Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

91 Berceau et tombeau

“Accrochez-vous bien !”, lança Yelyeh, bien que je fusse le seul à pouvoir l’entendre par voie mentale.

Un bouclier de ki pourpre autour d’elle, les ailes déployées sous le poids des roches, la dragonne força son chemin vers le haut à travers le plafond effondré. Elle tenait Zom dans une de ses pattes, Arvian, Ayaïpa et moi dans l’autre, et, avec une de ses pattes de derrière, elle s’acharnait à traîner le Chaudron Astral avec elle… Elle aurait bien pu le déterrer plus tard, mais elle était têtue : trésor débusqué, trésor embarqué, disait-elle.

Malgré tout, grâce à son ki puissant, elle parvint à s’ouvrir un chemin entre les roches et ne tarda pas à atteindre le fond de la grande crevasse où se trouvait le dragon scellé. La lumière dorée y était aveuglante. Un instant, elle chancela à cause du choc énergétique. Cette énergie que Riva avait voulu détruire et qui avait causé la mort de plus d’un subordonné de l’Œil Renversé étant entré dans la crevasse… cette puissante énergie capable même d’affecter Yelyeh était toujours là. Et j’étais sûr que, sans la barrière protectrice de la dragonne, nous serions morts d’un coup.

Yelyeh nous relâcha et j’atterris sur un gros rocher bancal, qui alla culbuter un autre rocher. Arvian, Ayaïpa et moi basculâmes. À notre droite, Zom avait eu plus de chance dans son atterrissage et regardait vers le haut, bouche bée. Sur un sol enfin plus équilibré, Ayaïpa dans mes bras, je relevai la tête, battis des yeux à cause de la lumière, puis je la vis : un peu plus loin, dans la profonde crevasse… Là, se dressait une créature géante. Elle n’avait pas du tout la même forme que Yelyeh : c’était un dragon au corps long comme un serpent, gros comme le tronc de l’Arbre Vertueux, élancé, aux pattes courtes et à la tête énorme pourvue de longues moustaches grises. Il n’avait pas d’ailes, mais il volait sans efforts, en spirales, faisant chatoyer ses anneaux aux écailles couleur azur et turquoise. C’était…

C’était l’être le plus énorme et le plus majestueux que j’aie jamais vu. À côté, même Yelyeh semblait petite.

Il gronda. Arvian s’évanouit — il avait bien tenu jusqu’à maintenant. Yelyeh s’était paralysée sur place.

“Yelyeh… ? N-Ne me dis pas que tu es intimidée ?”, demandai-je avec un rire nerveux.

Yelyeh ne me répondit pas. Et zut. Si son bouclier d’énergie venait à se briser, on était tous morts. Or, ce n’était qu’une question de temps avant que ce dragon azuré nous attaque, et alors…

Il y eut un autre grondement, puis la bête parla à voix haute :

— « Hum. Petit lézard pourpre. Hum-hum. M’aurais-tu réveillé ? Ah, désolé, mon énergie se libère quand je dors profondément. Hum-hum. Que j’ai la gorge sèche ! »

Tout d’un coup, l’énergie mortelle autour de nous se dissipa, aspirée par le Dragon Azuré. Par la Vertu Céleste, soufflai-je, incrédule. Le dragon n’allait pas nous attaquer ?

Yelyeh, pourtant, tremblait. Ayaïpa essayait de se tourner dans mes bras. Au lieu de regarder en face, vers le dragon, elle regardait toujours à gauche. Et zut, compris-je. Avait-elle le torticolis à cause de ce maudit Luna qui avait malmené son cou ? Dès que je la tournai pour qu’elle puisse voir le Dragon Azuré, la poule ouvrit grand son bec d’émerveillement.

— « Un dragon divin ! », fit-elle, avec sa voix encore un peu rauque. « Cousin, c’est un dragon divin ! Maîtresse m’en a parlé, une fois. C’est son rêve d’en rencontrer un dans sa vie. Cousin ! Il faut qu’on lui en parle ! »

Si jamais on sortait de là vivants, certainement…

— « C’est quoi, un dragon divin, cousine ? », lui murmurai-je.

— « Koko, tu ne sais pas tout, cousin, hein ? … Kyik », caqueta-t-elle de douleur quand elle essaya de lever la tête vers moi.

— « C’est le torticolis, cousine. »

— « Oui… Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive », reconnut-elle.

C’était pourtant la première fois que je voyais une poule avec le torticolis.

— « Alors ? Tu dis que c’est un dragon divin ? »

— « Aucun doute là-dessus », affirma-t-elle, le regard braqué sur la grande créature qui, elle, faisait onduler souplement son corps, l’air de se dégourdir de son long sommeil. « Un dragon divin, cousin, c’est la créature la plus sage au monde qui soit. Elle traverse les cieux sans presque jamais se poser et parcourt l’univers sur les lignes qui séparent le Bien du Mal, le Bon du Mauvais, le Haut du Bas, la Chose du Néant, la Naissance de la Mort, et tous les concepts qui s’opposent et qui ne se comprendraient pas sans leur opposé. Le dragon divin est la sagesse personnifiée… disent les textes que m’a lus Maîtresse », termina Ayaïpa.

Cela ne voulait-il pas dire que… nous étions devant une créature légendaire, plus légendaire encore que le Dieu du Croc, que la Licorne des Foudres ou que le Dragon Céleste qu’admirait Yelyeh ?

Je levai les yeux vers la dragonne rouge et… je compris enfin que son silence n’était pas dû à la peur mais à une sorte de sentiment de soumission instinctive. Elle courbait même la tête, muette de stupeur, comme envoûtée.

“Yelyeh… C’est un dragon doré”, lui rappelai-je. N’était-elle pas censée être repoussée par une créature de ki spirituel ? J’insistai : “Tu m’as dit toi-même un jour que les dragons ne courbent l’échine que devant les cieux. Yelyeh ! Et si on sortait d’ici… ?”

Soudain, la dragonne rouge adopta sa forme humaine et aspira une bouffée d’air comme si, jusque-là, elle avait retenu sa respiration.

— « Tu es bruyant, Zangsa… Mais merci », fit-elle, puis elle indiqua le dragon divin du doigt : « Toi ! »

Je pâlis. Elle n’allait quand même pas l’insulter, si ?

Pendant tout ce temps, le dragon divin enroulait et déroulait ses anneaux, comme pour s’étirer et se désengourdir. Interpelé par Yelyeh, il se tourna à nouveau vers nous et répéta :

— « J’ai la gorge sèche. Ah ! Je boirais bien la Source du Monde toute entière, hum-hum. » Puis il baissa encore plus la tête vers nous et la hocha, agitant ses moustaches grises. « Hum, hum, petit lézard, tu changes de forme pour devenir encore plus petit ? L’humilité t’honore. Moi-même, moi-même… »

Il se redressa et, émettant un éclat aveuglant de ki doré, atterrit sur la pointe d’un rocher, devant nous… sous la forme d’un humain aux longs, très longs cheveux bleus, bordés de deux longues mèches grises, surmontées de deux belles cornes dorées. Ses yeux étaient à demi fermés, comme s’il n’avait pas vraiment fini de se réveiller. Il sourit.

— « Je n’avais pas vu les petites créatures qui t’accompagnaient. Les apportes-tu pour que je les mange ? C’est bien gentil, petit lézard, mais j’aurais bien aimé quelques tonneaux de vin avec, hum-hum. Mais attendez… »

Il se trouvait à vingt bons mètres de distance : l’instant d’après, il était près de moi et tendait une main vers mon carquois vaudou en disant :

— « Du vin ? »

Cloué sur place de stupeur, je le laissai prendre mon carquois et le dévaliser. Il trouva aussitôt le flacon avec les vingt millilitres de vin de myrtille céleste, mon trésor que je tenais de la Sage Campagnarde et que j’avais jalousement gardé même hors de la vue perçante des Mendiants…

Alors qu’il buvait cul sec, Zom, Ayaïpa et moi le dévisagions, ahuris. C’était ça, un dragon divin, la créature la plus sage au monde ? Ayaïpa s’était sûrement trompée…

— « Gah… ! Ça m’a donné encore plus soif… »

À cet instant, il nous regarda avec appétit. Yelyeh s’interposa et, l’air de lutter contre son instinct de dragon, elle protesta :

— « Attends une seconde, le gros lézard ! Je ne t’ai rien apporté à manger ! Espèce de voleur ! Zangsa est à moi ! Tout ce monde est à moi ! Si tu y touches, je te fais flamber à petit feu ! Si… c’est possible… Je veux dire… Nous ne faisions que passer… Mais si tu as tellement faim, Ô Sage Azuré, je… peut-être les jambes, à la rigueur… »

Attends, elle avait complètement changé son discours en quelques phrases, là ! Essayait-elle de nous protéger ou de nous offrir en pâture ? Qu’elle se décide !

— « Yelyeh », dis-je, juste derrière elle, avec une voix qui se voulait calme. « Tu m’as dit, un jour, de ne jamais agir à moitié. Quand on essaie de sauver quelqu’un, on ne le sauve pas à moitié. »

Zom hocha la tête, applaudissant par ce geste mon intervention héroïque. La dragonne avait tourné la tête vers moi et, sous son regard et celui du Sage Azuré, j’ajoutai vaillamment :

— « Si le dragon divin est si sage que ça, il saura qu’après un aussi long jeûne, il n’est pas recommandé de s’empiffrer. Et puis, tuer des âmes vertueuses, c’est la meilleure façon d’avoir une indigestion. »

Les mèches grises du Sage Azuré s’agitèrent.

— « Vertueuses ? », répéta-t-il. « Dans mon sommeil, j’entendais clairement pourtant des desseins malveillants d’humains voulant arracher mes écailles. Mais vous n’êtes pas ces humains-là, je le sais. Je ne parlais pas de vous mais des insectes qui se cachent derrière cette roche. »

Derrière… quoi ? Je compris quand, d’un geste nonchalant, le dragon divin envoya une vague de ki vers la roche translucide qui séparait la crevasse de la pièce où Riva m’avait donné son écaille : tout un pan de roche s’effondra et, à travers le nuage de poussière qui s’éleva, je crus distinguer, derrière, un groupe d’humains. Alors, par-dessous l’odeur puissante du Sage Azuré et de Yelyeh, je perçus l’odeur distincte de démons cultivateurs. Yelyeh ne les avait donc pas tous réduits en cendres. Logique : elle n’était pas montée à l’étage. Or, dans cette salle contigüe à la crevasse, se trouvaient une bonne dizaine de démons cultivateurs vêtus de noir et, au milieu de ces hommes armés, j’aperçus Riva, debout derrière son bureau, son parapluie grand ouvert pour se protéger de la roche qui avait volé en éclats.

Le démon chamane affichait une expression d’effroi et d’incompréhension. Il toussa à cause de la poussière, examinant la scène avec des yeux fébriles.

— « Et zut… », fit-il.

Avait-il cru que le dragon divin ne s’apercevrait pas de sa présence ? Alors, avec un courage dont je ne l’aurais pas cru capable, il replia son parapluie et, flanqué de deux gardes, il franchit le trou et la roche effondrée et s’avança sur le sol accidenté en disant :

— « Mon neveu ? Grâce aux dieux, tu es vivant. Le dragon… L’as-tu vu ? »

Il ne savait donc pas qu’il était à cinq mètres à peine de deux dragons bien réels. Je ne pus m’empêcher de me moquer de lui.

— « Le dragon, mon oncle ? Si je l’ai vu ! Il s’est envolé. Il était énorme et magnifique. »

Les yeux du chamane fixèrent le haut de la crevasse, par où n’entrait qu’une faible lueur, alors qu’il devait pourtant être près de midi.

— « Il s’est envolé… Tu es sûr ? », répliqua Riva. Avant d’attendre ma réponse, il se tourna vers un des démons cultivateurs derrière lui, de petite taille et aux yeux rouges étincelants. « Capitaine Youta. »

Celui-ci réagit immédiatement.

— « Cinq, Huit, gardez l’œil sur ces quatre-là », ordonna-t-il. Il parlait à l’évidence de Zom, de moi et… de la belle jeune femme aux cheveux écarlates et du beau gosse aux cheveux bleus. La première regardait la scène avec ennui ; le deuxième, avec une moue curieuse. Le démon ordonna : « Les autres : explorez les environs. Messire Riva, si le dragon est bien matériel, il aurait dû détruire le haut de la crevasse. Et il aurait dû passer par l’anneau d’adamantium et y laisser des écailles. Or, je n’en vois aucune. »

Je tiquai. Un anneau d’adamantium ? Je comprenais à présent pourquoi Riva avait envoyé Boidami voir ce forgeron réputé : il avait commandé un engin fait avec un des matériaux les plus indestructibles au monde afin d’emprisonner le dragon, ou plutôt, rectifiai-je, afin d’au moins lui enlever quelques écailles au passage, quand il filerait vers le haut de la crevasse à son réveil. Riva n’avait donc pas eu la prétention de tuer cette créature : ce démon chamane était bien conscient que de simples humains ne pouvaient pas se mesurer à une telle bête. En tout cas, il n’avait eu aucun scrupule à sacrifier des chamanes juste pour tenter une expérimentation qui avait peu de chances d’aboutir…

Le petit chef démon aux yeux rouges jeta un coup d’œil à Riva et demanda :

— « Croyez-vous qu’il se soit, d’une certaine façon, téléporté… ? »

— « Impossible », rétorqua vertement Riva. « La téléportation n’existe pas. »

À peine eut-il dit cela que le dragon divin apparut debout, sous son nez, et, retirant d’une poche de la robe du chamane une de ses propres écailles, il fit :

— « Hum-hum. Tu viens voler mes écailles pour y stocker du ki pourpre ? Tu n’es pas le premier à y avoir pensé. Mais qui se croit trop malin perd souvent son chemin. Et qui vole une écaille se retrouve sur la paille ! Hahaha ! », rit-il, sous le regard stupéfié de Riva. « Et puis, sais-tu ? », reprit-il, faisant vibrer soudain sa voix plus fort dans la caverne. « Les seuls humains à avoir réussi à s’emparer de quelques-unes de mes écailles… ne sont plus de ce monde. Forcément », dit-il, avec un brusque sourire, « puisque j’ai sommeillé pendant plus de cent ans, hahaha ! »

Dragon divin, mon œil, soufflai-je intérieurement, éberlué.

Riva avait blêmi. Il venait de comprendre quelle était la nature de cet homme aux cheveux bleus qui lui faisait face. Le petit démon aux yeux rouges qui l’accompagnait, au lieu de rester cloué sur place de panique, réagit en s’élançant vers nous, dague à la main. À l’évidence, c’était un démon qui avait maîtrisé des arts de mobilité et d’assassinat : en un clin d’œil, il se retrouva aux côtés de Yelyeh et la menaça de la pointe de son arme en s’écriant :

— « Que personne ne bouge, si vous tenez à la vie de cette jeune femme ! »

Il y eut un silence, puis Yelyeh éclata de rire.

— « Tu entends ça, Zangsa ! Viens me secourir ! »

Alors, d’une main embrasée de flammes rouges, la dragonne attrapa la lame et, sous les yeux ébahis du démon, la réduisit en un tas de métal fondu. La situation devenait burlesque. Cependant, à cet instant, Yelyeh s’apprêta à lancer une vague de flamme vers les démons cultivateurs et Riva et… médusé, je vis le Sage Azuré lui donner un coup derrière la nuque. Comme une frêle jeune fille, Yelyeh s’effondra sur le sol rocheux, évanouie. Mon cœur manqua un battement.

— « Yelyeh ! »

Lâchant Ayaïpa, je me précipitai. La dragonne respirait toujours, heureusement, mais… Je foudroyai le dragon divin du regard.

— « Pourquoi tu as fait ça ? »

— « Hum-hum. Seul un lézard stupide ternirait un berceau où l’on a rêvé pendant cent ans. Cent ans », répéta le Sage Azuré, plongé dans ses pensées. « J’ai entendu un humain dire, un jour, qu’il était important de compter les jours et les nuits, alors, voyez-vous, j’ai compté. J’ai compté inutilement pendant que mes esprits vagabondaient dans les profondeurs de la terre, dans le bois des forêts, dans la roche des montagnes, dans l’eau des océans. Alors, à présent que je reviens aux cieux, je sais que cet humain que j’ai connu n’est sûrement plus de ce monde. Les mystères du temps. Les mystères du cœur. Et voilà qu’après cent ans de sommeil, est né en moi un nouvel esprit qui me ramène vers les cieux. Mon seul désir, à présent, est de reprendre mon envol en paix et d’arrêter de compter les jours et les nuits jusqu’à mon prochain atterrissage, peut-être dans mille ou deux mille ans, qui sait. Or s’envoler sous les flammes est de mauvaise augure. Me comprends-tu, petite créature ? »

En plus d’ivrogne, ce dragon était superstitieux ? Bravo, la sagesse. Je grognai :

— « Si tu veux t’envoler, envole-toi, Sage Timbré. »

— « Hum-hum… C’est ce que je vais faire, après avoir ouvert le passage vers les cieux », répliqua-t-il. « Ah, soleil ! Comme j’ai hâte de te revoir ! »

Le dragon divin reprit sa forme de gigantesque serpent aux écailles bleues.

— « Ca-Cap’taine, le dragon ! », bafouilla un des démons cultivateurs.

Il dégaina. Le capitaine aux yeux rouges leva une main et gronda :

— « Rengaine, espèce d’idiot ! »

Sous nos yeux fascinés, le dragon divin étira ses anneaux et commença à léviter vers le haut. En quelques secondes, il arriva au sommet de la crevasse.

Ce n’est qu’alors que je pensais à la situation. Le dragon divin partait. Yelyeh était évanouie dans mes bras. Arvian reprenait tout juste connaissance : étendu sur le sol, le jeune chamane aux cheveux couleur paille regardait le Sage Azuré avec des yeux écarquillés, l’air de penser que ce rêve était moins terrifiant et plus merveilleux qu’il ne l’avait d’abord cru… Seulement, ce n’est pas un rêve, mon vieil ami, songeai-je, et je me tournai vers Ayaïpa. Avec son torticolis, la poule avait pris une étrange position pour pouvoir voir le Sage Azuré prendre son envol. Un instant, nous avions oublié que nous nous trouvions encerclés par des démons cultivateurs. Le seul qui ne semblait pas impressionné par le dragon divin, c’était Zom : étrangement, le garçon dévisageait le Capitaine Youta, qui avait menacé Yelyeh. Son expression glacée m’interpela, certes, mais… ce n’était pas le moment de créer davantage d’hostilité. C’était plutôt le moment de sortir de là. Et notre meilleure et peut-être seule échappatoire, c’était Yelyeh. Si seulement j’arrivais à la réveiller…

Soudain, on entendit un fort claquement métallique, suivi d’un bruit assourdissant, comme si l’île toute entière avait été secouée. La lumière aveuglante du soleil baigna alors la crevasse et une pluie de roches dégringola le long des parois. Heureusement, la plupart des roches bloquant le passage furent expédiées à l’extérieur et non dans la caverne, autrement, nous aurions pu tous dire nos dernières prières. Même l’anneau d’adamantium semblait avoir été projeté au-dehors. Sous les rayons de soleil, s’envolant de plus en plus haut dans le ciel, le Sage Azuré s’enroula et se replia dans tous les sens, comme s’il dansait, festoyant son réveil. Puis il disparut de notre champ de vision.

Après un court silence, le capitaine démon commenta :

— « L’adamantium n’a pas marché, Messire Riva. »

Il y avait une pointe de raillerie dans sa voix. Le démon chamane lui jeta un regard noir puis, comme je le craignais, il se tourna vers moi.

— « Zangsa. Trêve de mensonges. Tu es un cultivateur du Murim et tu as saboté la formation sans que cet idiot de Luna ne s’en rende compte. Les chamanes du rituel étaient censés donner toute leur énergie vitale, mais tu as voulu les sauver et, finalement, ils sont tous morts en vain, écrasés sous ces roches, n’est-ce pas ? » Je ne répondis pas. Il haussa les épaules. « Qu’importe. Ton sabotage n’a servi à rien, mais mes plans n’étaient pas moins futiles : même si j’avais eu une centaine d’idiots à sacrifier, je n’aurais probablement pas réussi à piéger ce dragon géant, j’en suis certain après l’avoir vu et avoir perçu sa force. »

— « Ho ? » Je me levai en essayant de paraître parfaitement calme. « Cela veut-il dire que tu ne m’en tiens pas rigueur, mon oncle ? »

Riva afficha une expression malicieusement amusée.

— « Malheureusement pour toi, j’ai pour habitude de ne pas pardonner à ceux qui essaient de me mettre des bâtons dans les roues. Mais je veux bien faire une exception pour mon neveu… à une condition. »

Je n’en croyais pas mes oreilles. Il était prêt à me pardonner ? Que tramait-il ?

— « Une condition ? », répétai-je.

Alors que Riva s’apprêtait à répondre, une voix fit :

— « Ne l’écoute pas, Zangsa. » C’était Arvian. Le jeune chamane se releva, époussetant sa tunique, et ajouta : « Les belles paroles, c’est une des spécialités de cet homme. En fin de compte, c’est lui qui a poussé Luna à empoisonner mon maître. Et c’est lui qui a empoisonné le tien. »

Je fus parcouru d’un frisson glacé. J’avais déjà deviné que Riva n’était pas étranger à l’empoisonnement de mon grand-père, mais… Arvian, gémis-je intérieurement, pourquoi tu sors ça dans une situation si délicate ?

Riva avait haussé un sourcil, jouant avec son parapluie.

— « Je ne sais pas qui était ton maître, mais… » Il fit une moue et haussa les épaules, faisant signe au Capitaine Youta. « Tu peux aller le rejoindre, s’il te manque tant. »

Le capitaine dégaina son épée courte — à défaut de sa dague. Tirant Arvian par le bras, je m’écriai :

— « Attendez ! Qu’est-ce que tu veux, à la fin, Riva ? Un bain de sang… ? »

Je me tus, car, à cet instant, Zom jeta une pierre au capitaine démon. Je sifflai de stupeur.

— « Zom ! Écarte-toi ! »

Ce n’était pas avec des pierres qu’un petit chasseur comme lui allait terrasser un démon ! N’avait-il pas promis d’obéir si je lui demandais de s’enfuir ? Et pourtant, le garçon resta là, affrontant le Capitaine Youta, une deuxième pierre dans la main. D’abord l’accusation d’Arvian, puis l’attaque de Zom… Par la Vertu Céleste, cherchaient-ils à périr dans cette crevasse ?

Le démon avait paré la pierre sans difficulté. Sa force n’était probablement pas aussi grande que celle de l’Ombre du Prince Zorén, mais ses mouvements étaient fluides et rapides comme ceux de la Démon des Toiles. Il ne riposta pas cependant. Il avait l’air étonné.

— « Garçon », dit-il. « On se connait ? »

Sous ses mèches rouge sombre, les yeux de Zom le fixaient avec intensité. Alors, le capitaine démon souffla.

— « J’hallucine. Zom ? Le chamane t’a appelé Zom. C’est toi ? »

— « Qui est-ce ? », demanda Riva, impatient.

Youta eut un rire sec.

— « C’est un Chien Sanglant Enragé. »

Les yeux de Riva scintillèrent.

— « C’est-à-dire ? »

— « Hum… C’était il y a quatre ans », expliqua le capitaine, l’air peu pressé, l’épée baissée — la rencontre semblait l’avoir empli de bonne humeur. « J’ai reçu l’ordre d’aller dans un village du Plateau pour enquêter sur le Clan des Chiens Sanglants Enragés, qu’on croyait tous disparu à jamais. J’ai pu confirmer qu’une famille avait reçu de l’argent d’un disciple de ce vieux clan. Mieux encore : cette famille s’occupait d’un rejeton aux cheveux rouges, aussi rouges que les cheveux du disciple qui l’avait déposé chez eux. Quand je suis arrivé avec mes hommes, la famille n’a pas résisté et m’a vendu le gamin pour une poignée de pièces de bronze. Mais leurs réponses, à propos du disciple, étaient largement insatisfaisantes, alors ma main a glissé », sourit-il. Autrement dit, il les avait tués, compris-je, révolté. Et, très certainement, il avait fait cela sous les yeux de Zom, alors que le garçon n’avait que neuf ans.

— « Et puis ? Tu as laissé s’échapper le gamin ? », fit Riva avec une moue.

— « Attends que je finisse », répliqua le capitaine démon. « J’ai emmené le garçon dans mon château. Ses pouvoirs étaient encore endormis, alors on m’a demandé de le prendre sous mon aile jusqu’à nouvel ordre. Pendant un an, je l’ai nourri et logé. Je lui ai même appris à louer les Secrets de la Terre, à s’incliner devant les Grands Démons et à chanter les Vertus de l’Ordre du Bas. »

Je supposai qu’il s’agissait là de traditions de l’Œil Renversé… Zom avait-il vraiment appris tout cela ?

— « Et puis, un jour », reprit le capitaine démon, « bien avant ses onze ans, le démon s’est réveillé en lui, il a tué trois de mes hommes alors que j’étais en mission… J’ai passé des mois à essayer de le retrouver, ce Chien Enragé. D’après Dokminore, son pouvoir dépasse toutes les normes. Si seulement j’avais été là pour l’arrêter, à ce jour, je serais peut-être déjà commandant en chef de l’Œil. Ce diablotin… Mais la pluie revient quand on ne l’attend pas, dit-on », termina-t-il, adressant à Zom un sourire carnassier. « On se retrouve enfin. »

Je comprenais enfin la réaction de Zom. La situation devenait de plus en plus compliquée. Zom retrouvait celui qui l’avait arraché à son enfance et plongé dans un monde de démons pendant près de deux ans. Arvian et moi faisions face au chamane qui avait provoqué la mort de nos maîtres respectifs. Les démons cultivateurs partis explorer étaient tous revenus nous encercler et… Yelyeh était toujours inconsciente.

“Yelyeh ! Réveille-toi !”, lui criai-je mentalement. Cependant, mes cris n’arrivaient pas à bon port.

Alors, je m’aperçus que Riva me regardait. Il soupira.

— « Réglons d’abord ton cas, mon neveu. Je voudrais te laisser une seconde chance, étant donné que tu as choisi le Chemin du Démon, mais… Pas de secrets entre nous. Ton jeune compagnon semble penser que j’ai causé la mort de son maître et de Naravoul. Calomnies. J’espère que tu n’y crois pas une seule seconde. Et je voudrais que tu jures, devant les cieux et l’œil qui voit tout, que tu n’entreprendras jamais de vaines vengeances sans preuves contre moi. »

Je réprimai une grimace et tentai de paraître naturel quand je répliquai :

— « C’est tout ? C’est ça, ta condition ? »

— « La condition pour te laisser en vie », affirma-t-il. « Dans le cas contraire, tu n’es qu’un criminel qui passe à l’acte avant de vérifier les faits. »

— « Très cohérent, mon oncle. Et… » J’hésitai puis me poussai à poser la question qui faisait mal : « La condition pour laisser tous mes compagnons en vie ? »

Riva roula les yeux.

— « Tu t’inquiètes vraiment pour eux, je vois. Soit. Renonce à ton disciple : comme tu l’as entendu, ce Chien Sanglant Enragé ne t’appartient pas. »

Je pariai que ce démon chamane aurait préféré garder le Sang-Immortel pour lui et en faire une de ses bêtes chamaniques, mais, à présent, il n’avait d’autre choix que de le laisser aux mains du capitaine Youta et de l’Œil Renversé.

— « Et pour finir », ajouta Riva.

Il marqua une pause et fit tourner son parapluie replié dans sa main avant d’arrêter et de m’adresser une expression calme. Il s’avança et me toucha de la pointe de son parapluie. Une vague émotionnelle chargée de peur et de désespoir flua à travers sa relique et se fracassa contre mon esprit. Il m’attaquait avec des arts vaudou, maintenant ? Il pensait sûrement que ça allait marcher… Tremblant, je grimaçai, luttant tant bien que mal contre sa décharge émotionnelle. Sacré parapluie… Si j’arrivais à terrasser ce démon chamane, je n’allais pas manquer l’occasion de garder ce trésor vaudou…

— « Jure loyauté au prince », dit Riva, « et ces guerriers que tu vois obéiront à tous tes ordres. »

Il sourit, intensifiant son attaque chamanique.

— « Ce jeune chamane et cette jeune femme… Donne l’ordre de les tuer et je ferai de toi le plus puissant des chamanes. »

Soudain, son attaque s’interrompit. Il avait voulu m’intimider… mais, à présent, il me laissait décider en toute connaissance de cause. Je me remis vite de son attaque, mais non de ses paroles : j’étais écœuré. Je me redressai et croisai mes bras, fixant du regard ce maudit démon.

— « Si tu étais né muet, tu n’aurais pas été aussi révoltant, mon oncle. »

Je fronçai les sourcils à son expression amusée et je compris que, quelque part, il s’attendait à mon refus. Il n’hésita pas et dit :

— « Dommage. Pas d’écailles. Et pas de disciple utile. Tuez-moi ces damnées souris », ordonna-t-il.

Aussitôt, je sortis mes aiguilles vaudou, imprégnées de ki pourpre, et rétorquai intérieurement : une souris ? Je suis un renard, maudit serpent !