Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

92 La bénédiction d’un glouton

Riva ouvrit son parapluie pour se protéger de mes aiguilles. Il les para toutes. Au lieu de reculer pour laisser les démons cultivateurs s’occuper de tout, il riposta et me frappa de son parapluie avec une nouvelle attaque vaudou… J’esquivai et… le parapluie alla toucher Arvian, qui poussa un cri de désespoir. Sous le choc, il ne vit pas le démon cultivateur qui s’apprêtait à le taillader de son épée. Je me ruai pour le défendre et parai le coup d’un bras chargé de ki pourpre. Puis je donnai un coup de pied à l’attaquant, vis du coin de l’œil le Capitaine Youta qui se préparait à enfoncer sa lame dans la gorge de Yelyeh et je sortis ma flûte vaudou d’un mouvement fébrile. Puisant dans les réserves de mes boucles d’oreille, j’y insufflai toute l’énergie pourpre que je pus d’un coup et soufflai.

Un bruit strident déchira l’air de la caverne et, un instant, tout le monde se paralysa. Deux des neuf hommes du capitaine perdirent connaissance sous le choc énergétique. Un autre lâcha son épée pour se boucher les oreilles. Quant aux hommes restants, ils demeurèrent comme tétanisés. Si Yelyeh ne se réveillait pas avec ça… Mais non, le Sage Azuré avait dû bloquer ses points de ki avec grande minutie, car la dragonne rouge ne bougeait toujours pas.

Sans lâcher la flûte, soufflant encore, je donnai un coup bien fort sur la nuque du démon cultivateur le plus proche et lui volai son épée. Le capitaine reprenait encore contenance quand je m’élançai vers lui. Il para. Et zut. J’avais perdu, compris-je. Avec les sept démons cultivateurs encore debout nous encerclant, plus Riva… Même avec le terrain instable qui les empêchait de resserrer l’étau sur nous efficacement, je ne voyais pas comment je pouvais faire pour nous sortir de là tous vivants. Certes, si j’étais passé à l’attaque avant Riva, j’aurais peut-être eu le temps d’activer le Cube de l’Inexistence et j’aurais ainsi pu assommer quelques démons de plus avant d’être encerclé, mais… le problème, c’était que j’avais vraiment cru que Yelyeh se réveillerait à temps. Maître Karhaï nous avait pourtant bien dit, une fois, dans une de ses anecdotes racontées en cours :

“Qui attend que l’autre fasse fera de sa vie une farce.”

Soudain, Ayaïpa, qui était restée livide et tremblante auprès de Zom, fonça vers Riva en criant :

— « Prends ça, truand ! »

Cousine ?! Elle avait un drôle d’air, à courir ainsi vers le chamane, utilisant le ki comme je lui avais enseigné, combiné au Pas Soufflé des Mendiants qu’elle avait appris de Borbo et dressant son cou tordu vers la gauche…

Une seconde, j’eus l’espoir de la voir sortir son halo blanc et terrasser Riva. C’est dire à quel point j’étais désespéré. Le cœur glacé, je parai un coup de Youta, reçus une entaille au dos de la part d’un autre de mes attaquants et me retournai en essayant de sortir du traquenard, ne voyant que du coin de l’œil comment le chamane envoyait la poule valser avec son parapluie.

À cet instant, le capitaine démon me planta son épée… Avant qu’il ne me transperce tout à fait, je me transformai, les prenant tous par surprise. Les mouvements légèrement freinés par mes habits, je me retournai et mordis Youta à la cuisse, serrant mes crocs de toutes mes forces.

— « Il sort d’où, ce maudit renard ?! », jura Youta. Perdant presque l’équilibre, il se reprit. Ce démon ne sentait-il donc pas la douleur ?

La réalité me frappait peu à peu : nous n’étions qu’en train de prolonger notre supplice. Mais, comme avait dit une fois Maître Ryol : “La vie est vice et calice, délice et supplice : elle est surtout pleine de surprises, jusqu’à la fin”. “Et ton caprice, c’est les rimes, Maître Ryol”, lui avais-je rétorqué sans mâcher mes mots. “Hoho”, avait-il dit alors, “la vie tisse les rimes : les plus propices nourrissent nos cœurs, et même les plus moches s’accrochent au précipice pour continuer à chanter”.

Parfois Maître Ryol parlait beaucoup pour ne rien dire mais… ô combien il avait eu raison pour ce coup-ci !

Je me croyais déjà empalé et enterré quand, du coin de l’œil, je vis un des démons qui s’acharnaient sur moi tomber face contre terre, interrompant les attaques. Aussitôt, un autre le suivit. J’entendis un cri :

— « Cap’taine ! Le Chien Sanglant ! Il… Il… ! »

Le Capitaine Youta essayait de se libérer de mes crocs, toujours logés dans sa cuisse ensanglantée. Il allait me planter un couteau entre les deux yeux : je lâchai et ce n’est qu’alors que je me rendis compte que mon corps avait perdu beaucoup de sang. Je chancelai et m’effondrai auprès de Yelyeh.

— « Il les a saignés à blanc, capitaine ! »

— « Ce satané vampire ! », cracha Youta. « Messire Riva, reculez ! Vous autres, ne vous approchez pas de lui ! »

Du coin de l’œil, alors que les cinq démons cultivateurs restants oubliaient ma présence et s’éloignaient, je vis Zom approcher, le corps entouré d’un vrai rempart rouge sang… C’était son ki : le ki de Sang-Immortel.

L’humidité, tout autour, était happée par ce tourbillon de sang. L’air était devenu si sec que même mes plaies profondes séchèrent et arrêtèrent de saigner. Pourtant, la dernière fois que Zom avait perdu le contrôle de son ki, je n’avais ressenti son attaque que lorsqu’il m’avait touché. Mais, là, le garçon déployait une quantité de ki encore plus monstrueuse. Il émit un cri animal et avança vers le Capitaine Youta… Or Arvian, Yelyeh et moi nous trouvions au milieu. Voulait-il nous tuer aussi ? Avait-il complètement perdu sa capacité de discernement ?

Alors, un des rochers où il mit le pied bascula. Le garçon sauta avec l’agilité d’un chasseur vers un rocher plus stable. La bonne fortune nous sourit, car, grâce à ça, il nous contourna et continua à faire reculer les cinq démons cultivateurs. Je ne voyais Riva nulle part. S’était-il enfui ?

— « Cousin ! »

Ayaïpa claudiquait vers moi en m’appelant :

— « Cousin ! Tu… Tu es blessé ! »

Je repris ma forme humaine et répliquai à mi-voix :

— « Tu n’as pas l’air d’aller beaucoup mieux, cousine… »

Je disais ça, mais j’étais soulagé de la voir en fait en bien meilleure forme que moi. Quant à Arvian, mon vieil ami chamane… il avait visiblement reçu une attaque de Riva, avec son parapluie, et le choc émotionnel l’avait laissé profondément étourdi.

— « Ton ami a voulu me protéger », dit la poule, les yeux écarquillés. « Mais le truand m’a quand même frappée après avec son horrible parapluie. Et puis il est parti en courant, cette poule mouillée. Qu’est-ce qu’on fait maintenant, cousin ? »

Heureusement, ma disciple n’avait pas l’air d’avoir été affectée autant qu’Arvian par le parapluie.

— « Il faut… réveiller Yelyeh », pantelai-je.

J’avais à peine bougé sous ma forme de renard et j’avais encore tous mes habits et, surtout, mon carquois vaudou. Me redressant, les mains tremblantes, je pris trois aiguilles et me tournai vers Yelyeh. Grâce à Zom, nous avions gagné un peu de temps : si j’arrivais à débloquer les points de ki de Yelyeh et à la réveiller, nous étions sauvés. Si seulement mes mains pouvaient ne pas trembler pendant une minute et ma vision ne pas se troubler de plus en plus…

— « Eh, Zom », fit alors le Capitaine Youta. « Calme-toi, tu veux bien ? Si tu te souviens de moi, tu te rappelles sûrement tout ce que j’ai fait pour toi. Tu es comme un fils, pour moi. Je veux bien te pardonner d’avoir tué mes hommes, alors tu me pardonnes aussi, d’accord ? Mais calme-toi d’abord. Zom, mon garçon ! », exclama-t-il en voyant que Zom continuait d’avancer. « Qui est le meilleur petit démon du château ? »

C’était visiblement une question que Youta avait répétée régulièrement à Zom quand il était plus jeune. Zom s’arrêta, le regarda et… un sourire monstrueux déforma son visage quand il répondit.

— « C’est moi. »

— « C’est toi ! Bien sûr que c’est toi ! », affirma le capitaine, soulagé de voir que Zom répondait et, surtout, qu’il avait cessé d’avancer.

— « C’est moi », répéta Zom. « Je suis le monstre du château. » Il émit un rire dément et fit un pas en avant en ajoutant : « You… ta. »

— « C’est ça… C’est Youta. Ton père. Ton maître. Tout va bien. Tu n’as plus rien à craindre. »

— « Craindre ? », répéta Zom. « Je suis un monstre. Je ne crains rien. Je ne sens rien. Tout ce que je sais faire, c’est tuer. Youta. Tu l’as dit… L’autre jour… Tu me l’as dit… »

À l’entendre, il semblait être retourné quatre ans en arrière, lorsqu’il était sous le joug de ces démons. Le capitaine hocha la tête.

— « Je l’ai dit. Alors, écoute-moi. Tu te souviens du règlement. Hors de question de faire du mal à ton maître, tu te rappelles ? »

— « Oui ? », articula Zom avec un léger ton interrogateur. « Jamais… faire de mal… »

— « C’est ça, tu es un bon petit monstre qui écoute son maître… »

— « Mais tu n’es plus mon maître », fit soudain Zom, l’air de reprendre un peu ses esprits. « Et tu as blessé mes amis… Alors, Youta… » Il émit un brusque rire de démon qui me fit douter à nouveau de sa raison, puis il s’élança en criant : « Tu es mon ennemi ! »

— « … Quoi ? Bon sang, ce sale vampire ! », jura Youta en voyant Zom se ruer sur lui comme un endiablé affamé. « Attaquez-le à distance ! »

Mes efforts pour réveiller Yelyeh semblaient vains. Avec mes dernières forces, je lançai une aiguille imbibée de ki pourpre à l’un des démons qui s’apprêtait à attaquer Zom en lui jetant un couteau. Je le manquai. Belle contribution, me dis-je avec une triste ironie. Et, après ça, vidé de mes forces, je m’affaissai sur le dos, auprès de Yelyeh, entendant à peine la voix terrifiée d’Ayaïpa m’appeler.

Ma conscience plongeait de plus en plus dans le noir quand j’entendis un bruit sifflant. Ayaïpa cria :

— « Des poissons qui volent ?! »

Je battis des paupières. Et je vis effectivement une bonne demi-douzaine de poissons rouges tomber depuis le haut de la crevasse et se fracasser contre la roche. Des… rakous ? L’un d’eux tomba à moins d’un mètre de distance et agita ses nageoires avant de s’immobiliser. Qu’est-ce que… ?

— « Puisque mon berceau est teinté de sang », fit tout d’un coup la voix profonde du dragon divin, « pourquoi ne pas y rompre mon jeûne ? »

Il avait passé sa grosse tête moustachue par l’ouverture de la crevasse. Il soupira et s’y introduisit en ajoutant :

— « Tout ce qui bouge change de place, change de vie, change d’avis et change de carcasse. Vous êtes incorrigibles. »

J’eus un faible sourire et murmurai :

— « On dirait Maître Ryol. »

Je levai une main vers le dragon divin qui ondulait vers nous, se coulant à nouveau dans son berceau. Ses écailles me semblèrent d’un bleu plus vif. C’était définitivement une créature magnifique…

Désolé d’avoir profané ton berceau, pensai-je. Mais, si tu n’avais pas assommé Yelyeh, j’aurais peut-être pu vivre cent ans… maudit sage.

Alors, je sentis, à mes côtés, la main de Yelyeh bouger. Je soupirai de soulagement. Enfin, elle s’était réveillée. Elle allait pouvoir se sauver…

— « Heureusement… », susurrai-je. Mes plaies s’étaient rouvertes et mon cœur battait de moins en moins vite.

— « Z… Zangsa ? », grogna Yelyeh, se dégourdissant.

Avec un grand effort, j’ouvris encore mes paupières pour la voir. Je serrai sa main chaude et je souris.

— « Je t’aime, Yelyeh », dis-je en essayant de prendre un ton léger. « Sauve mes amis, tu veux bien ? Merci. »

Yelyeh me fixa du regard un instant avec surprise, puis elle baissa les yeux sur mes blessures et une lueur de peur passa dans ses iris écarlates. Elle grogna.

— « Petit renard. C’est quoi, ça, ton testament ? Garde ta salive et contemple la force de la Suzeraine des Cieux des Plaines. Je vais faire un volcan de cette caverne et, dedans, je vais y cuisiner le Sage Azuré et tous les démons cultivateurs. Je te le promets. »

J’eus un rire intérieur. Elle était sérieuse, je n’en doutais pas. Et elle savait aussi bien que moi qu’avec de telles plaies, je n’allais pas m’en sortir vivant. Il me sembla voir sa main trembler un peu. Elle avait pourtant dû voir, dans sa longue vie, de nombreux amis périr sous ses yeux. À présent, j’espérais que sa tristesse ne durerait guère. Une dragonne n’avait pas à s’inquiéter d’un petit renard qu’elle n’avait connu que pendant quelques années.

À ma gauche, Ayaïpa tournait sur elle-même, décontenancée par le grabuge environnant. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait, autour de moi : ma vision était à présent si trouble que je ne devinais que la silhouette de Yelyeh.

Alors que la dragonne se levait et se transformait, je songeai à envoyer un dernier message à Irami à travers mon bracelet, lettre à lettre. Quelque chose comme : “Irami, mon ami. J’espère que tu auras plus de chance que moi. Que tu fondes ou non la Secte des Nuages, pourrais-tu prendre Zom sous ton aile ? Ce garçon lutte encore contre ses démons intérieurs et il a besoin de quelqu’un comme toi pour le guider.” Mais je me ressaisis. J’étais au bord du gouffre et je m’inquiétais pour ce garçon Sang-Immortel ? Hoho, pour un renard, il n’y avait rien de mieux qu’une mort silencieuse où l’esprit ne pensait plus à rien d’autre qu’au dernier rayon de lune aperçu après une longue chasse…

Je me voyais déjà en train de gambader, les quatre pattes dans la neige, mon jeune frère Shuyeh sur mes talons, traversant les bois, puis les saisons : des papillons dorés dansaient sous mes yeux, puis une vallée couverte de fleurs printanières se déployait devant moi, et l’odeur d’un abricot bien mûr me parvenait. Alors, une pluie torrentielle me poussait à me réfugier dans le terrier, et je m’enroulais, posant ma tête sur ma douce et longue queue noire et blanche…

Quelqu’un m’appelait.

— « Zangsa ! Zangsa ! »

Je battis des paupières. Je me trouvais dans une caverne. Devant moi, une jeune femme aux cheveux écarlates et une poule rouge me dévisageaient… Et, derrière elles, un gigantesque serpent bleu moustachu ouvrait la gueule pour enfourner un grand poisson rouge. Je me redressai sur mes quatre pattes, éberlué. Je rêvais ?

— « Kokok ! Il est guéri ! Cousin ! Tu es vivant ! »

La poule me percuta et embrassa mon cou de ses ailes tellement elle était contente. Par réflexe, je la pris par le cou, mais quelque chose me retint de serrer mes crocs. Pourtant, elle sentait bon. Sa chair devait être tendre et délicieuse…

— « Gog ? Gousin ? Gousin, du m’inguiètes, là ! », fit la poule d’une voix étouffée. Et mince… elle parlait ?

— « Hoplà. J’avais oublié de débloquer sa mémoire, haha… », dit alors la voix profonde du dragon moustachu.

— « Tu as la même mémoire que ce poisson que tu es en train de manger, espèce de sage imposteur ! », le récrimina Yelyeh vertement.

Un choc mental me fit ouvrir la mâchoire et mes souvenirs revinrent brutalement, comme si on m’avait jeté un seau d’eau sur la tête. Ayaïpa atterrit devant moi et je repris ma forme humaine. La douleur ainsi que mes blessures avaient disparu. Je soufflai, incrédule.

— « Je suis vivant ? »

— « Le dragon divin t’a guéri ! », se réjouit Ayaïpa, préférant visiblement oublier que j’avais failli la manger à l’instant.

— « Il a aussi guéri les démons », ajouta Yelyeh. « Ne me demande pas comment, il s’est servi du Chaudron Astral et a reformé leur noyau doré. Du coup, ce ne sont plus des démons et… ils ont l’air d’en subir les conséquences. Enfin, ils sont tous vivants, sans exception. »

Même ceux que Zom avait brutalement desséchés avec son ki de Sang-Immortel ? Je voyais qu’effectivement les dix se trouvaient dans la caverne, inconscients, mais vivants. Et sans une once de ki pourpre, d’après Yelyeh… Et elle disait que le dragon divin les avait guéris du ki toxique en utilisant le Chaudron Astral ? Sérieusement ?

— « Et Zom et Arvian ? », demandai-je. Je ne les voyais pas.

Le dragon divin ne répondit pas, occupé à mâcher ses poissons. Yelyeh grommela quelque chose entre ses dents et dit :

— « Si tu veux parler du jeune blond, il est juste là. » Elle signala un rocher non loin, où Arvian se trouvait prosterné, la tête contre le sol, les mains jointes au-dessus, en forme de prière… « Il n’a pas arrêté de prier pour que tu guérisses. Il est convaincu que ce goinfre est un dieu », souffla-t-elle, indiquant le dragon divin du pouce. Hum… Elle-même avait courbé l’échine devant ce « goinfre », toute intimidée, tout à l’heure… Elle reprit : « Quant au garçon, le Sage Azuré l’a envoyé dans le lac, boire tout son soûl. »

Je clignai des yeux, puis je me levai en m’écriant :

— « Quoi ! Zom est dans le lac ? Mais sait-il seulement nager ? C’est un montagnard. Oh, Sage Timbré, tu ne l’as quand même pas laissé se noyer… ? »

Le dragon divin joignit ses lèvres turquoise et me jeta une arête de poisson, que j’esquivai en soufflant. Voulait-il me tuer après m’avoir sauvé ?

— « Hum-hum », fit le Sage Azuré. « Le petit buveur est toujours vivant. Je le surveille. Il a l’air d’avoir repris ses esprits. Vous voulez que j’aille vous le chercher ? » Il soupira. « Je viens de finir mon dernier poisson, de toute façon. »

— « Pas la peine », répliqua Yelyeh. « Nous aussi, on sort. »

Elle se transforma en dragon. J’appelai Arvian, qui ne sembla pas m’entendre. J’allai le tirer de ses prières en disant :

— « Mon vieil ami, les dieux, c’est fait pour ne jamais pouvoir les voir ni les toucher : Rabiyamoun te l’aurait dit. »

Je comprenais cependant la béatitude d’Arvian : moi-même, j’avais été frappé d’émerveillement quand je m’étais retrouvé entre les griffes de Yelyeh, le jour où elle m’avait sauvé. Or, le Sage Azuré était encore plus impressionnant et, même contrôlée, son aura spirituelle nous enveloppait tous.

Quand je poussai enfin Arvian à se lever, celui-ci susurra, l’air de ne pas oser hausser trop la voix, les larmes aux yeux :

— « Tu es vivant, Zangsa. Grâce aux cieux. »

Il tremblait. L’attaque émotionnelle de Riva l’affectait-elle encore ? Probablement pas : il était simplement sous le choc après tant d’événements extrêmes survenus l’un après l’autre.

— « Tu n’es pas blessé ? », lui demandai-je, le prenant par une épaule.

Il secoua la tête.

— « Zangsa… J’ai enfin compris… Le mystère de ce monde… Nous ne sommes que poussière… Ma vie est pleine d’illusions. Je les vois encore. J’essaie de les chasser. À présent, je sens que j’en ai le courage. J’ai le sentiment de pouvoir tout saisir, mais, en fait… je n’y comprends rien. »

Je papillotai des yeux. Et moi, je ne comprenais rien à ce qu’il disait. Mais qu’importe : l’important, c’était que nous étions tous sains et saufs. Revenant auprès de Yelyeh, je demandai :

— « Et Riva ? Le chamane au parapluie. Il est où ? »

— « Ah, lui… Aucune idée. »

— « Il rame », dit le Sage Azuré. « Il est de mauvaise humeur. Oh. À présent, il a changé d’humeur. Il vient de voir le garçon buveur. Il hésite. »

J’écarquillai les yeux. Il fallait à tout prix que j’arrête ce démon. Mais avant ça… Je levai un index.

— « Attendez une minute. »

Je m’éloignai vers la salle contigüe à la crevasse et ramassai, en chemin, quelques-unes de mes aiguilles vaudou que j’avais lancées, puis je gravis le rocher translucide effondré et atterris auprès de la table renversée. Derrière, se trouvait toujours le coffre que j’avais vu la première fois. Je pariai qu’il devait y avoir de l’information utile à l’intérieur…

Le coffre était ouvert et il ne contenait que des livres génériques d’alchimie. Quelqu’un l’avait dévalisé récemment. Sûrement Riva, en s’enfuyant. Ce qui voulait dire que le chamane portait des documents importants qu’il n’avait pas voulu laisser en arrière. Revenant alors sur mes pas, je m’emparai au passage d’une des épées des démons cultivateurs. Yelyeh piaffa :

“On y va ? Déjà qu’on m’interdit de faire flamber toute cette île, on ne va pas y rester toute la journée.”

À son regard en biais adressé au dragon divin, je devinai qu’elle désirait surtout se débarrasser une fois pour toutes de ce Sage Azuré qui l’avait assommée et dont l’aura la mettait si mal à l’aise.

Le cœur ravi par le dragon divin, Arvian ne parut pas si impressionné quand je l’invitai à monter sur le dos écailleux de Yelyeh. Ayaïpa, elle, avait les plumes hérissées d’enthousiasme.

— « Tu n’as plus le torticolis, cousine ? »

— « Koko ! Non ! Le dragon divin m’a guérie aussi ! Et pourtant, après le coup du truand au parapluie, je ne pouvais plus du tout tourner le cou. Kok ! On vole ! », s’exclama-t-elle alors que Yelyeh décollait et filait vers le haut. « On vole, cousin ! »

La poule était profondément émue. Je l’agrippai bien pour qu’elle ne tombe pas et, pensif, je dis :

— « Œil pour œil, coup pour coup. » J’eus un sourire vengeur en coin. « Riva va payer la prochaine tournée. »

Laissant les dix ex-démons inconscients dans le berceau centenaire du dragon divin, nous sortîmes en plein soleil, suivant la queue bleutée du serpent légendaire, puis nous survolâmes l’Île Azurée.

Je pus apercevoir, au loin, la ville d’Osha ainsi que la Forêt des Zobels et les Cent-Pics, qui se dressaient encore bien plus haut que nous. Sur le petit quai de l’Île Azurée, se trouvait toute la troupe de chamanes rescapés qui était restée bloquée, faute d’embarcation : à présent, leurs yeux étaient bien trop occupés à admirer les belles écailles bleues du dragon divin pour remarquer la dragonne rouge et ses passagers. Quant à Riva… Il avait dû prendre une barque cachée quelque part ailleurs car, sur les eaux étincelantes du Lac Étoilé, le démon chamane ramait avec force, prenant la direction de la rive la plus proche. Il n’avait pas capturé Zom, en chemin : il avait donc décidé de faire de sa fuite une priorité. Le garçon flottait sur une espèce de filet étrange et chatoyant de bleu… Un radeau ? Non, c’était plutôt… J’écarquillai les yeux alors que nous nous en approchions. Une mue ? Et à en juger par la couleur… c’était le dragon divin qui avait mué, laissant un très long pan de sa peau écaillée flotter sur le lac. Zom s’était réveillé. Je lui criai :

— « Zom ! Accroche-toi à ma main ! »

Yelyeh battait des ailes avec puissance. Elle rasa le lac et nous passâmes tout près du garçon… qui n’avait pas levé la main. Il semblait encore confus, mais ce n’était pas exactement la raison pour laquelle il n’avait pas bougé, compris-je. À cause de sa nouvelle crise, sa honte et sa peur s’étaient intensifiées. À la dernière seconde, je l’attrapai par le col de sa tunique.

— « C’est pourtant pas compliqué de lever une main », ronchonnai-je, l’aidant à s’accrocher à la dragonne. Zom ne répondit pas.

“Et le chamane ? Je le fais flamber ?”, demanda Yelyeh, virant vers la barque et la rive.

Je vis Riva accoster, nous jeter un regard et foncer vers le bois à la hâte. J’aurais bien aimé le voir flamber sur-le-champ, certes, mais…

— « Laisse-moi m’en occuper. Est-ce que tu peux emmener les autres en lieu sûr ? »

Je sentis Yelyeh hésiter.

“Je serai prudent”, ajoutai-je mentalement.

La dragonne rouge souffla bruyamment, et de la fumée sortit par ses narines. Elle redescendit dans le ciel et répliqua :

“Vas-y, alors.”

“Au fait. Ton chaudron ? Tu l’as laissé dans la crevasse.”

“Je reviendrai le prendre quand je serai plus légère”, rétorqua-t-elle.

Oh. Je supposai que, malgré son ton vivace, elle avait épuisé plus d’énergie qu’elle ne voulait le reconnaître. Je me retournai et laissai Ayaïpa entre les bras de Zom puis assénai à celui-ci un coup du tranchant de ma main sur son front.

— « Merci. » Il battit des yeux, très surpris. J’ajoutai : « Sans toi, on serait tous morts. »

Et, comme Yelyeh rasait la rive à quatre ou cinq mètres à peine du sol, je sautai et atterris sur un rocher non loin de la barque abandonnée. J’ignorai l’exclamation de surprise d’Ayaïpa et croisai le regard d’Arvian. Une lueur vexée passa dans ses yeux, puis il hocha la tête, l’air de dire : c’est ta vengeance, après tout. Lui-même n’avait pas eu à se venger directement : Luna était déjà tombé sous les flammes de Yelyeh.

Alors que la dragonne rouge s’éloignait, je me retournai un instant vers le lac. Le dragon divin était en train d’avaler tout rond sa propre mue. Je fus soulagé de le constater : toutes ces écailles abandonnées auraient fait le rêve de gens comme Riva. Mu par une subite reconnaissance, je m’inclinai en saluant à la manière du Murim. Malgré ses agissements un peu chaotiques, ce dragon m’avait après tout sauvé d’une mort certaine… peut-être simplement parce qu’il ne voulait pas verser de sang dans son berceau, certes.

“Tu comptes lui ôter la vie ?”, me demanda soudain la voix du Sage Azuré par voie mentale.

Je tressaillis. Il m’avait donc vu le remercier silencieusement… À son ton de voix, il était curieux mais non réprobateur. Je fis une moue.

“Cet homme a tué des innocents. Et il a tué mon grand-père et maître.”

Je ne dis rien de plus. Je n’avais jamais tué un humain et la seule idée me remplissait de répulsion. Mais… il fallait bien que quelqu’un arrête ce maudit démon.

Avec cette pensée, je m’élançai dans les sous-bois.

Je suivis l’odeur de Riva sans problème, tellement elle était récente. Impulsé par mon ki, je ne tardai pas à retrouver le chamane, qui courait à toutes jambes, le cœur battant, le souffle court. Je songeai à l’attaquer directement mais, au lieu de ça, je le dépassai d’un bond et lui barrai le passage, l’épée que j’avais volée dans la crevasse à la main.

— « Réponds-moi, mon oncle », lui dis-je, alors qu’il freinait tout d’un coup, les yeux écarquillés. « As-tu empoisonné Naravoul de ta propre main ? »

Il allait lever son parapluie, mais, à ma question, il parut se rasséréner. Il secoua la tête.

— « Pourquoi aurais-je voulu tuer ton grand-père ? C’était un vieil ami. S’il t’entendait… »

Je m’assombris et levai mon épée.

— « Réponds. »

— « Ha. Ce n’est pas une question, je vois. Tu n’attends qu’une excuse pour me tuer. Ces cultivateurs du Murim t’ont-ils lavé le cerveau ? Je mérite la mort juste parce que j’utilise du ki-démon ? Mais n’es-tu pas toi-même dans cette même situation ? Que dis-je : je t’ai vu te transformer en renard. Tu es un hybride, n’est-ce pas ? Moitié humain, moitié renard-démon. Les gens du Murim le savent-ils ? Ou bien est-ce un secret, mon neveu ? La Tribu des Cimes a en tout cas bien gardé ce secret. Je comprends à présent pourquoi tu ne fais pas partie de la Vallée. Ta mère est probablement la honte de ta tribu. Et tu es le monstre qui n’aurait jamais dû naître. Qui sait, au fond de lui, ton grand-père te voyait-il vraiment comme son petit-fils ? Ton histoire est bien injuste. Moi, je me fiche bien que tu sois à moitié renard, mon neveu. Quand j’ai essayé de te tendre la main, j’étais sincère. Et je le suis toujours. »

Sa langue de serpent m’agaçait profondément. Je m’invitai au calme et le fixai d’un regard froid. Puis je détaillai ses possessions. Sa tunique était rebondie. Y avait-il caché ces documents qu’il avait pris du coffre avant de s’enfuir ?

Soudain, Riva leva son parapluie… et le laissa tomber à mes pieds.

— « Voilà, tiens. Je ne suis plus armé. Vas-tu tuer un homme innocent et désarmé ? Ou vas-tu essayer de te convaincre que je suis un horrible criminel ? »

Je jetai un coup d’œil au parapluie, un sourcil haussé.

— « Tu pensais tuer tous les chamanes de la salle, dont ton neveu. Nie-le si tu veux, je sais que c’est vrai. »

Riva fronça les sourcils.

— « Je ne sais pas de quoi tu parles. »

Ce satané chamane. Niait-il à présent ses propres dires ? Si seulement je pouvais lui faire avouer un seul de ses crimes… Mais à quoi bon ? Je secouai la tête. Pourquoi hésiter davantage ? Une phrase de Maître Karhaï me revint à cet instant : “L’hésitation est précieuse pour ne pas commettre d’erreurs, mais elle ne vient jamais sans un prix à payer.” Je fis claquer ma langue.

— « Qu’est-ce que tu caches, derrière cette tunique ? »

Riva fit un geste nonchalant.

— « Tu m’interroges, à présent ? Ce sont des documents qui appartiennent à Son Altesse. Vas-tu voler les possessions d’un prince impérial ? Même un voyou comme toi devrait connaître ses limites… »

— « Les renards-démons n’ont que faire des princes », l’interrompis-je. « Dépose tout ça sur cette pierre. »

— « Je refuse. »

Ho ? Je m’avançai d’un pas.

— « Alors, meurs avec. »

Comme je m’y attendais, Riva avait encore un atout dans la manche. Il écrasa du pied son parapluie et, de sa relique, déferla une vague d’énergie pourpre — celle-ci provenait sûrement des écailles du Sage Azuré qu’il avait gardées. Mais… zut. Je ne m’attendais pas, par contre, à une telle quantité d’énergie. Je bondis en arrière et fus quand même frappé de plein fouet et projeté à terre. Je restai là, comme paralysé. Moi qui avais promis à Yelyeh d’être prudent…

— « Haha ! », lança alors Riva, s’approchant. « Tu n’es qu’un démon imberbe à côté de moi. Naravoul aurait dû t’inculquer plus de prudence. Mais lui-même n’était pas très malin. Il aurait dû accepter ma proposition et révolutionner la communauté chamanique avec moi, au lieu d’écouter sa satanée “morale”. Je lui ai pourtant laissé le choix, pendant des mois, de revenir me voir pour que je lui donne l’antidote. Son entêtement l’a tué. Ces gens-là, franchement, me dégoûtent. Dommage. J’aurais bien aimé pouvoir lui dire, devant sa tombe, que son petit-fils m’appelait “maître”. Mais, quoi, je ne sais même pas où est sa tombe, ni s’il en a une », termina-t-il en riant. Il ramassa mon épée, que j’avais lâchée sous l’impact, ses yeux verts pétillant. Il ajouta, amusé : « Dans l’au-delà, dis-lui bonjour de ma part. »

Enfin. Il avait avoué. Cet assassin avait avoué avoir empoisonné mon maître. Alors qu’il s’apprêtait à frapper avec l’épée, j’attrapai la lame d’une main et la repoussai, me relevant sous les yeux abasourdis du chamane.

— « Comment… ? »

— « Tu ne connais rien au Murim », répliquai-je simplement sur un ton glacé.

— « Ha… Ce maudit Murim… »

Il s’interrompit quand je le plaquai contre un tronc d’arbre. Je m’emparai de l’épée d’une main et fourrai mon autre main dans sa tunique. J’en retirai un ballot de papiers. Puis je posai ma lame sur sa gorge et… j’hésitai.

Riva transpirait la peur et, pourtant, quand il croisa mon regard, il parut amusé.

— « Mon neveu. Par hasard… aurais-tu peur de me tuer ? De tuer un être humain ? »

Avant que je ne puisse répondre, ses yeux s’écarquillèrent et, soudain, un tourbillon de vent me força à m’écarter. Médusé, je vis le dragon divin se dresser au-dessus de nous par-dessus les arbres. Sa grosse tête plongea et avala Riva tout rond, tunique et carquois vaudou inclus.

Au milieu de la bruyante bourrasque, on n’entendit même pas le cri terrifié du chamane. J’entendis par contre clairement le rot peu élégant du Sage Azuré.

— « Humph. Il y a mieux, comme viande », jugea-t-il.

Comme il se tournait vers moi, je dis la première chose qui me vint à l’esprit :

— « Je te crois. Les vieux chamanes, c’est connu pour être sec et peu juteux. »

— « Et les jeunes chamanes ? »

— « C’est encore pire. »

— « Héhé », fit le dragon divin, amusé par ma répartie. « En toute franchise, si j’ai mangé ce vieux sans-cœur, c’est parce qu’il avait une bonne dizaine de mes écailles. Je ne reprends que ce qui est mien. D’ailleurs, tu en as une, aussi. »

Sous ses yeux gourmands, je m’empressai de dénicher l’écaille que m’avait offerte Riva la veille et je la brandis.

— « Elle est à toi, ô Sage Azuré. »

— « Toucher l’une de mes écailles est un privilège, le sais-tu ? Il y avait des dragons, il y a longtemps, qui pensaient que toucher l’écaille d’un serpent-sage était une bénédiction. Je t’ai béni. Ce “maudit sage” t’a même guéri pour que tu puisses, peut-être, vivre encore cent ans. »

Je fus saisi d’étonnement. À l’entendre, c’était presque comme s’il avait pu entendre mes pensées, tout à l’heure, alors que je me croyais aux portes de la mort. Ou sans presque, même. Le dragon divin ajouta :

— « Alors, j’espère que tu es prêt à me rendre la pareille. »

À quoi jouait-il maintenant ? Enfin, d’un certain côté, je me sentais effectivement béni. Béni, car je n’avais pas eu à égorger de mes mains ce démon chamane. Finir dans le ventre d’un dragon divin… c’était bien la mort la plus clémente et la plus élégante que Riva aurait pu espérer. Toute souris espère mourir entre les crocs d’un renard, disait mon père. C’était une pensée bien commode, mais… En tout cas, quelque part, le Sage Azuré avait enlevé un fardeau de mes épaules. Toutefois, s’il s’attendait à une compensation, la bénédiction pouvait très bien devenir une malédiction, me dis-je, inquiet, lançant de toutes mes forces l’écaille vers le haut. Le dragon l’attrapa au vol. Il se pourlécha les babines.

— « Et comment suis-je censé te rendre la pareille, ô Sage Azuré ? », demandai-je, prudent.

Ses yeux dorés sourirent, espiègles, et ses moustaches grises dansèrent dans le vent.