Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
“J’ai une petite question”, fit le dragon divin.
Je courais le long des rues désertes et évacuées du nord d’Osha, et, en l’entendant, je freinai sous le coup de la surprise. J’avais complètement oublié que l’esprit du Sage Azuré était toujours en moi. Je demandai :
“Qu’est-ce qu’il y a ?”
“Ta relique…”
“Le parapluie ?”
“Non. Le cube. C’est un morceau de l’Arbre du Vide, je me trompe ?”
Il était capable de reconnaître l’énergie de cet arbre légendaire ? À quoi bon s’en étonner : lui-même était une créature de légende. Je confirmai :
“C’est ce que m’a dit Yelyeh. Pourquoi ?”
“Hum-hum. Pour rien.”
Je fis une moue, soupçonneux. À quoi pensait ce dragon à présent ? Il ajouta :
“Je vois que tu l’utilises pour attaquer des humains par derrière.”
“Je suis amoral, tu veux dire ?”
“Je ne dis rien. Je dis juste que ce cube, originellement, a été fabriqué dans un objectif bien plus spirituel.”
“Ho ?”
“C’est une simple intuition, bien sûr : je ne sais pas qui a fabriqué cette relique.”
Je me fichais bien pour l’instant du but originel du Cube de l’Inexistence. Je m’engouffrai dans une allée sans ralentir. Il demanda :
“Tu vas où, maintenant, avec cet empressement ?”
“Au Pavillon des Herbes.”
“Hum. Depuis qu’on s’est rencontrés, tu cours vers le conflit, le sang et la douleur. Je me demande pourquoi.”
Ses paroles m’amusèrent.
“Tu t’es juste réveillé à un moment un peu compliqué, c’est tout. Cette ville est sous l’attaque de bêtes empoisonnées à cause de ce même groupe d’humains démoniaques qui voulaient voler tes écailles. On se bat pour repousser l’attaque. Du coup, je vais aller prêter main-forte.”
“Mm. Je vois. Tu agis par amitié et bonté de cœur. Mais tu vas quand même tuer ces bêtes pourpres. Tu ne vas pas te contenter d’assommer tes victimes, cette fois-ci. Pourtant, tu es toi-même à moitié renard pourpre.”
Sa façon de tout décortiquer commençait à me titiller. Je soupirai.
“Les pilules qui empoisonnent ces bêtes relâchent du ki orange. Ça les rend folles, ça déforme tout leur corps et les tue en quelques mois tout au plus. Malheureusement, je ne sais que raccourcir leur souffrance et empêcher qu’elles ne tuent à droite et à gauche. Si tu as une alternative, je t’en prie, fais-en moi part, ô Sage Azuré.”
“Hum-hum. Je sens ta tristesse. Je crois la comprendre”, réfléchit-il. “Quand on s’élève dans les cieux, on navigue seul, dans un océan de nuages, à travers le globe cristallin, à travers les âges. Et le temps disparaît. Et l’ombre danse avec la lumière dans une harmonie silencieuse. C’est bien différent sur terre, où chaque regard veut dire quelque chose, chaque fleur aspire la vie pour s’ouvrir au monde, et chaque petit animal a un esprit qui lui parle et qu’il écoute. Et il fait bien de l’écouter ! Car lorsque l’esprit fait silence, le cœur écoute le vide, et lorsque le cœur ne suit plus sa propre conscience, c’est une coque vide qui attend simplement d’être emportée par le vent. Alors, ces bêtes en souffrance, fais-les emporter par le vent si ton esprit l’a ainsi décidé.”
Et zut. Si ce dragon divin continuait à me parloter comme ça, j’allais avoir du mal à me concentrer sur quoi que ce soit…
Je passai l’angle d’une rue quand, soudain, le toit d’une maison, à quelques mètres à peine, explosa sous le poids de quelque projectile… Un projectile ? Non. C’était une créature dont l’aura sinistre bouillonnait d’énergie… Ce n’était pourtant pas du ki orange, mais du ki pourpre. Cette puissante aura me fit m’arrêter net puis reculer de plusieurs pas.
Un groupe d’humains en robes noires ourlées de vert se précipitait vers les décombres. Je ne reconnus pas l’uniforme. Ce n’étaient donc pas des cultivateurs d’une secte connue. Mais… c’était bien des cultivateurs, n’est-ce pas ? Ils n’étaient pas armés, pourtant. Des moines ? Ils étaient en tout cas sensibles au ki : vu leurs mouvements circonspects, ils sentaient clairement que leur adversaire était dangereux.
Un gros morceau de poutre fut projeté en l’air et il allait frapper de plein fouet deux jeunes disciples pris par surprise quand un autre artiste martial s’interposa, leva une paume et fit voler la poutre en éclats. Son ki était blanc et si étincelant que j’en fus ébloui et je sentis mon noyau-démon se recroqueviller. Couvrant à moitié mes yeux d’une main, je restai un instant stupéfait. Qu’était donc cette énergie blanche… ?
Puis je me rappelai. Lors de ses cours d’Histoire sur les invasions de bêtes-démons, à plus d’une reprise, Maître Karhaï avait mentionné les Prêtres du Plateau et leur cultivation si particulière. Selon les dires de ces moines-paladins, leur ki blanc était du ki doré béni, rendu sacré grâce à une relique divine, la Cloche du Soleil Blanc, jalousement gardée dans le Grand Autel au sein de leur Temple du Plateau. D’après Maître Karhaï, leur méthode de cultivation différait de toutes les autres dans le sens où ils n’entraînaient pas leurs corps à fabriquer de l’énergie interne pour nourrir leur océan de ki mais empruntaient le ki à cette cloche. En cela, ils étaient comparables aux démons cultivateurs, sauf que ces derniers renonçaient à leur ki doré vital pour s’intoxiquer au ki pourpre et recouraient à des méthodes considérées comme dangereuses — comme celle d’absorber le ki vital des bêtes pourpres —, ou clairement démoniaques — quand ils transformaient du ki doré en ki pourpre via des rituels sacrificiels d’humains. Les Prêtres du Plateau, eux, avaient la réputation d’être probes à l’extrême et de respecter au pied de la lettre toutes les lois divines. Ils apprenaient les arts martiaux mais évitaient les armes tranchantes, préférant les armes contondantes et, surtout, la force de leurs propres poings. Dans les livres d’Histoire impériaux, ils étaient un peu les héros qui avaient réussi à repousser la dernière invasion de bêtes-démons, le siècle passé. Ils avaient même été promus par les Trois Saints du Temple au rang de paladins impériaux, et l’Empereur de l’époque leur avait octroyé toute une liste de privilèges et d’honneurs. Il n’empêche que, d’après Maître Karhaï, le nombre de leurs disciples n’avait fait que décroître depuis quelques décennies : tout le monde n’était pas prêt à s’enfermer dans un temple plein de paladins pieux sur un plateau en bordure des si dangereuses Montagnes Perdues. Leurs célèbres Coups de Paume et leurs techniques de combat corps à corps semblaient cependant avoir été transmises aux jeunes générations, car… la puissance que venait de démontrer ce moine avec sa Paume du Bouclier était comparable à celle d’un grand maître cultivateur. Si on ajoutait à ça que ces paladins étaient spécialisés dans le combat contre les créatures possédant du « ki-démon »… mon malaise était plus que naturel.
Je sentis ma queue de renard se hérisser alors même que j’étais sous ma forme humaine. Et zut… Mais Maître Karhaï s’était-il trompé ? Si ces Prêtres du Plateau manquaient vraiment de recrues, comment se faisait-il que je tombe nez à nez avec une dizaine de leurs disciples ? Mais peut-être n’étaient-ils pas tous des disciples du Temple du Plateau, me dis-je. Le moine qui venait de détruire la poutre pour protéger ses compagnons était vêtu bien différemment, avec une longue tunique blanche éblouissante de ki. Les Prêtres du Plateau tissaient-ils leurs vêtements à partir de la Cloche du Soleil Blanc ? En tout cas, qu’ils soient ou non des disciples du Plateau, ceux qui l’accompagnaient n’avaient pas l’air de posséder ce ki blanc spécial et, quand le paladin leur ordonna de reculer, ils obtempérèrent aussitôt, clairement terrifiés. Et c’est qu’à cet instant, la bête qu’ils affrontaient venait de s’ouvrir un passage sous les décombres. Je compris vite leur réaction. L’apparence de cette créature… était vraiment à glacer les sangs.
Elle mesurait au moins deux mètres et demi. Elle était musclée et pourtant maigre comme un chien affamé. Sa peau étincelait de pourpre et tout son corps était enveloppé d’un ki pourpre tacheté de lueurs noires et écarlates. Ses yeux, aussi rouges que ceux de Zom quelques heures plus tôt, étaient écarquillés et dénués de paupières. Était-ce là… un de ces Démons de Sang dont m’avait parlé Békap ? Une chimère monstrueuse fabriquée à partir d’un humain Sang-Immortel et de bêtes-démons… Rien que d’y penser, je frémis d’horreur.
Alors, sa mâchoire s’ouvrit, découvrant d’énormes crocs. Le Démon de Sang émit un cri si strident que mes genoux manquèrent de fléchir. Je réagis aussitôt en véhiculant du ki vers mes oreilles pour les protéger, puis je relevai la tête pour constater que les moines en noir et vert avaient été terrassés. D’un seul cri. La plupart s’étaient évanouis, du sang s’écoulant de leurs nez, de leurs tympans et de leurs yeux. D’un cri, cette créature avait altéré le fonctionnement interne de leurs corps. Je savais que c’était possible… Moi-même, j’étais capable d’en faire autant avec ma flûte vaudou… mais pas avec cette puissance ni sur une aire aussi vaste. Je fis un mouvement pour prendre mon épée, mais me ravisai. À quoi bon ? Je savais parfaitement que je n’étais pas de taille dans une confrontation directe. Comme pour confirmer, le dragon divin me dit :
“Tu ferais bien d’être prudent : je crains que cet étrange miasme puisse te tuer d’un coup.”
Miasme ? C’était une curieuse manière d’appeler cette chimère. Et dire qu’Irami avait dû affronter une de ces horreurs et y avait survécu avec brio…
À ce moment, le Démon de Sang fonça, non contre les disciples à terre, mais contre le Prêtre du Plateau en tunique blanche. Sa vitesse était vertigineuse et, pourtant, le moine esquiva avec élégance, puis esquiva à nouveau, menant volontairement la créature loin de ses compagnons. Une seconde, je restai sidéré. Puis j’eus une moue pensive.
“Peut-être qu’avec un peu de chance, ce Prêtre du Plateau va se charger du problème pour nous. La meilleure des prudences est celle de ne pas croiser le fer, dit-on.”
“Mais n’est-ce pas là une façon de se défiler ?”, fit le Sage Azuré.
Hum… Ne m’avait-il pas lui-même invité à la prudence ? Était-il en train de se jouer de moi ? Je roulai les yeux.
“Hoho. Sage Azuré, le vin spirituel ne jaillit pas de nulle part.”
“J’ai aussi entendu dire que la prudence est une vertu”, observa le dragon divin.
Je souris à sa remarque. J’avais du mal à comprendre ce serpent-sage, mais une chose était sûre : il attendait avec enthousiasme mon offrande de vin spirituel.
— « Les sages sont-ils tous des ivrognes ? », murmurai-je pour moi-même.
Je m’approchai des moines en uniforme noir ourlé de vert et demandai poliment :
— « Vous avez besoin d’aide ? »
Un des jeunes qui avaient réussi à rester conscients me rendit un regard effaré puis secoua la tête comme pour me signifier qu’il ne m’entendait pas. Oh. Bien sûr. Avec le cri de cette bête, ils avaient tous été assourdis. J’espérai que les effets n’étaient que temporaires.
Voulant le vérifier, je posai une main sur l’épaule du jeune homme, et j’allais examiner le flux de son ki lorsque, soudain, quelqu’un cria derrière moi, essoufflé :
— « Halte là ! Bas les pattes, sale démon ! »
Je me paralysai. Ce n’était pas à moi qu’on parlait, si ? Quand je me retournai, je vis une femme revêtue d’une robe aussi immaculée et éblouissante que celle du Prêtre du Plateau qui s’était éloigné dans une rue pour appâter le Démon de Sang. Elle était jeune et d’une beauté naturelle, mais sa pâleur lui donnait un air frêle, et ses yeux… Ils étaient blancs comme le lait et luisants comme deux lunes. Un voile, qui vraisemblablement était là pour les couvrir, s’était relevé et flottait sur ses cheveux noirs ramassés en chignon. Elle me pointait du doigt, ou plutôt du poing.
— « Écarte-toi de ce disciple ! »
C’était une Prêtresse du Plateau. Et zut. Je levai les mains et protestai :
— « J’essayai juste d’aider tes condisciples. Je ne suis pas un démon. »
— « Menteur. Regarde-moi dans les yeux ! », exigea-t-elle.
J’obtempérai. Cela m’en coûta. Rien que de croiser ses yeux blancs, j’eus l’impression d’être traversé de mille flèches de ki blanc. Par tous les diables, le Temple du Plateau avait-il envoyé tous ses génies à Osha ? Comment cette prêtresse pouvait-elle avoir ne serait-ce que senti le ki-pourpre en moi ? Ces maudits paladins avaient-ils des techniques de détection que je ne connaissais pas ? Je me forçai à faire taire les cris de mon noyau pourpre et me couvris autant que possible de ki doré. Puis, décidant que cette torture avait assez duré, je m’inclinai respectueusement en frappant ma paume du poing.
— « Zangsa, ex-étudiant de l’Académie Céleste, salue la Prêtresse du Plateau et ses frères et sœurs disciples. »
La prêtresse semblait confuse, l’air de ne pas comprendre ce que lui disaient ses sens. Elle hésita puis fit un geste de la tête.
— « Je vois. Désolée, mais tu fais erreur. Ces jeunes disciples sont des étudiants de l’école martiale des Camélias, à deux rues d’ici, ce ne sont pas mes condisciples, mais, vu la situation, en tant que disciple du Plateau, je ne peux que me sentir responsable de leur sort. Alors, pardonne, s’il te plaît, mon impolitesse. Mais », ajouta-t-elle aussitôt comme je m’apprêtais à lui pardonner magnanimement, « peux-tu me montrer ton badge ? »
— « Mon… badge ? », répétai-je, sans comprendre.
Ses fins sourcils noirs se froncèrent.
— « À ce qu’on m’a dit, les anciens étudiants de l’Académie Céleste ont tous un badge en bois fait à partir de l’Arbre Vertueux. »
— « Ah ! Ce badge. Euh… » J’allais sérieusement le lui montrer, puis je me rappelai que j’avais laissé toutes mes affaires risquant de trahir mon identité à Gnawoul, sur le Mont-d’Or. Je me grattai le cou, avec un sourire embêté. « Je ne l’ai pas ici. »
Son coup de poing arriva comme un éclair. Tout fut blanc. Puis tout fut noir. Bon sang. J’aurais dû prendre mes jambes à mon cou dès que j’avais perçu du ki blanc…
* * *
Quand je repris connaissance, je me trouvais allongé sur une paillasse dans une grande salle qui empestait le sang et la sueur. J’étais entouré de blessés, compris-je, balayant des yeux la pièce tout en me redressant. La plupart portaient l’uniforme noir et vert de l’École martiale des Camélias dont avait parlé cette prêtresse… Je grimaçai brusquement rien qu’en me souvenant d’elle. J’étais toujours vivant. Cela voulait-il dire que la Prêtresse du Plateau n’était pas tout à fait sûre que je possède du ki-démon en moi ?
— « Ah, je sais que ce n’est pas le moment », fit tout d’un coup l’un de ceux qui s’occupaient des blessés alors qu’il faisait une pause, « mais revoir cette salle emplie de lits et de patients… Que de souvenirs… »
Son compagnon lui jeta un regard en coin.
— « C’est vrai que tu m’as dit que tu travaillais chez la Famille des Jardins, avant. Avec ce Démon des Flammes Vertes et toute cette tragédie, je m’étonne que tu aies décidé de revenir dans ce manoir en tant que guérisseur de l’école. »
Je dévisageai le premier qui avait parlé, un homme d’une cinquantaine d’années au teint halé. Il avait travaillé ici même pour les Jardins ? Mais, alors, cette salle… Je comprenais à présent pourquoi elle m’était si familière. Je me trouvais dans la grande salle des soins du Manoir des Jardins, là où les guérisseurs s’occupaient jadis de leurs patients les plus passagers. Vu les lances, bâtons et autres armes soigneusement rangées contre les murs, la salle était à présent utilisée comme salle d’entraînement et n’avait été reconvertie en salle de soins qu’exceptionnellement et à la va-vite pour accueillir les blessés. L’École des Camélias… était donc l’école de chasseurs de démons dont m’avait parlé Aroulyoun. Je ne pus m’empêcher de sentir un léger malaise en me sachant entouré de disciples spécialisés dans la chasse de bêtes-démons.
— « Mm… Je n’étais qu’un guérisseur employé par les Jardins, mais cette famille était un vrai joyau », répondit le guérisseur alors qu’il passait entre les rangées de paillasses. « Si je suis revenu travailler ici… Bah, je suppose que ma nostalgie était plus grande que je ne voulais l’admettre. »
Son compagnon, qui semblait être son assistant, lui envoya un regard empathique. Ils s’arrêtèrent devant mon lit.
— « Jeune homme, vous voilà bien parti pour vous lever », observa le guérisseur avec un sourire. « Cependant, avec cette tête, je me demande si vous ne feriez pas mieux de vous reposer. »
Ce n’est qu’alors que je me rendis compte de la douleur. Je portai une main à ma joue droite. Elle était enflée. Cette damnée prêtresse… Je retirai ma main barbouillée d’onguent. Cette senteur… Elle me rappela mon enfance et mes visites au Manoir des Jardins. Alors comme ça, ce guérisseur n’était pas seulement retourné au manoir : il avait également continué à utiliser les mêmes remèdes.
— « Ah, attention, n’enlevez pas le baume… ! », protesta l’homme.
J’écartai la main au moment où une voix lançait :
— « Ah, te voilà réveillé, Zangsa ! »
Je tournai la tête et sursautai en reconnaissant l’homme en tunique bleue et aux longs cheveux bruns grisonnants qui se tenait sur le pas de la porte ouverte.
— « Maître Zéligar ?! »
Le professeur de l’Académie Céleste fit un geste de la main en disant :
— « Ne crie pas dans une salle pleine de blessés. Je t’attends dehors. »
J’écartai aussitôt le drap et me mis debout. Sous le regard curieux des deux guérisseurs, je frappai ma paume du poing en disant :
— « Merci pour vos soins ! »
Et je me dirigeai aussitôt vers la sortie en me demandant combien de temps j’étais resté inconscient. Sans doute pas bien longtemps… Non : vu l’inclinaison du soleil, trois heures au moins s’étaient écoulées. Il ne restait plus que quelques heures avant la tombée de la nuit. Et zut. Les coups de poing des Prêtres du Plateau n’étaient pas une blague.
Maître Zéligar se trouvait sur la véranda, contemplant les jardins de l’École des Camélias. Ceux-ci n’étaient plus les parterres fleuris et emplis d’herbes médicinales d’il y avait treize ans. L’herbe était coupée court et, vu les terrains en terre battue, les poteaux en bois et les dianes, la majeure partie des jardins était à présent consacrée à l’entraînement des disciples de l’école. Cela allait de soi. Il aurait été plus étrange de retrouver le jardin exubérant de mon enfance inchangé.
Je m’arrêtai auprès de Maître Zéligar quand celui-ci commenta :
— « Pendant que je veillais sur toi, je regardai ce beau gaillet gratteron qui cherche la lumière entre ces deux poteaux. Un jardin chargé de bonheur et d’amour. C’est ce que la terre de cet endroit semble vouloir faire naître ou, qui sait, peut-être faire renaître. »
J’écarquillai un instant les yeux. Maître Zéligar n’avait apparemment pas eu vent de l’histoire tragique de la Famille des Jardins, mais il était capable d’en dire autant sur ce jardin ? Dès qu’on parlait de plantes, l’intuition de Maître Zéligar était presque magique. Moi-même, avec mes arts vaudou, je n’étais pas capable de comprendre les émotions de la terre. Enfin, je me demandai si avec l’ombrelle de Riva… peut-être…
Je m’accoudai à la rambarde de la véranda en disant :
— « Un jardin met des années à naître, mais il peut être détruit en un seul jour. Ce jardin en est un exemple. »
Maître Zéligar me jeta un regard surpris.
— « Tu connais cet endroit ? »
— « Celui d’il y a treize ans, pour être exact. La famille qui vivait ici était spécialisée dans les arts de guérison. Du jour au lendemain, ses ennemis l’ont fait disparaître et ont rejeté toute la faute sur un daemonia qui aurait possédé une enfant de la famille. Le jardin, à l’époque, était couvert de plantes médicinales, de rosiers, de mûriers, de framboisiers et même d’arbres fruitiers, ce qui n’était pas pour me déplaire », avouai-je à quelqu’un qui savait pertinemment combien j’appréciais les fruits à l’Académie. Je me redressai. « Enfin, c’est de l’histoire passée. Au fait, si tu attendais paresseusement mon réveil, cela veut dire que l’invasion est terminée, je suppose ? » En tout cas, on n’entendait plus aucun bruit de bataille ni aucun grondement enragé, et les volutes de fumées avaient disparu. Soudain, je me rappelai : « Oh ! Et le Démon de Sang ? »
Maître Zéligar me jeta un regard en biais.
— « Cette horreur ? Les Prêtres du Plateau l’ont piégée dans une formation runique puis l’ont tuée. En tout, ils ont mis une demi-heure pour la tuer et une heure à prier les Dieux pour que ceux-ci purifient la terre foulée par cette aberration de la nature. Et ils ont l’air de vouloir en faire autant pour toutes les bêtes-démons tuées par l’Alliance. Ça va leur prendre des jours. »
Hoho. Seuls des Prêtres du Plateau prieraient autant pour une bête-démon. C’était tristement ironique.
— « Ils croient que leur ki sacré est capable de guider les âmes des bêtes-démons vers une meilleure réincarnation et un meilleur chemin », poursuivit Maître Zéligar, et il ajouta avec une pointe d’amusement : « Tu as l’air d’avoir goûté personnellement à ce ki sacré. Te sens-tu plus vertueux à présent ? »
Je détournai le regard en répliquant :
— « Je croyais que leur magie ne fonctionnait que sur les bêtes-démons. »
Étais-je stupide ? Je savais que Maître Zéligar m’avait percé à jour et, pourtant, je continuais à vouloir cacher ma nature… Zéligar eut un léger sourire.
— « Ces paladins religieux ont une habileté indéniable pour détecter le ki-démon. Heureusement, on dirait que mes leçons de maîtrise de ki ont eu leur effet. »
Un instant, ses paroles me laissèrent coi de stupeur. S’il m’avait torturé toutes ses années avec ses entraînements particuliers, c’était pour m’aider à cacher mon ki pourpre ? Dissimulant mal mon embarras, je plaisantai :
— « Cet humble ancien étudiant pensait pourtant que tu avais été interpelé par mon génie et voulais me prendre comme disciple pour m’enseigner l’Art Profond des Fleurs de Pruniers. »
C’était le nom de l’art que Zéligar avait hérité de son maître, qui l’avait à son tour hérité du disciple direct du Danseur de Pluie de Pétales, grand ami, disait-on, du Spadassin des Nuages. Les maîtres de cet art étaient apparemment capables de créer, par une série de mouvements, une illusion de pluie de pétales chargés de ki et aussi tranchants que des couteaux. Je n’avais malheureusement jamais eu l’occasion de voir Maître Zéligar réaliser plus que les deux ou trois premières Formes de cet art.
Mon ancien professeur leva les yeux au ciel en m’entendant.
— « Te prendre comme disciple ? Ce serait peine perdue. L’humble génie mangerait tous les pétales avant d’avoir achevé le premier mouvement. »
— « Je ne suis pas un glouton, Maître Zéligar », protestai-je. « Et je ne mange pas les fleurs si elles donnent de belles prunes. Et puis, hoho, si les autres maîtres de l’Académie savaient ce que je transporte, ils feraient la queue pour écouter mes sages paroles. »
Maître Zéligar grimaça.
— « Ton titre de Sage Ivrogne t’est-il monté à la tête ? »
Je souris.
— « Non, c’est un Sage Azuré. Figure-toi qu’un dragon divin dormait sur l’Île Azurée. Par une série de circonstances, son esprit s’est temporairement installé dans mon corps. »
“Sage Azuré, tu es bien silencieux”, ajoutai-je mentalement et… comme celui-ci ne disait rien, je l’appelai, insistai, puis, sous l’expression de plus en plus agacée de Maître Zéligar, qui pensait que je lui racontais encore des salades, je soufflai, vraiment gêné.
— « Euh… Tiens ? On dirait que le dragon divin n’est plus ici ? Au… au fait, qu’est-ce qui t’amène ? Tu n’as pas de cours à donner à l’Académie ? », fis-je, changeant tout à coup de sujet.
Mais où donc était parti ce serpent-sage ? J’espérais que le coup de poing de cette prêtresse ne l’avait pas forcé à partir et qu’il ne s’était pas retrouvé à vagabonder dans Osha… Mais non, me dis-je. Il avait sûrement eu d’autres choses à faire que de rester étendu sur un lit avec un chamane inconscient.
Maître Zéligar répondait :
— « J’ai reçu un rapport d’Ak-Baé sur la situation à Osha et, comme cela coïncidait avec une semaine de pause, j’ai décidé de venir prêter main-forte. Je ne suis arrivé que ce matin. Mais enfin… » Il secoua la tête. « Trêve de bavardages chaotiques. J’ai effectivement entendu que tu t’es rendu sur l’Île Azurée. Tu m’expliqueras tout ça plus tard. Pour l’instant, suis-moi : nous avons du pain sur la planche. »
Je haussai un sourcil et, descendant de la véranda, je le suivis tout en demandant :
— « Tu veux parler de l’attaque de ce soir, dans les Cent-Pics ? »
— « Celle-là a déjà dû commencer », répliqua Zéligar à ma surprise. « Non. Il s’agit d’une affaire plus délicate dans laquelle tes arts vaudou vont peut-être nous servir. »
Ho ? Ma curiosité était piquée, mais je ne posai pas davantage de questions. J’aurais, certes, aimé rejoindre Irami et voir, ne serait-ce que de loin, ces fameux grands maîtres cultivateurs qui guidaient l’Alliance mettre leurs arts en pratique contre ces maudits démons empoisonneurs, mais… hoho, si Maître Zéligar avait besoin de mes si brillantissimes arts vaudou, j’allais bien sûr volontiers le secourir.
Je sortis de l’École des Camélias avec un mélange de nostalgie et de soulagement, puis je scrutai l’allée, à gauche et à droite, avec méfiance. Cette Prêtresse du Plateau n’était pas dans les environs, n’est-ce pas ? Excepté trois disciples de l’école qui gardaient le portail, la rue était déserte. Ouf…
— « Ah. Papa ! », fit soudain une voix d’enfant.
Surpris, je baissai la tête et croisai le regard d’une petite fille d’à peine trois ou quatre ans, aux longs cheveux noirs en bataille et aux yeux aussi gris que ceux d’Irami. Elle… me regardait ?
— « Papa ! », répéta-t-elle avec un grand sourire et, de sa petite main, elle agrippa mes habits noirs de chamane.
Je n’en revenais pas. Qu’est-ce que… ?
— « Zangsa », entendis-je soudain Zéligar dire avec une stupéfaction maîtrisée. « Qu’est-ce que cela veut dire ? »
Sa réprobation était manifeste. Il ne croyait tout de même pas que cette petite fille était mon enfant, si ?
— « Euh… Eh bien… », fis-je, ne sachant vraiment pas comment réagir.
J’entendis soudain un gros éclat de rire par voie mentale.
“Je t’attendais, Zangsa. C’est moi.”
Quoi… ? Qui… ? Puis je compris. C’était le dragon divin ! Mais cet enfant…
“L’enfant était restée tapie sous une table et elle a raté l’évacuation”, expliqua le Sage Azuré. “Du coup, je l’ai emmenée avec moi.”
Je soufflai, incrédule.
“Tu contrôles son corps ?”
“Je l’ai tout simplement guidée ici. Avec ses petites pattes, elle ne va pas bien vite, mais c’est une créature remarquable. Elle n’a pas encore quatre ans de vie et ne possède pas de mémoire de ses ancêtres et, pourtant, elle parle déjà et elle pose plein de questions. Que la nature est envoûtante et mystérieuse !”
“Ouais… Ben, tu aurais pu te passer de lui dire que j’étais son père. Maître Zéligar a l’air de vouloir me pendre par les oreilles pour abandon d’enfants.”
Ce maudit serpent-sage me répondit avec un rire amusé et répliqua :
“Allons, allons. Regarde ce que ton enfant t’apporte.”
À ma surprise, la petite fille portait un parapluie en bambou noir… Mon ombrelle ? Je ne me rendis compte qu’alors que je ne l’avais pas. Depuis mon réveil, je n’avais pas pensé une seule fois à vérifier mes affaires… Ce coup de poing avait-il chamboulé ma tête plus que je ne le croyais ? Heureusement, mon carquois vaudou était toujours à ma ceinture et le paquet de documents que j’avais pris à Riva était sain et sauf sous ma tunique. Je ne voyais par contre nulle part l’épée que j’avais volée sur l’Île Azurée. Quant à l’ombrelle… L’avais-je perdue quand on m’avait transporté à l’école de ces chasseurs de démons ? Je m’agenouillai, ému et heureux de la retrouver.
— « Grâce aux dieux, tu es là. »
La petite fille sourit en me tendant l’ombrelle. Je pris ma chère relique en souriant à mon tour et j’allais dire merci quand, soudain, je sentis une main me prendre par les cheveux.
— « Agh… Maître Zéligar ? »
Ses yeux verts étincelèrent.
— « Tu as intérêt à m’expliquer tout ça plus tard. Petite, quel est ton nom ? », ajouta-t-il, changeant de ton du tout au tout.
— « Naganaga », répondit la petite fille, levant des yeux interrogateurs vers le cultivateur.
— « Enchanté, Naganaga. Moi, c’est Zéligar. Je suis un ancien professeur de ton père. »
Il lui sourit et, à mon étonnement, il prit la petite fille dans ses bras et me dit sèchement :
— « Allons-y. »
Le malentendu s’accentuait…