Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

93 Le loup dans la gueule du lion

Dormant sous les muguets de la gente saison,
La paix dans l’âme
Au chant de l’eau.

Shahouza

*

Je marchais à travers bois, au sud du lac, direction Osha, suivi de Békap. Avant de partir, le dragon divin m’avait dit qu’il me laissait en compagnie d’une « souris indiscrète »… J’avais vite compris de qui il s’agissait quand, l’odeur du dragon s’évanouissant, je captai celle du jeune Mendiant. Me demandant s’il avait tout vu et entendu, un peu agacé malgré moi, je m’étais mis en route vers Osha en lui faisant croire que je n’avais pas senti sa présence… Et Békap sembla y croire et me suivit en catimini un moment, mais, finalement, il rompit sa technique de dissimulation et, au bout d’un temps, il grommela :

— « Zangzang, tu vas m’ignorer longtemps ? »

— « Oh ? Tu étais là, sénior ? », me moquai-je, sans m’arrêter.

Je tenais nonchalamment le parapluie de Riva à la main : il était en bambou-démon noir et l’énergie fluait en lui comme sur du gel. J’avais hâte d’analyser la relique, mais pas sous les yeux d’un cultivateur curieux comme Békap… Je jetai un regard en biais à mon cher sénior de l’Académie Céleste.

— « Tu t’amuses à m’espionner ? »

Le Mendiant se gratta le cou.

— « Bah. Des gens ont vu un dragon bleu sur le lac. Alors, Belbey m’a demandé d’aller voir. C’est juste que, là où il y a des dragons, il y a toujours Zangzang. »

— « Et je suppose que tu veux que je t’explique ce qui s’est passé, sur l’Île Azurée ? »

— « Of… Pas particulièrement. Explique ça à Belbey et ça m’épargnera un rapport. »

Je n’en croyais pas un mot : malgré ses airs blasés, il n’en était pas moins un Mendiant ; or les Mendiants étaient toujours curieux de tout. J’interprétai donc sa réplique autrement et, distinguant enfin les eaux du lac, je descendis tranquillement vers la rive en demandant :

— « Du nouveau du côté de l’invasion ? »

Les mains dans les poches, Békap raconta :

— « Hier soir, un village a été incendié, et Ronce est parti avec une douzaine de cultivateurs. Il s’est avéré que c’était un piège de l’Œil Renversé, qui les a alors attaqués avec une meute de loups et un grand lynx-démon d’un côté, et des démons cultivateurs de l’autre. Il y avait aussi une chimère étrange moitié humaine et très puissante, paraît-il. Belbey dit que ça pourrait être un Démon de Sang. »

Je m’étais arrêté sur les galets de la rive, et je le dévisageai, choqué. Les affrontements avaient déjà commencé ?

— « Je te rassure tout de suite », ajouta Békap, roulant les yeux. « Personne n’est mort de notre côté. Et tous les villageois sont vivants. »

— « J’en déduis que les autres… »

Il hocha la tête.

— « Même ceux qui n’ont pas été tués par l’Alliance sont allés envenimer la terre. Apparemment, un runiste de l’Œil Renversé aurait activé un cercle runique, qui les a suralimentés en ki-démon pour les rendre plus puissants. Ce qui n’a pas facilité la tâche aux nôtres, d’ailleurs. En plus de ça, finalement, la chimère leur a volé toute l’énergie… ce qui fait qu’on n’a toujours pas réussi à interroger un seul de ces guerriers. Tu diras, ce ne sont que des pions pour ces malades de l’Œil Renversé : je doute qu’ils aient quelque chose à raconter. »

Je réfléchis un instant puis demandai :

— « Tu as dit… un Démon de Sang ? C’est une créature ? »

— « Si on veut », répondit Békap. « D’après Belbey, les Démons de Sang sont des chimères très spéciales faites à partir de reptiles-démons et d’humains ayant la constitution du Chien Sanglant Enragé. Le Joyeux Campagnol lui en a parlé, une fois. La description que Ronce nous en a faite est compatible : des bêtes bipèdes griffues couvertes de sang pourpre à la peau impossible à percer sans armes imprégnées de ki. Leurs réflexes sont excellents. » Il fit une moue. « Apparemment, ces monstres ont été utilisés, il y a une centaine d’années, par des démons cultivateurs, mais la Secte des Chiens Sanglants Enragés les aurait tous décimés et aurait détruit tous les documents expliquant la procédure de fabrication. Même Ronce n’en avait jamais entendu parler ; alors, il faut croire que l’histoire ne s’est transmise qu’entre les Suprêmes de notre Secte, pour une raison ou une autre. Ce qui voudrait dire que le Joyeux Campagnol pense peut-être faire de Belbey son héritière… Je vois déjà une avalanche de Mendiants inquiets déferler à Osha dans les mois qui viennent, et comme je les comprends… Si Belbey devenait la Suprême, vu sa fougue de Mendiante, ce serait le retour de Mougoum en personne. Longue vie à Naando le Joyeux Campagnol. Enfin, en tout cas, si la bête d’hier soir était vraiment un Démon de Sang… c’est un monstre qui n’avait pas fait son apparition depuis cent ans. »

Il ramassa un galet lisse et le fit ricocher sur l’eau du lac. Les bras croisés, je comptai distraitement onze rebonds, tout en réfléchissant à ses propos.

Si tout ceci était vrai, alors l’Œil Renversé avait redécouvert ou récupéré la façon de créer de nouvelles chimères. Je frissonnai. Je comprenais à présent pourquoi l’Œil Renversé recherchait des humains avec la constitution du Sang-Immortel… et pourquoi ils avaient capturé Zom, cinq ans plus tôt. Ces lunatiques… Ils n’avaient absolument pas de limites.

Je demandai :

— « Irami était de la partie ? »

— « Ouaip. Il paraît que les jeunes se sont bien battus. Heureusement, car aucun dragon n’est venu à leur rescousse. Ils n’ont pas eu ta chance. »

J’en déduisis que cet espion de Mendiant était déjà là quand le dragon divin avait avalé Riva…

— « Ma diplomatie est draconienne », souris-je. « Mais je m’étonne que tu n’aies pas couru voir de tes yeux la bataille contre le Démon de Sang. Tu ronflais ? »

— « Je surveillais le Hall des Soins, tiens. À cause d’un certain diplomate qui demande des faveurs sans rien expliquer. »

Je me mis en marche le long de la rive et répliquai avec légèreté :

— « Hoho, si rien ne s’est passé, tant mieux. Mais ne me dis pas que tu n’as pas dormi depuis hier ? »

— « Si. Ce matin. Mais mon horloge interne en a pâti, Zangzang. Je me sens plus blasé que d’habitude. »

Dépliant le parapluie sous le soleil de plomb, je fis, l’air rêveur :

— « Après avoir vu un dragon bleu, tout semble fade dans la vie, je te comprends. »

— « Rien à voir. Le sommeil d’un Mendiant est sacré. Alors, j’attends une compensation de la même nature que celle de ce gros serpent bleu… » Je grimaçai. Bien sûr, il avait entendu tout mon échange avec le Sage Azuré. Il reprit : « Bon, je dis ça, mais tu vas probablement avoir besoin d’aide pour contenter ce dragon. Je veux bien m’occuper des transactions si tu mets l’argent. »

Je soufflai intérieurement. Il voulait m’aider ou bien me dévaliser ?

— « Tu sais où t’adresser pour acquérir ce qu’il faut ? », demandai-je.

Békap eut un sourire mystérieux.

— « Si le dragon peut attendre quelques jours, oui. »

Humph. Je ne voulais pas avoir ce Sage Azuré sur le dos pendant des jours, à me demander si son « cadeau » était arrivé, mais… je ne voyais pas de meilleures solutions.

— « Tu auras l’argent dès que possible », dis-je.

— « Deux-cents pièces d’or. »

Je m’étranglai.

— « Quoi ? »

— « À moins que tu me jures que, si le dragon est mécontent, il ne détruira pas tout Osha. »

Ce dragon était un sage : pourquoi détruirait-il une ville à cause d’un cadeau trop modeste ? Il risquait plus probablement de perdre le contrôle de sa force s’il se saoulait avec tous ces tonneaux de vin spirituel qu’il m’avait demandé de lui apporter… Et oui, moi qui avais craint de devoir offrir mon âme ou que sais-je… Mais ce dragon voulait tout bonnement boire du bon vin. C’était un drôle de sage, ça pour sûr. Mais, moi-même, ne me surnommait-on pas le Sage Ivrogne ? Sous mon parasol en bambou noir, je soupirai.

— « C’est bon. L’argent est enterré à Gnawoul, près de la maison d’un homme appelé Fey-Youn, au pied d’un jeune chêne avec un nid de tourterelles sur la troisième branche… »

— « Je pense que j’irai plus tard », me coupa soudain Békap, changeant de ton. « On dirait qu’il y a du grabuge, à Osha. »

Je suivis la direction de son regard. Au-delà des eaux du lac, dans la partie nord de la ville, s’élevait dans le ciel ensoleillé une volute de fumée noire. Un instant, j’eus comme un déjà-vu. Et c’est que cette situation me rappela immédiatement la fois où, ramassant des herbes avec mon grand-père, j’avais aperçu de la fumée s’échapper du Manoir des Jardins. Seulement, cette fois-ci, la fumée était noire et non verte, et elle partait d’un endroit plus près de la rive, un peu plus à l’ouest… là où se trouvait le Hall des Soins.

— « Et zut… ! », soufflai-je.

Repliant le parapluie de Riva, je couvris mes pieds de ki doré et m’élançai sur le lac, prenant le chemin le plus direct vers la colonne de fumée.

* * *

Mes pas filaient sur l’eau. Békap m’avait d’abord suivi, mais je le distançai vite. Il me lança alors par la Voix du Ki :

“Par Mougoum, on dirait que tu cours sur de l’herbe, Zangzang. Tes amis dragons t’auraient-ils donné des ailes ?”

“Va te taper les leçons particulières de Maître Zéligar pendant cinq ans et tu comprendras”, lui répliquai-je.

“Mouais. Je préfère le Pas Soufflé des Mendiants. C’est plus terre à terre, mais ça me va mieux. Je regagne la rive avant de finir trempé, tiens. De toute façon, on ne sera sûrement pas les premiers cultivateurs de l’Alliance à arriver sur place… Les choses ont l’air de se gâter bigrement.”

En effet, peu après nous être engagés sur le lac, d’autres colonnes de fumée avaient envahi le ciel, toutes provenant de la partie nord d’Osha. Ce n’était donc pas seulement le Hall des Soins qui était sous attaque. Ce qui voulait dire qu’avec un peu de chance, Lumyoun et son groupe n’y étaient pour rien. Mais alors qui… ?

Je fis un bref signe de tête à Békap. Nous pensions tous les deux sûrement la même chose : la fameuse invasion de bêtes-démons planifiée par le Prince Zorén avait-elle commencé ? Si tel était le cas, cela voudrait dire que l’Alliance n’avait pas été capable de l’arrêter avant qu’elle n’arrive à Osha. Ou alors… l’invasion était partie de la ville. Peut-être l’Œil Renversé avait-il fait entrer discrètement des cages de bêtes-démons à d’autres endroits en plus de la Cage aux Trésors.

Enfin, pour l’instant, je filai vers le Hall des Soins. Békap vira et prit le chemin vers la Branche des Mendiants.

La rive nord était peuplée de saules pleureurs, de chênes à l’ombre généreuse et de pruniers pendule encore chargés de fleurs roses, leurs branches aussi pendantes que celles des saules. La Balade du Lac était un lieu que mon grand-père appréciait particulièrement. À ce qu’il m’avait raconté, quand il m’y avait emmené lors de mes premiers jours à Osha, c’était là qu’il avait rencontré ma grand-mère Ylda, un soir où le lac était aussi rose que les pruniers sous le soleil couchant. Je me rappelais encore l’air rêveur de Naravoul, qui ne m’avait alors décrit qu’à moitié cette rencontre tandis que les souvenirs faisaient briller ses yeux d’une douce tendresse. Posant un pied sur la rive, je m’arrêtai un instant auprès dudit arbre, ému.

Je n’avais pas vraiment connu ma grand-mère, mais je connaissais un peu son histoire. Elle n’était pas originaire d’Osha, mais de la tribu du Bois des Soupirs. Ylda était elle-même chamane, spécialisée en arts soupiriques — c’était peut-être pour ça, disait mon grand-père, qu’elle était si sensible aux âmes qui l’entouraient et, avait-il ajouté, ne blaguant qu’à moitié, c’était sans doute pour cela qu’elle l’avait repéré de suite, lui, à l’âme si pure et si parfaitement compatible avec la sienne. Se retrouvant orpheline à seize ans à cause d’une bande de satanés brigands, Ylda avait décidé de partir à l’aventure, elle avait visité à peu près toutes les provinces nord de l’Empire, puis elle s’était retrouvée à Osha sans le sou mais « pleine de joie de vivre », selon Naravoul. Elle avait dû avoir eu son saoul d’aventures, car, dès qu’elle avait eu ma mère, elle était restée dans la Tribu des Cimes, laissant mon grand-père partir de temps à autre en ville pour offrir ses services. Elle était même devenue une sage du village. Elle aidait à guider les cérémonies d’enterrements au sein de la tribu et s’occupait d’apaiser tous les soupirs se formant dans la région. Elle aurait probablement vécu plus de cent ans si elle n’avait pas eu la mauvaise habitude d’aller gravir les cimes en plein hiver à la chasse aux soupirs : un jour, alors qu’elle frôlait la cinquantaine, à peine deux ou trois ans avant ma naissance, elle avait disparu. Sans doute était-elle tombée dans une des nombreuses profondes crevasses des Montagnes Perdues.

Grand-Père Naravoul, si à ta mort tu avais laissé un soupir vengeur quelque part, tu peux à présent reposer en paix avec grand-mère, où que tu sois.

Non pas qu’un mort parti depuis voilà presque dix ans ait pu entendre mes pensées. C’était peut-être moi qui me sentais davantage en paix, maintenant que je connaissais la vérité sur la mort de Naravoul et que je savais Riva en cours de digestion dans l’estomac d’un dragon divin.

L’espace d’un instant, cependant, je crus voir, sous les branches fleuries, une jeune femme aux cheveux de jais et en habit de chamane déposer d’un geste amusé une fleur rose sur les cheveux en bataille d’une version juvénile de mon grand-père. Les pommettes de celui-ci étaient rouges de timidité… Je m’arrêtai… puis souris. Comme disait mon grand-père, l’imagination vole plus haut qu’un nuage et nage plus profond qu’un revenant.

Enfin, il disait aussi : les morts s’occupent tout seuls, mais les vivants, eux, s’occupent des vivants. Laissant les fantômes à leur passé, je me remis à courir et traversai bientôt la Balade du Lac. Je débouchai sur l’avenue qui menait au Hall des Soins. Le portail était fermé. Un peu plus loin, je reconnus l’uniforme de deux policiers qui étaient accourus en voyant la fumée et essayaient à présent d’interroger les gens paniqués qui se pressaient dans l’autre sens, vers le sud.

— « C’est les démons ! », s’écria une femme affolée qui, ayant trébuché, se faisait aider par un des policiers.

Il était clair, en tout cas, qu’ils fuyaient quelque chose de concret : je compris vite quoi, lorsque, me hissant lestement sur la branche d’un arbre, j’aperçus une meute de loups-démons aux reflets orangés. Heureusement, une demi-douzaine de Mendiants étaient déjà sur place, essayant de repousser les bêtes enragées. Leur réaction avait été rapide, mais… si d’autres points de la ville avaient été attaqués, la Branche des Mendiants d’Osha allait avoir du mal à gérer le problème. Or les cultivateurs de l’Alliance, dont Irami, étaient censés lancer leur attaque contre le repaire des démons cultivateurs, au nord-ouest d’Osha, le soir même. Il y avait de fortes chances qu’ils ne puissent pas venir à la rescousse des Mendiants.

Et… il y avait un autre problème. Le Hall des Soins, malgré son portail fermé, était sous attaque. Un des bâtiments était en feu. L’odeur de chair brûlée envahit mes narines. Me hissant sur une branche bien plus haute, je pus voir enfin l’enceinte du Hall par-dessus le grand mur. J’écarquillai les yeux sous le coup de la surprise. Là, il n’y avait pas de bêtes-démons enragées comme à l’extérieur, mais des humains armés et masqués qui avaient bloqué toutes les issues. Séparé par un petit étang de l’édifice principal, le bâtiment en feu, tout en bois, brûlait sauvagement. Vu l’écriteau, qui flambait au sol, c’était un bâtiment de soins pour les patients de long séjour. Par la Vertu Céleste… Étant donné l’état de l’édifice, s’il y avait eu des personnes à l’intérieur, elles n’étaient probablement plus en vie. Quant à l’identité de ces guerriers masqués… Vu leurs habits et la discipline dans leurs mouvements, ce n’était assurément pas le groupe de Lumyoun : c’était plutôt…

— « Zangsa ! »

Surpris, je baissai la tête. Au pied de l’arbre, Borbo m’appelait. Qu’est-ce que le garçon Mendiant fichait là, au milieu du danger ? Atterrissant auprès de lui, j’allais le lui demander, puis, à son regard, je me dis qu’il n’allait pas m’écouter si je lui disais de rentrer chez sa mère. Aussi, je lançai :

— « Borbo ! Puisque tu es là, peux-tu informer Belbey de ceci ? Le Hall des Soins est sous l’attaque de l’Œil. J’ai vu une bonne vingtaine de masqués dans l’enceinte. Je vais essayer d’entrer en douce pour voir s’il y a des survivants. »

Borbo prit une bouffée d’air, surpris.

— « Le Hall des Soins… ? Impossible ! Quand la police leur a demandé d’ouvrir les portes pour accueillir les gens qui fuyaient, les gardes sont restés derrière les portes et ils n’ont même pas ouvert : ces lâches ont dit aux officiers que la sécurité des Zobels passait en priorité… Ils vont en baver, après, si y’a des morts, je te dis… Mais, Zangsa ! Si c’est l’Œil Renversé qui les attaque… Je n’y comprends plus rien ! »

Je n’y comprenais pas grand-chose non plus, mais je pariai que les « gardes » qui avaient répondu aux policiers étaient, en fait, des démons cultivateurs…

— « Zangsa… ? »

— « En tout cas », l’interrompis-je avec urgence, « relaye simplement le message… »

Soudain, étouffé par le bruyant combat entre les Mendiants et les loups-démons, j’entendis un cri. J’eus l’impression qu’il provenait de l’intérieur du bâtiment principal du Hall.

Pourquoi l’Œil Renversé avait-il choisi de massacrer le Hall des Soins, qui avait pourtant collaboré avec ses plans ? Je n’en savais rien. Tout ce que je savais, c’est qu’il y avait encore des gens vivants, à l’intérieur. Aussi, je posai une main sur la tête touffue de Borbo en disant :

— « Dis à ta mère que, si elle arrive à envoyer quelques Mendiants pour nettoyer la cour du Hall, ce ne serait pas plus mal. Vas-y ! »

Me concentrant, j’activai le Cube de l’Inexistence. Borbo me perdit de vue mais dit quand même :

— « Je reviens tout de suite ! »

J’aurais préféré qu’il prenne tout son temps et qu’il s’éloigne le plus possible du danger, mais… enfin bon.

Sans plus attendre, je traversai l’avenue et, d’un saut, le cube dans une main, j’escaladai le haut mur du Hall du mieux que je pus. J’atterris de l’autre côté puis m’élançai à travers la cour intérieure.

Évitant les hommes masqués, probablement des démons cultivateurs vu leur odeur toxique, j’entrai dans le bâtiment principal et gravis quatre à quatre les premiers escaliers que je trouvai.

Le couloir du premier étage était désert. Là, une belle baie vitrée donnant sur un jardin intérieur avait éclaté en mille morceaux. La petite cour était jonchée de corps d’hommes en tenue de garde. Je filai à travers la cour puis vers les escaliers extérieurs qui menaient, visiblement, aux appartements privés du patriarche des Zobels. Je débarquai dans un luxueux salon tapissé de rouge au moment où quelqu’un criait :

— « Mille pièces d’or ! Je peux vous donner mille pièces d’or ! »

Derrière une table renversée, un stylet à la main, tremblant de tout son corps, se trouvait un jeune blond dans une riche robe bleu ciel. C’était Armizel, le patriarche du clan des Zobels et directeur du Hall des Soins. Trois démons cultivateurs lui faisaient face. Ils échangèrent un regard, l’air de bien rigoler entre eux.

— « Mille ? Je veux bien les prendre, cher directeur », fit celui du centre, amusé. « Mais on est surtout venus pour les documents. Tu as dix secondes pour me dire où tu les gardes. Si tu ne réponds pas vite et clair, on tuera une par une les souris qui se cachent derrière cette porte, à commencer par ton chien de garde. »

Il fit un geste de la tête vers une porte fermée, devant laquelle se tenait Zahou, l’épée à la main.

— « Les… Les documents ? », répéta Armizel. « Quels documents ? »

— « Les documents avec le cachet du Gouvernement. Ces documents-là. Il paraît que c’est des documents qui datent d’il y a treize ou quatorze ans mais que tu les gardes toujours. »

Armizel ouvrit grand les yeux.

— « A… Attendez ! Qui êtes-vous ? Vous n’êtes pas de simples brigands ! Comment savez-vous… ? »

— « Les dix secondes sont passées », le coupa le démon cultivateur. « Vous attendez quoi ? »

Il s’adressait à ses compagnons, qui s’avancèrent, l’épée au clair, vers Zahou, alors que le chef écartait la table qui le séparait du patriarche des Zobels avec une force qui trahit immédiatement son ki-démon. Le voyant approcher, Armizel piailla :

— « Si c’est les Jardins qui vous payent, je double la paie ! »

— « Les Jardins ? », répéta le démon cultivateur. « Hmm. J’ai entendu qu’ils avaient été décimés. Je doute qu’ils puissent me payer grand-chose. Alors, le double d’une misère, désolé, mais j’ai mieux, comme patron », rit-il, dégainant. « Où sont les documents ? »

— « ZA… ZAHOU ! », hurla Armizel, la voix suraigüe. « Qu’est-ce que tu fiches là-bas ? Viens ici ! Oublie le reste ! »

— « Maître », protesta Zahou, mesurant ses adversaires du regard. « Votre épouse et vos enfants sont… »

— « C’est moi qu’on menace, pas ma famille ni les domestiques ! », brailla Armizel. « Viens ici tout de suite ou je te vends à la Cage aux Trésors, esclave ingrat ! »

Euh… Les deux autres démons cultivateurs avaient tout l’air d’aller massacrer les gens qui se trouvaient derrière la porte, pourtant. Que ce directeur demande à être protégé avant même sa femme et ses propres enfants en disait long sur son Chemin Vertueux : il était complètement passé à côté.

Heureusement, Zahou semblait penser la même chose, car il ne s’éloigna pas d’un pouce de la porte qu’il gardait et répliqua :

— « J’arrive dès que j’aurais fini ici, Maître. Si je survis. »

Je repensai alors aux dernières paroles d’Armizel… « Esclave », avait-il dit. L’esclavage « n’existait pas » au sein de l’Empire, comme le disaient fièrement les érudits du Gouvernement, mais je savais que la réalité était tout autre. Armizel ne semblait cependant pas s’être rendu compte qu’il était en train d’être attaqué par l’Œil Renversé, l’organisation même qui avait utilisé la Cage aux Trésors d’Osha pour y garder des bêtes-démons enragées… et qui connaissait sans doute tous les faits et gestes du Hall des Soins et les vices et points faibles de son directeur. Le loup pense ne jamais se faire attaquer par un tigre.

Enfin bon, j’en avais assez entendu comme ça : il était temps d’agir.

Malgré ma main occupée par le cube, j’avais pu planter sans problème des aiguilles vaudou tout autour des trois démons. Avant que ceux-ci ne s’écartent davantage, j’instillai du ki doré dans la formation vaudou en utilisant pour la première fois mon nouveau parapluie. Je fus éberlué par la finesse et la vitesse avec laquelle le ki flua dans le cercle.

— « Hoho, cette relique est un vrai trésor », dis-je à voix haute sans être écouté de personne, puis, comme les démons s’apercevaient soudain de la barrière de ki, je lançai à chacun une aiguille, reliée préalablement à la barrière. Puis je fourrai le Cube de l’Inexistence dans une de mes poches, ne pouvant mener à bien mon attaque avec le ki ralenti. Sous les yeux abasourdis des cinq présents, qui me voyaient apparaître de nulle part, je levai mon parapluie, dirigeai mon ki doré à l’intérieur de mes victimes puis fis éclater leurs méridiens centraux. Les trois reçurent l’attaque presque en même temps. J’avais réussi avec brio. Malgré moi, j’exultai. Certes, c’était grâce à ma maîtrise de ki que j’arrivais à utiliser le parapluie de cette façon, mais…

Alors que les trois démons cultivateurs s’effondraient, en proie à une déviation de ki, je pris l’ombrelle entre mes deux mains en pensant, tout ému : où étais-tu passé, toute ma vie ?

Rien que pour ça, j’étais reconnaissant d’avoir pu connaître Riva. J’aurais voulu savoir où il avait bien pu dégoter cette relique.

— « Le… Le gamin chamane ? », pantela Zahou. « Qu’est-ce que… ? »

Il était ahuri. J’agitai ma main.

— « Pas la peine de me remercier. Ce n’est pas pour te rendre la pareille, c’est juste parce que j’aime faire des faveurs à ceux qui m’ont fait du bien. »

Or Zahou m’avait bien sauvé du pétrin quand j’étais enfant. L’aventurier haussa un sourcil puis souffla et répliqua, amusé :

— « C’est quoi, la différence ? De toute manière, merci. Mais, dis, j’ai vu ces trois-là débarquer dans la cour et tuer mes camarades comme des insectes. Si je devais parier, c’étaient des cultivateurs. Des Immortels. Comment tu as fait pour… ? »

— « Des Immortels ? », le coupai-je, me redressant et rangeant ma dernière aiguille. « Je dirais plutôt des poupées aux dents pointues et au ventre vide. »

En fait, je voulais dire que ces cultivateurs de ki-démon avaient des fondations si fragiles qu’une simple attaque interne bien dirigée les avait complètement chamboulés. Je doutais que leur noyau-démon se remette un jour. Non pas que j’éprouve de la peine pour eux. Vu leur attaque massive au Hall des Soins, ils n’avaient eu aucune intention de laisser une seule personne en vie : profitant de l’invasion des bêtes-démons, ils avaient sûrement eu pour ordre de rayer le Hall des Soins de la carte et toutes les preuves dérangeantes avec. Certes, sans noyau et sans ki doré dans le corps, ces hommes allaient bientôt mourir…

“Tu regrettes ?”, demanda soudain une voix dans ma tête.

Je sursautai. Le Sage Azuré ? Il était où, pour pouvoir me contacter par voie mentale comme ça ?

“Tu parles”, répliquai-je. “C’est juste dommage de ne pas avoir pu les arrêter avant. D’ailleurs, tu ne pourrais pas faire revivre les morts, ô Sage Azuré ?”

“Que je sache, les serpents-sages, nous sommes les seules créatures qui meurent et revivent sans trop perdre la mémoire.”

“Tu n’es pas si utile que ça, finalement.”

“Les serpents-sages, nous sommes des créatures plus belles qu’utiles”, assura le dragon divin avec une étrange fierté.

Venait-il de se flatter ou de s’insulter ? J’esquissai un sourire.

“Tu m’as quand même sauvé la vie.”

“Une heureuse coïncidence. En bref, j’ai récolté l’énergie centenaire de mon nid, l’ai mélangée à du sang de ce garçon buveur, puis j’ai fait une soupe de vie dans ce Chaudron Astral. Un de mes esprits ancestraux, qui avait un penchant pour l’alchimie, m’a dit d’agir ainsi, j’ai donc agi. Mais cela ne se reproduira pas avant un millénaire au moins.”

En d’autres termes, si j’étais encore en vie, c’était juste grâce à un gros, gros coup de chance. Mais, une seconde… Il disait avoir entre autres utilisé du sang de Zom pour tous nous guérir ? Les Sangs-Immortels semblaient être des ingrédients d’exception pour les alchimistes… J’espérais que Yelyeh avait emmené Ayaïpa et Zom en sécurité.

— « Oh ! Le chamane ! Tu m’entends ? », s’inquiéta Zahou.

— « Je t’entends », dis-je, me tournant vers lui. « Il y a encore une vingtaine de malfrats dehors. Qui sait s’ils n’ont pas l’intention de mettre le feu à ce bâtiment aussi. Si j’étais vous, je me grouillerais de sortir. Descendez au rez-de-chaussée. Ne les attaquez pas. Je vais me charger d’ouvrir le portail extérieur. Quand je vous dirai de courir, vous courez. »

— « … Tu n’as pas besoin d’aide, hein ? », À la lueur dans ses yeux, il commençait à comprendre que je n’étais pas un simple chamane. De là à penser que je n’avais pas besoin d’aide pour me débarrasser d’une vingtaine de cultivateurs, c’était y aller un peu fort, mais… Il hocha la tête, l’air soulagé. « C’est bon. Et ces trois-là ? On les laisse comme ça ? »

— « Tu peux raccourcir leur souffrance, si ça te chante. »

Il écarquilla les yeux.

— « Tu veux dire qu’avec tes aiguilles, ils vont déjà mourir ? »

Parce que c’était des démons cultivateurs avec des noyaux instables et pas du tout protégés, complétai-je mentalement. Autrement, mon attaque n’aurait pas été si efficace. Une main sur la hanche, je fis :

— « Terrifiantes, les aiguilles, n’est-ce pas ? »

À cet instant, on entendit le bruit d’une clef tournant dans une serrure, et la porte gardée s’ouvrit, découvrant la silhouette d’une jeune femme aux longs cheveux noirs ramassés en une natte. Elle portait la tenue verte et blanche des guérisseurs du Hall, mais vu son port et le regard vif qu’elle nous lança… Était-ce l’épouse d’Armizel ? Une fillette blonde d’à peine cinq ans s’agrippait à son ample pantalon blanc, ses yeux bleus braqués, non vers les démons cultivateurs à moitié évanouis, mais vers moi. Ce devait être la fille du patriarche. Je lui adressai un sourire rassurant. Zahou s’était tout de suite tourné vers l’épouse pour lui demander si tout le monde allait bien. Cet « esclave » s’inquiétait bien plus pour les gens de la maisonnée que pour son supposé maître, qui reprenait son souffle après s’être cru au bord du précipice. D’ailleurs, la femme ignora superbement ce dernier, l’air de bouder son époux, non sans raison si elle avait entendu la conversation à travers la porte. Derrière elle, se trouvait une bonne quinzaine de Zobels et de domestiques, tendant le cou vers le salon pour mieux voir ce qui se passait. Je leur tournai le dos.

— « Ne tardez pas à descendre. Sur ce, à tout de suite. »

Je m’élançai hors du luxueux salon rouge. J’entendis Armizel s’écrier :

— « Attends ! Zahou, ne le laisse pas partir ! Il a sûrement tout entendu à propos des… documents… S’il les trouve… »

Je grimaçai tout en dévalant les escaliers. Cet homme ne s’était décidément pas amélioré avec le temps. J’aurais peut-être dû lui envoyer une aiguille, à lui aussi, tiens…

— « Au fait, le dragon, tu m’entends ? », lançai-je, arrivant d’un saut au rez-de-chaussée.

Le Sage Azuré avait rompu le contact. Il le renoua. Sa technique de conversation par ki avait l’air d’être bien différente de la Voix du Ki que je connaissais. Je n’arrivais qu’à deviner le lien qui nous unissait.

“Tu vas me demander si je peux t’aider à enterrer ces « malfrats », devina-t-il. “Mais j’ai bien peur que non.”

“Sérieusement ?”, soufflai-je, déçu. Il aurait pourtant fini en un clin d’œil… “Est-ce pour une question d’équilibre entre le Bien et le Mal et ce genre de sottises ?”

“Alors là, pas du tout”, fit le Sage Azuré, réprimant mal son rire. “On ferait bien de tous se ficher de l’équilibre, car c’est souvent en cherchant l’équilibre que l’on s’en éloigne, de la même façon que l’arc-en-ciel disparaît quand on s’en approche trop. De même, quand on cherche le milieu, la queue passe sous la tête, le nœud s’y fait et les extrémités s’affolent.”

Je battis des paupières. Voulait-il parler d’une expérience personnelle dans laquelle il se serait emmêlé avec son long corps de serpent à vouloir faire qui diable sait quoi ? J’avais sûrement mal compris.

“Ah ! Qui cherche le milieu, finit dans le précipice !”, conclut le Sage Azuré. “Mais revenons-en à nos poissons : la raison pour laquelle je ne peux pas t’aider est bien simple. J’ai promis de te suivre jusqu’à ce que tu trouves les offrandes que tu me dois. Du coup, j’ai abandonné mon corps matériel et je me suis fait une petite place chez toi.”

Je m’arrêtai net au milieu du hall désert du bâtiment. Il… quoi ? Il… Je fus pris de nausées.

“Tu t’es invité dans mon corps ?!”, m’étranglai-je. “Tu oses ?”

“J’ose. Ça te dérange ?”

“Ça me révolte !”

“Hahaha… Que la vie est vivace, et tes pensées aussi”, se réjouit le dragon divin.

Je n’en croyais pas mes oreilles. Une partie de moi s’était mise à chercher frénétiquement où s’était « logé » l’esprit de ce maudit sage. Je me forçai à me calmer.

“Ça te prend souvent de t’inviter comme ça chez les gens ?”

“C’est ce que j’ai fait pendant ces cent dernières années, dans mon sommeil. C’est ma nature. On ne se refait pas.”

Il n’allait probablement pas s’excuser davantage. Je tiquai.

“Et on peut savoir où est-ce que tu as caché ton énorme corps de serpent ?”

“C’est un secret.”

Il l’avait probablement remis sur l’Île Azurée ou laissé au fond du Lac Étoilé…

“Hum-hum. As-tu vraiment le temps de me parler ?”, fit le Sage Azuré.

Hoho. J’avais vu juste. Mais il avait raison : j’avais du pain sur la planche si je voulais ouvrir un passage pour faire fuir la quinzaine de survivants en toute sécurité… Idéalement, j’arrivais à mettre tous ces brigands hors d’état de nuire, mais pouvais-je vraiment y arriver tout seul ?