Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
— « Qui ? »
Avant de laisser Arvian me répondre, je levai une main et me ravisai :
— « Attends. Je ne veux pas savoir. Pas encore. »
J’avais, par-devers moi, ma petite idée, mais je savais aussi qu’un chamane habile était capable de ressentir les mauvaises émotions dirigées vers lui si elles étaient assez puissantes. Or si elles venaient d’un chamane cultivateur comme je l’étais… Je devais penser à Zom et à Ayaïpa en premier, puis au Chaudron Astral, puis aux desseins de cet institut… et seulement après, je demanderais l’identité du serpent qui avait empoisonné mon grand-père.
— « Réponds-moi, toutefois, à deux questions, s’il te plaît », ajoutai-je, comme Arvian me regardait, interloqué. « Ce chamane. Est-ce que celui qui a empoisonné Naravoul et celui qui a empoisonné Moumoun sont la même personne ? »
— « Peut-être pas le coupable direct », avoua Arvian.
— « Mais c’est un même groupe de personnes », devinai-je.
— « J’en suis certain », affirma-t-il.
Cela voulait-il dire qu’un groupe organisé de démons chamanes, guidé par Riva ou quelqu’un du genre, s’était intégré au sein de l’Œil Renversé ? Et qu’ils avaient consacré ces dernières années à recruter des chamanes indépendants dans leurs rangs et… à éliminer les récalcitrants qui dérangeaient ? Après tout, aussi bien Rabiyamoun que Naravoul avaient été deux chamanes réputés, avec leur mot à dire au sein de la communauté chamanique. Mais alors que Moumoun ne faisait partie d’aucun groupe, Naravoul était officiellement un Chamane des Cimes. Que ma tribu d’origine n’ait pas enquêté sur sa mort… Cela voulait dire, soit que les Chamanes des Cimes avaient été trompés comme moi, soit, comme l’indiquait la lettre de Naravoul à Rabiyamoun, que la Vallée avait été gangrénée par ce groupe de démons chamanes.
Alors, Arvian se leva.
— « Les gardiens vont bientôt passer pour reprendre les plateaux. On reparlera demain. Mais… dis-moi, Zangsa. Si tu n’es pas ici pour enquêter sur le vrai coupable… qu’est-ce qui t’a poussé à venir ici ? Ne me dis pas que c’est l’argent ? », soupira-t-il.
— « Je suis déjà riche », répliquai-je. J’eus un sourire en coin en voyant sa mine incrédule, puis je répondis plus sérieusement : « J’ai mes raisons. Sache que je ne tenais déjà pas en grande estime ni Riva ni Luna en arrivant ici et que je n’y crois pas un seul instant, à leur remède anti-démon, mais… reparlons demain. Les gardes arrivent. »
— « Ah, oui… Bonne nuit, Zangsa. »
— « Bonne nuit, Arvian. Content de t’avoir revu. »
Le jeune chamane aux cheveux couleur paille sourit, de ce sourire franc et un peu sauvage qui me rappela l’enfant qu’il avait été, gambadant à travers la campagne.
— « Pareillement », répondit-il.
Il sortit et referma la porte, laissant un silence s’installer. D’un geste silencieux, je repris la lettre incomplète de Naravoul.
“Je regrette un peu de l’avoir éduqué dans le monde du chamanisme”, avait-il écrit… Je fis claquer ma langue.
— « Ce vieillard n’a jamais rien regretté dans sa vie et la seule chose qu’il regrette est une bêtise pareille… Ha. »
Je fixai à nouveau des yeux cette écriture que je n’avais pas vue depuis si longtemps. Mes lèvres tremblèrent. Je savais que refouler mes émotions n’étaient pas la bonne solution, mais je ne voulais pas les faire éclater devant Zom et Ayaïpa…
Alors, une tête rouge plumée se frotta contre ma joue, mouillée de larmes. Je mis un moment pour comprendre que ces larmes, c’étaient les siennes et non les miennes. Du coin de l’œil, je regardai Ayaïpa essayer de me consoler en silence du mieux qu’elle pouvait, les plumes frémissantes de tristesse, de grosses larmes ruisselant de ses yeux fermés.
Sa manière de me consoler me toucha jusqu’au plus profond de mon âme. En toute franchise, apprendre que mon grand-père était mort empoisonné avait suscité en moi une vague de colère contre ces démons chamanes, plus que de la tristesse. Moi qui avais, tout à l’heure, fait plus qu’implicitement la morale à Lumyoun pour qu’il ne se laisse pas emporter par ses émotions… Et zut. Il fallait vraiment que j’arrive à mettre de l’ordre dans mes pensées…
Zom posa une main sur mon avant-bras, se voulant également consolateur. Son geste maladroit finit de me rasséréner et, tournant la tête, je déposai un baiser sur la tête toute plumée d’Ayaïpa, la prenant par surprise. Je souris.
— « Merci, Ayaïpa. Merci, Zom. »
Je marquai une pause avec une pensée troublante : venais-je, moi, un renard-démon, d’avoir été consolé par une poule ? Je grimaçai, amusé. L’amour peut vaincre toutes les barrières, disait un poète. Je m’étirai.
— « La journée a été longue ! Allez dormir, tous les deux. Ayaïpa… si tu continues à pleurer, tu vas te dessécher et tu ne pondras pas d’œufs. »
— « Kôk, sniff », fit la poule, se reprenant peu à peu. Elle éternua sur ma figure puis demanda, hésitante : « Ça va aller, cousin ? »
Je roulai les yeux en me passant une main sur la joue.
— « Oui, cousine : ça va très bien aller. Ce n’est pas comme si je pouvais revenir dans le passé pour empêcher mon grand-père d’aller se faire empoisonner. » En fait, cela n’aurait peut-être même rien changé, me dis-je, pensant au sort de Moumoun. J’agitai une main. « J’ai une grande nouvelle à vous annoncer. »
Zom pencha la tête de côté, curieux. Ayaïpa me regarda à travers ses yeux noirs humides.
— « Une grande nouvelle ? », répéta-t-elle.
— « J’ai trouvé un chaudron. »
La poule tendit soudain son cou et caqueta :
— « Koko ! Le Chaudron Ast… ! »
Je fermai son bec d’une main en soufflant. Voulait-elle tous nous faire tuer ? On entendit des bruits de pas dans le couloir. Puis quelqu’un frappa à la porte. Ayaïpa écarquilla les yeux et ses plumes bleuirent. Mais les portes étaient quand même bien épaisses et massives : je doutais que quelqu’un nous ait entendus. Enfin, je l’espérais, du moins.
Je me levai et allai ouvrir. Un gardien au visage voilé d’un de ces fameux mouchoirs blancs me salua.
— « Vous n’avez pas encore sorti le plateau. Est-ce normal ? »
Ah. Le plateau de nourriture. J’avais complètement oublié.
— « Je viens d’arriver et j’étais en train de m’installer », expliquai-je. « Je n’ai pas encore dîné… »
— « J’en suis navré. Vous pouvez garder le plateau pour plus tard : Messire Riva demande à vous voir tout de suite. »
En pleine nuit ? Bon, je ne m’en plaignis pas. Pour un renard, la nuit était le moment idéal pour chasser… Je me morigénai. Je n’allais pas faire la chasse à Riva. Pas encore. J’avais pourtant envie d’appeler Yelyeh sur-le-champ pour lui demander de faire flamber l’Île Azurée de ses flammes rouges, jusqu’au plus profond recoin… mais, pour cela, il me fallait d’abord pouvoir sortir de là sans que ces démons cultivateurs ne m’en empêchent.
— « Je vous suis », dis-je.
— « Je viens aussi », intervint Zom.
Je ne pus m’empêcher de le foudroyer des yeux. Le garçon me renvoya un regard têtu. Pensait-il vraiment pouvoir m’aider dans cette affaire ?
— « Moi aussi ! », fit Ayaïpa alors.
Et voilà que ma chère disciple venait de faire une gaffe magistrale. Le gardien regarda la poule bavarde et ouvrit légèrement des yeux où étincela une lueur pourpre. Si jamais on osait encore me voler Ayaïpa… Tch. Je la pris dans mes bras et déclarai :
— « Allons-y, tous les trois. Messire Riva veut sûrement rencontrer ma bête chamanique et mon disciple. »
J’insistai bien sur l’identité de mes deux accompagnateurs. Le gardien ne fit aucun commentaire et inclina la tête.
— « Veuillez bien me suivre. »
Entraînait-on les démons cultivateurs aux bonnes manières ? Je repensai aux trois démons ex-bandits que j’avais interrogés près de la demeure de la famille d’Irami et je me rappelai que ces trois-là étaient persuadés de faire partie de l’Ombre Impériale, une organisation secrète visant à défendre leur pays, le si glorieux Empire Démocratique. Sauf que l’Ombre Impériale était, à ce que j’avais compris, une simple appellation qui rassemblait des démons ratés ou des subordonnés de peu d’importance. Ceux-ci étaient probablement loin de s’imaginer qu’ils travaillaient, en fait, pour l’Œil Renversé, une organisation qui s’étendait bien au-delà de l’Empire, jusqu’à la République de Haotaheh et sûrement à des contrées plus lointaines. Au bout du compte, qu’avait-on vraiment expliqué à ce gardien qui nous guidait dans le couloir de cet « institut » ? Peut-être pas grand-chose… Il n’empêche que, comme disait le Prince Rajeyl dans ses Poésies de l’âme :
Ridicule le chat qui
Ne sait faire’ la différence
Entre l’herbe ensoleillée
Et les braises’ d’une’ cheminée.
J’envoyai une pensée au Raconteur Impertinent et espérai qu’il se portait bien, ainsi que Liuk et Séliel, où qu’ils soient.
Après avoir monté les escaliers que nous avions descendus à l’arrivée, le gardien nous fit franchir une porte métallique à barreaux qu’il referma à clef, puis il nous mena vers encore d’autres escaliers, ceux-là plus étroits. Malgré leur aspect plus grossier, ils avaient l’air d’avoir été construits récemment. Ce n’était, en tout cas, pas un lieu auquel les chamanes qui dormaient en bas avaient l’air d’avoir accès.
Les escaliers étaient courts et le chemin se transforma vite en couloir. Au fond de celui-ci, de puissants reflets bleutés illuminaient les parois, provenant d’une ouverture à notre droite. Plus nous approchions, plus je pouvais sentir l’air se charger d’énergie. Ce n’était pas du ki pourpre. Cela ressemblait à du ki spirituel mais… si c’en était, il devait s’agir d’un ki très spécial.
Je balayai d’un œil vif et intrigué la pièce rectangulaire où nous débouchâmes.
Le long mur à notre droite, en roc, était comme ceux du couloir d’où nous venions, gris sombre et plein de protubérances ; au contraire, plus lisse, la paroi qui lui faisait face brillait, chatoyait, d’une manière presque aveuglante. Elle était légèrement transparente. À travers, l’on devinait une ombre. La nuit ? Cet étrange mur communiquait-il directement avec l’extérieur ? Ou bien… ?
— « C’est un bel endroit, tu ne trouves pas, mon neveu ? »
Assis dans un fauteuil, devant un bureau, seul mobilier de la pièce outre un gros coffre, le chamane personnel du Prince Zorén avait posé sa plume et me regardait. L’assassin potentiel de mon grand-père…
Le gardien qui nous avait guidés avait fait demi-tour. Nous nous trouvions donc tout seuls. Il aurait sûrement été facile de prendre le vieux chamane par surprise, mais… Je me repris et saluai bien bas.
— « Oncle Riva. Je te présente mon disciple, Zom. J’ai pensé qu’il serait plus en sécurité ici que dans une auberge à Osha. J’espère que cela ne te dérange pas. »
— « Humph. Aucunement. Mais tu as un disciple, à ton âge ? »
— « C’est un orphelin. »
Ce n’était pas si rare, même pour un jeune chamane, de recueillir un orphelin pour qu’il l’assiste dans ses tâches quotidiennes. Riva observa Zom un instant puis eut un rictus.
— « Je vois. Tu es diabolique jusqu’à la moelle, mon neveu. »
Ses mots me frappèrent. Euh… Pensait-il que j’utilisais Zom comme bête chamanique et que je volais son sang pour mes techniques vaudou ? Je réprimai une moue de dégoût et priai pour que Riva ne soit pas perceptif au point de comprendre que Zom était un Sang-Immortel : ç’aurait été très problématique.
— « Quel est cet endroit, mon oncle ? », demandai-je, préférant ignorer son commentaire.
Riva attrapa une sorte de parapluie en bambou noir et se leva, le faisant osciller sur son index, puis il désigna le mur translucide avec.
— « Que crois-tu qu’il y a derrière ce mur ? »
Je haussai un sourcil.
— « Mm. L’extérieur ? »
— « Mais encore. » Comme il voyait ma mine d’incompréhension, il me tendit le parapluie et me dit : « Touche le mur avec. »
Perplexe, je tins le parapluie et touchai le mur.
— « Aiguise à présent ta perception. »
Mais j’étais déjà en train. Et ce que je perçus suscita en moi plus de questions encore. Une quantité d’énergie spirituelle colossale se cachait derrière le mur. Je la percevais avec une clarté stupéfiante. Pourtant, percevoir de l’énergie à travers un mur en roc, c’était pratiquement impossible. Était-ce dû au matériel qui rendait ce mur légèrement transparent, ou… ?
— « Une source d’énergie incroyable, n’est-ce pas ? », dit Riva sur un ton enjoué.
Je soufflai et, écartant le parapluie du mur, répliquai :
— « Ce parapluie est encore plus stupéfiant. »
S’agissait-il d’une relique ? Une relique qui fortifiait les liens ? Si c’était le cas… c’était l’arme parfaite pour un chamane. Combien d’autres secrets ce vieux démon possédait-il ?
D’un geste, Riva récupéra le parapluie avec un rire sec :
— « Je ne laisse même pas le Prince Zorén le toucher. Estime-toi privilégié rien que pour ça. Oh, mais, à la place, j’ai un cadeau pour toi. Tiens. »
Il fouilla dans une poche et en sortit un objet argenté aux reflets bleutés. Un morceau d’azurite ? Non. C’était…
— « Une écaille ? », fis-je, fronçant les sourcils, la tournant dans tous les sens. Elle était dure comme celles de Yelyeh. Je relevai la tête vers Riva, médusé. « Une écaille de… ? »
Je ne finis pas ma phrase. Le vieux chamane ôta mes derniers doutes en déclarant :
— « C’est une écaille de dragon spirituel. Mais ce n’est pas tout. Le dragon en question est un dragon azuré dont les écailles ont une fascinante particularité que j’ai découverte il y a quelques années, après être tombé par hasard sur l’une de ces merveilles. »
Le vieux chamane posa son parapluie fermé sur son épaule en disant :
— « Essaie d’y infuser du ki-démon. »
Infuser du ki-démon à l’intérieur d’une écaille de ki spirituel ? Sérieusement ? Après une hésitation, c’est ce que je fis. Mon ki pourpre flua vers l’écaille. Au lieu de rebondir, comme il l’aurait naturellement fait face à une barrière de ki doré, il traversa cette barrière et alla tourbillonner à l’intérieur. Je pensais qu’au bout d’un moment le ki s’effilocherait et se propagerait dans l’air, mais pas du tout : il resta bien sage, engrangé dans l’écaille, protégé par la barrière naturelle de ki doré.
— « Elle retient mon ki-démon ? », fis-je, étonné. Elle agissait un peu comme les boucles d’oreille que Yelyeh m’avait données, sauf qu’elle n’avait même pas besoin d’un cercle runique avancé pour contenir du ki infusé ? Mais…
— « Tu te demandes quelle est sa limite ? Essaie de la remplir », me lança Riva, amusé.
J’augmentai le débit, mais je compris vite que j’étais loin de pouvoir tout remplir. Alors, j’arrêtai.
Je comprenais à présent bien des choses. Avec cette découverte, Riva avait résolu partiellement le problème de la toxicité du ki-démon dans le corps d’un humain : un démon chamane pouvait puiser l’énergie d’une de ces écailles pour ses arts sans devoir détruire son noyau doré pour le remplacer par un noyau pourpre. Un démon cultivateur devait probablement quand même cultiver un noyau, mais il n’avait plus à consommer régulièrement le ki des bêtes pourpres pour accumuler de la puissance : il pouvait simplement continuer à faire circuler une petite quantité de ki puis utiliser l’énergie stockée dans une écaille pour la libérer au moment nécessaire. Pas sûr que son corps résiste à une libération explosive de ki pourpre, par contre, mais cela ouvrait la porte à un recrutement de démons cultivateurs sans discrimination et sans s’inquiéter d’une mort prématurée avant « usage ». Les possibilités qu’offraient ces écailles étaient à donner des frissons. Mais…
— « Un démon chamane peut être puissant s’il cultive le ki-démon et forme un noyau-démon », commenta Riva, « mais sais-tu que plus tu absorbes du ki-démon, plus ton espérance de vie est raccourcie ? Si tu continues, je ne te donne pas plus de dix ans de vie. Mais avec cette écaille… Enfin, tu as sûrement compris. »
Il me faisait cadeau d’une vie plus longue. Il s’efforçait vraiment de devenir mon bienfaiteur… Je m’inclinai bien bas.
— « Mon oncle ! Je n’oublierai jamais ta générosité. »
— « Oh ? Une seule écaille te suffit ? Je te pensais pourtant plus ambitieux. »
Ce serpent…
Je relevai la tête avec un sourire qui se voulait naturel.
— « Bien sûr, j’accepterais bien une dizaine de ces écailles. »
— « Haha ! Une dizaine ! Sais-tu combien coûte une seule écaille de dragon ? Cinq-cents pièces d’or au moins. As-tu seulement cinq mille pièces d’or, mon neveu ? »
— « Je n’ai pas cinq mille pièces d’or », reconnus-je, « mais j’ai un oncle qui prend grand soin de moi. »
Riva était amusé. Il secoua la tête et me frappa avec son parapluie, pas exactement avec délicatesse.
— « L’ambition est bonne, mais les flatteries m’agacent. »
Heureusement qu’Ayaïpa était descendue sur le sol — elle s’était mise à donner des coups de bec au mur translucide, intriguée. À cet instant, elle tourna la tête, l’air courroucée qu’on ose me frapper ainsi, moi, son maître chamane. Je ravalai ma colère et dis :
— « Mon grand-père m’a appris à ne pas demander la lune. S’il n’y a pas assez d’écailles, je prendrai soin de celle que tu m’as offerte. Mais… »
— « Mais ? »
Je me redressai.
— « Un dragon n’est-il pas censé être plein d’écailles ? »
Lentement, un sourire vicieux se dessina sur les fines lèvres du vieux chamane.
— « Tu as enfin compris. En effet », dit-il, se tournant vers le mur translucide, « selon une légende, un dragon azuré habiterait cette île. Il aurait été scellé par un dragon-démon pour l’éternité, dit une version. Il naviguerait dans les eaux du Lac Étoilé, dans une autre version. Ce n’est que lorsque j’ai suivi le lien d’une vieille écaille retrouvée sur le fond des eaux, près de la rive sud, que j’ai repensé à ce vieux dicton : les légendes ont souvent un fond de vérité. Depuis le sommet des rochers les plus hauts de l’île, en écartant des parties éboulées, nous avons trouvé une grande crevasse et, au fond de cette crevasse, un dragon. »
J’en avais le souffle coupé. Riva fit une moue et ajouta :
— « Mais un étrange courant énergétique empêche quiconque de s’en approcher. Ceux qui se sont approchés le plus et ont survécu disent que le dragon semble être encore en vie et qu’il dort. Il dort peut-être depuis des siècles. Sans mes arts vaudou, je n’aurais probablement jamais pensé que ce que j’avais trouvé, au départ, était une écaille de dragon. »
Il était encore tout ému de cette aventure. Après un silence, pour ne pas interrompre ses pensées triomphantes, je dis sur un ton admiratif :
— « Et, d’une pierre deux coups, tu en as alors profité pour proposer au gouverneur d’installer ici une branche de l’Institut de Démonologie pour fabriquer un remède anti-démon, d’où le cercle runique avec le chaudron juste sous la crevasse où se trouve le dragon ? »
Riva me jeta un coup d’œil puis eut un sourire arrogant, l’air de penser : mais quel niais, celui-là…
— « Tu es perceptif, Zangsa », fit-il pourtant. « Comme tu as dit, l’objectif est double et la salle d’en bas est en effet située juste sous la crevasse. »
Ce cercle runique était donc vraiment fait pour détruire le champ d’énergie qui empêchait de s’approcher du dragon… Une fois la voie libre, ces sbires de l’Œil Renversé s’en donneraient à cœur joie pour arracher au dragon toutes ses écailles… J’en eus l’estomac retourné.
— « Si le lien vers le dragon existe toujours », fis-je alors, « cela veut dire que le dragon est encore vivant, n’est-ce pas ? Tu as dit qu’il dort peut-être depuis des siècles. »
Les yeux de Riva étincelèrent.
— « C’est ce qu’on dirait. »
Il avait même l’air content que cela soit le cas, comme si le tuer était une partie de plaisir. Si Yelyeh le voyait à l’instant…
— « Ha », fit alors une voix sceptique. « Depuis des siècles et il est toujours vivant ? Sans avoir même croqué quelques vers de terre ? Ton oncle ment, cousin ! »
Je voulus disparaître six pieds sous terre. Je lâchai, ahuri :
— « Ayaïpa ! »
L’instant d’après, je vis Riva faire un pas vers la poule et pointer l’extrémité du parapluie vers elle… Me mouvant lestement à l’aide de mon ki doré, je m’interposai et attrapai le parapluie d’une main avant que celui-ci n’atteigne Ayaïpa. Du coin de l’œil, je constatai que Zom avait voulu en faire autant et, de ma main libre, je l’écartai à temps : il ne manquait plus que Riva découvre que c’était un Sang-Immortel et qu’il trouve quelque méthode démoniaque pour en tirer parti et alimenter ses rêves de pouvoir…
— « Zangsa », fit alors Riva.
Ses yeux me scrutaient comme s’il avait vu à travers tout mon manège. Je grimaçai sans lâcher son parapluie et ne trouvai rien de mieux à dire que :
— « Ayaïpa est ma bête chamanique. Je suis un chamane jaloux. »
Je m’attendais à ce qu’il s’offusque, mais, à ma surprise, il sourit.
— « Tu m’intrigues de plus en plus, mon neveu. Un soupir… que dis-je, un esprit scellé à l’intérieur d’une bête chamanique ? J’ai déjà essayé avec des soupirs, mais je n’ai jamais eu de bons résultats. Le soupir mourait en moins de vingt-quatre heures et la bête chamanique avec. Pour comble, cette poule semble t’être loyale. Ta recette m’intéresse. »
Il parlait comme si nous discutions d’une recette de cuisine… Pour une fois, je me réjouis de son esprit tordu : Riva était si corrompu qu’il n’avait pas imaginé une seconde que la poule ait pu apprendre à parler de façon naturelle. Certes, il fallait un brin de confiance pour y croire, comme l’avait fait Arvian.
— « Euh… Je serais ravi de partager la recette avec toi, mon oncle », dis-je, tout en espérant qu’il n’allait pas me la demander sur-le-champ : je n’aurais pas su par où commencer. Et c’est que sceller l’esprit d’un humain requerrait probablement des années de recherches et de travail, comme l’avaient fait les disciples de Sonju pour sauver leur Fondateur et le sceller dans la Corne des Nuages.
— « On en reparlera », dit Riva en hochant la tête. « Je m’excuse d’avoir voulu examiner ta bête sans t’avertir. Tu peux lâcher, maintenant. »
Il n’avait nullement l’air désolé d’avoir enfreint l’une des règles de courtoisie les plus basiques entre chamanes. Je lâchai cependant son étrange parapluie. Vu comme la perception s’amplifiait grâce à cet objet, s’il l’avait utilisé pour m’examiner, moi, il aurait peut-être réussi à voir que je n’avais pas seulement un noyau-démon mais aussi un océan de ki spirituel, ce qui l’aurait poussé à me suspecter d’être un cultivateur orthodoxe du Murim. Cela nous aurait mis dans une situation plus que délicate… Toutefois, qui aurait imaginé qu’un humain pouvait avoir à la fois un noyau pourpre et un noyau doré ?
Quand je repris Ayaïpa dans mes bras, les plumes de la poule étaient d’un rouge cramoisi. Elle était morte de honte. Elle me jeta un regard accablé… Je l’ignorai. Si je passai pour un chamane qui faisait ami-ami avec ses bêtes, j’étais sûr que Riva n’allait pas apprécier.
— « Pour l’instant », ajouta alors Riva, « nous avons du pain sur la planche. Cette mission, il faut absolument que nous la menions à bien. Or, après la mort du gouverneur, il est clair qu’une nouvelle espèce de Démon Dément menace de se propager parmi nous. Il n’y a plus de temps pour entraîner davantage notre équipe. Luna m’a dit qu’aujourd’hui, c’était encore un succès mitigé, mais un succès est quand même un succès. Demain, nous fabriquerons le vrai remède anti-démon », déclara-t-il, solennel.
On aurait presque dit qu’il y croyait vraiment, à ces démons. Attends, il avait dit « demain » ? Que comptait-il faire exactement ? Je demandai :
— « Cette équipe… Tu leur as promis des écailles, aussi ? »
Riva roula les yeux.
— « La plupart des chamanes de l’équipe sont des chamanes très probes qui suivent les pratiques traditionnelles et ne sont ici que pour l’argent. »
Probes, mon œil, alors. Enfin, cela confirmait mes observations : la plupart des chamanes présents sur l’île n’étaient pas des démons chamanes. Riva ajouta :
— « Tu es le seul à qui j’ai fait cadeau d’une écaille de dragon, mon neveu. Au Palais des Pics, tu m’as montré que tu as un talent certain pour les arts chamaniques, Zangsa. Peu de gens sont si efficaces à ton âge. Si, si, je t’assure. Alors, écoute, tu sais quelle est ma position. Je peux te promettre, que si tu restes sous ma protection, tu deviendras non seulement un des meilleurs chamanes de l’Empire, mais aussi un homme choyé par celui-ci. C’est-à-dire, tes rêves, tes ambitions, tout ce que tu peux imaginer, je ferai en sorte qu’ils deviennent réalité. Et je ne parle pas seulement d’argent. Si tu veux fonder un institut de recherche chamanique, vas-y : tu seras libre de faire ce que tu veux à l’intérieur. Si tu veux expérimenter avec des prisonniers, je connais des moyens pour te les faire parvenir. Tant que tu m’es loyal, je peux fermer les yeux de la Justice Impériale sur tout, que ce soient des orgies vaudou, des expériences ratées ou des comptes à régler. En bref, la loi, qui t’opprime à présent, te protègera. »
Je frissonnai. Qu’est-ce que ce serpent essayait de me vendre à présent ? Il parlait décidément plus qu’une pie… À l’entendre, on aurait dit qu’il détenait les clefs du sceau gouvernemental.
— « Je… », dis-je.
— « Tu es à court de mots », devina Riva.
Non : j’avais envie de partir. Et d’appeler Yelyeh. Je m’imaginais déjà cet horrible personnage en train de flamber… Rassuré par cette pensée, Ayaïpa dans mes bras, Zom juste à mes côtés, je regardai Riva dans les yeux et répondis :
— « Mon oncle… Non », rectifiai-je, « Maître Riva. Tu es l’étoile qui me manquait pour déployer mes ailes. »
Mon regard lui plut. Il découvrit ses dents.
— « Haha… Ne t’avais-je pas averti ? Que tu avais fait une rencontre qui allait probablement changer ta vie. »
— « C’est vrai, mon oncle. » Je m’inclinai sans lâcher la poule. « Je te servirai avec plaisir. »
— « Bien sûr, bien sûr. Alors, pour demain, je voudrais que ce soit toi qui diriges le rituel avec l’assistance du Contremaître Luna. »
Je fus frappé d’étonnement.
— « Moi, mon oncle ? »
Il me faisait confiance à ce point ? Bien sûr, il croyait qu’il avait déjà acheté mon âme avec son écaille et ses viles promesses…
Ses yeux verts me scrutaient.
— « Puis-je compter sur toi ? »