous terminions tout juste de nous habiller quand Lumyoun rompit son long silence d’une voix forte et sourde à la fois.

— « Désolé. »

Nous nous retournâmes, surpris. À genoux dans le grand bassin, il reprit :

— « Encore une fois, je me suis laissé emporter et je vous ai accusés sans raison… Alors que vous avez aidé à sauver les citoyens, à nous sauver… Je… Je suis déso-brelbrl ! »

Dans son élan pour exprimer ses regrets, Lumyoun se prosterna brusquement, allant jusqu’à toucher le fond du bain avec son front. Cet idiot… Était-il si désolé que ça ? J’allai lui donner des tapes sur le dos alors qu’il se redressait et recrachait l’eau.

— « Grand frère. Quand on parle aux gens, on les regarde en face. Surtout si c’est pour leur dire un truc important. »

Il toussa sans répondre, prit une grande inspiration, puis se releva de tout son haut. Il mesurait autant qu’Elkesh, ce gorille poilu. Les yeux se fixant sur nous trois, il répéta :

— « Je suis désolé. »

Lumyoun savait reconnaître ses erreurs. Si seulement il apprenait à ne pas paniquer et à réfléchir avant de parler… Hé.

— « Un grand archiviste impérial qui demande pardon, tout nu. Du jamais vu. »

Ce n’est qu’alors que Lumyoun eut l’air de se rendre compte de son allure. Il attrapa machinalement une serviette.

— « Tu es rouge comme un piment. »

— « C’est à cause de l’eau chaude. »

Je pouffai. L’eau du bassin n’avait même pas été chauffée.

— « Bien sûr. » Je lui tapotai le bras et pris un air plus sérieux alors que Zéligar et Ak-Baé sortaient pour nous laisser parler tranquillement. « Je me suis aussi mal exprimé, tout à l’heure. Je voulais t’aider à te calmer, mais, finalement, ton accusation m’a énervé. J’ai encore un long chemin à faire. »

— « Ah, non, c’est à cause de moi que… »

— « Le malentendu est réglé », le coupai-je calmement. « C’est tout ce qui compte pour l’instant. Écoute, Lumyoun. Je ne peux pas tout t’expliquer maintenant, mais j’aimerais que tu partes d’ici. On dira à Izahi que tu es passé. Et si tu peux me faire une faveur… »

— « Tout ce que tu veux, Zangsa. »

— « Pourrais-tu emmener le crapaud avec toi ? »

Lumyoun parut interloqué.

— « Le crapaud… ? »

“Attends, Zangsa”, intervint le dragon divin.

“Sage Azuré ?”

“Tu ne peux pas te séparer de Naganaga.”

“Ce n’est que temporaire…”

“Tu ne comprends pas. Je l’ai ressenti, quand tu es parti en courant pour suivre le lien : et je sais enfin pourquoi je n’arrive pas à communiquer avec les autres cultivateurs. J’ai fait une petite erreur en attachant mon esprit au tien. Quand je me suis rattaché à Naganaga, je ne me suis pas tout à fait détaché de toi.”

Éberlué, je fixai Naganaga, qui me rendit un regard tout aussi fixe.

“Tu veux dire… que ton esprit est partagé en deux ?”

“Tu as l’esprit aussi vif que Naganaga”, me loua le dragon divin. Mais était-ce vraiment un compliment d’être comparé à une enfant de quatre ans ? “En somme, je ne sais pas exactement ce qui pourrait se passer si les deux parties s’éloignent trop. Je préfère éviter d’expérimenter une déchirure.”

“Une déchirure ?”

“Je risquerais de perdre des milliers d’années de mémoire. J’ai laissé plusieurs ancêtres chez toi, dont l’ancêtre qui a assisté à la création du monde.”

— « La… La création du monde ? », m’écriai-je à voix haute. « Tu rigoles ? »

“Haha, hum-hum, j’exagère peut-être”, avoua-t-il. “Les souvenirs de cet ancêtre sont les plus étranges et les plus incompréhensibles de tous. Mais vois-tu, plus une pensée est incompréhensible, plus elle est précieuse pour moi.”

Le Sage Azuré ne voulait absolument pas perdre ces souvenirs, compris-je.

“Qui t’a demandé de quitter ton corps ?”, soupirai-je. “Pourquoi ne pas retourner dans ton corps au lieu de prendre des risques inutiles ?”

“Pour quelque raison, je suis coincé entre vous deux”, avoua le dragon divin. “Depuis tout à l’heure, j’essaie de comprendre pourquoi.”

D’après Ayaïpa, un dragon divin était censé être l’une des créatures les plus puissantes et mystérieuses de l’univers. Là aussi, il devait y avoir une « petite erreur ». Sinon, je ne m’expliquais pas comment Shiawkoun pouvait être si maladroit. Ce devait être un de ces serpents capables de guetter sa propre queue et de la dévorer toute entière jusqu’à disparaître…

— « Zangsa ? Zangsa ? Hey, Zangsa ? », s’inquiéta Lumyoun. « De quoi parles-tu ? Un crapaud ? La création du monde ? Les… Les Immortels ont vraiment une autre perspective des choses… »

Je secouai la tête pour ordonner mes idées.

— « Non… Je communiquai avec un dragon divin, c’est tout. »

— « Un dragon divin… Je vois. »

Lumyoun avait l’air d’être arrivé au stade où il se demandait si cela valait la peine de même réfléchir au sens de mes mots. Je soupirai, légèrement amusé malgré la situation, et lui dis :

— « T’inquiète. Tu devrais plutôt aller voir tes camarades blessés. »

Lumyoun hocha la tête.

— « Mais tu n’allais pas me demander une faveur ? »

— « Oh… C’est vrai », dis-je. M’arrêtant près de Naganaga, je lui pris la main puis me retournai vers Lumyoun. « S’il te plaît : ne dis à personne que tu connais personnellement des gens de l’Alliance du Murim ou des Immortels… Peux-tu faire ça pour moi ? »

Après tout, c’était dangereux pour lui s’il venait à être interrogé par les mauvaises personnes. Une lueur troublée passa dans les yeux de Lumyoun.

— « D’accord », dit-il. « Je comprends. »

Comprenait-il vraiment ? Je n’en savais rien. Mais notre conversation s’arrêtait là pour l’instant. J’hésitai.

— « S’il y a une urgence, tu peux me contacter via les Mendiants… Tu devrais pouvoir tomber sur l’un d’eux assez facilement. Sur ce », dis-je. « Prends soin de toi. »

Lumyoun acquiesça en souriant.

— « Mm. J’essaierai d’être un peu plus mature dorénavant. Je ne promets rien. Et… tu l’as dit toi-même, le Hall des Soins est fini. Je n’arrive pas à m’en réjouir. Et, quelque part, je suis soulagé de ne pas m’en réjouir. Je comprends à présent ce que tu voulais dire par “sacrifier mon humanité”. Je vais quand même avoir besoin de temps pour réfléchir à tout ça. »

Je songeai à lui dire qu’Armizel des Zobels, lui, n’était peut-être pas encore mort, mais je me ravisai : j’étais tout simplement content d’entrevoir enfin en lui le Lumyoun de mon enfance, libre de haine et libre de penser à autre chose qu’à une triste vengeance.

— « Il y a rarement une seule réponse à une situation donnée », dis-je, « mais, au bout du compte, on ne peut suivre qu’un chemin. Alors mieux vaut que ce soit la voie que tu as choisie sans regrets et non celle qu’on a choisie pour toi. »

— « … De sages paroles. Que j’ai déjà lues dans les livres maintes fois », avoua Lumyoun. « Mais… » Il se gratta le cou, amusé. « On dirait que je lisais sans comprendre. » Il agita la tête et ajouta : « Merci pour tout. On se reverra un jour, j’espère, même si peut-être pas à Osha. Que la Fortune te sourie, jeune frère. »

— « Oh ? Tu penses retourner à la Cité Émeraude ? »

— « Le travail d’archiviste, l’odeur des livres, le son des plumes grattant le papier… je ne pourrais pas les abandonner sans regrets. »

Je lui rendis un large sourire.

— « Héhé. Alors, ne les abandonne pas. »

Lumyoun se tourna alors vers la fillette avec cet air affable qui me rappela si bien Oncle Elkesh.

— « Naganaga », dit-il. « Sois gentille avec ton père. »

— « Hum… Ce n’est pas ma fille », expirai-je, agacé, et je me tournai déjà pour sortir, le cœur léger.

Naganaga me serra la main avec plus de force en disant :

— « Naganaga est gentille ! Shiawkoun l’a dit ! »

— « Ne crois pas tout ce que ce vieux dragon te dit », lui rétorquai-je.

— « Il dit que papa est gentil aussi ! »

— « … C’est vrai ? Raison de plus pour ne pas se fier. Je te jure, Naganaga, si tu l’écoutes trop, tu vas commencer à blablater comme lui sur des trucs incompréhensibles. »

— « Blablater ? »

— « Exactement. Blablater. Parler comme une pie. »

— « Blablater ! Blablater ! », s’écria la petite, toute contente d’avoir appris un mot. Puis elle émit un son guttural semblable à celui d’un crapaud.

— « Qu’est-ce que tu fais maintenant ? »

— « Je blablate ! »

Elle explosa de rire tandis que nous sortions des bains et longions le couloir pour rattraper Zéligar et Ak-Baé. Dans mon for intérieur, je pensai : Que la Fortune d’Amabiyah te sourie à toi aussi, grand frère Lumyoun.

* * *

On nous conduisit au troisième étage, dans une pièce chaleureusement illuminée. Tous les battants étaient fermés à cause du vent et de la pluie, et l’air, à l’intérieur, avait gardé la chaleur du jour. Pire : la salle était envahie d’une odeur de lavande si forte que tous les parfums des bains me semblaient délicats à côté. Je retroussai le nez. Ces damnés parfumeurs et leurs parfums…

Une fois les présentations faites, nous nous assîmes à une table basse et les serviteurs de la Maison des Parfums apportèrent boissons, mets et pâtisseries. Un Sage Ivrogne ne pouvait dire non au vin, mais… des pâtisseries ? Cela ne me disait absolument rien. Pire : à l’odeur, je savais que certaines étaient fortement épicées. Cela ne semblait pas gêner Naganaga : petit à petit, elle grignotait chaque beignet et chaque petit gâteau.

— « Goûte celui-ci, papa, c’est le meilleur ! »

Je ne pus résister à son offre… et j’eus bientôt la bouche en feu. Avait-elle fait exprès de choisir le gâteau le plus épicé de tous ?

— « Par la Vertu Céleste… ! »

Devançant un serviteur qui s’apprêtait à me servir un gobelet, j’attrapai une jarre de vin encore bien pleine et bus à même le goulot pour apaiser ma gorge brûlante.

Naganaga me jeta un regard surpris tout en continuant à mâcher des gâteaux. Elle répéta :

— « Vertu ? C’est quoi ? »

La question me fit rire et je m’étranglai avec mon vin avant de répondre en la signalant de l’index sans lâcher ma jarre :

— « Ce que tu n’as pas, Naganaga ! »

— « Zangsa », me morigéna sèchement Zéligar, assis en face de nous, l’air de dire : arrête de faire le pitre.

— « Il a failli y avoir un parricide, Maître Zéligar, où est passée ta vertueuse compassion ? », protestai-je.

“Tu devrais entrer dans la Secte des Mendiants : ça t’irait comme un gant.”

Sa réplique par voie mentale m’arracha une grimace amusée.

Zéligar avait beau dire, Jigaé Tang ne nous prêtait aucune attention : il était assis en tête de table, accompagné de deux autres Tang, lointains cousins de la lignée principale, et, bien sûr, d’Ak-Baé : il parlait à son jeune frère avec volubilité, lui posant des questions sur l’Académie Céleste, les étudiants auxquels il avait enseigné et les leçons qu’il en avait retirées. À les voir, on aurait dit que les deux frères s’entendaient plutôt bien, mais leur manège n’échappait pas à mes sens aiguisés de chamane. D’abord, Jigaé agissait clairement comme s’il avait le dessus, s’appuyant sur le fait qu’il était de quelques années plus âgé. Se croyait-il déjà le patriarche des Tang ? Quant à Ak-Baé, je n’apprenais que maintenant ses ambitions et comprenais enfin pourquoi il tenait tant à retrouver les précieux cahiers volés. En agissant de la sorte, il espérait sûrement gagner l’approbation des membres de son clan pour devenir patriarche. Définitivement, quoi que dise Zéligar, Ak-Baé ne me ressemblait en rien. Jamais l’idée ne me serait venue de vouloir mener un clan composé de centaines de membres. Qu’y avait-il de si amusant à cela ?

— « Tant de questions sur moi, mon frère », dit alors Ak-Baé, « mais tu ne m’as rien raconté. Comment va ta cultivation ? »

Un instant, Jigaé se crispa et ses yeux jetèrent des éclairs meurtriers. Ce fut si bref que je doutais de ce que j’avais vu quand il soupira en souriant :

— « Tout le monde n’est pas aussi talentueux que toi, Ak-Baé. Je compense en étudiant les arts ancestraux des Tang. »

Ak-Baé battit des paupières.

— « Les arts ancestraux ? Tu veux dire… que tu as reçu la permission du patriarche pour entrer aux Archives Secrètes ? »

Il était incrédule. Le menton posé sur le dos de sa main, Jigaé fit une moue amusée.

— « Mm… Tu sais bien que, même sur son lit de mort, le patriarche ne fait pas de favoritisme. Et notre Deuxième Oncle a décidé de ne pas désigner de successeur sans l’approbation des membres du clan et des Doyens. »

— « Alors, comment… ? »

— « Tante Éroujia. Tu te souviens d’elle ? »

Ak-Baé manqua se lever sous le coup de la surprise.

— « N’a-t-elle pas été expulsée de la famille il y a vingt ans pour trahison ? Qu’est-ce que… ? »

— « Le sais-tu ? », le coupa son frère aîné. Tous deux semblaient avoir oublié notre présence. « Tante Éroujia a été expulsée pour être entrée aux Archives Secrètes. Tous ses frères avaient reçu l’autorisation d’y entrer pour lire les textes ancestraux de notre famille, sauf elle. N’est-ce pas injuste ? »

Une Tang de la lignée directe expulsée de sa famille juste pour être entrée là où il ne fallait pas ? J’avais du mal à croire que c’était la seule raison. Ak-Baé avait l’air choqué de découvrir les détails de cette histoire. Il fronça les sourcils.

— « Injuste ? », répéta-t-il. « Tu sais pourtant aussi bien que moi que, pour avoir accès aux Archives Secrètes, il ne suffit pas de faire partie des trois familles héritières, il faut aussi avoir complété les Sept Chemins de notre Fondateur. Si Éroujia n’a pas réussi à passer tous ces Chemins, c’est qu’elle n’était pas prête pour y entrer… Mais tu dis qu’elle a quand même réussi à maîtriser les techniques ancestrales, alors qu’à part notre Premier Oncle, les autres n’ont jamais réussi ? Et qu’elle a décidé de te les transmettre ? Pourtant, toi non plus, tu n’as pas encore complété les Sept Chemins… »

— « Je sais », le coupa Jigaé, nonchalant. « Je n’en ai passé que cinq. Mais, tu vois, j’aime casser les traditions. »

Ak-Baé le dévisagea, incrédule.

— « C’est plus qu’une tradition ! Il y a une raison pour laquelle… » Il se tut en plein élan et secoua la tête, soudain dépassé, puis il dit : « Es-tu sûr que Tante Éroujia a appris à maîtriser ces techniques et qu’elle te les enseigne correctement ? Tu sais combien il est dangereux d’apprendre des techniques aussi puissantes de manière incorrecte. Et puis, certains Doyens vont sûrement t’en vouloir… »

— « Houhou », pouffa Jigaé, « je suis si ému que tu t’inquiètes pour moi, mon petit frère ! Mais, rassure-toi, Tante Éroujia est une cultivatrice hors norme. Et puis, vu l’état du clan, je ne pense pas qu’on s’amuse à m’expulser pour ça, n’est-ce pas ? »

Ak-Baé s’assombrit encore plus.

— « N’est-ce pas injuste pour les autres Tang, alors ? N’est-ce pas injuste pour notre sœur aînée ? »

— « Lizaé ? Ha. Elle n’a que faire du titre de patriarche, tu le sais. Pire, elle n’a que faire des Tang. C’est peut-être une grande alambiqueuse et un maître des poisons, mais son idiotie dépasse les bornes de l’univers. »

Ak-Baé tiqua. Contrairement à Jigaé, il avait l’air d’avoir une opinion plus positive de sa grande sœur.

— « Tout le monde n’est pas né pour mener un clan », fit-il.

— « Ho ? Là-dessus, nous sommes d’accord, jeune frère. Un passereau ne peut voler aussi haut qu’un aigle. »

Plus qu’à Lizaé Tang, ne faisait-il pas davantage allusion à Ak-Baé, qui gardait justement un passereau comme oiseau messager et animal de compagnie ?

Les deux Tang se regardèrent en chiens de faïence. Zéligar était de plus en plus mal à l’aise ; moi, j’en étais à ma deuxième jarre de vin ; Naganaga avait commencé à s’assoupir. Dans le lourd silence qui se prolongeait, nous entendîmes enfin des voix dans le couloir. L’espace d’un instant, Jigaé eu l’air de se crisper à nouveau, puis il se détendit et dit :

— « Ah ! La voilà. Chère tante », fit-il en se levant quand la porte coulissa. « On t’attendait. Ak-Baé, tu ne te la rappelles sûrement pas bien. C’est Tante Éroujia. Depuis voilà dix ans, elle est devenue la vice-directrice de la Maison des Parfums. »

La vice-directrice… ? Elle était presque aussi haute qu’Irami. Ses cheveux verts grisonnants étaient noués en chignon à l’aide d’une baguette argentée sertie de gemmes et elle portait des habits en soie bleu azur brodés de motifs floraux pourpres, clairement onéreux. Éroujia avait beau avoir été expulsée du clan des Tang, elle s’était plutôt bien débrouillée, question argent et position sociale. Comme ses neveux, elle avait le bout des doigts noircis à force de manipuler des poisons. Elle avait définitivement grandi parmi les Tang. Cependant, l’aura qu’elle dégageait me parut sinistre. Mes instincts de chamane me disaient que cette femme était dangereuse.

Nous nous levâmes tous pour la saluer avec respect à la mode impériale. Éroujia se contenta de faire un bref geste de la tête et dit d’une voix rauque mais agréable :

— « Soyez les bienvenus à la Maison des Parfums. Vous nous excuserez : d’habitude, même à cette heure avancée, le rez-de-chaussée est bondé de clients venus s’amuser dans nos thermes parfumés, mais, à cause de l’évacuation, la demeure est presque vide en ce moment et les grands thermes sont fermés. Mais, puisque vous êtes des invités d’honneur, n’hésitez pas, demain matin, à profiter des thermes avant de partir. J’enverrai un mot aux domestiques. »

— « Merci pour la suggestion et pour votre aimable accueil par ces temps compliqués, madame », dit Zéligar et il m’envoya un coup d’œil impératif.

— « Merci », dis-je.

La vice-directrice nous tourna le dos en disant :

— « C’est naturel. Je vous souhaite une bonne nuit. Mes neveux, passons à mon bureau. »

Ak-Baé avait l’air encore plus sombre qu’avant. Les disputes pour la position de patriarche des Tang ne m’intéressaient pas, mais…

“Pourquoi cette tête funéraire ?”, lui dis-je par voie mentale. “Avec les cahiers récupérés, c’est comme si tu étais déjà le successeur, non ?”

Ak-Baé gardait les deux cahiers bien dissimulés sous sa tunique. Au lieu de répondre, il répliqua simplement :

“Si vous cherchez cette encre invisible, ne vous faites pas prendre.”

Alors que les trois Tang franchissaient la porte, Éroujia lança à quelqu’un dans le couloir :

— « Occupe-toi de guider nos hôtes à leurs chambres. Traite-les avec respect. »

— « Entendu, maîtresse. »

Le fait qu’on nous invite même à dormir était vraiment une opportunité en or : j’allais pouvoir me balader tranquillement à l’intérieur de la pagode avec mon Cube de l’Inexistence et chercher ces alchimistes.

Alors que la servante d’Éroujia entrait dans la pièce, je marquai une pause. Izahi ? Elle portait le même uniforme bleu pâle des serviteurs de la maisonnée, ce qui me surprit, car elle était censée être une parfumeuse et non une domestique, mais… c’était bien elle. Et cette vice-directrice qu’elle appelait maîtresse lui avait ordonné de s’occuper des invités de son neveu alors que sa journée de travail aurait dû finir depuis longtemps. Je comprenais mieux pourquoi Boidami l’avait appelée une profiteuse.

En me voyant, Izahi Ali des Jardins s’arrêta net sur le pas de la porte, bouche bée. Maintenant que je me souvenais, notre première rencontre, la veille, avait été plus hostile qu’amicale : elle m’avait même menacé avec un poignard. Je reposai ma jarre sur la table et souris.

— « Merci de nous guider, mademoiselle. »