Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

83 Une étoile dans les ténèbres

Maître Bael revenait d’une réunion de sages philosophes quand je lui demandai : “D’où viens-tu ?”. Il me répondit : “De la garderie”.

Zouybo, disciple de la Secte de la Joie

*

Avant tout, je retournai à la guilde chamanique et rendis, bien pliés, les vêtements de chamane dandy à l’intendance, bandeau inclus. Étant passé par ce qui avait été ma chambre pendant deux nuits à peine, j’avais repris mes vêtements noirs de chamane avec le collier aux perles rouges. Je ne m’attardai pas, peu alléché par l’idée de croiser Aysen ou le maître-guide. Je ressortis, et je prenais la direction d’Osha Nord avec Zom et Ayaïpa quand une voix surprise lança :

— « Zangsa ? »

C’était Houshout, le chamane que j’avais assisté pendant deux jours. Je le saluai d’un geste aimable de la tête.

— « Salut, Houshout. »

Ses yeux curieux regardèrent Zom et la poule, puis il dit :

— « J’ai entendu, pour ton expulsion. Tu n’as pas l’air bien chagriné. »

— « Je suis dévasté. »

Face à ma réplique peu convaincante, il sourit.

— « Je ne sais pas comment tu t’es débrouillé mais… De toute façon, un soleil brille plus fort hors de la porcherie, tu ne crois pas ? »

Venait-il de me comparer à un soleil ? D’où lui venait cette envie de me flatter ?

— « Hoho », dis-je, « cela ne serait-il pas vrai pour toi aussi ? »

Vraiment… avait-il dit une « porcherie » ? Houshout était bien plus conscient de l’état de la guilde que je ne l’imaginais. Peut-être savait-il même comment Aysen faisait pour recruter les chamanes qu’il envoyait chez le prince.

Le jeune chamane fit une moue fataliste et regarda l’entrée rénovée de la guilde chamanique en me confiant :

— « On ne dirait pas comme ça, mais, Aysen et moi, nous sommes des amis d’enfance. Nous avons été disciples d’un même maître. Partir dans la tourmente serait trahir. »

Des amis d’enfance, hein… Ils n’en avaient pas vraiment l’air, mais le temps pouvait changer le cœur des gens. Ce n’était, toutefois, pas mon affaire. Je haussai les épaules.

— « Il faut aussi des étoiles pour illuminer la nuit. »

Houshout s’esclaffa.

— « C’est vrai ! Bonne chance à toi, Zangsa, disciple de Naravoul. »

Je répondis à son inclination par une autre tout aussi respectueuse.

— « Bonne chance à toi aussi, frère chamane. Que la vertu illumine ton chemin. »

Ce n’est que lorsque je m’éloignais avec Zom et Ayaïpa que je pensai que ma dernière phrase était une formule utilisée bien plus dans le Murim que dans la société impériale. Enfin qu’importe. Houshout était probablement loin de deviner qu’en plus d’être un chamane, j’étais un cultivateur.

Dans un silence tranquille, nous traversâmes le Grand Pont de l’Aurore et prîmes l’avenue qui longeait le port de pêche et la Balade du Lac.

Zom avançait à pas feutrés, comme un chasseur s’aventurant dans un territoire non exploré. Sous ses cheveux rouge sang, ses yeux sombres bougeaient de tous les côtés. À un moment, il porta son attention sur une femme en sabots qui frottait la terre devant sa porte avec un balai-brosse et de l’eau savonneuse ; il arqua un sourcil puis fronça le nez.

— « C’est compliqué, les villes, n’est-ce pas ? », lui dis-je.

Zom sursauta puis me regarda avec vivacité ; il ouvrit la bouche, la referma, puis ses yeux me fuirent et il acquiesça. Je haussai un sourcil. Il parlait moins qu’Irami, mais, par ma queue de renard, qu’il était expressif, ce garçon ! Il n’empêche que j’avais encore du mal à le comprendre.

Nous avançâmes un instant en silence, avant que Zom se décide à demander :

— « Alors… Toutes les villes sont comme ça ? »

Sa question ne pouvait pas être plus vague et, s’en rendant peut-être compte, Zom rougit un peu. Je m’arrêtai dans l’avenue déserte, pensif.

— « Mm… Une ville, c’est fait pour être peuplé et bruyant. » Mais, sauvageon ou pas, ça, il le savait sûrement déjà, et ce que j’allais ajouter, il le devinait aussi certainement… Peut-être qu’il voulait simplement faire la conversation ? Je haussai les épaules et dis : « Quant aux sabots et au savon sur le pas des portes, tu en trouveras sûrement ailleurs aussi, mais… bon, Osha est un cas extrême. Avec tout ce qui s’est passé, l’étonnant, c’est que les gens de Gnawoul aient préféré écouter les paroles de Fey-Youn et garder les sabots anti-démon dans leurs placards. Si une ville comme Osha avait fait pareil, ç’aurait été un miracle. Enfin, avec ce beau monde qui est accouru, peut-être qu’un vrai miracle aura lieu et que le bon sens reviendra dans la Ville du Lac Étoilé, qui sait. »

Les mains derrière la tête, je repris la route. Zom acquiesça tout en marchant à ma hauteur :

— « Tu es là, toi aussi. Et Ayaïpa. »

Je haussai un sourcil. Il était sincère. Je grimaçai.

— « Un qui me prend pour un soleil. L’autre qui me prend pour un héros. Aujourd’hui, je sens que ça ne va pas être mon jour. On dit que lorsque les fleurs tombent sur la tête du sage, la bonne fortune prend le large. »

— « Kokok, tu t’es toi-même appelé sage, cousin », se moqua Ayaïpa.

— « Je suis le Sage Ivrogne, après tout. »

— « Kékéké, c’est vrai », reconnut la poule, bien amusée. Elle quitta mon épaule et grimpa sur ma tête. Ce n’est qu’après un silence qu’elle demanda, hésitante : « Mais ce dicton… ce n’est pas un présage, j’espère ? »

L’était-ce ?

— « Je t’ai déjà dit qu’on risquait de mourir. » Elle tendit le cou au-dessus de moi, comme pour voir si je plaisantais. Je souris à sa mine effarée et à ses plumes bleuissantes. « Je compte sur toi pour nous sauver avec ton halo blanc si quelque chose arrive. Pas toi, Zom ? »

Le garçon acquiesça avec un léger sourire. Ayaïpa eut l’air de sentir soudain peser sur elle un énorme fardeau et elle souffla :

— « Koa ? »

— « Hoho. Ne t’inquiète pas trop, cousine. »

Presque au bout de l’avenue, se dressait un mur blanc derrière lequel on pouvait voir un grand bâtiment, blanc lui aussi, flanqué de deux tourelles : c’était le Hall des Soins.

Rien qu’à la vue de l’édifice, je fus envahi par de lointains souvenirs. Armizel, le fils bâtard du directeur de cet endroit, ce jeune homme blond qui m’avait trompé et conduit à empoisonner Lianli avec un bonbon au sein même du Manoir des Jardins…

Mon grand-père Naravoul m’avait, à l’époque, strictement interdit d’essayer de me venger ou de prouver quoi que ce soit. Pourtant… Je n’avais raconté ça ni à Ayaïpa ni à Irami, mais j’avais bêtement bravé cette interdiction. En effet, le jour suivant l’incident, peu après que mon grand-père m’avait dit « fini l’école, tu restes à la maison », je l’avais vu partir, convoqué par le Pavillon des Herbes pour quelque travail, et je m’étais éclipsé de chez Elkesh… pour courir directement au Hall des Soins et dire mes quatre vérités à ce blond qui s’était fait passer pour un policier.

Je m’arrêtai devant les portes grandes ouvertes de l’enceinte. À l’époque, la cour n’était pas aussi animée, ni si bellement ornée de parterres fleuris. Ce jour-là, seule une petite porte était ouverte et gardée par un homme qui s’ennuyait à mort et qui m’avait aimablement répondu : « Un méchant blond avec une épée ? Ici, il n’y a pas de méchants, le mioche : on guérit les gens. Mais si tu veux que je te raconte l’histoire du blond chevalier Vazoul, qui tua le dragon-démon et sauva son village… »

* * *

— « Le dragon-démon ? », répétai-je, presque happé par ma curiosité puis… « J’ai pas le temps pour ça ! », répliquai-je en foudroyant l’aimable garde. « Je veux parler au blond qui a empoisonné mon amie ! »

À cet instant, j’entendis des pas derrière moi et je me retournai, juste pour voir ledit blond approcher, suivi du même garde du corps que j’avais vu la première fois. Je montrai Armizel de l’index en criant :

— « Le voilà ! »

— « Aaah… ! Jeune maître Armizel ! », dit le garde en attrapant ma main et me forçant à la baisser. Il me chuchota : « Dégage, le mioche. »

Sur le moment, je me sentis offensé et protestai. Ce n’est que bien après, en y repensant, que je compris que le garde pensait sûrement bien faire en essayant de me donner une échappatoire…

Armizel s’arrêta face à moi et m’ébouriffa les cheveux avec une expression amusée.

— « Tiens, le petit chamane ! » Ses yeux luisaient. « Tu voulais me voir ? »

— « Oui ! Parce que c’est toi qui as empoiso… ! »

Il couvrit ma bouche d’une main pour étouffer mon exclamation et m’entraîna vers la ruelle d’à côté tout en disant d’un ton rieur :

— « Je vois, je vois ! Tu veux encore qu’on passe du temps ensemble ! Me voilà touché ! »

Du coin de l’œil, je vis le garde tendre la main et ouvrir la bouche puis la refermer et détourner les yeux en soupirant sombrement.

Quand Armizel me lâcha, je me trouvais quelque part dans une étable vide. Le garde du corps resta auprès de la porte ouverte. Armizel me regarda avec un sourire qui me glaça les os.

— « Y’a pas idée de crier des mensonges en pleine rue, gamin. »

— « C’est pas des mensonges ! Ton bonbon a empoisonné Lianli ! », l’accusai-je.

— « Les bonbons que je t’ai donnés ? Ce n’était que des bonbons. Ils n’avaient rien de spécial. »

— « Menteur ! »

— « N’en as-tu pas mangé un toi-même ? Est-ce que tu es tombé malade ? », soupira le blond, feignant une immense patience.

Son expression et ses paroles me firent hésiter. J’étais sûr, pourtant, en venant ici, que cet homme…

— « Est-ce que tu es tombé malade ? », répéta-t-il.

— « Je… Non », avouai-je. « Mais Lianli… »

— « Cette amie à toi n’est-elle pas un être humain comme toi et moi ? »

Il disait vrai mais… il ne savait pas que Lianli avait une constitution spéciale. Ou alors, il savait et était effectivement coupable… Mais je n’avais aucune façon de le savoir avec certitude, me rendis-je compte. Je regrettai soudainement de m’être éclipsé en douce de chez Elkesh. Si Grand-Père revenait avant moi…

Je secouai la tête, remettant de l’ordre dans mes pensées.

— « Tu as dit, hier, que tu étais un ami de la famille des Jardins. Mais tu es le fils bâtard du directeur du Hall des Soins, non ? J’ai entendu dire que le Hall des Soins et les Jardins se sont toujours affrontés. »

Une lueur dangereuse passa dans les yeux d’Armizel. Il m’attrapa par ma tunique, me soulevant presque, puis me projeta au sol. J’atterris sur un tas de vieux foin, éberlué. Aucun adulte ne m’avait encore traité de la sorte.

— « Fils bâtard ? », répéta-t-il sur un ton étrangement triomphant. Il émit un rire, se couvrant les yeux d’une main, puis il s’interrompit brusquement et fit : « Zahou. Tiens-le bien : je vais arracher la langue à ce maudit gueux. »

Je n’aurais pas capté le vrai sens de ses paroles si vite s’il n’avait pas, à ce moment, sorti un poignard de sa botte et tapoté la lame avec ses doigts. Je blêmis, paralysé de stupeur. Le garde du corps se racla la gorge.

— « Jeune maître… Ça ne fera que donner plus de crédibilité aux rumeurs. »

— « Et quoi, alors ? Je le tue et tu l’enterres. »

— « Ce n’est qu’un enfant, jeune maître. Si tu lui demandes de s’excuser… »

— « C’est un gueux ! Il m’a insulté ! Je suis Armizel de la famille des Zobels et il m’a traité de bâtard ! Est-ce seulement excusable ?! »

— « Le directeur… », protesta le garde du corps sans terminer sa phrase.

Sans se retourner, Armizel me montra une grimace glaciale, mais, au fond de ses yeux, une lueur frémit. Il parut se rasséréner, mais il me fixa quand même du regard comme s’il avait voulu m’enterrer là. Je tremblais de tout mon corps, me demandant qui donc étaient vraiment les Zobels et si j’allais vraiment perdre ma langue pour toujours. Et moi qui avais récemment demandé à mon grand-père de m’enseigner les incantations et la langue vaudou… Mais, si ça se trouve, j’allais rejoindre ma mère plus tôt que prévu dans l’au-delà. Le regard rivé sur la lame, je serrai mes mains tremblantes, atterré. Qui était vraiment Armizel ? Qui avais-je donc offensé ? Me sachant piégé, mes yeux s’embuèrent de larmes face à tant de calamités.

Alors, avant qu’Armizel ne prenne une décision, le garde du corps s’approcha et, m’agrippant par les cheveux, me fit me prosterner devant le blond.

— « Répète après moi », fit-il d’une voix sévère. « Je suis désolé de vous avoir insulté, jeune maître. »

— « J-J-Je… suis déso… » Un sanglot me secoua. Je retentai ma chance et m’écriai : « Je suis désolé de vous avoir insulté, jeune maître ! »

Je ne relevai pas les yeux. Alors, Armizel fit claquer sa langue et dit :

— « Quelle perte de temps. Que je ne te revoie pas. À moins que tu veuilles que je te redonne du poison pour réveiller le démon des flammes chez ta copine et ruiner les Jardins… ? Hé. Allons-y, Zahou. »

J’entendis leurs pas s’éloigner de l’étable. Peu à peu, les dernières paroles d’Armizel des Zobels prirent forme dans mon esprit. Je frappai le sol de mon poing, rageur.

Je n’étais qu’une mauviette. Et ce blond était pire qu’un aigle-démon. D’un œil distrait, je cherchai quelques cheveux blonds sur le sol. Rien. Dommage. J’aurais bien voulu lui rendre la pareille avec une poupée vaudou, tiens. Mais… c’est vrai, je ne maîtrisais pas encore la technique. Il fallait vraiment que j’apprenne tout ce que je pouvais de mon grand-père. Et un jour…

— « Je t’aurais, sale blond », dis-je.

* * *

À l’époque, j’avais développé un dégoût pour les blonds. Mais ça m’avait duré très peu : jusqu’à ce que je rencontre d’autres personnes blondes bien affables. L’esprit d’un enfant était plein de mystères.

En tout cas, si le garde du corps de cet homme n’avait pas su maîtriser son protégé, qui sait ce qui serait advenu du petit chamane niais que j’étais…

Imbu de tous ces souvenirs, je traversai la cour du Hall des Soins, Ayaïpa sur mon épaule, Zom sur mes talons, et murmurai :

— « J’ai l’impression d’avoir raté quelque chose, quelque part. »

— « Koko », chuchota la poule sur ma tête, amusée. « On sait tous que ta mémoire n’est pas des meilleures, cousin. »

C’était malheureusement vrai.

Alors, à cet instant, un jeune homme vêtu d’un uniforme blanc et doré se leva des marches en pierre qui menaient à l’entrée de l’édifice principal du Hall des Soins. Ses yeux s’étaient fixés sur mon collier de perles rouges. Il approcha prestement.

— « Messire ! Se pourrait-il que vous soyez le chamane Zangsa ? »

Je détaillai son visage. Jeune, il n’avait pas encore la vingtaine, et ses traits m’étaient familiers, mais… Je hochai la tête.

— « C’est bien moi. »

— « Oh… » Il me dévisageait. Face à mon expression étonnée, il parut se reprendre et s’inclina à nouveau. « C’est un plaisir. Je vous attendais. Messire Riva m’a demandé de vous guider. Je suis un employé de l’Auberge des Mille Étoiles où il loge présentement. »

Ce langage soumis et châtié me décontenança un peu, mais, aucun doute, me dis-je enfin : ces cheveux noirs, ces yeux bleus… Ce jeune homme avait des traits très semblables à ceux d’Elkesh, de Lumyoun et des autres membres de la Famille des Jardins.

— « Boidami ? », fis-je. « C’est toi ? »

Le jeune serviteur de la si prestigieuse auberge perdit aussitôt son air professionnel et me regarda, étonné.

— « Tu m’as reconnu ? »

— « Ho ? Je suis plus surpris que, toi, tu m’aies reconnu », avouai-je. Souriant, je me penchai vers lui en ajoutant blagueur : « Tu n’avais que six ans, à l’époque : tu n’étais pas beaucoup plus grand que cette poule. »

— « Ah… Haha, pour tout te dire… »

Il hésita, posa un bref regard sur Zom, puis ouvrit grand les yeux.

— « Zom ? »

Le Sang-Immortel salua avec un sourire épanoui que je ne lui avais encore jamais vu.

— « Salut, Boidami. Ça faisait longtemps. »

C’est vrai que tous les deux avaient passé pas mal de temps ensemble à Gnawoul, avant que Boidami ne parte travailler à Osha. Se considéraient-ils un peu comme des frères ?

— « Tu l’as dit », souffla Boidami. « Moi, ça va bien. Qu’est-ce que tu… Je veux dire, comment va El… ? »

Il s’interrompit. Quelque chose semblait troubler le jeune des Jardins. Il lança un coup d’œil vers un homme à la carrure massive adossé contre une des colonnes de l’entrée avant de me dévisager. Mm ? Oh, peut-être que Boidami ne voulait tout simplement pas mentionner le nom d’Elkesh au sein de l’endroit même qui avait tant fait souffert sa famille…

Je souris.

— « Il va bien. »

— « Ah… C’est vrai ? » Boidami semblait soulagé. Après tout, Elkesh l’avait élevé depuis ses six ans : c’était un peu comme un père pour lui.

Je regardai alors plus attentivement l’homme auprès de la colonne, vis sa cape d’un vert sombre et son épée, puis son visage et ses yeux gris acier qui nous fixaient en biais et… celui-là, je le reconnus tout de suite. Et, peut-être parce que je venais de repenser au passé, j’eus comme un déclic et mon cœur manqua un battement. Voilà, c’était ça, ce que j’avais raté. Cet homme qui m’avait peut-être sauvé la vie, quand j’avais dix ans, et ce « Rat » qui avait joué la comédie pour le compte d’Aysen, qui m’avait porté jusqu’au carrosse et avait feint de ne pas voir que les vapeurs de la faroule n’avaient pas si bien opéré sur moi, c’était…

— « Zahou ? », fis-je, abasourdi.

C’était la même personne. J’en étais sûr à présent. Le souvenir me revenait nettement.

Les bras croisés, l’homme armé me toisait du regard.

— « Le chamane de l’autre jour, c’est ça ? »

— « Tu ne travailles plus pour le compte d’Aysen ? »

Ma question lui arracha lentement un rictus.

— « J’avais bien l’impression que tu n’étais pas comme les autres chamanes qui sont passés par le même piège. Tu savais depuis le début ? »

— « Non : je pensais vraiment que la maison aux citronniers était hantée et que Maître Ley-Ama était sincère », avouai-je. « Je n’ai compris que lorsque j’ai senti la faroule. Aysen t’a viré, alors ? Mais je suis surpris. Je pensais que tu étais le garde du corps d’Armizel. Cet empoisonneur aux bonbons t’a viré aussi ? Ou alors tu ne travailles pour lui qu’à mi-temps ? »

Mes dernières paroles le firent s’écarter de la colonne et me dévisager, pantois.

— « Comment… ? » Puis il souffla. « C’était toi, l’enfant que ce barou a failli… ? »

Il ne termina pas la phrase. Barou ?, me répétai-je, sans comprendre. Était-ce une sorte d’insulte ? Boidami nous regardait alternativement, l’air de ne pas perdre une miette de notre conversation. Je hochai la tête.

— « Merci pour le coup de main, ce jour-là. Je serais peut-être muet aujourd’hui sans ton aide. Ou mort. »

À son étonnement, j’inclinai la tête en joignant les mains. Ayaïpa faillit perdre l’équilibre, mais, d’un battement d’ailes, elle se rattrapa lestement sur mon épaule. Oups. Pardon, cousine… J’affirmai :

— « Je considère que cela compense amplement le fait de m’avoir trompé. Sans rancune. Sur ce. Je te suis, Boidami. Ah, oui », ajoutai-je pour Zahou, comme le jeune serviteur acquiesçait prestement et s’éloignait vers la sortie du Hall des Soins. « Je ne sais pas pourquoi tu continues à travailler pour ce nid de serpents, mais… » Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule, vers le guerrier. « Tu pardonneras mon arrogance, mais connais-tu ce dicton ? “Chez Maître Serpent, le Bon Chien Docile fait plus de mal que de bien.” Malheureusement. »

Comme pour Houshout, une étoile passant trop de temps dans les ténèbres finissait presque toujours par s’obscurcir.

Je partais déjà quand je l’entendis maugréer :

— « Sanfranteur. Ton serpent ne vaut pas mieux. »

Ho ? Voulait-il parler de Riva ? Il avait sûrement entendu Boidami dire qu’il était là pour me guider jusqu’au fameux chamane. Je roulai les yeux sans me retourner et dis :

— « Pas faux. »

Ce n’est que lorsque nous nous fûmes assez éloignés du Hall des Soins que je répétai :

— « Sanfranteur. Et barou. Ça veut dire quoi, ces deux mots, Boidami ? »

— « Ah… Barou, je ne sais pas », avoua le jeune des Jardins. « C’est la première fois que j’entends ce mot. Un sanfranteur, par contre, c’est quelqu’un qui n’est pas franc, qui pointe les défauts des autres et ne reconnait pas les siens. »

— « Oh. C’est un peu comme la poêle qui se moque du chaudron ? »

— « Quelque chose comme ça. C’est un terme en vogue chez les quêteurs. D’ailleurs, tu ne le sais peut-être pas, mais ce guerrier… c’est un célèbre quêteur. »

— « Zahou ? Un quêteur ? », m’étonnai-je.

— « On l’appelle Zahou Yeux d’Acier : il est connu pour avoir sauvé tout un village d’une bande de bandits, il y a quatre ou cinq ans. C’est un homme terrifiant. On dit qu’il n’accepte que les quêtes très bien payées et… » Boidami me fixait du regard, de plus en plus incrédule. « Tu ne savais vraiment pas qu’il était quêteur ? Alors que tu le connais ? »

— « On s’est juste croisé une fois, tout récemment, et deux fois quand j’étais enfant », nuançai-je. « À l’époque, il protégeait le fils bâtard du directeur du Hall des Soins. Je ne savais pas qu’il était quêteur. Mais, s’il n’accepte que les quêtes bien payées, ça veut dire qu’il est riche ? »

Boidami secoua la tête.

— « Selon les rumeurs, Zahou Yeux d’Acier enverrait presque tout son argent au Hall des Soins. »

— « Selon les rumeurs ? », répétai-je. Les gens parlaient même de la vie personnelle de ce guerrier ? Mais pourquoi Zahou enverrait-il de l’argent à ceux-là même qui semblaient être ses plus fréquents employeurs ? Devait-il payer des frais de guérison ou quelque chose du genre ? D’où sa loyauté ? C’était un peu cliché, mais…

Boidami fit une moue et me confia :

— « À l’Auberge des Mille Étoiles, on entend plein de conversations de gens bien placés. Une fois que je servais un Zobels du Hall des Soins avec ses amis, j’ai entendu dire que Zahou a été élevé au sein de leur clan. Une nuit, sa mère et lui auraient été retrouvés à moitié morts de faim à leur porte. Le clan les a recueillis. Et, depuis, Zahou leur a juré loyauté. »

Mais, au lieu de devenir guérisseur comme les autres membres du Clan des Zobels, il était devenu garde du corps puis quêteur… puis « Rat ». La progression descendante dans la hiérarchie sociale impériale était remarquable.

— « Par curiosité, le chef du clan », dis-je, « c’est toujours le même qu’il y a treize ans ? »

— « Du tout : le directeur actuel du Hall des Soins est Armizel Zobels. »

Je fronçai les sourcils. Le fils bâtard ? Non seulement ce blond ne m’avait pas paru apte à devenir directeur de quoi que ce soit mais…

— « Il avait trois frères aînés, que je sache ? »

— « Ils sont tous morts à cause du nuage démoniaque d’il y a quatre ans. Même la cadette a été emportée. »

Le nuage démoniaque… C’était la première fois que j’en entendais parler. Enfin, si je devais parier, des gens — probablement les mêmes qui avaient causé le massacre de la Famille des Jardins — avaient aidé Armizel à se débarrasser de ses rivaux pour qu’il devienne le patriarche du Hall des Soins via ce « nuage démoniaque ». C’était, en tout cas, ce que l’intuition me disait après avoir entendu Maître Karhaï nous ressasser les intrigues macabres des Cinq Grands Clans pendant des années : au cours de leur histoire, ces familles impériales et bien d’autres avaient eu des membres non moins odieux qu’Armizel.

Quant à la position que tenait Zahou, dans tout ça…

Les mains derrière le dos, je dis sur un ton léger :

— « Tu es une mine d’informations, Boidami. Je suis impressionné. Les serviteurs de l’Auberge des Mille Étoiles sont-ils tous des apprentis informateurs ? »

Ma question, qui se voulait blagueuse, causa chez Boidami une kyrielle de réactions, allant de la satisfaction à la nervosité.

— « Tu exagères… Je ne suis qu’un serviteur. »

Ho ? Sa réaction semblait vouloir révéler qu’il n’était pas que serviteur, pourtant. Je souris.

— « C’est vrai. Tu es trop expressif pour être espion. »

J’accélérai le pas et Boidami me suivit en protestant :

— « Pourquoi tu dis ça ? Zom, j’ai fait quelle tête, dis ? »

Du coin de l’œil, je vis le Sang-Immortel faire une moue. Il lança :

— « Tu es un livre ouvert. Fey-Youn le disait souvent. »

— « Hein… Je pensais m’être amélioré… »

Je m’esclaffai.

— « Bon ! Où est-ce que tu nous guides, Boidami ? À ton auberge, je suppose ? Si Riva ne rentre plus au Palais des Pics, c’est qu’il doit avoir une peur bleue de ces bêtes démentes, je présume », fis-je, amusé.

J’observai la réaction de Boidami, me demandant quelle opinion il avait sur tout ce qui se racontait sur son lieu de travail à propos de la mort du gouverneur… Cependant le jeune serviteur semblait réfléchir à une toute autre chose. Il vacilla avant de dire :

— « Avant tout, Zangsa, j’ai une question pour toi. »

— « Ho ? »

Il s’arrêta. J’en fis autant. Alors, il demanda de but en blanc :

— « Est-ce que tu sais pourquoi Messire Riva était au Hall des Soins ce matin ? Non », se corrigea-t-il. Il me regarda droit dans les yeux. « Est-ce que tu n’éprouves aucune rancœur contre le Hall des Soins ? »

À cette question prononcée avec une telle gravité, je m’assombris. Nous nous étions arrêtés à l’ombre d’un châtaignier auprès de la Balade du Lac. La chaleur de l’après-midi battait son plein et l’avenue était peu transitée. Ç’aurait été le jour idéal pour aller mettre les pieds dans l’eau du lac puis s’assoupir à l’ombre d’un chêne pour une sieste…

Je contemplai Boidami. Le garçon était, en effet, un livre ouvert. Sa première question révélait clairement qu’il cherchait de l’information. La deuxième… expliquait pourquoi il la recherchait.

— « Non », dis-je alors. « De la rancœur ? Aucune. »

— « Quoi ? », s’étouffa-t-il, interdit.

— « J’aimerais que les coupables soient punis, bien sûr », repris-je avant qu’il ne s’emporte. « La Famille des Jardins était, après tout, pour moi, comme ma première grande famille. Mais, puisque je ne sais pas qui sont ces coupables, me fâcher avec eux revient à donner des coups de pied en l’air. Si tu ne connais pas l’histoire, tu ne peux pas imaginer la fin, n’est-ce pas ? »

Boidami me scruta intensément puis parut prendre enfin une décision.

— « Si tu ne connais pas l’histoire », répliqua-t-il, « il suffit de la découvrir et de forcer le destin. Suivez-moi, tous les deux. »

Il ouvrit le chemin d’un pas déterminé. Ma curiosité était piquée. Et, en voyant du coin de l’œil Ayaïpa tendre le cou, je compris que la sienne aussi. Quant à Zom, il avait les yeux rivés sur le dos de Boidami. L’intensité de son regard m’arracha une mine préoccupée.

— « Zom ? »

— « Il a changé », murmura le garçon simplement.

Visiblement, quelque chose, dans les réactions de Boidami, l’avait mis mal à l’aise. Je fis une moue curieuse puis récitai :

La vie n’est rien sans le temps.
Le temps, rien sans le mouvement.
Le mouvement, rien sans l’esprit.
Et l’esprit, rien sans la vie.

Nous avions rattrapé Boidami. Les deux garçons me regardèrent, intrigués.

— « C’est une chanson chamane ? », demanda Zom.

— « Non. » Je souris. « C’est le poème d’un prince impertinent. »

C’était, en effet, l’un des courts poèmes du Raconteur Impertinent, qui, comme je l’avais découvert récemment, n’était autre que Rajeyl, le Quatrième Prince de l’Empire. Cet homme était l’une de ces rares étoiles ayant survécu aux ténèbres.

Nous traversâmes le Grand Pont et quittâmes l’Avenue Marchande pour nous engouffrer dans les ruelles du Quartier du Temple. Boidami s’arrêta devant une porte et frappa.

— « Qui est-ce ? », fit une voix à l’intérieur.

— « Vive la liberté, à bas les menteurs », chuchota Boidami.

Je haussai un sourcil face au mot de passe et commentai :

— « Ne serait-ce pas plus logique : Vive la vérité, à bas le mensonge ? »

— « Qu’importe : ce n’est qu’un mot de passe », dit alors une voix à l’intérieur en ouvrant la porte.

— « Les mots sont importants », répliquai-je. Voyant apparaître le visage d’un homme aux cheveux noirs en bataille comme ceux d’Elkesh et à la barbe de plusieurs jours, je posai les mains sur mes hanches et souris largement, pas si surpris que ça, en reconnaissant Lumyoun. « Ça faisait longtemps, grand frère Lumyoun. »

Le fils d’Elkesh hocha la tête en m’observant avec intensité et ne manqua pas de remarquer la grosse poule rouge sur ma tête.

— « On dirait que tu es devenu encore plus excentrique que ton grand-père », commenta-t-il sur un ton amusé. « Entre. »

J’aurais pu en dire autant de lui : quand il avait dix-sept ans, il avait l’allure d’un étudiant appliqué bien soigné. À présent, il ressemblait à une jeune version de son père, avec cet air rebelle. Je crus pouvoir confirmer par-devers moi : Lumyoun était vraiment revenu à Osha avec l’intention de se venger. Et cette pièce où je m’avançais avec Zom et Boidami sur mes talons…

C’était assurément un repaire de rebelles.