Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

84 Quand la haine aveugle

— « Ah… Voici Zom », expliqua Boidami en entrant. « Je vous en ai parlé. C’est le garçon qui vit chez Fey-Youn et Elkesh. »

— « Bienvenue », dit Lumyoun sur un ton amical. « Je suis Lumyoun, le fils d’Elkesh. Cela faisait longtemps que je voulais te rencontrer. »

Zom le dévisagea effrontément sans rien dire, laissant le fils d’Elkesh légèrement interloqué.

En plus de Lumyoun, il y avait, dans la pièce, une femme aux cheveux noirs coupés court, la trentaine, qui sentait mille et une odeurs, et surtout la lavande. Elle se présenta à moi en disant de manière directe :

— « Izahi Ali des Jardins. Tu ne te souviens probablement pas de moi. Nous ne nous sommes croisés que quelques fois : j’étais déjà une disciple de la Maison des Parfums, à l’époque. C’est donc toi, le fameux petit chamane qui a sauvé Lianli. »

— « Je n’ai fait que la sortir du manoir », dis-je humblement.

— « En t’introduisant dans la formation runique et risquant ta vie dans le nuage de poison », renchérit Izahi. « Ce n’est pas un petit exploit, pour un enfant de dix ans. »

— « Hoho. Je suis un vrai héros, alors, je te l’accorde », plaisantai-je, et je la regardai tranquillement en demandant : « Tu parles de formation runique… Mais tu es bien certaine que c’en était une ? »

— « Certaine. Peu de gens le savent, mais, à la Maison des Parfums, certaines concoctions sont réalisées au moyen de formations runiques. J’ai appris les bases. Je sais reconnaître un pilier runique. Ce n’était pas un accident et Lianli n’y était pour rien. Tu le sais bien. »

— « Je le sais bien », convins-je. Izahi… Le nom ne me disait rien, mais c’est que la Famille des Jardins avait bien eu une centaine de membres en tout : c’était tout un clan qui avait été massacré, ce jour fatidique, patients inclus. Un index sur mon menton, je demandai, curieux : « Alors, tu travailles à la Maison des Parfums ? »

— « Izahi est l’inventrice de la neurézide », intervint Boidami, non sans fierté. « Ce produit neutralise les odeurs et chasse les mauvais démons. C’est très en vogue depuis un certain temps. »

— « Vraiment ? »

Ça ne m’étonnait pas, vu les temps qui couraient, avec la terre infestée de démons déments et des odeurs qui n’étaient pas censées être là… Ce qui m’étonnait, c’était qu’Izahi s’inquiète tellement de ces « mauvais démons », alors qu’elle faisait partie des Jardins et avait grandi entourée de guérisseurs dont la philosophie s’éloignait de la démonologie conventionnelle impériale.

— « Plus exactement, je suis la disciple de l’alchimiste qui a trouvé la recette parfaite pour ce produit », corrigea Izahi, envoyant à Boidami un regard de reproche.

— « Pff. C’est toi qui as fait tout le travail », ronchonna Boidami. « Ton maître, c’est une profiteuse. »

— « Tais-toi, Boidami, je le sais mieux que toi », rétorqua vertement Izahi.

Son caractère était un peu rêche sur les bords, observai-je. Et elle n’avait pas l’air d’aimer tendrement son maître. Si elle avait choisi de rester à Osha au lieu de partir avec les survivants des Jardins à Shinrossa, dans la Province d’Argile, ce n’était visiblement pas parce qu’elle aimait la Maison des Parfums. Enfin, peut-être qu’elle adorait effectivement fabriquer des potions et des parfums, mais il se pouvait qu’elle soit aussi restée pour concocter autre chose : un plan de vengeance contre le Hall des Soins.

Enfin, quoi qu’il en soit… Rien qu’à entendre le mot « alchimiste », une question soudaine m’avait frappé : et si les fameux alchimistes auteurs de la pilule orange et les parfumeurs de la Maison des Parfums étaient liés ? L’hypothèse n’était pas trop bête. Bien sûr, sachant que le Prince Zorén venait de la Cité Impériale, il avait pu faire venir des quatre coins de l’Empire d’autres alchimistes qu’il connaissait mieux. Qui sait, peut-être que ce n’était même pas lui qui s’était occupé d’organiser la fabrication des pilules : l’Œil Renversé était une toile d’araignée probablement très vaste… Autrement, ils n’auraient pas osé provoquer ainsi l’Alliance du Murim.

— « Zangsa », dit alors Lumyoun, m’arrachant à mes pensées.

Boidami, Izahi et lui me dévisageaient ouvertement.

— « Je suis désolé de te demander ça alors qu’on vient à peine de se revoir après tant d’années », continua le fils d’Elkesh. « Enfin… Tout d’abord, je suis curieux : tout à l’heure, quand j’ai ouvert la porte, tu ne semblais pas trop surpris de me voir. »

Sous son regard interrogatif, Boidami fit non de la tête, l’air de dire : je ne lui ai pas parlé de toi, je t’assure.

— « Le pouvoir de mon intuition », répliquai-je. « Et puis, ce printemps, je suis allé à la Bibliothèque Impériale de la Cité Émeraude et on m’a dit que tu avais démissionné et étais rentré à Osha. »

— « Je comprends mieux… » Il fronça les sourcils. « Tu es allé à la Cité Émeraude ce printemps pour me voir, tu dis ? Après toutes ces années ? »

— « J’ai été un peu lent », reconnus-je.

Mes réponses semblaient le déconcerter. Il secoua la tête.

— « Comment va ton grand-père ? »

Je haussai les épaules.

— « Il faudrait que je me rende dans l’au-delà pour le lui demander. »

Il y eut un silence. Alors, Lumyoun soupira et posa ses deux mains sur la table.

— « J’ai toujours cru que Naravoul avait accepté de trahir Lianli, ce jour-là. Ce n’est que le mois dernier que j’ai appris son manège avec le Suprême du Poison pour sauver ma sœur. Je me rends compte que je devrais me sentir reconnaissant envers lui et envers toi aussi, mais après tout ce temps… » Il me regarda franchement et avoua : « Plus qu’un merci, je devrais demander pardon d’avoir haï à mort ton grand-père pendant si longtemps. »

Je frémis. Il avait haï à mort Naravoul pendant treize ans ? Parce qu’il pensait qu’il avait guidé les quêteurs et les chasseurs du gouverneur jusqu’à sa sœur ? Je grimaçai.

— « Je comprends à présent pourquoi mon grand-père se grattait autant l’oreille. » Une superstition populaire disait que l’oreille nous piquait chaque fois que quelqu’un nous maudissait. Izahi souffla face à ma réplique. J’agitai une main. « Treize ans, ça a dû être long. Lianli aurait pu t’en parler avant. »

— « C’est exactement ce que je lui ai dit », maugréa Lumyoun.

Je souris.

— « Tu l’as donc rencontrée. Elle va bien ? »

— « Oui… »

Lumyoun hocha la tête, marqua une pause, puis me regarda et dit sans ambages :

— « Zangsa. Si Boidami t’a fait venir dans cette pièce, c’est qu’il a pensé que, toi aussi, tu es venu ici pour rendre justice à notre famille. Réponds franchement et, si c’est le cas, nous pourrons parler plus longuement. »

Il n’avait pas formulé clairement la question, pourtant. Je les regardai tous les trois un instant, puis je fis une moue sombre. Si j’ai suivi Boidami jusqu’ici, c’était pour te revoir, pensai-je lui dire, mais je demandai :

— « Sais-tu seulement qui sont les coupables ? »

— « Les meneurs du Hall des Soins, sans aucun doute », affirma Lumyoun.

— « Tous ? En es-tu sûr ? »

— « Tous les Zobels qui occupent une position dans le clan sont des criminels sans l’ombre d’un doute », déclara Izahi sur un ton plein de venin. « Que ce soit pour le massacre de notre famille ou pour les morts causées à leurs patients. Que ce soit par cruauté ou par incompétence, peu importe. Nos membres ont tous subi la cruauté de ces assassins. Nous rêvons tous du jour où le maudit nom du “Hall des Soins” tombera aux oubliettes. »

Ils avaient donc même formé un groupe de gens qui désiraient la mort du Clan des Zobels, constatai-je. Tout cela ne me causait qu’une inquiétude croissante.

— « Vous pensez les tuer de vos mains ? », demandai-je sur un ton neutre.

— « Puisque la justice impériale ne fait pas son devoir, que pouvons-nous faire d’autre ? », répliqua Izahi. « Tes questions commencent à m’énerver, tu sais. Et les questions, ça me rend méfiante. Tu travailles pour un subordonné du Prince Zorén, non ? Ce Messire Riva. »

— « Probablement, pourquoi ? »

— « Ce subordonné est passé par le Hall des Soins ce matin. Il s’est peut-être laissé acheter. Et, par le même coup, toi aussi. Si c’est le cas… »

— « Si c’est le cas ? », répétai-je tranquillement.

Dans un silence soudain méfiant, je soupirai.

— « Il y a eu un malentendu », dis-je enfin. « Je ne suis pas venu à Osha pour me venger aveuglément d’un clan dont la plupart des membres n’ont probablement jamais vu davantage qu’un accident provoqué par le Démon des Flammes Vertes. »

— « Ne pas voir ce qui est évident, n’est-ce pas aussi un crime ? », riposta Boidami. « Zangsa. Tu es un chamane, n’est-ce pas ? Si tu as même réveillé l’intérêt de Messire Riva, c’est que tu es habile. Ton aide serait précieuse. »

— « Pour aiguillonner quelques poupées vaudou et faire paniquer les Zobels ? », fis-je. « Ou pour les faire tomber dans les escaliers et les tuer ? Je peux faire ça. Je suis un chamane bien plus habile que vous ne l’imaginez. »

— « Alors… ? », dit Lumyoun, plein d’espoir.

Je lui rendis un regard empli de déception.

— « Alors voilà », dis-je sur un ton monocorde. « Treize ans de haine, ça fait des ravages dans l’esprit humain. Pour l’instant, c’est tout ce que j’ai à dire. »

Je leur tournai le dos et pris la poignée de la porte. J’allai ouvrir quand, brusquement, Lumyoun m’attrapa par le bras. Au même moment, Izahi plaça une lame affilée à un doigt de ma gorge.

J’avais vu leur mouvement, mais, avant de réagir, j’avais voulu savoir s’ils étaient vraiment capables de me menacer de la sorte. Et je m’étais pris une claque de désillusion en pleine figure.

— « Izahi ! », fit Lumyoun, choqué. « Qu’est-ce que tu fais ? »

Et toi, Lumyoun, pourquoi me serres-tu si fermement ?, pensai-je avec tristesse.

— « Comment tu oses ? », siffla alors Izahi à mes oreilles sans lâcher son poignard. « Elkesh vous a recueillis, toi et ton grand-père, alors que vous n’aviez nulle part où aller. La Famille des Jardins vous a accueillis à bras ouverts. Tu as vécu pendant presque un an avec notre famille. Tante Azza. Oncle Doushyoun. Mila. Ouzin. Katyoun… » Sa voix trembla et repartit, chargée de rage : « Et tu ne sens rien ? Tu veux laisser les assassins de notre famille vivre leur vie et continuer à tuer des innocents ? Pouah ! Moi qui pensais que tu comprendrais ! Les gens comme toi ne servent qu’à faire des courbettes devant les puissants ! Tu me dégoûtes ! »

Son poignard tremblait si bien qu’elle risquait de me blesser ou même de blesser Ayaïpa. Pire : à côté, bouillant de colère, Zom avait l’air d’être prêt à utiliser son ki de Sang-Immortel pour m’aider. Aussi, de ma main libre, je pris le poignet d’Izahi, l’écartai et lui enlevai le poignard, sans mal. Je la vis me foudroyer du regard, mais elle ne m’attaqua pas davantage. Izahi était prompte à se faire une image de moi, alors qu’elle venait de me rencontrer…

Je jetai un coup d’œil à la main de Lumyoun, qui, sous le choc, continuait quand même à m’agripper.

— « Lumyoun… »

— « Je… », bredouilla-t-il. Il secoua la tête. « S’il te plaît, pardonne-nous, Zangsa. Tu as peut-être raison. Peut-être qu’autant de haine ne nous fait aucun bien. Mais cette vengeance est devenue une raison de vivre depuis treize ans. Il n’y a pas un seul jour où nous ne pensons pas aux gens que nous avons perdus… et à ces monstres qui nous ont tout enlevé. Je comprends que tu ne veuilles pas participer. Tu n’es pas un membre des Jardins, en fin de compte. Ta tristesse n’est pas comparable. Et aucun devoir ne te pousse à nous rendre justice. Tu es libre de faire ce que tu veux, mais… promets-moi, au moins, de ne pas nous trahir. »

Ses paroles furent comme des flèches. Et le pire, c’est qu’elles étaient vraies. Sa tristesse n’était pas comparable à la mienne. Et je n’étais pas un membre des Jardins. Alors pourquoi me sentais-je comme si on m’avait enfoncé un couteau dans le corps ?

Je secouai la tête, pensai à Irami, toujours si serein, et je me calmai. Le monde de l’Académie Céleste était empli de gens à peu près vertueux, attentifs et réfléchis. Mais je n’étais pas dans ce monde, à présent, et j’étais bête de l’oublier juste parce que je parlais à quelqu’un qui avait été comme un grand frère pour moi dans mon enfance.

Je regardai Lumyoun avec une moue tranquille.

— « Je peux sortir d’ici en forçant la sortie, tu sais. » Me libérant de l’emprise de Lumyoun, je levai une main rayonnante de ki doré et arrachai aux trois des Jardins des expressions abasourdies. Je repris : « Comme tu le vois, en plus de chamane, je suis devenu un Immortel comme Lianli. » Le mot sembla avoir son effet. Je citai : « Un Immortel est un dieu de la vertu, dit-on. L’adage est exagéré, mais une chose est sûre : les gens qui font des courbettes devant les puissants pour gagner leurs faveurs ne deviennent jamais des Immortels. Frère Lumyoun. Je n’aime pas les promesses vagues. Mais je peux te dire ceci : si ton groupe de justiciers a plus de membres que vous trois, ce n’est pas ma trahison que tu dois craindre. Et aussi », je pris une bouffée d’air et, l’accusant du doigt, je m’époumonai brusquement : « TU AS ÉTUDIÉ TOUTES CES ANNÉES, LE NEZ DANS LES LIVRES, ET TU VEUX MAINTENANT PRENDRE L’ÉPÉE COMME UN HÉROS DES CONTES ?! IDIOT ! ESPÈCE DE GARNEMENT SANS CERVELLE ! … c’est ce qu’Oncle Elkesh t’aurait dit », conclus-je. « Et puis, enfin… »

Je joignis mes mains et m’inclinai respectueusement devant celui qui m’avait inculqué avec patience les manières civilisées élémentaires quand j’étais petit. Lumyoun me regardait, interdit. Je dis en toute sincérité :

— « J’espère que tu seras libéré de cette haine bientôt et que ce sentiment ne sera pas remplacé par le regret d’avoir sacrifié ton humanité au passage. Bonne chance. »

Je tournai la poignée de la porte et ouvris, cette fois sans que personne ne m’en empêche.

J’espérai secrètement qu’ils ne tenteraient pas d’exécuter leur plan avant que toute cette histoire de pilules et de bêtes-démons enragées soit terminée, car… en toute franchise, je voulais leur donner un coup de main ou, du moins, m’assurer qu’il ne surviendrait aucune tragédie.

Je sortis, non sans remarquer du coin de l’œil le regard courroucé de Zom vers les trois membres des Jardins. Le Sang-Immortel n’avait pas dit un mot, mais j’avais senti son ki bouillir au-dehors quand Izahi m’avait menacé avec son poignard. Heureusement qu’il n’avait pas perdu le contrôle… J’étais déjà dans la ruelle quand Lumyoun m’appela.

— « Zangsa. Je… » Il marqua une pause puis, sous mon regard interrogatif, il dit : « Je m’y suis vraiment mal pris. Je te demande mille fois pardon. »

— « Je comprends ta rage », assurai-je. « Je n’ai jamais dit que les coupables ne méritaient pas de mourir. »

— « Oh. Je sais. » Le savait-il, vraiment ? Il eut un sourire fatigué mais franc. « Tu es devenu un homme bien plus incroyable que je n’aurais pu imaginer. Je… » Il secoua la tête. « Quand Lianli sera de retour, elle sera sûrement très heureuse de te revoir. »

Je haussai un sourcil.

— « Elle n’est pas à Osha ? »

Lumyoun fit une moue.

— « Elle est partie va savoir où en disant juste qu’elle avait trouvé quelque chose d’étrange. Elle n’en fait qu’à sa tête. »

— « Elle n’a pas changé, alors », souris-je.

Lumyoun eut un rire bas.

— « C’est vrai. »

Mon sourire s’élargit.

— « Tu devrais rire plus souvent, frère Lumyoun. Le rire, c’est comme les fleurs dans les prairies : il colore la vie. On se reverra peut-être bientôt, si l’un de nous ne termine pas enterré dix pieds sous terre avant ça ! Sur ce. »

— « Aaaah… Attends, Zangsa ! », fit Boidami, courant derrière moi.

— « Oh, c’est vrai. J’oubliais mon guide. Mais, tu sais, je connais le chemin pour aller à l’Auberge des Mille Étoiles. »

C’était sûrement là où j’étais censé aller pour trouver Riva. Boidami fit une moue.

— « C’est un peu plus compliqué que ça. »

— « Au fait », intervint Lumyoun, sortant dans la rue, « est-ce que tu sais pourquoi le conseiller du Prince Zorén a besoin de tant de chamanes pour fabriquer ce fameux remède anti-daemonia ? »

Je m’arrêtai. De quoi diable parlait-il ?