Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

89 Les flammes du désespoir

Les cultivateurs de l’Alliance invités par Ronce à dîner dans sa demeure du Clan Souriant près d’Osha s’étaient, pour la plupart, tous retirés dans leurs chambres. Ayant regagné la sienne, assis en tailleur auprès de la porte ouverte qui donnait sur la longue véranda, son épée et la Corne des Nuages posées à ses côtés, Irahayami contemplait la nuit. Malgré la chaleur estivale, contrairement aux contrées du sud, l’air était toujours chargé d’humidité et la rosée se formait déjà sur l’herbe. Le ciel était dégagé et les Trois Étoiles du Sud brillaient avec intensité. Jetant un dernier coup d’œil au firmament, Irahayami se leva, et il s’apprêtait à faire coulisser la porte pour la fermer quand, sortant d’entre les ombres du jardin, une voix fit :

— « Encore réveillé ? »

Irahayami arrêta son geste à la vue du géant barbu. Celui-ci ne portait pas son énorme hache, mais il le reconnut tout de suite : c’était Chenaché, le fils aîné du patriarche du Bois Céleste, un petit clan de cultivateurs installé sur la rive sud du Lac Étoilé, au milieu des Cent-Pics.

Irahayami fit un signe de la tête.

— « Bonsoir. Je m’apprêtais à dormir. »

— « Dommage : j’aurais bien aimé parler avec toi. L’Épée Filante Qui Danse : j’ai entendu dire que tu étais un étudiant modèle de l’Académie Céleste. »

Comme d’habitude, dans ces circonstances, Irahayami ne savait comment répondre. Il haussa les épaules. L’héritier du Bois Céleste eut un bref rire amusé.

— « Tu ne le nies pas. J’aime bien cette assurance. Je ne me suis pas présenté. Je suis Chenaché, le fils d’Orme le Bandit Vertueux, du Bois Céleste. J’ai, quoi, trois ans de plus que toi ? Si j’avais été à l’Académie Céleste, j’aurais sûrement eu l’opportunité d’avoir un duel avec toi. Dommage », répéta-t-il.

Irahayami commençait à comprendre ce que cherchait ce jeune cultivateur : il voulait se mesurer à lui, mais n’osait pas le dire clairement, peut-être par politesse, parce qu’il savait qu’un conflit bien plus grave avec l’Œil Renversé les attendait.

“Chenaché vient à point”, dit Sonju depuis la Corne des Nuages. “Rien de mieux qu’un duel amical pour calmer les pensées et les inquiétudes.”

Irahayami sourit intérieurement. Il était du même avis. Il suggéra :

— « Dans ce cas, pourquoi ne pas profiter de cette belle soirée étoilée pour un échange amical ? »

L’expression de Chenaché passa de la surprise à la joie.

— « C’est vrai ? Tu es partant ? »

Irahayami hocha la tête en ramassant Nuage sans le sortir de son fourreau. Chenaché leva une main.

— « Attends-moi dans le pré, sur la colline derrière la maison : je vais prendre ma hache ! »

“Ah, la jeunesse”, dit Sonju, amusé, alors que le jeune du Bois Céleste disparaissait à la hâte entre les arbustes du jardin du Clan Souriant. “Attends, Irami, ne m’oublie pas…”

Sans un mot, Irahayami rattacha la Corne des Nuages à son ceinturon, ferma la porte puis traversa le jardin. Il sauta par-dessus le mur d’enceinte et dirigea ses pas vers ledit pré. Chenaché ne tarda pas à le rejoindre. Sa hache était presque aussi grande que celle de son père. Il l’avait recouverte d’une protection.

— « Interdit de se blesser, bien sûr », dit Chenaché. « Ce serait bête. »

— « Je suis d’accord. »

— « En tant que sénior, je te laisse attaquer le premier. »

Avec toutes les leçons de Sonju, qui lui demandait de ne pas prendre Nuage pendant ses entraînements, cela faisait longtemps qu’Irahayami ne maniait pas son épée. Rien qu’en la saisissant ainsi et en prenant la position du Nuage qui Passe, il ressentit un chatouillement d’enthousiasme.

— « Je commence », dit-il.

— « Héhé… Quand tu veux… »

Chenaché réagit juste à temps pour dévier le coup qui visait ses côtes. Il souffla et s’éloigna de plusieurs pas. Ses yeux étincelèrent d’excitation.

— « Prends ça au sérieux ! », dit-il en levant sa hache.

Irahayami comprit qu’il n’y était pas allé aussi vite qu’il aurait pu, certainement parce qu’il s’agissait là d’un duel amical et non d’une vraie bataille. La perspicacité de son adversaire était certaine. Il eut l’impression d’avoir été impoli. Il hocha la tête.

— « Je serai plus sérieux pour la prochaine attaque. »

Chenaché souriait et montrait toutes ses dents.

— « J’espère bien. Tu m’aurais peut-être eu du premier coup si tu avais été sérieux. À mon tour ! »

Il s’élança et, un instant, Irahayami resta à contempler son mouvement étrangement gracieux malgré sa corpulence et son arme. Il allait esquiver d’un bond quand, soudain, une voix tonna :

— « Idiot de fils ! Arrête ça ! »

Chenaché perdit son beau rythme et faillit perdre l’équilibre. Il bégaya :

— « P-Père ? »

Orme le Bandit Vertueux avait sauté au pied du mur d’enceinte de la maison et s’avançait. Irahayami salua en disant :

— « L’idée de faire un duel venait de moi… »

— « M’en fiche », l’interrompit Orme et il expliqua : « Il y a urgence, tous les deux : un village est en flammes. Irahayami, vu ton affinité avec l’eau, Ronce veut que tu sois de la partie. On part immédiatement. »

Irahayami agrandit les yeux. Un village en flammes ? L’Œil Renversé était-il passé à l’action plus tôt que prévu ou n’était-ce qu’une coïncidence infortunée ?

Chenaché soupira :

— « On remettra le duel à une autre fois. Je viens avec vous. »

Comme Irami hochait la tête, Orme les pressa :

— « Allez, en route ! »

Irahayami suivit père et fils, le regard rivé vers Osha. Le Vieux Duc lui avait rapporté, avant le dîner, des informations sur Zangsa : apparemment, celui-ci avait demandé aux Mendiants de tenir à l’œil le Hall des Soins sans trop donner d’explications — Irahayami savait bien qu’il les soupçonnait d’être derrière toute l’histoire tragique des Jardins et de Lianli… Mais pourquoi demander cette faveur ce soir précisément ? Après cela, Zangsa s’était embarqué vers une île du lac où s’était installée une branche de l’Institut Impérial de Démonologie. Irahayami espérait seulement ne pas lui avoir mis des bâtons dans les roues en envoyant Ayaïpa et Zom et qu’au contraire…

Mais comme aurait dit Zangsa : « le hibou ne peut chasser l’hirondelle ». Pour l’instant, chacun avait son rôle à jouer à des endroits bien différents. Chacun sa souris.

— « L’Épée Filante Qui Danse ! On va trop vite pour toi ? », s’étonna Chenaché, des mètres devant. « Je croyais que tu filais comme un nuage. »

Sans un mot, Irahayami accéléra le pas.

* * *

Ledit village, appelé Daofi, qui signifiait « Racine de Vie » en ancien soxaril, se trouvait au nord d’Osha, en pleine Forêt des Zobels, dans une grande clairière au fond d’un vallon : les flammes s’élevaient violemment vers le ciel nocturne si bien qu’on aurait dit que toutes les maisons étaient en feu. D’après Soleil, la petite-fille de Ronce et héritière du Clan Souriant, tous les villageois en étaient sortis vivants : elle-même, se trouvant non loin avec l’Escouade de l’Ombre à guetter les mouvements de l’Œil Renversé, était arrivée la première et avait sauvé une jeune fille coincée sous une planche effondrée.

Après le choc, Irahayami s’était mis à la tâche : afin d’aider les villageois et les cultivateurs de l’Alliance à éteindre le feu, au lieu d’aller remplir des seaux, il concentra l’humidité de la nature environnante et commença à envoyer de grosses flèches d’eau sur les toitures. Les villageois le regardèrent comme si Razafia la Déesse de l’Eau était descendue du ciel.

L’incendie put enfin être maîtrisé puis complètement éteint.

— « De l’huile de raz », fit Silensanse, la capitaine de l’Escouade de l’Ombre, agenouillée auprès des décombres réduits en cendres.

À ces mots, on s’assombrit encore davantage. L’huile de raz était hautement inflammable. On en retrouva des traces au pied de la plupart des maisons. Ce n’était donc pas un accident, mais bel et bien une action intentionnée. Rien, cependant, n’indiquait que l’Œil Renversé se trouve derrière ce crime. À quoi bon attirer l’attention près de leur repaire alors qu’ils s’apprêtaient à provoquer une invasion de bêtes enragées ?

Les villageois avaient heureusement tous pu être évacués en haut du vallon, près de la lisière et loin des nuages de fumée. Certains avaient des brûlures, mais aucune ne semblait trop grave. Alors qu’Irami aidait à apaiser la brûlure au bras d’un bûcheron avec de l’eau, Ronce interrogeait le chef du village.

— « Des ennemis ? », répéta ce dernier. « Vénérable Immortel, notre village est perdu au milieu de la forêt. Si on a des ennemis, c’est le gouverneur d’Osha : cet homme voulait nous faire quitter nos “chaumières insalubres”. »

— « Le gouverneur d’Osha est mort hier soir », intervint Soleil.

À voir la réaction surprise des villageois, ils l’ignoraient. Personne n’était donc venu à Daofi depuis Osha de toute la journée. Personne… sauf le coupable d’avoir imprégné les maisons d’huile de raz. À moins qu’il se soit agi d’un villageois.

Alors que des regards méfiants se tournaient vers un vieux au visage rouge, maigre et nerveux, une femme s’écria :

— « Vous pensez pas que le Vieux Rougeon ait fait ça, quand même ! Scandaleux ! »

— « Mais, Rania », fit quelqu’un d’autre, « sa maison est l’une des seules à ne pas avoir brûlé… »

— « Scandaleux ! », répéta la femme.

Quelques villageois se détournèrent, gênés d’y avoir pensé. Les mains dans les poches, le « Vieux Rougeon » eut un rictus.

— « L’idiotie vous gâte. Allez voir vous-mêmes si j’ai de l’huile de raz dans ma cave, mais si une araignée a bougé parce que vous avez volé un truc, je fais flamber vos yeux curieux et vos chiens avec. »

Sa manière de parler n’était assurément pas pour plaire.

— « À cause de toi… ! », s’écria l’un des villageois. « À cause de toi, on a tout perdu ! »

Certains commencèrent à encercler le vieillard, convaincus que c’était lui, le coupable. Ils avaient les nerfs à vif. Ronce fit claquer légèrement sa langue avant d’envoyer une soudaine vague d’énergie qui laissa les villageois interloqués. Le silence fait, il lança d’une voix calme :

— « Vous avez tout perdu ? Voulez-vous perdre aussi votre humanité ? Vous êtes vivants. Personne n’est mort. Réjouissez-vous. Quant au lynchage sans preuve, arrêtez, s’il vous plaît. L’huile de raz est une huile surtout fabriquée dans la Province d’Argile et, en tout cas, pas dans la Forêt des Zobels : êtes-vous aveugles au point de laisser sans le savoir l’un de vos voisins accumuler plusieurs barils de raz puis les répandre dans tout le village ? »

Il y eut un silence embarrassé puis :

— « Mille excuses, Vénérables Immortels, on ne vous a pas suffisamment remerciés », dit le chef du village. Il jeta un regard sévère aux habitants de Daofi. « Laissez le Vieux Rougeon tranquille : il a peut-être un souci de caractère, mais ce n’est pas un assassin. Mais, alors, le coupable… »

— « Aaarrgh… ! »

Soudain, le Vieux Rougeon lança un cri étouffé, tomba à genoux, puis s’effondra, laissant toute l’assemblée ahurie. Tihan Moyong s’agenouilla à ses côtés et lui prit le pouls.

— « Il s’est évanoui. Le comportement de son ki est étrange. »

— « Père, peut-être est-ce une intoxication à la fumée ? », fit Garko Moyong.

Tihan fronça les sourcils.

— « Non. C’est un autre genre de poison. »

— « Dans ce cas », fit une voix. Irahayami vit Ak-Baé passer à ses côtés et se faufiler jusqu’au Vieux Rougeon. « Je peux peut-être aider. »

Le jeune Tang examina le Vieux Rougeon. Les yeux de celui-ci avaient pris une teinte pourpre, remarqua Irahayami quand Ak-Baé força les paupières à s’ouvrir. Ce n’était assurément pas dû à une intoxication de fumée, mais plutôt de ki pourpre… Se pouvait-il qu’en fin de compte, l’Œil Renversé y soit pour quelque chose… ?

Ses sens en alerte, Irahayami perçut une légère vibration dans l’air humide chargé d’odeurs de fumée. Un ennemi ? Non : c’était Ak-Baé, qui parlait par voie mentale avec quelqu’un d’autre. Irahayami comprit avec qui lorsque Ronce leva la tête, le regard avivé, et lança avec une légère urgence :

— « Tout le monde ! Pour l’instant, éloignons-nous d’ici. Ça sera plus prudent. »

— « Nous éloigner ? », répéta le chef du village, interloqué. « Mais nous n’avons nulle part où aller, et marcher la nuit dans la forêt, avec les enfants et nos anciens, franchement… »

— « Désolé, je ne peux pas tout expliquer maintenant », le coupa Ronce, s’excusant humblement, « mais, s’il vous plaît, suivez-nous : nous vous protégerons jusqu’au lever du jour, je vous le promets. »

Rien qu’à entendre le Vieux Joyeux, Irahayami eut l’impression qu’il soupçonnait fortement l’Œil Renversé de vouloir leur tendre quelque embuscade à cet endroit même…

Comme le chef du village calmait ses gens, qui se refusaient à sortir de la clairière, un homme aux airs de bûcheron s’affaissa soudain, exactement comme le Vieux Rougeon. Face à ce phénomène inexpliqué qui se répétait, les villageois commencèrent à paniquer.

— « Ah là là ! », chevrota un vieil homme, une main tremblante sur sa canne. « La colère des Montagnes s’est-elle abattue sur nous ? »

Comme pour confirmer, un hurlement provenant de la forêt déchira l’air de la nuit. Tous se tournèrent vers l’est, le sang glacé.

Alors que les cultivateurs brandissaient leurs armes, sur le qui-vive, Ronce jeta un coup d’œil vers une sentinelle de l’Escouade de l’Ombre, un peu plus loin, il jura entre ses dents, puis il tonna :

— « On nous attaque ! Défendez les villageois ! »

Un autre hurlement retentit, toujours depuis l’est. Dans le noir de la nuit, il était difficile de voir quelque chose dans les sous-bois… Irahayami vint compléter le cercle autour des villageois, flanqué de Garko Moyong et de Chenaché du Bois Céleste.

“Ces démons”, grommela Sonju depuis sa Corne. “Ils ont osé brûler le village pour nous tendre un piège.”

C’était à l’évidence ce qui s’était passé. Sauf que les démons cultivateurs ne firent pas leur apparition ; au lieu de ça…

— « Ce sont des loups enragés ! », tonna Silensanse, relayant sûrement les paroles d’un membre de l’Escouade de l’Ombre. « Il y a plusieurs grands loups-démons parmi eux. »

Des grands loups ? Il était pourtant rare d’en trouver un, même en cherchant… Se pouvait-il que ces loups aient évolué, comme le jaguar-démon de Gnawoul, à cause de ce poison de ki orange… ?

Le fait est qu’une meute enragée fonçait sur eux depuis l’est… S’ils avaient pu combattre librement, ç’aurait été probablement plus simple, mais ils ne pouvaient pas laisser les villageois sans défense. Rapidement, Tihan Moyong se chargea de la situation et lança des noms :

— « Orme ! Menzoul ! Zabay ! Vizrouza ! Gon ! Loual ! Allons-y ! Le reste, protégez les villageois ! »

Les sept cultivateurs se ruèrent vers la forêt et vers les loups qu’Irahayami ne voyait toujours pas mais qui s’approchaient sûrement au pas de course. Demeura en arrière la cinquantaine de villageois apeurés, protégés par les neuf cultivateurs restants : Chenaché, deux cousins de son clan un peu plus âgés, Ronce, Soleil, Garko, Irahayami, Ak-Baé, ainsi que Silensanse, la capitaine de la demi-douzaine d’Ombres présentes dans les environs. Tous les cultivateurs n’avaient pas été appelés à la rescousse du village — entre autres, les Mendiants, ainsi que le reste de l’Escouade de l’Ombre et les autres cultivateurs qui surveillaient le repaire… Si l’Œil Renversé avait vraiment planifié un piège, il fallait probablement s’attendre à plus d’une mauvaise surprise… Or celle-ci ne tarda pas à venir : au-delà du village, sur le côté ouest du vallon, apparurent enfin les démons cultivateurs, leurs habits noirs à peine visibles sous la lumière de la lune. Devant eux, courait à toute allure une des Ombres de Silensanse qui était partie surveiller la zone ouest de la forêt. Elle avait l’air blessée.

— « Minaï ! », souffla Silensanse, et elle s’élança à sa rescousse, dévalant la pente.

Après une seconde d’hésitation, Irahayami allait s’élancer, lui aussi, quand Ronce dit :

— « Restez ici : je vais l’aider. »

Le vieux Souriant partit en courant derrière Silensanse. Il ne se laissa guère distancer par celle-ci. S’il pouvait rivaliser de rapidité avec l’une des capitaines de l’Escouade de l’Ombre, assurément, l’ancien patriarche du Clan Souriant n’était pas seulement bon intrigant.

Cependant, cette fois-ci, l’Œil Renversé avait gâché ses plans et c’était peut-être aussi un peu par responsabilité qu’il s’était ainsi rué en plein danger. Inquiète, Soleil n’arrêtait pas de tourner la tête pour voir la progression de son grand-père, alors que, devant elle, depuis la forêt, des hurlements de loups se faisaient entendre, là où Tihan et les autres affrontaient la meute enragée — un cri aigu vint se joindre, un cri qui n’appartenait pas à un loup, mais certainement à une autre bête-démon.

Au creux du vallon, Silensanse et Ronce atteignirent Minaï et, tandis que la première chargeait sur son dos l’Ombre blessée, Ronce s’assura qu’aucune attaque ne vienne interrompre leur fuite. Ils étaient à mi-chemin, montant déjà la pente vers eux, quand, soudain, Rania, la villageoise qui avait défendu le Vieux Rougeon quand on l’accusait, s’effondra.

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase de désespoir et de peur : à cet instant, un villageois rugit :

— « Le Démon Dément est partout ! Et fichtre ! Je reste pas ici, moi ! »

Et il partit en courant vers la forêt. Comme une foule paniquée, les autres suivirent. Irahayami, Ak-Baé, Chenaché et Garko se retournèrent, incrédules.

— « Oh ! Arrêtez ! Arrêtez ! », s’écria Chenaché. « D’autres bêtes enragées pourraient être dans la forêt… ! »

Le jeune géant s’apprêtait à courir après les villageois quand Garko posa une main sur son épaule et dit :

— « Attends ! C’est peine perdue ! »

— « Ils ont peut-être eu raison de courir », ajouta l’un des cousins de Chenaché. Il contourna les trois villageois effondrés et ajouta : « J’ai comme l’impression que cette bataille ne va pas être facile. »

— « C’est encore le même poison », commenta Ak-Baé, agenouillé auprès de la femme.

— « Du ki-démon ? », demanda Irahayami.

Le Tang hocha la tête.

— « Une poche de ki-démon infusée à travers la peau… Si on les a attaqués pendant qu’ils dormaient, ces villageois n’ont probablement rien senti. »

— « Mais à quoi bon empoisonner ces gens ? », demanda Garko Moyong, confus.

— « Ces démons savent sûrement qu’on ne va pas laisser en arrière des innocents… Ils veulent qu’on les affronte ici même, peut-être », raisonna Chenaché, serrant le manche de sa hache avec ses deux mains.

Ak-Baé fronçait les sourcils, l’air inquiet.

— « J’espère seulement que l’Œil Renversé n’a pas empoisonné tout le village… »

“Ta relique ne devrait-elle pas te le signaler ?”, demanda Irahayami par voie mentale.

Ak-Baé jeta un coup d’œil à son bracelet argenté, avec lequel il avait réussi pourtant à détecter le ki pourpre de Zangsa… Il secoua la tête.

“Si ces bourses de ki-démon sont parfaitement enrobées d’une membrane dorée, je n’ai pas moyen de les détecter à distance”, répondit-il. “Il faudrait que je touche les villageois un par un pour savoir.”

Or, à présent, les villageois fuyaient précipitamment…

Seuls les trois assommés restaient, ainsi que la petite fille que Soleil avait sauvée, avec ses parents, qui tremblaient de peur, se demandant s’ils n’auraient pas mieux fait de courir aussi. Irahayami jeta un coup d’œil aux démons cultivateurs, qui avançaient, étrangement sans se presser, puis il inclina la tête vers la famille, joignant les mains, sans lâcher le pommeau de Nuage :

— « Il se peut qu’on s’éloigne un peu d’ici : cachez-vous dans les premiers buissons. Je ferai tout mon possible pour vous protéger. »

Les yeux de la jeune fille s’illuminèrent un peu.

— « C’est vrai ? Promis, juré, craché ? »

Irahayami cligna des paupières puis, avec un brin de gêne, hocha la tête et répéta gravement :

— « Promis, juré, craché. »

La petite fille sourit et battit des bras en disant :

— « Je compte sur toi, alors, pour sauver mon papa et ma maman ! Vénérable Razafia ! Détruis le Démon Dément qui a brûlé ma maison ! »

Elle mélangeait un peu les choses, mais qu’importe. Irahayami s’inclina à nouveau puis fit face aux démons.

Ronce et Silensanse arrivaient avec Minaï. Les démons cultivateurs étaient sur leurs talons, à trente mètres à peine. Ils étaient une bonne quarantaine, se déployant sur la pente déboisée. Alors, un peu en retrait, un encapuchonné s’arrêta, flanqué de deux hommes, il posa une main sur l’un d’eux puis… il fit volte-face, comme pour partir.

Qu’est-ce que… ?

Alors, ils la sentirent : l’énergie démoniaque. Elle transperça l’air, émettant un bruit strident, se propageant comme un raz-de-marée. L’atmosphère se fit pourpre et lourde à respirer. Tout ceci à une vitesse que nulle bombe de fumée n’aurait pu provoquer.

— « Quelqu’un m’explique ce qui se passe ?! », lança Chenaché, interdit par ce brusque phénomène.

Mais ses cousins, Garko et Irahayami étaient aussi interloqués que lui. Alors, Soleil comprit et s’écria :

— « C’est une formation runique ! »

L’Œil Renversé avait été capable de poser une formation runique autour du village sans que les Ombres ne la repèrent ? Mais une telle quantité de ki-démon…

— « Sur tout le village ? », grommela Garko, incrédule. « Est-ce que ça a affecté mon père et les autres aussi ? »

Avec un ki-démon si épais, on ne voyait plus la forêt, ni les loups, ni les sept cultivateurs qui étaient partis les combattre. La barrière affectait-elle la jeune fille et ses parents, cachés dans les arbustes ? Si c’était le cas, vu qu’ils n’étaient pas des cultivateurs, ils risquaient peut-être de mourir intoxiqués…

Soleil regarda alentour, éperdue, sans savoir que répondre. Alors, Ronce se jeta au sol, une main à plat sur la terre, et dit :

— « Soleil ! Silensanse ! Ak-Baé ! Aidez-moi à repérer les piliers ! »

C’était effectivement le meilleur pas à suivre : une fois que les piliers seraient repérés, il suffirait de les détruire pour briser le piège runique. Mais…

Chenaché brandit sa hache.

— « On dirait qu’ils ne vont pas nous laisser le temps de les chercher. Trouvez-les : nous on s’occupe de ces abrutis. Irahayami, Garko, ne vous approchez pas trop de moi et de ma hache : avec ce brouillard démoniaque, je n’y vois pas grand-chose… »

— « Ils arrivent ! », dit Irahayami.

En effet, les démons cultivateurs s’étaient mis à courir vers eux. Ils avaient donc attendu patiemment que la barrière runique soit activée. À présent, leurs yeux luisaient d’un pourpre encore plus vif comme s’ils s’alimentaient du brouillard qui les entourait. Ils avaient tout d’un coup l’air bien plus féroces qu’avant. Ce brouillard semblait même être en train d’affecter leur état d’esprit : malgré ses sens ankylosés par le ki-démon environnant, Irahayami sentit clairement leur hostilité exploser.

Les démons cultivateurs se ruèrent sur eux. Irahayami para un coup et sentit ses muscles se tendre comme s’il avait paré un taureau.

Ces runes étaient doublement fastidieuses, comprit-il. Non seulement elles brouillaient leur ki spirituel et leur perception et les attaquaient de partout avec du ki-démon, empêchant Irahayami de maîtriser correctement l’eau alentour, mais, en plus, elles aidaient les sbires de l’Œil Renversé et multipliaient leur puissance.

La force de ces démons était incroyable. Mais…

Leurs coups étaient bien plus faciles à parer que ceux de Mofafi.

— « Qu’est-ce que cette magie démoniaque ? », s’écria alors Soleil, derrière eux. « Grand-père ! Les piliers… »

— « Oui », fit celui-ci sur un ton las. « Les piliers… »

Irahayami rata son explication, concentré comme il l’était à repousser les démons cultivateurs : il en blessa un à la jambe, bloqua un coup de massue venant de sa gauche et, de sa main libre, toucha l’homme à la poitrine, déchargeant du ki doré : Ak-Baé disait que les démons cultivateurs étaient peu affectés par celui-ci si l’attaque était externe, mais une attaque interne, par contre, pouvait être très efficace, si bien réalisée. Malheureusement, le démon cultivateur s’écarta avant qu’il ne finisse son attaque, bousculant plusieurs de ses camarades. Irahayami se sentit déçu par sa propre inexpérience. Si seulement il avait été plus habile avec ses attaques de ki interne, il aurait pu les vaincre sans crainte de les tuer…

Il entendit alors le soupir dégoûté de Sonju.

“Sonju ?”

“Cet Œil Renversé est vraiment le Mal incarné”, dit le vieux Fondateur des Nuages. “Ronce et Ak-Baé ont compris le mécanisme de la barrière de restriction : elle est soutenue par des piliers externes et des piliers centraux. Le cercle externe, va de ces démons cultivateurs d’ici aux bêtes-démons de la forêt, donc les piliers externes sont sûrement des objets qu’ils portent ou, alors, des sceaux runiques implantés… Mais je te dérange…”

Ak-Baé venait de se joindre à Irahayami et à Garko et, à eux trois, ils envoyèrent une série d’attaques combinées qui fit reculer une bonne demi-douzaine de démons cultivateurs de la première rangée. Cet instructeur Tang… Irahayami avait cru qu’il était plus du genre studieux qu’à s’entraîner avec une épée, mais il s’était trompé : Ak-Baé se mouvait comme un serpent, précis et rapide. Dans le bref répit, Sonju ajouta :

“Ces démons se sont servis de ces trois villageois pour y déposer leurs piliers centraux et intensifier l’effet de la barrière autour d’eux. Ils les ont visiblement mis en place à l’avance et, apparemment, sans que ces trois-là le sachent. Ces crapules…”

“Désolé, Sonju, mais pourrais-tu te taire ?”, répliqua Irahayami, non sans avoir le cœur glacé en entendant toutes ses explications. Pour rompre les piliers centraux et sauver la vie des villageois en même temps… ils allaient avoir du mal. Mais ce n’était pas à lui de s’inquiéter de ça : à la rigueur, une solution pour rompre la barrière était de détruire les piliers externes que portaient ces guerriers démons… Cependant, comment reconnaître les porteurs ? Impossible : leurs adversaires étaient tous vêtus de manière identique. Pire : ils semblaient être à présent plus nombreux. N’étaient-ils pas, au début, une quarantaine ? D’autres s’étaient-ils joints à la bataille, profitant du brouillard démon qui les cachait ? Pourtant… pourquoi avait-il l’impression que leurs coups, bien que toujours puissants, devenaient de moins en moins précis ? Le ki-démon de la barrière, qu’ils aspiraient comme des éponges, était-il en train d’affecter leurs réflexes ?

Le problème, c’était que eux aussi voyaient leurs propres réflexes ralentis par ce brouillard démon. À droite, Chenaché et ses cousins tenaient toute une rangée de démons cultivateurs à distance et Irahayami les entendait lancer des cris intimidants chargés de ki, probablement une technique guerrière de leur clan. Elle semblait avoir de l’effet, car les démons cultivateurs hésitaient à se ruer tête la première sur les trois manieurs de hache. Si seulement ce nuage de ki-démon pouvait se dissiper ! Ils auraient alors tous pu utiliser leurs techniques de manière bien plus efficace, mais… Derrière eux, agenouillés auprès des trois villageois inconscients, Soleil, Silensanse et Ronce bataillaient avec les piliers centraux, cachés quelque part à l’intérieur des trois assommés.

— « Gardez la ligne ! », lança Ak-Baé.

Des corps jonchaient le sol à ses pieds. Le Tang n’avait pas la considération d’Irahayami pour l’ennemi. Une des maximes de son clan disait après tout : « Un Tang rend les faveurs en double et les affronts cent fois ». Garko Moyong, non plus, n’hésitait pas à tuer… Irahayami était-il en train de mettre en danger ses compagnons à cause de son Chemin Vertueux… ?

“Mon petit, cesse d’hésiter”, lança Sonju, “et fais comme tu as toujours fait.”

On aurait presque dit que ce vieux cultivateur était capable de lire ses pensées… Quoi qu’il en soit, les paroles du Fondateur des Nuages le réconfortèrent dans sa position. Réalisant le Nuage Qui Passe, Irahayami envoya deux démons au sol d’une attaque, les laissant profondément blessés à la cuisse, puis il recula. À présent, les démons cultivateurs au sol étaient plus nombreux que ceux encore debout. Une quinzaine restait, tout au plus…

Alors, devant Irahayami et Garko, se démarquant soudain entre les démons cultivateurs, apparut… un monstre.

Ce n’était assurément pas un humain, même s’il l’avait peut-être été autrefois ou même, peut-être, qui sait, il y avait à peine quelques jours : la créature mesurait bien deux mètres, elle était à la fois musclée et squelettique, et sa peau était d’un pourpre brillant. Son visage allongé n’avait rien d’humain ni, en fait, rien de naturel. Ses yeux n’avaient pas de paupières, ses grandes oreilles pendaient, flasques, jusqu’aux épaules, sa mâchoire, énorme, était disproportionnée par rapport à ses lèvres fines qui n’arrivaient pas à cacher toutes ses dents pointues. Ses mains saignaient de chaque doigt, laissant perler un liquide qui, au contact du sol, se mettait à fumer.

D’un saut fulgurant, le monstre s’élança, il envoya valser un démon cultivateur qui lui barrait le passage puis donna un coup de pattes griffues et ensanglantées à Garko. Médusé, Irahayami regarda le jeune Moyong être refoulé de plusieurs mètres : pourtant, il avait paré. Et heureusement, car son épée, fumante sous l’étrange sang pourpre, s’était totalement déformée sous l’impact. Alors, la moitié de la lame cassa.

La créature lança un hurlement de rire qui aurait glacé les sangs d’un sicaire vétéran.

— « Par la Vertu Céleste », hoqueta Garko, essoufflé et horrifié.

Sans lui laisser le temps de reprendre son souffle ni de dégainer son épée de secours, le monstre réattaqua, cette fois avec son poing. Mais Garko n’était pas en mesure de bloquer. Irahayami s’interposa à temps et para, imprégnant Nuage d’une épaisse couche de ki doré mêlée à de l’eau. La collision le secoua tout entier.

Heureusement, les autres démons cultivateurs avaient cessé d’attaquer, en proie, semblait-il, à quelque phénomène causé par cette abomination : celle-ci semblait, en effet, instinctivement arracher l’énergie démon à ses proches, si bien qu’elle les avait laissés comme hypnotisés, en transe et, à voir leurs têtes, profondément terrifiés.

“Fais gaffe !”, s’écria Sonju.

Irahayami para un coup de pied, que le monstre décocha aussi rapidement qu’un coup de fouet. Puis il esquiva des coups de poings, Garko tenta une attaque, mais son épée de secours, flamboyante de ki doré, rebondit sur la peau pourpre de la créature, qui, lâchant un rire strident, tourna sur elle-même comme si elle dansait au milieu d’une bataille, et… elle faillit les avoir avec sa queue. Car, Irahayami s’en rendit compte, elle avait une queue, à la pointe aussi aiguisée qu’une aiguille. Irahayami et Garko n’eurent d’autre choix que de reculer précipitamment. Irahayami s’arrêta quand son pied heurta quelque chose. C’était Ronce. La créature les avait fait reculer à ce point… ?

“Irahayami, Garko !”, lança l’ancien patriarche du Clan Souriant par voie mentale. “Désolé d’avoir tant tardé. L’aide arrive. Soleil et les Ombres s’occupent d’éloigner les piliers.”

Du coin de l’œil, Irahayami vit qu’en effet les trois villageois n’étaient plus là.

“La Flèche d’Or, Irami !”, lança Sonju sur un ton urgent. “Le brouillard est moins épais à présent !”

Il disait vrai : le brouillard de ki-démon ne les faisait plus suffoquer comme avant. Était-ce dû au fait d’avoir éloigné les piliers centraux ?

Laissant Ronce parer l’attaque de la créature avec ses seules mains enveloppées de ki doré, Irahayami se concentra pour former une flèche d’eau bien spéciale, la Flèche d’Or, que Sonju lui avait enseignée, fine comme une aiguille, dorée et aveuglante comme le soleil…

Il faillit perdre sa concentration quand les démons cultivateurs, reprenant leurs esprits, se ruèrent sur eux. Alors qu’il s’apprêtait à disperser l’énergie et reconvertir sa flèche en flèches d’eau ordinaires pour se défendre, Ak-Baé et Chenaché s’interposèrent et le deuxième cria :

— « Finis ta technique, quelle qu’elle soit, Épée Filante ! On te protège ! »

Irahayami n’hésita plus : il finit de canaliser toute l’énergie qu’il put sur sa flèche dorée, conservant sa taille d’aiguille et sa lumière aveuglante, puis Sonju dit :

“Vas-y !”

Ronce réussissait à parer les coups du monstre, mais au prix d’une quantité d’énergie si considérable que son visage était à présent couvert de sueur et ses mains tremblaient. Malgré ses longues années de cultivation, le Joyeux n’était, après tout, pas un guerrier. Il était sur le point de céder.

Irahayami lança la flèche d’or. Elle frappa le monstre en plein cœur. C’était l’endroit clef pour perturber toute la circulation de ki de tout être vivant. Mais, vu que cette créature était une sorte de chimère étrange, était-ce seulement vrai… ?

Cette fois-ci, l’abomination ne hurla pas de rire. Elle s’arrêta et se griffa violemment le cœur d’une main, l’air de vouloir creuser pour enlever ce qui venait de s’introduire à travers sa peau. Elle avait donc des instincts de survie.

— « C’est notre chance ! », lança Garko.

Ronce, Irahayami et le jeune Moyong se jetèrent sur le monstre, chacun avec sa technique la plus rapide et mortelle… Ils furent reçus par un coup de queue qui, bien que paré, les envoya à terre.

La créature allait les écraser à nouveau de sa queue quand, soudain, elle fut prise de convulsions.

“La Flèche d’Or marche !”, se réjouit Sonju.

La chimère abattit néanmoins sa queue, la pointe visant directement Irahayami, comme si elle avait compris que tous ses maux venaient de lui. Ayant à peine eu le temps de poser un genou à terre pour se redresser, Irahayami leva son épée dans l’espoir de parer…

Une lumière passa devant lui comme une étoile filante : Menzoul l’Archelance venait d’envoyer un de ses gros javelots en plein dans le ventre de la créature.

— « C’est quoi, ce grand démon ? », lança Loual, le Moine Timide, arrivant au pas de course, ses boucles d’oreille à clochettes aussi silencieuses que d’habitude. Il décocha un coup de poing fatal à l’un des démons sur son chemin.

Irahayami laissa échapper un soupir de soulagement. Tihan Moyong, les deux Grandes Lances des Glaces, Gon le Rapace et Orme le Bandit Vertueux… Ils étaient de retour après avoir lutté contre les bêtes-démons enragées relâchées dans la forêt… et la barrière avait enfin été brisée, remarqua-t-il. Avec un peu de chance, ils allaient s’en sortir vivants.

Alors que les six cultivateurs prenaient la relève, Irahayami se mit debout. Enfin, il allait pouvoir utiliser ses flèches d’eau sans devoir abuser de son ki pour les protéger du brouillard démon…

Il chancela et ne se rendit compte qu’alors qu’il avait le souffle court. Il avait assurément usé plus de ki que d’habitude… À ses côtés, Garko Moyong reprenait également son souffle. Chenaché et ses cousins criaient encore, hache à la main, comme s’ils étaient entrés dans quelque transe berserk. Les démons restants furent rapidement réprimés.

“On dirait que la destruction de la barrière les a fortement affaiblis”, remarqua Sonju.

C’était vrai : les démons titubaient à présent tout seuls, comme étourdis. L’un d’eux tomba à la renverse, raide mort, sans montrer une seule blessure. Tihan Moyong lança :

— « Rendez-vous et on vous laissera la vie sauve ! »

Nul ne sembla comprendre ses mots.

Dans ce spectacle désolant, Ronce posa une main sur l’épaule d’Irahayami et dit, avec un sourire las :

— « Beau travail, les jeunes. »

Sa main tremblait. Il avança vers la créature pourpre gisant sur le sol, sans lâcher Irahayami. Celui-ci comprit que le vieux Souriant l’avait pris un peu comme béquille. Après être resté un instant à contempler le monstre traversé de plusieurs javelots aussi perçants qu’un diamant, il demanda :

— « Grand Patriarche, quelle est cette créature au sang pourpre ? »

Ronce s’assombrit, agenouillé auprès de la bête.

— « Je ne sais pas », reconnut-il. « Mais, à mon avis, il ne doit pas y en avoir des masses. Ce piège n’était pas un simple bonjour. Mais… ce n’était pas non plus un adieu. »

Irahayami frissonna, comprenant les paroles du Souriant : il voulait dire qu’avec cette attaque, ces démons de l’Œil Renversé n’avaient pas lésiné sur les moyens et avaient espéré les massacrer, mais que, même si leurs subordonnés essuyaient une défaite, ils avaient encore des tours à jouer.

— « Et les villageois de Daofi ? », demanda-t-il alors.

Ronce hocha la tête.

— « La jeune fille et ses parents vont bien. Vizrouza doit déjà être en train de les guider en lieu sûr, avec les villageois qu’elle aura croisés. Quant aux autres, avec un peu de chance, ils trouveront leur chemin. »

Vizrouza la Plume Qui Fend était une grande épéiste, contre laquelle Irahayami avait déjà eu un échange édifiant, à l’Académie : la petite fille était sûrement en sécurité avec elle.

— « Quant aux trois empoisonnés », poursuivit Ronce, plus sombre, « grâce à Ak-Baé Tang, le poison a été bloqué, mais… »

— « Je vais avoir besoin de plus de temps pour les désintoxiquer », intervint Ak-Baé Tang, « ainsi que de l’aide du Clan Souriant pour me procurer les herbes, si possible. »

— « Bien entendu », assura l’ancien patriarche du Clan Souriant. « Tu penses pouvoir les sauver ? »

— « Je n’en sais rien », avoua le Tang. « Le poison me rappelle un peu l’effet de la pilule orange utilisée contre les bêtes-démons pour les enrager, mais en moins puissant. J’ai quelques idées pour le neutraliser, mais… »

— « Cela vaut le coup d’essayer », affirma Ronce. « Soleil et Silensanse ne les ont éloignés que de quelques centaines de mètres. On ferait bien de bouger et de les rejoindre avant que… »

— « Ah, les démons ! », tonna alors Orme, interrompant le Joyeux et posant lourdement sa hache ensanglantée, au milieu du carnage. « Impossible de les prendre vivants, ces lâches. Ils tombent comme des mouches. »

— « Tant que c’étaient les derniers… », grommela Zabay, le Serpent Aux Cent Piques, scrutant les alentours d’un regard aussi acéré que sa lance.

Tihan Moyong était en train de ligoter les trois derniers démons survivants ; cependant… à cet instant, ceux-ci s’écroulèrent d’un coup. Le patriarche des Moyong posa une main sur le cou de l’un d’eux et… secoua la tête. En examinant un autre, Loual, le Moine Timide, fronça tristement les sourcils et commenta :

— « Son noyau démoniaque a littéralement explosé sous la pression du ki-démon. Même les veines ont éclaté. »

— « Sales crapules odieuses », siffla Orme.

Irahayami comprit que le géant du Bois Céleste parlait de l’Œil Renversé et non de ces misérables qui, intoxiqués au ki-démon — peut-être de leur propre chef, noyés par leur ambition — étaient morts pour rien sans comprendre un dixième de leurs propres agissements.

— « En tout cas », ajouta Orme, « vous avez bien résisté, les jeunes. De notre côté, on a mis du temps à revenir à cause d’un grand lynx-démon au milieu de la meute de loups. Cette bête était diablement plus puissante que les autres. Tihan a failli se faire déchiqueter. »

— « Loual nous a tous sauvés avec ses techniques de son », répliqua Tihan Moyong, saluant le Moine Timide d’un geste reconnaissant.

Le Moine Timide ravala sa salive, soudain conscient d’être le centre d’attention.

— « Hum… Hum… D-D-De rien », bégaya-t-il, détournant timidement le regard.

Ronce lança :

— « L’Escouade de l’Ombre s’occupera du reste. Rentrons. Tout le monde est en forme pour marcher ? »

Tous l’étaient, sauf Garko, qui ne s’était visiblement pas assez protégé du ki-démon et montrait encore des signes d’intoxication. Ignorant la fierté d’épéiste Moyong de son fils, Tihan le souleva en disant :

— « Hé, quels souvenirs : je faisais ça, quand tu étais petit, tu te souviens, Garko ? »

— « Arrête, Père », souffla Garko, les joues rosies, alors que les quatre géants du Bois Céleste souriaient à le voir si mal à l’aise. Il était cependant trop épuisé pour protester davantage.

Irahayami se tourna vers Ronce.

— « Grand Patriarche, si tu es fatigué, je veux bien te porter. »

— « Moi ? Me porter, à mon âge ? » Le vieux Souriant leva une main, comme pour refuser, sourit, hésita, puis se ravisa et dit, en blaguant : « Tu porteras mon corps, je guiderai ton cœur, jeune chevalier. »

Il s’agissait là d’une phrase sortie d’une pièce de théâtre allégorique, prononcée par l’Orage qui chevauchait sur le Nuage pour mener celui-ci à l’ouest jusqu’au Soleil Couchant, sa Bien Aimée. Ce vieil homme insinuait-il qu’il allait le conduire à sa petite-fille, appelée Soleil… ? Irahayami rougit légèrement à cette pensée. En fin de compte, le Joyeux n’était peut-être pas si affaibli que ça, s’il pouvait encore jouer avec les mots… Enfin, qu’importe. Il se baissa et dit :

— « Monte, Vénérable Orage : à l’ouest, il y a des démons, alors mieux vaut aller au sud. »

— « Héhé. Tu sais répondre aux blagues d’un vieillard Souriant ! Tu m’étonnes toujours, jeune homme. »

Irahayami se releva, Ronce sur le dos, et, se tournant vers le sud, il répliqua, amusé :

— « Grand Patriarche, vois-tu : j’ai l’habitude. Cela fait des années que j’écoute les blagues d’un certain renard. »

Sur ce, les cultivateurs quittèrent le village de Daofi, réduit en cendres, et prirent la direction du sud, vers Osha, vers Soleil et les trois empoisonnés, et vers où devait sûrement se diriger Vizrouza et les villageois… Restait à espérer que l’Œil Renversé n’avait pas prévu de second piège pour cette nuit.