Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Était-ce un rêve ?
Mais, même dans ses rêves les plus fous, Arvian n’aurait jamais imaginé qu’un jour, il volerait sur le dos d’un dragon.
Le vent sifflait à ses oreilles et la position n’était pas très confortable, mais… il n’empêche que les sensations étaient incroyables. Ils survolaient la Forêt des Zobels, rasant les Cent-Pics, vers le nord.
Vers le nord.
La dragonne rouge piquait vers les Montagnes Perdues quand la réalité frappa Arvian : où donc cette créature les menait-elle ?
Assis devant lui, le disciple de Zangsa, Zom, ne pipait mot et n’avait pas l’air très impressionné par le voyage. Était-il déjà habitué à ces trajets en dragon ? Par toutes les poupées vaudou du monde… Zangsa possédait-il quelque pouvoir merveilleux lui conférant l’amitié des dragons ? Des dragons-démons, qui plus est. Ce garçon aux cheveux noirs en bataille et à la tunique toujours tachée de boue qui le suivait partout à travers champ et riait comme une hyène… En ces dix ans, avait-il été illuminé par quelque pouvoir divin ?
Arvian sourit en pensant qu’il venait lui-même d’expérimenter quelque chose de très semblable en rencontrant le Sage Azuré. Dieu ou pas, c’était, en tout cas, un être divin, ça, il n’en doutait pas. Son corps tout entier avait senti son aura divine. Maître Rabiyamoun ne lui avait jamais vraiment enseigné les divinités, mais Arvian les connaissait depuis sa tendre enfance, car, dans son village d’origine, tout le monde s’occupait du petit temple, où chacun se rendait à sa manière pour se recueillir spirituellement. Enfant, il avait admiré les statuettes des cinq divinités de l’Eau, de la Terre, du Métal, du Bois et du Feu. Et il avait même cru un jour voir perler une goutte d’eau de la première par temps de pluie et voir s’enflammer la dernière sous les rayons du soleil couchant. C’était tout ce qu’il avait expérimenté comme phénomènes « surnaturels » jusqu’à présent : rien à voir avec la présence écrasante du Sage Azuré. Arvian aurait peut-être même pu le toucher s’il avait osé s’approcher ne serait-ce que de quelques pas de plus. Mais, qui sait, peut-être que son cœur n’aurait pas pu supporter un tel pouvoir divin. Comme disait Maître Rabiyamoun, la lune est belle là-haut, dans le ciel, mais elle t’écraserait si elle venait à descendre chez toi.
Arvian était encore sous l’effet de cette extase provoquée par les événements récents, quand la dragonne atterrit dans une clairière verdoyante, au pied d’une petite falaise rocheuse. Alors, se glissant hors des bois, plusieurs bêtes-démons à peine moins imposantes que la dragonne apparurent sous la lumière du jour. Un étalon noir haut comme une maison, une espèce d’énorme taureau barbu, une volée de papillons grands comme des chauves-souris, et un formidable renard blanc à trois queues qui révéla son corps majestueux depuis le sommet de la falaise… Toutes étaient recouvertes d’éclairs d’énergie pourpre. Toutes étaient des bêtes-démons d’une puissance abyssale.
Arvian se demanda si, finalement, il n’aurait pas dû toucher le Sage Azuré pour qu’il le bénisse correctement. Car, à cet instant, il avait l’impression d’être entré dans un vrai cauchemar. Un cauchemar plein de démons qui le regardaient avec appétit…
* * *
Yelyeh poussa un gros soupir ennuyé : elle ne sentait la présence que d’une dizaine de grandes bêtes pourpres, parmi les bêtes qui étaient déjà arrivées, les retardataires alentour et celles qui s’entendaient si mal avec les créatures présentes, qu’elles avaient préféré rester à l’écart. Ces bêtes paresseuses… Dans le temps, un mot lui aurait suffi pour remuer toutes les créatures des Montagnes Perdues du sud. Yelyeh ne tenait pas vraiment rigueur aux animaux à la vie courte qui n’avaient jamais connu la Suzeraine des Cieux des Plaines. Mais certaines bêtes qui l’avaient servie, autrefois, étaient censées être encore bien vivantes et, pourtant, elles avaient décidé de ne pas répondre à son appel. Elle leur avait pourtant donné un jour entier pour se décider.
“Ces lâches qui me promettaient la lune quand je leur envoyais des boules de feu !”, ronchonna-t-elle à la cantonade dans un grondement mental.
“Calmez votre colère, suzeraine”, la pria l’Étalon du Soir. “Certains, comme la Dryade Ajahile, sont trop vieux pour combattre…”
“Trop vieux pour combattre, mais agiles pour chasser”, se moqua un grand jaguar pourpre, surgissant d’entre deux rochers. “L’autre jour, j’ai vu le vieux vénérable Zanro dévaler toute une montagne pour attraper une chèvre. Il a même fait détaler le Vautour du Pic d’Argent.”
“Ce vieux loup gâteux chasse des chèvres, maintenant ?”, badina une ogresse au teint grisâtre et aux belles cornes en hélice. C’était Zaha, la Petite Ogresse.
Yelyeh eut un pincement au cœur. Ça lui arrivait parfois quand elle revenait aux Montagnes Perdues. Et c’est que, dans ses souvenirs, Zaha était une enfant qu’elle avait sauvée des griffes de chasseurs humains. Mais il y avait bien deux-cents ans de cela. Elle était devenue une belle ogresse, à présent. Quant à Zanro, le Loup Aux Crocs d’Ambre, il l’avait fougueusement servie pendant son siècle rebelle et ses conquêtes des Plaines Centrales. Puis, un jour, revenant aux Montagnes Perdues pour y passer l’hiver, il avait rencontré une belle louve et il n’était plus redescendu. Ce traître. En son for intérieur, Yelyeh sourit. Elle avait entendu dire que ce vieux loup était parvenu à un niveau de compréhension du ki comparable à celui du Loup Suprême des Hauts-Pics. Sa passion pour la cultivation ne s’était pas fanée avec le temps. Et, malgré les dires du jaguar, Yelyeh sentait la présence de Zanro approcher. Héhé. Il n’avait donc pas osé ignorer son appel. Sa boule de feu menaçant le bout de son museau lupin avait laissé une marque d’amitié ineffaçable qui perdurait à travers les siècles.
Yelyeh prit sa forme humaine. Elle entendit un cri de surprise et ne se rappela qu’alors ses passagers : Arvian, Zom et Ayaïpa s’étalèrent sur l’herbe. Oups.
— « Désolée, je vous avais oubliés », lança-t-elle avec un sourire d’excuse.
Arvian était blême de peur. Zom n’avait pas lâché la poule et la protégeait comme si on avait voulu la lui voler, ses yeux se posant alternativement sur le jaguar et le renard blanc à trois queues. Yelyeh se racla la gorge et lança :
— « Bonsoir, tout le monde. Je ne vous connais pas tous, mais, si vous avez répondu à mon appel, c’est que vous avez entendu parler des bêtes enragées qui rôdent dernièrement dans ce territoire et que vous voulez y remédier. Certains d’entre vous en ont même peut-être croisées. »
— « Ça, pour ça ! », ronchonna le taureau moustachu. « L’autre jour, c’est un singe qui m’a attaqué ! Jamais de la vie un singe de la taille d’un lièvre ne m’avait pris pour une proie ! »
— « Un singe ? », souffla Yelyeh. Ces démons cultivateurs avaient-ils fabriqué tant de pilules empoisonnées que ça pour les gaspiller sur des singes ?
— « Je te le jure, grande suprême ! Je suis Dagoura, l’arrière-petit-fils du Taureau des Plaines, que tu as maintes fois aidé et qui te considérait comme sa suzeraine. Alors, je ne peux que me sentir loyal et redevable. Il y a deux-cents ans, quand les cieux ont plongé les Hauts-Pics dans la ruine, même les dragons ont dû descendre dans les Contrées Mortes pour ne pas être contaminés par le ki originel. Se pourrait-il que nous soyons en train de revivre ce fléau ? Si tu as un moyen d’éliminer la source de cette folie avant qu’il ne soit trop tard… »
— « Silence », fit Yelyeh avec une grimace.
Dagoura, qui, transporté par son discours, avait commencé à lancer de la fumée pourpre par ses naseaux, se tut aussitôt et aplatit ses oreilles, l’air catastrophé à l’idée de l’avoir dérangée.
Ce taureau des brumes… était un descendant du Taureau des Plaines ? Pas étonnant qu’elle ait senti un certain malaise en le voyant. La manière de parler de cet herbivore était aussi dérangeante et ampoulée que celle de son ancêtre. Sa puissance avait l’air similaire, aussi. Et… c’était l’une des rares créatures à quatre pattes capables de parler la langue humaine à voix haute sans devoir se transformer. La loquacité innée de cette lignée avait certainement quelque chose à voir. C’était à cause de celle-ci que Yelyeh s’était résignée à ne pas dévorer le Taureau des Plaines malgré sa chair à l’odeur délicieuse.
— « Cet incident n’a rien à voir avec celui d’il y a deux-cents ans », reprit-elle alors.
Et pour cause : l’incident d’il y avait deux siècles, connu comme l’invasion des dragons par les habitants des Plaines Centrales, avait en fait été causé par un phénomène naturel extraordinaire : une explosion de ki originel avait empoisonné des milliers de bêtes pourpres et en avait fait fuir bien d’autres. D’ailleurs, il y avait deux semaines, quand Yelyeh était passée voir Zaklan, cette boule de neige attrapée dans le mimosa lui avait décrit un peu la situation dans les Hauts-Pics, qu’il avait quittés il y avait à peine cent ans : apparemment, certaines zones des Hauts-Pics étaient, alors, toujours inhabitables.
En comparaison, l’affaire présente était à une échelle dérisoire. Yelyeh détourna les yeux du taureau, qui avait commencé à trembler sous son regard fixe, puis elle déclara à toute l’assemblée :
— « Ces bêtes enragées ont été empoisonnées par des humains. »
Jadis, sa déclaration aurait fait flamber toute la montagne de ki pourpre et de colère. Yelyeh fut déçue en voyant ces grandes bêtes de ki pourpre froncer les sourcils, hocher la tête et cogiter… Où était passée la haine légendaire des bêtes pourpres contre ces humains au ki doré toujours plus cupides et plus imprévisibles ?
— « Voilà qui est inquiétant », dit alors le renard blanc, depuis le haut de son grand rocher. Il avait adopté sa forme humaine : un jeune homme aux longs cheveux aussi blancs que la neige et à la longue tunique argentée. Lors de ses transformations, Yelyeh ne s’était jamais trop compliquée, pour les habits, et s’était contentée d’apprendre à tisser une simple et ample chemise noire à partir de quelques écailles. Mais ce renard avait peaufiné sa transformation pour se donner des airs élégants, hein… ? Alors même qu’il n’arrivait pas à se transformer complètement : ses trois queues blanches étaient toujours là… Humph. Combien de temps ce bellâtre pensait-il rester là-haut ? Il dit avec gravité : « J’ai entendu des rumeurs sur une pilule orange. Penses-tu que ces criminels fabriquent ce poison ? Peuvent-ils en utiliser autant qu’ils veulent ? »
Yelyeh fit une moue. Les questions de ce renard allaient droit au but. Quelque part, elle se sentit agacée.
— « Je ne connais pas leur recette », répondit-elle. « Mais ils ont été capables d’empoisonner des centaines de bêtes pourpres normales. Et même quelques grandes bêtes pourpres. »
— « Des grandes bêtes pourpres comme nous, suzeraine ?! », s’effara Dagoura, le taureau des brumes.
— « Sans leur relique spéciale, les pilules n’auraient probablement pas été assez puissantes pour les enrager », ajouta Yelyeh.
— « Ils ont une relique spéciale ? », fit Zaha, la Petite Ogresse. « Sais-tu laquelle, suzeraine ? »
Yelyeh eut un petit sourire.
— « Bien sûr. Je la leur ai déjà enlevée », dit-elle. Elle ne spécifia pas qu’elle avait encore à sortir le Chaudron Astral de l’Île Azurée. Pas la peine de troubler ces petites jeunes têtes.
— « Suzeraine ! », fit Dagoura le taureau, les yeux brillants d’admiration.
Son regard aurait mis mal à l’aise le dieu le plus égocentrique, soupira Yelyeh. Elle ajouta sombrement :
— « Malheureusement, certains sont déjà tombés dans leur piège. » Notamment, elle venait d’apprendre par Fioufiou que le fils du Lynx des Monts Célestes — qui l’avait autrefois aidée à tuer le temps pendant une longue période d’amitié — avait été attrapé et empoisonné par les démons cultivateurs… puis tué par l’Alliance la nuit passée. Elle fronça les sourcils. « Le plan est simple. Ce soir, des cultivateurs humains vont attaquer ces démons empoisonneurs dans leur refuge. D’abord, on observe comment vont les choses. Si les démons s’enfuient vers les pics et la forêt, on ne les laisse surtout pas passer. Si ces gens de l’Alliance perdent… » Elle marqua une pause puis déclara : « Je fais tout flamber. Cela veut dire qu’il y aura un grand incendie qui embrasera tout un pic, voire même les pics voisins. Et les flammes ne s’éteindront pas avant sept jours, quand plus rien ne restera, pas même les os de ces empoisonneurs, pas même les fourmis de la terre. »
— « S-Suzeraine ! », hennit l’Étalon du Soir, effaré. Il avait pris une forme humaine pour parler à voix haute, mais, même après mille ans d’efforts, sa forme ressemblait plus à un gros golem noir.
— « Haha, pourquoi cette tête effrayée, le cheval ? », se moqua Zaha, l’ogresse. « Yelyeh ne fait que plaisanter. »
Il y eut un silence. L’ogresse grimaça.
— « Tu… ne plaisantes pas ? »
La dragonne battit lentement des paupières sans la quitter des yeux. Zaha ravala sa salive.
— « N’est-ce pas une technique un peu trop… destructive ? Il y a des animaux vivants, tout autour… »
“Un incendie de ces proportions chamboulerait toutes mes routes de chasse”, commenta le jaguar par voie mentale.
— « N’y a-t-il pas une autre méthode, suzeraine ? », implora le taureau.
— « Oh. Vous voulez vous en charger, alors ? », fit Yelyeh avec un sourire en coin. « C’est bon. Je vous laisse éliminer tous ces démons et je regarderai depuis le ciel. »
Les grandes bêtes pourpres ne comprirent qu’alors qu’elles avaient été menées en bateau. Le renard à trois queues eut une moue amusée.
— « J’ai entendu dire que les cultivateurs de l’Alliance ont des individus incroyablement doués. »
Quelque chose, chez ce renard, la titillait. Non seulement il était posé, mais en plus il avait reformulé ses mots et appelé ces empoisonneurs des « criminels » et non des « humains ». À présent, il exprimait sa bonne opinion des cultivateurs de l’Alliance, alors que, pour la plupart, ces artistes martiaux n’hésitaient pas à tuer des bêtes pourpres quand il s’agissait de la sécurité de leurs congénères humains…
— « Jeune renard. Quel est ton nom ? », demanda Yelyeh.
Le renard fit un geste de la tête.
— « Je suis Zaïraba. Tu ne me connais certainement pas. Je ne suis, comme tu dis, qu’un jeune renard à peine centenaire. »
Sa réplique était ironique : peu de renards pourpres parvenaient à devenir de grandes bêtes de ki capables de former plus de sept ou huit couches autour de leur noyau énergétique. Ce renard était sans aucun doute talentueux.
— « Zaïraba… Ce nom me dit pourtant quelque chose », fit Yelyeh, surprise.
Puis elle se rappela un détail et, soudain, elle bondit avec la puissance d’un dragon et se retrouva sur le haut de la falaise, nez à nez avec cet homme aux trois queues blanches qui recula d’un pas, ahuri… Elle s’écria :
— « Tu es le père de Zangsa ?! »
* * *
Entré dans une sorte de transe après l’épisode de l’Île Azurée, Zom s’était vu arraché à son passé par la rencontre de toutes ces énormes créatures presque mythiques. Il avait réussi à garder Ayaïpa dans ses bras pour la protéger…
“Protéger ?”, résonna une voix dans sa tête. “Tu voulais protéger ta famille ? Qui es-tu pour essayer de protéger quoi que ce soit ? Tu es un monstre, tu n’es pas humain. À quoi bon protéger ? Tu es né pour arracher la vie tout autour de toi. Tu es né pour tuer. Je vais te montrer comment on fait, mon garçon… Mon garçon… Sale vampire… Monstre sans cœur.”
Sa vision se troublait et les paroles qu’échangeait la dragonne rouge avec ces bêtes-démons ne lui parvenaient qu’entrecoupées. Ses yeux noirs étaient pourtant fixés sur le jaguar, qui lui jetait de fréquents coups d’œil de prédateur.
“Cet homme qui payait ta famille, tu le connais ? T’a-t-il parlé de ta nature ? Non ? Il ne t’a donc pas dit… que tu risques de mourir très bientôt. Écoute-moi bien… Si tu veux continuer à vivre.”
Continuer à vivre. Zom s’était parfois détesté pour avoir écouté les paroles de Youta comme on écoute un oracle. Il se méprisait pour avoir pensé un seul instant que ces hommes qui lui avaient arraché son enfance lui voulaient du bien. Et pourtant, il en avait aimé certains, avait joué avec eux, avait reçu leur attention… et il avait arraché la vie à trois d’entre eux, avec une facilité effroyable, juste parce qu’on avait voulu le « réveiller » et qu’il avait dit qu’il ne voulait pas partir et qu’il voulait rester avec eux… Tout était devenu rouge, puis noir. Des voix familières avaient crié : « C-Ce monstre ! Il va nous tuer ! Ouvre la porte ! », « Au secours ! »… « Zom… c’est peut-être… trop tard pour te le dire, mais je suis désolée pour tout ce qu’on t’a fait… Enfuis-toi, cours, et que personne ne te voie… Vis, mon garçon… ». Quand il avait recouvré ses sens, Ming, Rohosh et Lindi, ses gardiens les plus proches, étaient morts, vidés de leur sang, leur peau aussi grise et fripée que celle d’un vieux cadavre. La terreur l’avait poussé à s’enfuir et il avait couru, couru pendant toute la nuit sans s’arrêter, le cœur au bord des lèvres, une seule pensée martelant sa tête : je suis un monstre… un vrai monstre. Personne ne doit me voir.
Pendant des mois, il avait vécu sur le Plateau, parmi les bêtes-démons, dans le froid, la faim et la panique… mais, toujours, la mort semblait lui échapper. Toujours, son corps de monstre guérissait. « Vis, mon garçon », lui avait dit Lindi. Vivre ? Pour quoi faire ? L’expression chaleureuse d’Elkesh apparut dans son esprit. « Pour quoi faire ? Ma foi, c’est à toi de trouver une réponse à ça, mon garçon. Je ne sais pas ce qui t’est arrivé avant de venir à Gnawoul, mais tu as l’air bien pressé de tout comprendre. Prends ton temps. La vie est faite pour prendre son temps. Pour apprendre, pour s’amuser, pour comprendre et découvrir de belles choses. Aucune raison de se presser. N’est-ce pas, Fey-Youn ? » « Tout à fait, tout à fait », avait confirmé le vieil homme, assis à la petite table, sirotant son thé.
Alors, il avait pris son temps. Cette lumière que ces deux hommes lui avaient montré pendant près de trois ans, il l’avait observée, l’avait touchée avec timidité et, peu à peu, les pensées noires s’étaient estompées, son passé s’était éloigné… Il avait vraiment cru pouvoir l’oublier.
Mais, après avoir revu Youta, le résultat… était tout le contraire. Ses souvenirs des deux ans passés dans les cachots du château étaient devenus plus vifs que jamais, alors que ses trois ans passés à Gnawoul lui semblaient, à présent, n’avoir été qu’un rêve. Quoi que dise Elkesh, quoi que dise Fey-Youn… Youta avait raison sur un point : son pouvoir n’était pas fait pour sauver des vies, mais pour tuer. Alors pourquoi… ?
“Merci. Sans toi, on serait tous morts.”
Les paroles de Zangsa lui serraient étrangement le cœur. Avait-il vraiment sauvé des vies ? Avec son pouvoir ? Non. Zom secoua la tête. C’était impossible. Ce n’était qu’une coïncidence…
— « Kôgh… Zom… Tu m’écrases », caqueta Ayaïpa.
Zom sursauta et s’aperçut qu’il serrait la poule dans ses bras avec plus de force qu’il ne l’avait voulu. Il la relâcha, la posant devant lui, sur l’herbe, les yeux emplis de crainte. Encore une fois, il causait du tort à ses proches… Ayaïpa, qui avait démontré être capable d’apaiser son ki de Chien Sanglant Enragé avec une technique qu’elle-même ne comprenait pas… Zom s’était pourtant promis de la protéger.
“Protéger ?”, résonna à nouveau la voix de Youta dans sa tête. “Qui es-tu pour essayer de protéger quoi que ce soit ? Tu es un monstre, tu n’es pas humain. Tu es né pour arracher la vie tout autour de toi. Tu es né pour tuer…”
Ses pensées étaient tombées dans un cercle vicieux qui l’emmenait toujours plus loin, dans un puits dénué de toute lumière…
Zom sursauta lorsque Yelyeh quitta subitement la clairière d’un bond et atterrit lestement auprès du renard blanc qui s’était transformé en humain.
— « Tu es le père de Zangsa ?! », s’écria-t-elle.
Zom écarquilla les yeux. Le… père de Zangsa ?
— « Ah… » Le renard était éberlué. « Je… Impossible, Zangsa disait vrai ? C’est vraiment toi qui… Tu l’as vraiment sauvé ? »
Yelyeh fit claquer sa langue.
— « Zangsa t’a tout raconté, mais tu ne l’as pas cru ? Tsk, tsk, honte de père. C’est bien moi qui ai sauvé ce petit renard quand il mourait de froid auprès de la tombe de son grand-père. C’est moi qui l’ai guidé pour qu’il forme ses deux océans de ki, afin qu’il ne meure pas de vieillesse à vingt ans comme un renard des bois. Et c’est moi qui l’ai envoyé à l’Académie Céleste pour qu’il devienne un vrai cultivateur. » Les mains sur les hanches, elle sourit largement. « Je suis sa bienfaitrice, et c’est ainsi qu’il m’appelle. Alors, je n’en attends pas moins de son vantard de père… »
Yelyeh s’interrompit quand le renard reprit sa forme originale et baissa sa grosse tête blanche sous les yeux de la dragonne en signe d’éternel remerciement. Zom n’entendit pas ce qu’ils se dirent par voie mentale, mais il était clair que la gratitude de ce renard, le père de Zangsa, était sincère. Était-ce cela… l’amour d’une famille ? Cet homme… cet homme aux cheveux rouges comme les siens qui venait déposer de l’argent quand il était petit… Si, comme Youta l’avait dit, c’était vraiment son père, alors… Se sentirait-il aussi plein de gratitude envers les gens de Gnawoul pour avoir sauvé son fils ? Ou bien… l’avait-il déjà oublié ?
— « Koa !! », s’exclama soudain Ayaïpa, recouvrant enfin sa voix après le choc. « Le père de mon cousin ?! C’est vrai ? C’est pas vrai ! »
— « Une poule qui parle ? », souffla le taureau.
— « Au fait, suzeraine », intervint le grand étalon noir transformé en golem, « je me pose la question depuis un bon moment mais… ces deux humains et cette poule… Qui sont-ils ? »
— « Oh ? Ceux-là ? » Yelyeh se laissa glisser jusqu’au pied de la falaise et atterrit auprès de ses protégés. « Le blond est un vieil ami de Zangsa. Le garçon est un… apprenti ? de Zangsa. Et la poule, c’est la première disciple de Zangsa. Ce chenapan m’a refilé tout ça temporairement pour que je les emmène en lieu sûr. »
Le renard blanc, qui, reprenant sa forme humaine, l’avait suivie au pied de la falaise, regarda vivement la dragonne, pensant qu’elle plaisantait. Yelyeh éclata de rire.
— « Je ne plaisante pas ! Cette poule, Zangsa l’a vraiment acceptée comme disciple. »
Il y eut un silence médusé puis… des rires éclatèrent à travers la clairière et les bois environnants. L’étalon-golem hennit :
— « Houhi-houhi ! Un renard prenant une poule comme disciple ? »
— « Guiah-guiah-guiah ! », se tordit de rire le jaguar.
L’ogresse se tourna vers Zaïraba en pouffant :
— « Ton fils aîné est un original. »
Les rires eurent du mal à se calmer. Les pommettes blanches de Zaïraba avaient rosi.
* * *
Ayaïpa observa toutes ces bêtes hilares avec curiosité, puis, s’armant de courage, elle fit quelques pas vers le père de Zangsa. Son cœur battait la chamade. Et c’est qu’une telle rencontre l’emplissait d’une vive émotion qu’elle avait du mal à comprendre. Elle s’arrêta alors et tendit le cou.
— « Ayaïpa salue le père de son maître ! »
Un instant, le regard que Zaïraba lui rendit lui donna le frisson. Euh… Était-il en colère ? Puis il soupira longuement et dit :
— « Imprudente. Si tu n’étais pas la disciple de mon fils, je t’aurais dévorée toute crue. »
Ayaïpa écarquilla les yeux puis… elle caqueta de rire.
— « Tu parles comme mon cousin ! »
— « Ton cousin… ? »
— « Zangsa, mon maître. Je l’appelle mon cousin », affirma-t-elle. « Il dit souvent qu’il va me manger. Mais il ne l’a pas encore fait. Car c’est un gros menteur. Tel père, tel fils, disait ma Maîtresse. Kokoko. »
Zaïraba la dévisagea avec une grimace, puis grommela :
— « Tel maître, telle disciple, plutôt. Tu as l’air d’avoir la tête dans les nuages autant que Zangsa. »
Ayaïpa battit des paupières une fois, se demanda ce que ce grand renard démon voulait dire, puis elle déploya ses ailes rouges en disant :
— « En tout cas, je suis contente de te voir, père de Zangsa ! »
Sous le regard noir de Zaïraba, Yelyeh partit d’un grand rire.