Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

88 Sous l’ombre d’un dragon

Afin de cacher la lune,
Un tyran dit : « fermez les yeux ».
Et pour construire son palais :
« Gloire à tous, mais payez-le. »
Enfin, tout fut terminé :
« Valets, tuez-moi ces gueux. »

Le Raconteur Impertinent

*

— « À nouveau, ça ne coïncide pas », dit Arvian. « Je n’y comprends rien, Zangsa : c’est un vrai casse-tête. »

— « Pour ça, tu as raison », dis-je, les yeux fixés sur les feuilles de papier étalées sur le sol de sa chambre.

— « Mais c’est quoi exactement ce que tu cherches ? », grommela Arvian. « C’est pas pour dire, mais tu frappes à ma porte alors que j’étais sur le point de m’endormir et tu me demandes si j’ai des feuilles de papier pour “gribouiller”, puis, sur un coup de tête, tu décides de rester dans ma chambre pour me demander “mon avis”. Eh bien, je vais te le donner, mon avis : tu es en train de comparer deux cercles runiques tout à fait différents. Les feuilles que tu as apportées, je ne sais pas d’où tu les tiens, mais elles sont fausses. »

Je détournai les yeux d’un ensemble de motifs qu’Arvian avait dessinés, se rappelant à peu près quelques boucles du fameux cercle runique prétendument « concocteur d’un remède miracle anti-démon » sur lequel il travaillait tous les jours depuis trois semaines. Je regardai mon vieil ami et fis un geste satisfait de la tête.

— « C’est exactement ce que je voulais savoir. Le cercle runique de ces papiers, tu dis », fis-je, esquissant un geste vers les feuilles posées à ma droite, « n’est pas celui que tu connais. »

— « C’est ce que je me tue à te dire depuis le début. »

— « Je vois. »

À quatre pattes, je regardai à nouveau à gauche les feuilles qu’Arvian avait dessinées, puis à droite, celles que Riva m’avait données afin que je les étudie et apprenne par cœur pour le rituel du lendemain. Je me redressai, m’asseyant, puis, posant un bras sur un genou replié, je lâchai un soupir. J’aurais bien aimé pouvoir étudier la formation runique en vrai, mais la porte métallique de la salle était fermée à clef et, même avec mon Cube de l’Inexistence, je doutais fort que le boucan que j’allais déclencher si je forçais cette porte puisse être proprement neutralisé.

Je hochai alors la tête.

— « Merci, Arvian. Désolé de t’avoir privé de ton sommeil. »

— « C’est pas grave. Tu as toujours été du genre nocturne, de toute façon. »

Hé. C’était vrai : plus d’une fois, Arvian m’avait retrouvé profondément endormi dans mon lit, le matin, les mains barbouillées de la terre que mes pattes de renard avaient foulée pendant une belle nuit de chasse. Sommé par mon grand-père, je ne lui avais jamais révélé ma nature hybride, même si son maître, Rabiyamoun, avait bien sûr été mis au courant, et pour cause : la première fois que j’étais resté chez lui, je sortais à peine de ma phase où je perdais sans arrêt le contrôle de mes transformations.

Arvian m’aida à ramasser toutes les feuilles puis me les passa en ajoutant :

— « Il n’empêche que tu n’étais pas aussi studieux, avant : tu n’aurais jamais passé la nuit à étudier des runes. »

— « Je sais. On m’a refilé cet esprit studieux à l’Académ… »

Je me tus. Zut. Arvian haussa un sourcil, étonné.

— « Tu es allé à une académie runique ? Pas l’École Impériale, quand même ? »

Je toussotai.

— « Non… Bah, il est tard : on aura sûrement bientôt le temps de parler de tout ça. Encore merci et bonne nuit, Arvian ! »

— « Attends, Zangsa, je ne vais pas arriver à dormir si tu me laisses sur des charbons ardents… ! »

Je saluai d’un geste rapide de la main face à ses protestations et, fuyant presque, refermai sa porte et regagnai ma chambre, tenant le tas de papiers contre mon corps.

À peine entré, je m’aperçus des respirations rapides d’Ayaïpa et de Zom. Euh… Faisaient-ils semblant de dormir ? On sentait encore l’odeur de cire de la bougie qui venait d’être éteinte. Dans sa hâte, Zom avait pris la paillasse. Je lui avais pourtant dit de prendre le lit.

Dans le silence de la chambre, je posai mon tas de papiers et mon carquois vaudou puis fis :

— « Hoho, puisque Zom dort sur le lit, je peux me jeter direct sur la paillasse comme je plonge dans la neige pour attraper les souris. Un, deux, trois… »

J’entendis Zom s’écarter vers le mur, craignant d’être écrasé. Amusé, je m’allongeai sur le dos, juste à côté de lui, les bras croisés, en bâillant :

— « Tu as grossi, Ayaïpa. »

Zom souffla, s’asseyant sur la paillasse.

— « Tu sais que c’est moi. »

— « Hoho. Comme ta voix est profonde, à présent, cousine. »

Il y eut un silence, puis :

— « Tu vas vraiment aider ce chamane ? »

Je fronçai les sourcils. S’il ne s’était pas encore endormi, c’était à cause d’une inquiétude pareille ?

— « J’aimerais partir tout de suite », avouai-je. « Mais il y a un problème. »

— « Lequel ? », demanda Zom.

En fait, il y en avait plusieurs, rectifiai-je intérieurement. D’abord, je ne savais pas comment je pouvais faire pour tous nous sortir d’ici, Arvian inclus, sans alarmer les gardiens. Et même si nous réussissions à sortir vivants de l’île, cela allait mettre Riva sur le qui-vive : qui sait, il allait peut-être deviner que j’œuvrais de pair avec les cultivateurs de l’Alliance et décider d’activer le cercle runique plus tôt que prévu. Il ne se fiait déjà pas tout à fait à moi s’il m’avait refilé des documents avec un cercle runique incomplet, juste suffisamment détaillé pour me permettre de « diriger » l’équipe de chamanes et de mener à bien l’expérience. Si seulement j’avais pu savoir exactement en quoi consistait celle-ci…

— « Le dragon », dis-je alors.

— « Le dragon ? », répéta Zom, interrogateur.

Riva voulait-il tuer le dragon, non pas après avoir défait le tourbillon d’énergie qui encerclait celui-ci, mais du même coup… Non, attends, me dis-je. Voulait-il seulement le tuer ? À aucun moment il n’avait mentionné vouloir le faire. Espérait-il peut-être en faire sa bête chamanique ? C’était une bête dorée et non une bête pourpre, mais puisque Riva maîtrisait le ki pourpre à travers une de ces écailles, il y avait de fortes chances qu’il n’ait pas formé de noyau-démon lui-même… Dans ses courtes explications avant de me donner ces documents incomplets, Riva avait dit qu’il se trouverait dans la salle d’en haut lors du rituel pour « s’assurer que tout se passait correctement ». N’aurait-il pas plutôt dû se trouver en bas, dans la salle du rituel, pour cela ? Que tramait-il ? Avec cette formation runique, couplée du mystérieux pouvoir potentiel du prétendu Chaudron Astral, il voulait peut-être former un lien de soumission entre lui et le dragon ? Ou alors…

Je me rassis et grognai :

— « Qu’importe ce qu’il veut faire ! Il faut juste l’arrêter. »

— « Le dragon ? », demanda Zom.

— « Riva », répliquai-je. « Et pour ça, si nous voulons nous échapper d’ici et arrêter ce rituel… » Je bâillai. « Le mieux, c’est de dormir et de reprendre des forces. Alors, dormons, mais avant ça… »

Ayaïpa n’avait pas ouvert son bec depuis qu’elle avait gaffé. Je sentais encore sa honte irradier. Je lançai :

— « Ayaïpa. »

— « K-K-Koa ? », fit-elle.

— « La honte réchauffe la tête et chasse le sommeil. Tu es si désolée que ça ? »

Il y eut un silence. Alors, Zom dit :

— « Elle croit que tu la détestes. »

J’ouvris de grands yeux, choqué.

— « Quoi ? »

Je me rassis et allumai la bougie. Je me tournai vers la poule, qui me rendit un regard profondément troublé, ses plumes rouges virèrent au cramoisi et, alors… elle craqua et pépia :

— « Cousin ! Je suis si désolée… ! »

Qui aurait imaginé qu’un jour mon cœur chavirerait à cause d’une poule ? Je lui donnai une petite tape sur la tête avec le tranchant de ma main.

— « Tu es désolée parce que tu as parlé devant Riva ? Ce qui est fait est fait, Ayaïpa. Ce n’est pas la fin du monde. Et puis, quand t’ai-je détestée ? Tu es ma très chère disciple. Un maître qui n’aime pas son disciple n’est pas un maître. »

Ayaïpa frémit de toutes ses plumes, puis elle se calma tout d’un coup et me dévisagea, incrédule.

— « Tu as dit… disciple ? »

— « Exact. »

— « Tu… » Elle hésita. « Tu te rappelles ce que tu m’as dit, le jour où on a quitté la maison de Maîtresse ? À propos de la différence entre un apprenti et un disciple… et puis, du dévouement mutuel et puis… “Un disciple est destiné à hériter l’art que son maître lui enseigne”, m’as-tu dit. »

Je haussai un sourcil. Elle pouvait citer une phrase que je lui avais dite il y avait plus de deux semaines, mot pour mot ? Tout ce temps, avait-elle attendu le moment où je la reconnaîtrais comme disciple ? J’eus un sourire amusé et répliquai :

— « Est-ce que j’ai dit ça, moi ? »

— « Bien sûr que tu l’as dit ! Tu ne t’en souviens pas ? », caqueta-t-elle, frustrée.

Je pouffai et me rallongeai en disant :

— « Tu sais bien que ma mémoire n’est pas aussi bonne que la tienne. En tout cas, je suis sérieux : nous ferions mieux de dormir et de reprendre des forces. La journée a été longue. Prends le lit, Zom, et bonne nuit. Bonne nuit, ma disciple », ajoutai-je. Zom alla s’étendre sur le lit. J’humectai mon pouce et mon index puis, lançant à Ayaïpa un dernier coup d’œil amusé, j’éteignis la bougie.

Dans le noir complet, il y eut un bref silence, puis un caquètement joyeux.

— « Bonne nuit, cousin ! »

Elle aurait pu m’appeler « maître » une fois, au moins ? Enfin bon…

— « Au fait, cousin… Puisque je suis ta disciple, à présent, et qu’on a un dévouement mutuel, je ferai tout mon possible pour te protéger aussi bien que j’ai protégé Maîtresse pendant cinq ans. Bec à bec, promis juré », formula-t-elle, solennelle.

Je ne sus pas comment réagir à une telle déclaration. Me protéger… Était-elle entrée en mode poule couveuse ? Et avait-elle seulement protégé la Sage Campagnarde de quoi que ce soit, pendant ces cinq ans ? Je roulai les yeux.

— « Oups », fit Ayaïpa, tout bas. « Tu dormais déjà… ? »

Elle se tut et un silence serein s’installa. Sa respiration se fit très vite régulière. Une minute lui avait suffi pour s’endormir. Hé.

— « Merci », murmurai-je.

Puis je fermai les yeux et m’apprêtai à dormir, l’attention posée sur la circulation de mon ki, essayant de ne pas trop penser à ce qui nous attendait le lendemain, quand, soudain… je sentis une énergie disparaître, quelque part près de mon cœur. D’une main, je sortis l’écaille de dragon que m’avait offerte Riva et… je blêmis. Se pouvait-il que… ? Mon poing se serra sur l’écaille. Le cœur battant, j’y trouvai un lien de ki qui venait tout juste de se briser.

Ce démon ! Avait-il trafiqué cette écaille pour m’espionner ? Je n’en étais pas sûr, mais la possibilité était grande.

Finalement, c’était peut-être moi qui avais commis la plus grosse gaffe, ce soir.

Que faire ? Si Riva avait écouté notre conversation… Certes, il convenait de savoir depuis quand, mais… Il me fallait imaginer le pire scénario : Riva avait compris que j’étais un infiltré. Si c’était le cas, les gardiens ne tarderaient pas à venir m’arrêter, n’est-ce pas ? Pourtant, le couloir était silencieux. Riva pensait peut-être que je ne m’étais aperçu de rien ; auquel cas, il n’avait nulle raison de précipiter mon arrêt, mais…

Devais-je essayer de sortir tout de suite, au risque de ne pas trouver Yelyeh à temps et de laisser Riva mener à bien ses desseins ? Mais d’un autre côté…

Zom et Ayaïpa dormaient depuis un moment quand je me levai, repris mon carquois vaudou et laissai sur la paillasse l’écaille de dragon ainsi que l’aiguille en argent que m’avait offerte Riva lors de notre première rencontre. Puis j’activai le Cube de l’Inexistence.

Je sortis. Je perçus l’odeur de la soupe à l’ail du dîner, mais aucune odeur de démon cultivateur. J’entendais à peine les respirations des chamanes endormis, à travers les portes des chambres. D’un pas feutré, je me glissai dans le couloir contigu, jusqu’à la porte métallique. Je posai ma main libre sur la surface froide de la porte.

Je n’avais jamais vraiment appris à forcer des serrures, mais là n’était pas le vrai problème : la porte était protégée avec un sceau runique. Une alarme en plus d’un mécanisme de défense, observai-je après un court examen. Je souris. Bonne nouvelle : j’étais à peu près sûr de pouvoir désactiver ce truc sans problème.

Je me mis à la tâche. En quelques minutes, le sceau était désactivé. Sachant que mon habileté avec les aiguilles venait de mes arts vaudou et non de ma compétence nulle de crocheteur, je me dis que j’avais plus de chances de réussir à ouvrir la porte avec mes techniques de maîtrise du ki. Aussi, j’infusai du ki pourpre dans la serrure. Je mis un peu plus de temps que prévu, mais il y eut enfin un déclic. Bon.

Après une brève réflexion, je plaçai plusieurs aiguilles vaudou dans les interstices de la roche, à un mètre à peine de la porte. J’en fis une formation vaudou infusée de ki pourpre, sortis un petit papier vaudou de mon carquois et, d’un geste précis et rapide, le marquai avec mon ki comme on écrit avec un pinceau. Je laissai le glyphe vaudou absorber le silence alentour pendant deux longues minutes. Puis je plaçai le papier sur le pilier principal de la formation que je venais de faire : la barrière de silence était fin prête et activée. Plus l’aire activée était grande, plus cette technique vaudou perdait en efficacité : je n’avais qu’une vingtaine de secondes tout au plus pour agir. Sans tarder, je m’avançai vers la porte métallique et l’ouvris. Elle crissa bruyamment. Sous la vibration, ma barrière de silence sauta presque immédiatement. Enfin bon : la porte était suffisamment ouverte et je pariai que personne n’avait rien entendu. Tout se déroulait à merveille pour l’instant.

Je ramassai toutes mes aiguilles et mon papier vaudou avant de me glisser à l’intérieur de la salle. Les chandeliers étaient éteints et, grâce à cela, je pus percevoir une douce lueur bleutée qui s’échappait du plafond. Elle me rappela immédiatement la lumière qui traversait la roche translucide dans la pièce du haut, au niveau où reposait le dragon endormi. Se pouvait-il qu’en fait, je me trouve bien plus près de ce dragon que je ne l’escomptais ? Tant que le plafond ne s’effondrait pas sur ma tête…

À cette pensée, je m’arrêtai un instant et grimaçai en m’imaginant un dragon sorti de son sommeil, s’agitant, et écrasant une bonne vingtaine de chamanes… Tout compte fait, c’était un vrai risque.

Traversant les runes avec soin, je montai sur l’estrade et m’arrêtai auprès du chaudron. Au toucher, le métal était chaud. Je soulevai à moitié le couvercle — il pesait bien un tonneau de vin. À l’intérieur, il y avait… Je humai l’air. De la poudre de blé spirituel ? Je comprenais mieux pourquoi les volutes qui étaient sorties pendant le rituel étaient jaunes et non orange : il s’agissait d’un simple tour de magie.

Je ne trouvai rien d’autre à l’intérieur, mais quelque chose me disait que, si une pilule orange y avait été concoctée pendant le rituel, Luna l’aurait probablement déjà cueillie…

Je remis le couvercle et commençai mon inspection. D’abord, je regardai les runes les plus proches du chaudron et repérai quelques détails curieux, puis j’examinai les murs et quelle ne fut pas ma surprise quand je trouvai des piliers runiques camouflés, formant un deuxième cercle autour du cercle chamanique. Les barres des piliers étaient très semblables à celles que j’avais « volées » au Quartier Rouge de Shinziyah puis perdues après l’incident de la Démon des Toiles. Ce n’étaient probablement pas les mêmes, mais les fabricants, eux, pour sûr, étaient les mêmes et fournissaient apparemment copieusement du matériel vaudou de haute qualité aux démons chamanes de l’Œil Renversé.

Ces piliers cachés étaient liés, comme je le découvris bientôt, à deux piliers centraux : au chaudron et à un point juste au-dessus, à quelque chose accroché au plafond. Je me transformai en renard et, à l’aide du Pas Céleste, je montai en cercles jusqu’au plafond pour voir de plus près ce deuxième pilier central… Un fil ? Je redescendis pour ne pas perdre l’équilibre puis remontai et essayai de suivre ce mystérieux fil, mais il s’avéra que celui-ci disparaissait à l’intérieur d’une fissure rocheuse. Mais vers où allait-il ? Me retransformant en humain, je m’accrochai comme je pus à même le roc et m’approchai de la fissure. La roche était chaude. Je perçus une odeur familière et, un instant, je m’arrêtai net. Yelyeh… ? Non, ce n’était pas l’odeur spécifique de Yelyeh, mais c’était bien l’odeur d’un dragon. Riva avait donc dit vrai. Il y avait bel et bien un dragon sur l’Île Azurée. Et, mélangée à cette senteur… oui, j’en étais à présent sûr : c’était une très légère odeur de poudre. Des explosifs avaient-ils été placés quelque part dans le plafond, entre la salle et la crevasse du dragon ? Je touchai subrepticement le fil. Une vague d’énergie dorée me frappa : était-ce le ki du dragon ou le ki du prétendu sceau qui faisait dormir le dragon ? Je n’eus pas le loisir d’examiner la question : déstabilisé par le choc, avant de faire une chute de cinq ou six mètres de haut, je m’empressai de redescendre sous ma forme de renard.

Alors, les oreilles dressées, les quatre pattes bien ancrées sur l’estrade centrale, je balayai la salle d’un regard scrutateur et très sombre. Et c’est que… toutes ces découvertes me disaient que ceci était bien plus qu’un rituel chamanique destiné à réveiller un dragon : c’était la mise en scène d’une catastrophe.

Riva… Ce démon… S’il avait choisi des chamanes indépendants, compétents mais peu connus, ce n’était pas par hasard. La raison était simple : personne d’influent n’allait demander ce qu’il leur était advenu s’ils disparaissaient à jamais dans un sacrifice des plus cruels.

Et je faisais évidemment partie de ce sacrifice. Riva avait peut-être pensé qu’avec un peu de chance, il pourrait éviter la mort du Contremaître Luna si je m’occupais de diriger le rituel, avant que le plafond, au-dessus duquel se trouvait le dragon, n’explose. La suite n’était que des élucubrations, mais j’avais comme l’impression que le sang résultant de ce massacre, bouillonnant d’énergie vitale, était la véritable dernière étape du rituel. La grande quantité d’énergie orange générée allait être dirigée directement vers le dragon. S’il s’était agi d’une bête-démon, elle aurait perdu la tête. Mais il s’agissait d’une bête spirituelle : Bek, l’hippogriffe, n’avait pas vraiment perdu la tête, même s’il avait été aveuglé par ses souffrances. L’objectif n’était peut-être donc pas de rendre fou ce dragon doré… mais de provoquer sa croissance, peut-être une évolution, dans l’espoir d’améliorer l’efficacité des écailles. Était-ce de l’avarice naïve basée sur des suppositions ? Ou bien Riva était-il capable de prévoir les effets de cet empoisonnement même sur un dragon ? “L’objectif est double”, avait-il dit. Je comprenais mieux à présent ses paroles. Ce maudit démon n’avait pas de limites.

Un brusque bruit m’arracha à mes pensées. Je me raidis. Fichtre, les gardiens ? Non, c’était un bruit bien plus léger…

Au cas où, je m’apprêtai à bondir vers les vêtements que j’avais laissés, avec mon cube de l’inexistence, quand soudain, entre mes pattes, apparut un petit reptile à la tête noire. Je retroussai mes babines, levant par réflexe une patte pour l’attaquer… Son corps se mit à flamber de ki pourpre et une voix mentale me lança :

“Attends, le renard, je viens de la part de la suzeraine !”

La suzeraine ? Puis je me rappelai que l’Ogre du Jeu avait également mentionné ce titre une fois et je reposai ma patte, à deux doigts de la tête du lézard, avant de baisser le museau, le cœur empli de joie.

“Tu viens de la part de Yelyeh ?”

Le lézard hocha vigoureusement la tête.

“Elle te demande si tu as trouvé quelque chose.”

“Et tu es… ?”

“Sakoutcha, une grande rapiette mille fois redevable à la suzeraine.”

Une grande rapiette ? Malgré sa petite taille, ce lézard avait l’air d’être une bête-démon assez vieille… En tout cas, Sakoutcha était assez habile pour pouvoir utiliser la Voix du Ki. Je m’assis sur mes quatre pattes et souris.

“Enchanté. Moi, c’est Zangsa. S’il te plaît, dis à la suzeraine que j’ai trouvé un gros chaudron.”

“Un chaudron ? Sur cette île ?”

Cette rapiette était-elle aveugle ? Je levai une patte pour toucher le chaudron, juste à côté de nous, et affirmai :

“Ce chaudron.”

“Ho… Je vois. C’est en effet très gros. Je vais le lui dire tout de suite. Fioufiou m’attend dehors.”

La vieille alouette dorée avait-elle transporté la rapiette messagère sur l’Île Azurée ? Yelyeh suivait donc mes mouvements de près. Cette seule pensée me rassura et m’arracha un sourire de renard. Voyant Sakoutcha s’éloigner déjà, je lançai :

“Attends ! Fais attention au retour de ne pas passer par ce plafond : il y a un dragon spirituel endormi, au-dessus, avec une quantité d’énergie impressionnante : ça pourrait te tuer d’un coup. Ah, et aussi, dis à Yelyeh qu’elle se dépêche de venir si elle ne veut pas voir mourir un renard dans la fleur de l’âge.”

Sakoutcha me jeta un regard curieux puis hocha à nouveau la tête.

“Merci pour l’avertissement. Je passe le message ! Je cours !”, dit-elle.

Je la vis bientôt disparaître sous la porte entrouverte.

Et diable, oui : pour le bien de tous les naïfs qui étaient dans cet antre rocheux, elle avait intérêt à courir.