Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Ô rage qui tremble et fait trembler les cieux !
Quand l’hirondelle fuit et que les cœurs taris
S’amusent à déchirer des ombres dans la nuit.
Shahouza
*
Debout près de la porte métallique de la salle du chaudron, une grosse main autour du cou bleui d’Ayaïpa, le Contremaître Luna tonna à tous les chamanes :
— « Commencez le rituel ! »
Au milieu du cercle, près du chaudron, je grimaçai intérieurement. Comment en étions-nous arrivés là ?
Revenant à ma chambre après ma petite expédition, je m’étais endormi en pensant qu’à mon réveil, je verrais Yelyeh confortablement assise sur un tas de cendres de démons cultivateurs… Rien de plus faux : la voix du Contremaître Luna dans le couloir nous avait tous arrachés à notre sommeil pour recommencer les « essais » car aujourd’hui était le grand jour où le remède anti-démon serait fabriqué, les démonologues venaient de l’avancer, et pour cause : une attaque de bêtes-démons pendant la nuit avait semé la panique dans le quartier nord d’Osha et le Démon Dément qui les possédait était susceptible de se propager aux humains. Donc, nous, les chamanes sauveurs, étions sommés de faire de notre mieux pour aider à fabriquer le remède.
Et voilà que, ne voyant Yelyeh nulle part, je m’étais demandé si Sakoutcha, la grande rapiette, avait finalement failli à relayer mon message. Faisant signe à Zom, j’avais pris Ayaïpa dans mes bras et m’étais dirigé vers la porte principale de cet antre, affirmant que j’avais une affaire urgente à discuter avec Messire Riva : apparemment, ce démon était reparti à l’Auberge des Mille Étoiles et n’avait l’intention de revenir que l’après-midi, pour « nous guider pour la grande occasion ». Les démons cultivateurs m’avaient barré la route. Le Contremaître Luna m’avait rattrapé et, à voir leurs têtes, j’avais compris que mon impression de la veille n’était pas farfelue : Riva m’avait bel et bien épié à travers l’écaille de dragon qu’il m’avait offerte.
Heureusement, Riva semblait penser qu’il était passé inaperçu et que je ne me doutais de rien. Et, heureusement aussi, il semblait ignorer que j’avais bien compris son manège et que j’avais déjà repéré le double cercle runique lié aux explosifs. Il laissait donc au Contremaître Luna la possibilité de se servir de moi pour sauver sa peau. Et Luna, à l’évidence, venait sûrement de comprendre que son supérieur avait voulu le sacrifier avec toute l’équipe, et, se sachant tout aussi mort s’il n’arrivait pas à accomplir ses ordres, il m’avait pris un peu comme sa bouée de sauvetage.
À présent, entouré de chamanes se croyant des héros, chacun placé sur une boucle du cercle runique, je foudroyai le Contremaître Luna d’un regard noir. Comment cette crapule osait-elle menacer ma disciple ? Il avait même osé fureter dans mes affaires et m’avait enlevé un couteau que je gardais dans mon carquois vaudou.
Pour couronner le tout, étant donné que j’avais présenté Zom à Riva comme mon apprenti, le Contremaître Luna avait volé son arc et son carquois et lui avait violemment ordonné de prendre lui aussi place sur une boucle du cercle. À la lueur meurtrière dans ses yeux, j’avais craint, un instant, que le Sang-Immortel se jette sur le chamane entouré de démons cultivateurs… Cependant, le garçon se maîtrisa et obtempéra, non sans me jeter des coups d’œil inquiets.
Bon. À présent, que faire ? Je croisai le regard interrogateur d’Arvian. Mon vieil ami aux cheveux couleur paille était surpris. Rien d’étonnant : il devait se demander pourquoi diable, moi, qui étais arrivé en dernier, recevais le grand honneur de présider le rituel, remplaçant Luna juste au dernier moment.
Si seulement je trouvais une manière de me débarrasser de la dizaine de démons cultivateurs qui se tenaient près de la porte…
Sous le regard menaçant de Luna, j’initiai le rituel. Les chamanes scandèrent les vers pour renforcer les liens vaudou de la formation.
Folle nature ! Tempère ta colère !
Pour l’amour du peuple innocent…
Assis sur sa boucle, Zom ne pipait mot. Luna le récrimina en s’adressant à moi :
— « Ton disciple est-il idiot ?! »
— « Il est muet », répliquai-je, étonné qu’il interrompe le rituel.
— « Muet ? Ha ! », rit Luna, sarcastique. Il souleva Ayaïpa par le cou. « Ton disciple est muet et, par contre, ta poule chamanique parle, à ce qu’on m’a dit ? »
Bouillant de colère en voyant Ayaïpa à demi étouffée par ce monstre, je partis d’un rire bref et venimeux.
— « Une poule qui parle, messire ? »
Les chamanes rirent à leur tour. Je hochai la tête.
— « Vous blaguez pour calmer les nerfs de l’équipe, c’est ça, mon cher contremaître ? »
Les yeux de Luna jetaient des éclairs. Mais il contint son hostilité et fit claquer sa langue.
— « Recommencez le rituel et que ça saute. »
Je me réjouis de ne pas avoir touché à la poudre de blé spirituel cachée à l’intérieur du chaudron : arrivant à la fin du rituel long et rébarbatif, je redirigeai subrepticement l’énergie du cercle que j’avais saboté pendant la nuit. Je réussis à faire sortir des volutes de fumée dorée du chaudron en faisant réagir l’énergie entrante avec celle du blé spirituel. Un instant, je crus que j’allais être pris sur le fait… mais rien, les chamanes étaient si hébétés par tant de répétitions et de labeur qu’ils n’y virent que du feu et regardèrent les volutes dorées avec cette satisfaction du travailleur épuisé. Je bernai même Luna, qui, à me voir si collaboratif, avait relâché un peu la prise autour du cou d’Ayaïpa. Parfait.
Nous répétâmes trois fois ce stupide rituel. Honnêtement, je ne comprenais pas très bien ce que Riva attendait de celui-ci, vu qu’à mon avis, le deuxième cercle vaudou lié aux explosifs était son véritable objectif. Peut-être était-il simplement question d’habituer les chamanes au rituel… ou d’habituer le chaudron à l’énergie vitale des chamanes ? Après tout, s’il s’agissait vraiment du Chaudron Astral, qui sait quels comportements étranges cette relique pouvait avoir.
Nous nous apprêtions à commencer le quatrième rituel quand un démon cultivateur franchit la porte et murmura quelque chose à Luna, qui hocha la tête et lança à tous d’une voix forte :
— « Préparez-vous ! À vos boucles, messieurs, mesdames : cette fois-ci, c’est la bonne. Fini, les essais. Il y a urgence. Le Prince Zorén nous prie de faire de notre mieux pour l’Empire. Nous n’avons pas le droit à l’erreur, frères et sœurs chamanes ! »
Les paroles de Luna semèrent la nervosité parmi tous les membres de mon équipe. C’était vraiment le grand jour, le jour de la récompense, le jour où les chamanes allaient vraiment se comporter en héros, le jour où ils allaient enfin pouvoir sortir de cet antre…
Mais que faisait donc Yelyeh ? Si le lézard ne l’avait vraiment pas contactée… Et zut, j’aurais dû prévoir une échappatoire, car une fois que Luna s’apercevrait de mon sabotage…
Nous commençâmes. Auprès de la porte, Luna affichait un sourire nerveux et malveillant. Il priait sûrement pour que tout se passe comme prévu et se termine en grand massacre apocalyptique, menant au réveil et peut-être à la mort d’un dragon légendaire. J’avais envie d’enfermer ce démon dans le chaudron et d’en faire un bouillon.
Nous terminions le dernier cantique quand, du coin de l’œil, je vis Luna lancer Ayaïpa dans le cercle sans ménagement et dire avec un grand rire machiavélique :
— « Bande d’idiots, mourez tous ! »
Sous les yeux interloqués des chamanes, il s’élança dans le couloir avec ses gardes et ses deux disciples qui avaient quitté en douce le cercle aussitôt l’incantation faite. Un seul démon cultivateur resta en arrière. Aussitôt la porte fermée, celui-ci enfonça une dague flamboyante d’énergie pourpre dans un creux de la roche, non loin de la porte. Je compris enfin comment ils pensaient activer leurs explosifs. Cependant…
Le démon cultivateur blêmit, retira la dague et la replanta dans le creux. Toujours rien.
Légèrement amusé, je pris Ayaïpa dans mes bras et, caressant doucement ses plumes hérissées par tant de brutalité, je lançai :
— « Tu as l’air surpris. Pourquoi les explosifs posés sur le plafond ne fonctionnent-ils pas ?, te demandes-tu. » Le démon cultivateur se tourna vers moi. Je ne voyais pas la moitié de son visage, caché derrière son mouchoir blanc, mais je vis clairement ses épais sourcils noirs se froncer. « Hoho. Vous autres, démons cultivateurs, sacrifiez vos vies si facilement pour le Bien Commun de votre communauté… Heureusement pour toi, cette nuit, j’ai saboté vos plans. Les explosifs ne sont plus connectés au cercle vaudou. Donc, rien ne peut exploser. »
Je disais ça quand, soudain, on sentit la terre trembler. Le démon cultivateur enleva son mouchoir avec un sourire.
— « L’Oracle ne se trompe jamais. » Et il s’inclina avec respect devant les chamanes abasourdis en disant : « Citoyens. Tous nos efforts seront récompensés. »
Il était sincère. Il était prêt à mourir pour la « cause », quelle qu’elle soit. Combien de démons de l’Œil Renversé vivaient, comme lui, dans une réalité complètement déformée ?
Enfin, c’était plutôt le moment de s’inquiéter de la grotte et de son plafond… Tout tremblait. Les explosifs s’étaient-ils activés malgré mon sabotage ? J’en doutais, car seules quelques pierrailles et poussières tombaient du plafond, mais au cas où…
J’allais m’élancer vers la porte métallique quand celle-ci explosa et alla écraser le démon cultivateur pris par surprise. Atterrissant d’un bond dessus, une jeune femme apparut, aux cheveux aussi rouges que les flammes brûlantes qui l’entouraient.
— « Yelyeh ! », m’écriai-je.
Son apparition fut comme un détonateur : les chamanes stupéfiés réagirent enfin et, en pleine panique, se mirent à courir vers la porte « ouverte ».
“Je les réduis en cendre, ceux-là aussi ?”, demanda Yelyeh par voie mentale, les voyant passer auprès d’elle.
“Non, non, pas la peine”, assurai-je précipitamment. Avait-elle dit « ceux-là aussi » ? Elle devait probablement avoir déjà tué Luna le fuyard et ses gardes.
Paniqué, Arvian me prit par la manche.
— « Zangsa ! C’est dangereux de rester ici ! Tu as entendu Luna… ! »
— « Ah, t’inquiète, Arvian : rien n’a explosé », assurai-je. « Le tremblement, c’était seulement Yelyeh et ses flammes… »
— « Yelyeh… ? », répéta Arvian. « Tu connais cette femme… ? »
— « Hohoho ! », fit la dragonne, s’avançant vers moi. « Il était donc là, mon chaudron ! »
Elle regardait le Chaudron Astral comme s’il s’était, en effet, agi d’une relique qui lui appartenait… Je savais toutefois pertinemment que c’était la première fois qu’elle le voyait.
— « Je suis là, aussi », grommelai-je. Et j’ajoutai mentalement : “Tu as mis du temps.”
“Je sais. Je suis allée avertir quelques grandes bêtes pourpres des Montagnes Perdues, pour qu’elles fassent gaffe à ne pas avaler de pilules orange et passent le message. Et les Vieux Sages ont insisté pour m’inviter à une réunion stupide. Mais j’arrive à temps, n’est-ce pas ?”
“Tout juste…”
— « Héhé », fit-elle, l’air d’être passée à autre chose, le regard rivé sur le chaudron. Elle posa une main sur le couvercle, ses yeux s’illuminèrent et… soudain, ses flammes rouges s’élevèrent en crépitant.
— « Yelyeh ! Attention, il y a des explosifs dans le plaf… ! »
Trop tard. Tout explosa. Je bondis vers Zom, essayant de le protéger avec une barrière de ki pourpre, je parai d’un bras un gros rocher qui me laissa le bras engourdi puis… la pluie de roches cessa. Étourdi, je levai les yeux et… pâlis mortellement.
Rayonnante de ki pourpre, Yelyeh s’était transformée en dragon pour nous couvrir, Zom, Arvian, moi et Ayaïpa. Les autres chamanes, heureusement, s’étaient déjà tous enfuis.
“Yelyeh… !”
“Ça… va… Ça va.”
Mon œil, ça allait. Même pour un dragon, recevoir tout un plafond de roches sur le dos, les ailes et la tête… c’était presque un miracle qu’elle soit encore debout sur ses quatre pattes.
“Par mes cornes”, souffla Yelyeh. “Je ne voulais pas croire Sakoutcha, mais c’est vraiment un dragon, ce qu’il y a au-dessus. Et il est vivant, en plus ! Mais qu’est-ce qu’il sent mauvais…”
Normal : c’était une bête spirituelle. Or Yelyeh avait très peu de tolérance olfactive pour tout ce qui était grand et ne se mangeait pas. Et les bêtes dorées, pour les bêtes pourpres, c’était poison. Enfin, si elle avait le temps de s’inquiéter de l’odeur, c’est qu’effectivement elle n’allait pas si mal que ça pour quelqu’un qui venait de se prendre un plafond en plein sur la tête…
— « Kôk… La grande cousine nous a sauvés ! », fit Ayaïpa d’une voix étranglée.
Je baissai les yeux sur la poule, qui tournait le cou vers la gauche, les plumes blanchies. Mais pourquoi regardait-elle à gauche et non vers le haut, vers Yelyeh ?
“La grande cousine… c’est moi ?”, souffla la dragonne.
“Apparemment. Ma disciple est généreuse : elle aurait aussi bien pu dire que la grande cousine a failli nous enterrer sous la roche.”
“Attention à ce que tu dis, petit renard. Et puis, je ne vais pas rester comme ça jusqu’à demain. Essayez de vous frayer un chemin jusqu’à mes pattes de devant : on sort.”
Elle voulait vraiment nous sortir d’ici en passant par la crevasse ? Certes, le couloir avait l’air de s’être effondré aussi, alors, notre seule échappatoire, c’était vers le haut, mais…
— « Zangsa ! » Arvian tremblait de la tête aux pieds. « Qu’est-ce que cette chose au-dessus de nous ? »
D’une main, je l’aidai à se relever en répondant :
— « Un dragon. »
— « Un dragon », répéta le jeune chamane, l’air de ne rien comprendre. « Qu’est-ce que… ? »
Il y eut alors un grondement assourdissant et, dans un murmure, je rectifiai :
— « Deux dragons. »
Les roches commencèrent à nouveau à trembler tout autour et je frissonnai. Qui sait si à cause de la présence de Yelyeh ou à cause des explosifs, le dragon endormi… était sorti de son long sommeil.