Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Ce matin, j’ai demandé à Maître Bael pourquoi nous gardions du bois pour quinze hivers dans le bûcher. Il m’a répondu ainsi : « On est tenu d’être sérieux et de penser “long terme”, puis, l’instant d’après, on nous dit de ne penser qu’au présent. Quinze ans, c’est un compromis ».
Zouybo, disciple de la Secte de la Joie
*
Les rames plongeaient régulièrement dans l’eau tandis que j’œuvrais à faire avancer la barque sur le Lac Étoilé. Boidami avait protesté et insisté pour manœuvrer la barque, mais j’étais plus têtu que lui et l’avais convaincu de plutôt s’asseoir sur le banc des passagers et de continuer à m’expliquer cette histoire de remède. L’un des membres du groupe hostile aux Zobels était arrivé juste au moment où Lumyoun me posait ses questions et j’avais décidé qu’il valait mieux ne pas trop traîner là — qui sait, Riva avait peut-être envoyé quelque sbire m’espionner et je préférais ne pas soulever de suspicions inutiles : j’avais enfin pu voir Lumyoun, sain et sauf ; c’était tout ce qui comptait pour l’instant. De plus, Boidami était le plus à même d’expliquer ce qui se passait sur cette Île Azurée où il m’emmenait : depuis quelques mois, l’intendant de l’auberge lui avait assigné à lui et à deux autres serviteurs la tâche de servir en priorité le Prince Zorén, ses amis, ainsi que Messire Riva. Le jeune des Jardins avait déjà emmené plus d’une dizaine de chamanes sur l’île et deux « chercheurs démonologues » qu’il avait fait aller et venir entre l’île et l’auberge plusieurs fois. Il n’avait jamais personnellement servi Riva comme batelier, mais il avait dû passer plus d’un message pour son compte à différents endroits : des commandes de chaussures et de vêtements, une commande chez un forgeron réputé, des réservations dans plusieurs tavernes et plusieurs messages adressés à la Maison des Parfums, au Clan des Pharitz, à la Guilde des Quêteurs et à l’Association des Escortes d’Osha, et enfin…
— « La Cage aux Trésors », dit Boidami, alors que je ramais très doucement. « Le lieu est utilisé pour des ventes aux enchères d’objets précieux et de bêtes rares. J’ai entendu dire qu’il y a même parfois des objets magiques. Enfin bon. L’autre jour, j’ai passé un message à Messire Riva, qui se trouvait là. J’ai vu de mes yeux une énorme panthère noire et un ours dans des cages. C’étaient des bêtes-démons. Elles étaient folles furieuses. Messire Riva m’a dit qu’elles étaient possédées par le Démon Dément et qu’elles avaient été capturées pour faire des expériences avec et trouver un remède contre le skaligus drakus furens. C’est pour ça que le gouverneur a fondé un institut de recherche sur l’Île Azurée. Et c’est pour ça que le Prince Zorén s’est déplacé depuis la Cité Impériale. Ce n’est pas pour s’offrir des vacances de luxe au bord du Lac Étoilé comme le racontent certains. Le prince, je l’ai vu de mes yeux : à ce qu’on m’a dit, il a passé les examens civils à douze ans haut la main et, à vingt ans, il est devenu ministre du gouvernement. C’est un vrai génie. Il a même un titre de démonologue. Je parie qu’il en sait plus sur les démons que tout le Hall des Soins réuni. » Oh, ça, tu peux en être sûr, pensai-je, mais pas sur les démons que tu crois… Boidami affirma : « Contrairement à ce ramassis de Zobels criminels qui se contentent de donner de la skalinine aux gens comme si c’était un remède miracle, le Prince Zorén, lui, sait ce qu’il fait. Et puis, c’est pas qu’il soit sans défauts sûrement, hein, mais, à ce que j’ai pu voir, c’est un homme du peuple. Je veux dire : il ne nous méprise pas, nous, les serviteurs, comme le font d’autres nobliaux locaux. Et figure-toi que Messire Riva a été un peu comme son précepteur, alors, travailler pour Messire Riva, c’est un peu comme devenir le frère-disciple d’un prince. J’exagère mais… Je me demande comment tu y es arrivé. »
Boidami semblait se tromper du tout au tout sur bien des choses, mais, en tout cas, ses explications m’étaient bien utiles.
Je fis tourner la barque. Boidami me héla :
— « Hé… Tu rebrousses chemin, là ! »
— « J’ai oublié de faire un truc, c’est tout », assurai-je, la tête emplie de réflexions et de questions.
Cette vente aux enchères de bêtes-démons où j’avais, initialement, voulu m’immiscer n’était, apparemment, qu’un événement de façade pour attirer les familles commerçantes d’Osha cherchant la faveur du prince ainsi que pour distraire et détourner l’attention des inspecteurs impériaux locaux comme Aroulyoun, qui fermaient les yeux devant ces ventes de luxe, à priori légales, ne voyant pas les dessous ni la potentielle grave menace que ces enchères posaient, car… en réalité, les bêtes-démons emprisonnées là faisaient peut-être partie de « l’invasion » programmée. Et, si je devais parier, la panthère noire que Boidami avait vue était celle-là même qui avait tué le gouverneur la veille au dîner du prince.
— « Au fait, Boidami. Cette commande, chez le forgeron : c’était à propos de quoi ? »
Boidami grimaça de stupeur en voyant la côte d’Osha approcher à une si grande vitesse.
— « Je… » Il hésita, mais, avant de nous séparer, Lumyoun lui avait demandé de me traiter comme un frère. Aussi, il répondit : « Je ne sais pas exactement, mais c’était très coûteux. Le forgeron a dit qu’il n’avait jamais utilisé autant de grand bois spirituel de sa vie. Et pourtant, Messire Montagat est un forgeron célèbre qui reçoit des commandes de tout l’Empire. »
Du grand bois spirituel ? À quoi bon pouvait servir une matière si précieuse ? Si on en envoyait à un forgeron, c’était sûrement pour lui permettre de maintenir une très haute température dans sa forge. Mais afin de forger quoi ? Ne pouvant en savoir plus pour l’instant, je passai à autre chose.
— « Tu dis que cet institut de recherches utilise des démonologues et des chamanes pour trouver ce remède anti-démon ? »
Boidami s’agrippait au banc, déséquilibré par la vitesse de la barque.
— « Messire Riva m’a dit que les experts de la Cité Impériale craignent une résurgence démoniaque. D’ailleurs, c’est pas le seul à le dire. Izahi dit qu’elle a aussi entendu des rumeurs inquiétantes là-dessus. Si ça se trouve, ça s’avère et on devra tous partir d’Osha », fit-il avec une moue abattue. Puis il ajouta en s’écriant presque : « Doucement ! Si tu abîmes la barque, je suis fichu… ! »
J’arrêtai la barque à moins d’un mètre de la côte, dans le Parc du Soir, derrière des buissons, et tapotai la tête d’Ayaïpa pour la calmer — elle n’avait pas cessé de regarder Boidami avec de gros yeux incrédules, résistant mal à la tentation de lui lancer ses quatre vérités sur le Prince Zorén et les démons. Puis je lançai :
— « Reste avec Zom, Ayaïpa. Et vous deux », dis-je, m’adressant à Zom et à Boidami, « profitez-en pour vous mettre au courant l’un l’autre. Je reviens tout de suite. »
Je bondis par-dessus les arbustes, activai le Cube de l’Inexistence et filai vers la Branche des Mendiants. J’eus la chance de croiser le Vieux Duc en chemin, près du Grand Marché, scandant, à genoux, aux oreilles des passants :
— « Ô qu’elle est belle, la générosité ! Un sourire, une pièce, une parole d’amour pour ce vieil ermite qui marche sur la voie de la repentance ! Merci, bel esprit », ajouta-t-il, souriant à une jeune fille qui lui tendait une pièce de bronze. Puis, comme elle s’éloignait avec sa mère, il clama : « Que les étoiles du lac veillent sur toi et ta famille ! Ô qu’elle est belle, la générosité… ! »
Désactivant le cube derrière l’étal d’à côté, je m’adossai au mur juste derrière le mendiant et envoyai une pièce de bronze, qui alla tomber sur la petite toile rapiécée qu’il avait étalée devant lui. Le Vieux Duc se tut… puis, sans se retourner, lança :
— « Encore des mauvaises nouvelles ? »
— « Pas de “merci, bel esprit” pour moi ? », protestai-je.
Il tourna ses yeux de faucon vers moi. Je fis une moue et dis :
— « Juste quelques informations complémentaires. »
Le Vieux Duc soupira et ramassa sa toile avec les pièces de bronze.
— « Avec ce talent pour glaner des informations », me fit-il, « tu es sûr que tu ne veux pas devenir Mendiant ? »
Je m’esclaffai. Puis j’avouai :
— « J’ai aussi une faveur à demander. »
Le Vieux Duc haussa un sourcil, intrigué, puis grommela :
— « Ne connais-tu pas le dicton : “Mendie à un mendiant, cent ans de tourments” ? »
— « Hum… Ça ne compte pas pour les renards. »
— « Si tu le dis… »
* * *
Quand je revins sur la barque, Zom et Boidami se regardaient en chiens de faïence. Au milieu, Ayaïpa caquetait en tournant la tête de part et d’autre.
— « Cousin ! », fit-elle, soulagée.
À son exclamation, je compris que ce n’était pas la première fois qu’elle parlait en présence de Boidami. Elle n’avait donc pas pu se retenir…
Comme Zom retournait silencieusement à sa place auprès de Boidami, je m’assis et repris les rames en lançant, non sans un brin de moquerie :
— « Vous avez l’air de bien vous amuser, dis donc. »
Je nous éloignai rapidement de la rive. Le soleil menaçait de disparaître derrière les montagnes de l’ouest et le ciel rougissait, faisant chatoyer les eaux du lac de la couleur des flammes.
Sur le banc des passagers, l’ambiance n’était pas joyeuse. Après un silence, je murmurai à Ayaïpa, logée au fond de la barque, à mes pieds :
— « Ils se sont disputés ? »
La poule me répondit aussi en chuchotant, bien que les deux garçons nous entendent parfaitement :
— « Zom a dit à Boidami qu’Elkesh avait clairement affirmé un jour qu’il serait triste si quelqu’un de sa famille venait à risquer sa vie et son temps pour se venger. Boidami lui a dit : tu n’as pas le droit d’avoir un avis sur ça. Et puis Zom : j’ai parlé de l’avis d’Elkesh, pas du mien. Et puis Boidami : Et c’est quoi, ton avis propre ? Et Zom : Que tu vas rendre Elkesh triste pour rien. Et Boidami : Pour rien ? Mes parents sont morts ! Ma famille est morte ! C’est rien, ça ? Tu devrais me comprendre, toi qui as perdu aussi ta famille ! Et Zom : Justement, ils sont morts. Rien ne va les ressusciter. Alors… »
— « Alors ? », fis-je avec une grimace.
— « Alors, j’ai vu le moment où ils allaient se prendre le bec et je suis intervenue. Désolée, cousin, mais j’ai mes limites. »
J’eus un léger sourire en la voyant redresser la tête.
— « Tu as bien fait, cousine. »
— « Kôk. Bien sûr que j’ai bien fait. »
Mais comment avait-elle fait pour les réduire au silence ? J’étais curieux. Enfin bon… J’observai Zom et Boidami, me demandai si quelque remarque serait la bienvenue, puis dis simplement :
— « Mais, tu vois, cousine : se défouler, c’est important. Parfois, c’est mieux quand deux gamins se crient dessus et se tirent par les oreilles. C’est libérateur. Je le dis par expérience. »
— « Vraiment ? », fit Ayaïpa, surprise.
Dans le silence pesant uniquement brisé par le battement des rames, j’assurai avec légèreté :
— « Vraiment. »
Vu la situation, je ne posai pas plus de questions à Boidami et ramai vite jusqu’à l’Île Azurée. Je rendis ma place au jeune des Jardins pour la fin et contemplai le ciel qui s’assombrissait et le pic rocheux de l’Île bleuissant dans l’obscurité croissante. À environ sept kilomètres de la ville, l’Île ne se voyait pas depuis Osha, car un pan de terre s’avançant sur le lac l’occultait, mais je me rappelais qu’on la voyait clairement depuis le haut du chêne de chez Oncle Elkesh. D’après ce que celui-ci m’avait dit une fois, la roche de l’île était bleue car riche en azurite. Sauf que la roche avait une autre particularité : elle chatoyait. Pendant mon enfance, l’île était déjà une zone protégée et y débarquer était interdit. Apparemment, l’institut de recherches avait reçu une autorisation spéciale pour s’y installer… Mais pourquoi diables s’éloigner autant d’Osha ?
La barque ralentit et Boidami utilisa une rame contre le petit quai en bois pour l’immobiliser.
Comme Zom, Ayaïpa et moi débarquions, Boidami lança :
— « Je n’ai pas le droit de vous suivre, mais je vous attends ou… ? »
— « Non, tu peux rentrer », assurai-je. Je lui souris. « Merci, Boidami. Content de t’avoir revu. Dommage que Zom et toi vous soyez fâchés, mais on dirait que la réconciliation sera pour une autre fois. Sur ce, s’il te plaît, rame avec prudence. »
Boidami fit une moue.
— « Dis celui qui ramait comme un malade, tout à l’heure… Attends, je n’apporte pas des sabots anti-démons pour rien, dans la barque. Tenez. Ces chercheurs de l’île ne sont peut-être pas des tarés comme les Zobels, mais ils pourraient aussi avoir laissé échapper des démons. »
— « Euh… Merci… », fis-je sans trop savoir comment les refuser…
— « Bon, je file », ajouta Boidami.
Il donna un coup de rame et éloigna la barque du quai… me laissant avec deux paires de sabots anti-démons dans les mains. Et zut. Ayaïpa se couvrit le bec d’une aile.
— « Koko… Tu n’as pas osé le lui dire. À propos des démons. »
Je soupirai.
— « Il n’allait pas comprendre aussi vite que toi, cousine. Tu ne vois pas que le Prince Zorén est un génie démonologue et qu’il est plus intelligent que les non moins démonologues du Hall des Soins ? »
— « Mais, après ce qui s’est passé avec Lianli et le Démon des Flammes Vertes », commenta Ayaïpa, « Lumyoun au moins, il aurait pu comprendre. »
Si seulement Lumyoun et Boidami avaient pris le temps de rentrer à Gnawoul et de parler tranquillement avec Elkesh, leurs idées auraient peut-être été plus claires… Ça aurait peut-être aidé ces deux cousins à suspecter un peu l’excellentissime Prince Zorén.
Je secouai la tête.
— « Bah. Aucune envie de démêler ce brouillamini maintenant. Mais si tu as le courage de t’y mettre… »
Ayaïpa détourna son bec et répliqua :
— « J’ai encore affaire à Aroulyoun. »
Je m’esclaffai.
— « C’est vrai. Pour l’instant, tu as plus de chances de ce côté, je dirais. »
Je tendis l’une des paires de sabots à Zom, qui les regarda avec méfiance.
— « T’inquiète : ce n’est pas poison. C’est juste les chaussures les plus inconfortables que j’ai portées de ma vie », le rassurai-je. Tenant mes propres sabots avec l’index et le majeur, je les posai sur mon épaule et ajoutai, blagueur : « Comme ça, elles ne sont pas si inconfortables que ça. Elles peuvent même être utilisées comme projectiles, tiens. »
Intérieurement, je me demandai combien de gens avaient développé des problèmes de dos à cause de ces satanés sabots. Zom ayant résolu de prendre les sabots à la main comme moi, nous nous engouffrâmes dans des escaliers étroits en pierre, bordés de deux pentes rocheuses escarpées. Dans l’obscurité croissante, nous aperçûmes les lumières de l’institut de recherche dès que nous arrivâmes en haut des marches : deux torches flambaient de part et d’autre d’une porte qui semblait mener à un édifice sans fenêtres creusé à même le roc.
Cela posait un problème. S’il s’avérait que les choses tournaient mal et que je devais m’enfuir avec Zom et Ayaïpa… cette porte serait sûrement la seule échappatoire.
Enfin bon, pas la peine de mettre la fourchette avant les œufs, comme disait souvent Maître Ryol.
Ayaïpa souffla :
— « Je n’aime pas cet endroit. »
Le paysage n’était certes pas très verdoyant : dans cette île rocheuse, seuls poussaient quelques rares arbrisseaux. Une brume bleuâtre s’installait peu à peu comme la nuit tombait. Ça donnait presque l’impression d’entrer dans l’antre d’un ogre. Mais, diables, j’aurais préféré entrer chez l’Ogre du Jeu et non chez ce démon chamane…
Il n’y avait pas de gardes devant la porte. Je frappai deux bons coups. On ouvrit presque immédiatement, comme si on savait déjà que j’arrivais. Un homme en tenue noire, armé et le visage couvert d’un mouchoir blanc me salua en demandant :
— « Votre nom, s’il vous plaît ? »
— « Zangsa. »
— « Bienvenue. Messire Riva vous attendait. Si vous voulez bien porter les sabots à l’intérieur, au cas où, pour votre sécurité : c’est obligatoire. » Sérieusement ? J’enfilai mes sabots avec un soupir avant d’entrer. « Par ici, s’il vous plaît… Attendez », fit-il, s’interposant, alors que Zom me suivait à l’intérieur. « On ne m’a informé que de la venue d’une personne. »
— « Zom est mon disciple. Et voici ma bête chamanique », ajoutai-je, montrant la poule rouge du pouce.
— « Ah… Dans ce cas », fit-il. Considérant que c’était là une bonne raison de laisser passer tout le monde, il referma la porte derrière nous et deux autres gardes se chargèrent de placer la barre, une épaisse planche en bois qu’une hache aurait eu bien du mal à trancher. « Par ici », dit-il.
Nous suivîmes l’homme à travers un couloir taillé dans la roche, abondamment illuminé par des torches. Dans la première pièce à gauche, j’aperçus une sorte de cantine où étaient assises une bonne dizaine de personnes, toutes portant les mêmes habits de garde que notre guide, sauf qu’elles avaient enlevé leurs mouchoirs pour dîner. Une odeur fétide très caractéristique me parvint et je réprimai une grimace. Il y avait, sans aucun doute, parmi cette dizaine de gardes, plusieurs démons cultivateurs. Mais de là à savoir combien…
Nous descendîmes des escaliers, parcourûmes un couloir à la seule lumière des torches et arrivâmes devant une porte métallique. Je l’examinai avec curiosité. Sur le métal, se devinait le tracé de runes. Une formation runique… Protégeait-elle la salle derrière ? Ou protégeait-elle la porte de quelque chose de plus dangereux à l’intérieur ? Alors que le garde ouvrait, faisant pivoter la porte avec effort, j’eus l’impression que mes oreilles se rabattaient tellement le bruit grinçant qu’elle émit était désagréable.
— « Nous y sommes, messire », dit le garde.
— « Merci. »
J’entrai avec Ayaïpa, suivi de Zom, mais je m’arrêtai presque aussitôt pour contempler l’étrange scène.
La salle était grande et circulaire. Ses parois étaient à peine ciselées dans la roche. Seul le sol avait été bien lissé et, sur celui-ci, occupant presque toute la superficie de la pièce, avait été creusé un grand cercle décoré de boucles liées à de nombreux motifs runiques. Il était rempli de sang. Sur chaque boucle, se tenait un chamane, les mains à plat, tandis qu’un homme, au centre, sur une estrade, récriminait :
— « Toi, le cinquième ! Ton maître t’a-t-il inculqué les arts du faire-semblant au lieu des arts vaudou ? Ton sang ne va absolument pas au bon endroit ! La main droite sur la Rune de la Vie, la main gauche sur la Rune de la Flèche ! »
Le chamane qu’il grondait avait l’air complètement perdu et l’un de ses voisins lui indiqua le bon endroit.
— « Le sixième ! Pas la peine de gaspiller ton sang : un filet suffit pour savoir si tout le monde a bien compris les étapes à suivre. L’Institut Démonologique vous a recrutés pour que vous fassiez votre part du travail. Que le remède anti-démon concocté fonctionne dépend en grande partie de vous. Et cela veut dire que la vie des gens d’Osha et peut-être d’ailleurs dépend de vous. Si l’un de vous échoue, non seulement aucun de vous n’aura de récompense mais vous subirez l’opprobre général. Oh, c’est toi, le nouveau chamane », enchaîna-t-il dans le lourd silence qui s’ensuivit. Ses yeux d’un vert clair s’étaient rivés sur moi. « Et ce gamin… ? Enfin, peu importe. Appelez-moi Contremaître Luna. Nous ferons les présentations après. Nous sommes en plein entraînement. S’il vous plaît, prenez place sur l’une des boucles vides. Et fermez la porte ! On recommence ! »
Pensait-il faire travailler Zom aussi, sans même savoir que c’était mon disciple ? Cet homme… Le cœur battant, je jetai un vif coup d’œil à tous les chamanes présents. Je ne voyais Riva nulle part. Sincèrement, je n’avais aucune envie de laisser Zom rentrer dans un cercle runique plus que suspect, en compagnie de ce Contremaître Luna qui, à l’évidence était… sans aucun doute…
M’invitant au calme, je laissai Ayaïpa aux bons soins du garçon et lançai aimablement au garde qui s’apprêtait à fermer la porte :
— « Pourrais-tu les amener à mon dortoir ? »
— « Euh… “les”, dis-tu ? », répéta-t-il, ne voyant que Zom.
— « Mon disciple et ma bête chamanique », spécifiai-je.
— « Ah… Bien entendu », répondit alors le garde. « Les dortoirs sont juste à côté. Je vais tout de suite guider le garçon. »
— « Merci encore. »
Et je poussai gentiment Zom vers la sortie, sous le regard inquiet de la poule, en disant :
— « Va dormir, pour l’instant. »
Quand la porte métallique se referma dans un bruit tintamarresque, je m’avançai jusqu’à une boucle runique, observant le contremaître chamane du coin de l’œil, le cœur serré.
Cet homme…
Décidément, aujourd’hui, c’était le jour des retrouvailles. D’abord, Zahou, qui m’avait sauvé, enfant, puis le fils d’Oncle Elkesh, et, à présent…
Ce chamane aux cheveux grisonnants, à la barbe grise en bataille et aux nombreux colliers…
C’était, sans l’ombre d’un doute, le même homme qui avait voulu « expérimenter un truc », l’automne dernier, alors que son groupe de démons cultivateurs, tentant de piéger la dragonne rouge dans la Forêt des Astres, était tombé sur un renard-démon… moi. J’avais raconté l’épisode à Irami, le mois dernier. C’était à cause de ce maudit chamane que j’avais été empoisonné par une pilule orange et que ma rencontre avec Yelyeh, après tant d’années, avait été si désastreuse… Empoisonné, enragé, je n’avais cessé de mordre ma bienfaitrice pendant trois semaines. À cause de ce démon.
Mes yeux étaient immédiatement restés fixés sur ce diable et ce n’est que lorsque je m’agenouillai auprès de ma boucle runique et plaçai mes mains sur la surface de l’eau rougie de sang, que je m’aperçus de ce qui se trouvait juste derrière le Contremaître Luna. Ce n’était pourtant pas un petit objet : il occupait presque toute l’estrade du centre. C’était un énorme récipient métallique couleur bronze, aux formes bellement courbées, armé de quatre pattes aux extrémités ciselées comme les griffes d’un lion.
C’était un chaudron.
À présent que j’y prêtais attention, l’énergie qui vibrait dans toute la pièce ne venait pas que du cercle. Elle provenait également de l’objet central auquel il était relié.
Un sourire incrédule et triomphal étira mes lèvres l’espace d’une seconde.
Enfin. Le Chaudron Astral !