Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

81 Libéré, expulsé, puis invité

C’est souvent petit à petit que l’on fait le plus grand bien,
Et c’est souvent petit à petit que l’on fait le plus grand mal.

Le Raconteur Impertinent

*

Je n’avais pas vu Landyoun, le jeune Mendiant blond qui suivait à priori Borbo, et je compris bientôt pourquoi : il était parti en avant et était arrivé au Clan Souriant au moment où j’en étais sorti. Je l’aperçus alors que de nombreux cultivateurs partaient déjà. La réunion était terminée. Irami n’avait pas l’air bien fâché de l’avoir ratée : les réunions, ce n’était pas trop sa tasse de thé.

Dans la grande cour devenue plus calme, il s’inclina respectueusement devant Ronce.

— « Je salue l’ancien patriarche du Clan Souriant. »

Je restai éberlué. Le Clan Souriant ? Pas la Secte de la Joie ? Dans sa simple tunique grise ourlée de noir, le vieux Joyeux sourit.

— « Assez de formalités. C’est dommage que tu aies raté la réunion : je suis sûr que certains auraient bien voulu rencontrer personnellement l’un des génies de la nouvelle génération. Enfin, en bref, nous avons confirmé quelles sont les organisations contrôlées par l’Œil Renversé. C’est-à-dire », lista-t-il calmement, « le Hall des Soins, le Pavillon des Herbes, les autorités d’Osha, la Guilde des Quêteurs d’Osha, l’Association des Escortes d’Osha, la Maison des Parfums, le Temple, le Groupe Minier de l’Est et, bien sûr, toute la cohorte gravitant autour du Deuxième Prince Impérial. »

Borbo souffla.

— « C’est à peu près tout pourri, quoi. »

Le pauvre avait été à moitié asphyxié par Belbey, qui le tenait encore d’un bras câlin, tellement elle était contente de revoir son fils.

Soleil ajouta :

— « Le repaire de démons cultivateurs que nous avions trouvé avec Ak-Baé a été confirmé par des membres de l’Escouade de l’Ombre : sauf qu’il est encerclé par une formation et, pour l’instant, les Ombres n’ont pas pu s’en approcher. » J’avais déjà entendu parler de l’Escouade de l’Ombre, une des troupes de l’Alliance : l’un de mes camarades, à l’Académie Céleste, avait directement été recruté après ses études par son mystérieux et pourtant célèbre commandant qui n’était connu, dans le Murim, que par son surnom : le Roi des Ombres. Soleil reprit : « D’après Zangsa, le Prince Zorén serait en train de planifier une invasion de bêtes-démons. Ce qui nous pousse à penser que ce repaire si loin de la ville serait une sorte de refuge où emmener les bêtes-démons capturées pour les empoisonner puis les relâcher. Nous pensons lancer une attaque demain soir. »

Irami assimila tout cela avec calme, hocha la tête et frappa sa paume avec son poing.

— « Comptez sur ma collaboration. »

— « Entendu », fit la jeune femme. Ses yeux adoucis par la détermination d’Irami se refroidirent quand ils se posèrent sur moi.

Euh… Je lui rendis un regard décontenancé, puis une idée me traversa l’esprit. Si Soleil était la petite-fille de l’ancien patriarche du Clan Souriant… cela ne faisait-il pas d’elle la fille du patriarche et une héritière du Clan Souriant ? Certes le Murim n’était pas trop attaché aux formalités, mais… avais-je à un moment été grossier envers elle ou son grand-père ? Je frappai ma paume d’un poing.

— « Je peux filer un coup de main pour détruire la formation… »

— « Ce ne sera pas la peine », me coupa la jeune femme. « D’autres runistes des Esprits devraient arriver d’ici ce soir. Il vaut autant que tu te consacres pleinement à la mission donnée par la dragonne. »

Quand je relevai les yeux, je la vis avec un sourire hésitant. Ronce hocha la tête vigoureusement. Ho ? Ces deux Joyeux n’avaient donc pas encore surmonté leur envol entre les griffes de Yelyeh. Je ne pus m’empêcher de sourire.

— « C’est bon », dis-je.

J’avais quand même l’intention d’arriver à temps pour l’attaque. Il me fallait donc trouver le Chaudron Astral au plus tôt — si tant est qu’il soit vraiment là — mais, en tout cas, il me fallait repérer l’endroit où ces alchimistes fabriquaient les pilules. Sinon, l’Alliance aurait beau tuer des bêtes-démons, les démons cultivateurs pourraient toujours en créer davantage.

— « Alors, j’y vais », dis-je. « Bonne chance de votre côté. »

— « Tu repars à la guilde des chamanes ? », demanda Irami.

Je ne lui avais encore rien raconté sur le Palais des Pics et Riva.

— « Hé. Non : je repars en prison. » À sa tête perplexe, je m’esclaffai. « Belbey et Ronce te raconteront. Sur ce, mon ami », je serrai énergiquement son avant-bras de mes deux mains, « ne laisse pas ces démons s’échapper. Après, quand tu danseras sur tes glorieux lauriers, ne m’oublie pas. »

Irami secoua la tête en soupirant alors que je partais déjà.

Je dévalai la longue pente boisée jusqu’à l’Aurore, traversai le fleuve puis aperçus bientôt les maisons d’Osha. Alors, je m’arrêtai et dis :

— « Cousine. »

Il y eut un caquètement de surprise. Je soufflai.

— « Tu croyais vraiment que je ne t’avais pas remarquée ? »

La poule sortit la tête de mon sac, déjà rebondi à cause de l’uniforme de policier. Je posai le sac à terre et Ayaïpa en sortit, faisant quelques pas, penaude.

— « J’ai entendu dire », fit-elle soudain, « que les disciples ne se séparent jamais de leurs maîtres, surtout dans les moments dangereux. Et puis », ajouta-t-elle, comme je ne disais rien, « je suis ta bête chamanique, oui ou non ? »

Je la fixai du regard. Elle voulait à tout prix que je la laisse m’accompagner.

— « Et Borbo ? Ton junior, tu as le devoir de le protéger aussi », lui fis-je remarquer.

— « Justement », répliqua la poule. « Il a dit qu’il voulait faire quelque chose pour Osha si celle-ci était en danger. Alors, moi, je veux faire quelque chose pour toi. »

Et mince. Pourquoi ce pincement ému de mon cœur, tout d’un coup… ?

Je perçus alors une odeur charriée par le fleuve et… Je soupirai. Je comprenais à présent un peu ce qu’endurait Maître Zéligar quand il faisait face à des étudiants aux grandes initiatives. Je me tournai vers les eaux tranquilles de l’Aurore et lançai bien haut :

— « Zom ! Toi aussi, tu veux faire quelque chose pour moi, peut-être ? »

Le Sang-Immortel sortit des buissons de l’autre côté du fleuve. Il n’avait pas pu traverser mais avait tout de même suivi, longeant l’Aurore. Il hocha la tête. Je me demandai si c’était moi qu’il suivait ou Ayaïpa. Enfin bon… Maintenant qu’il était là, je ne pouvais pas le laisser tout seul. S’il venait à perdre le contrôle de son ki, mieux valait qu’il soit auprès d’Ayaïpa, qui semblait pouvoir lui faire reprendre ses esprits.

Je retraversai le fleuve avec Ayaïpa et déclarai sans détour :

— « C’est dangereux. Vous pouvez mourir, tous les deux, sans que je puisse vous protéger. Sachant cela, est-ce que vous voulez toujours me suivre ? »

— « Oui ! », dit Ayaïpa sans hésiter.

— « Je pensais que tu étais un peu plus prudente, cousine. »

— « Koko : je le suis. C’est pourquoi, Irami m’a demandé de te suivre… Kôp », fit-elle soudain, couvrant son bec de ses ailes comme pour effacer ce qu’elle venait de dire.

Quoi… Irami lui avait demandé de m’accompagner ? Vraiment ? À quoi pensait-il ? Certes, la poule ne pouvait plus rester avec lui, puisqu’il allait aider à attaquer les démons cultivateurs, mais…

— « Il t’a demandé ça, à toi aussi, Zom ? », lançai-je, une main sur ma hanche, exaspéré.

Les yeux du garçon scintillèrent. Il secoua la tête puis dit :

— « Je surveille Ayaïpa, comme promis, c’est tout. »

Hum ? C’était donc ça, son excuse. J’aurais pu lui demander pourquoi il avait choisi de suivre Ayaïpa et non Borbo, mais… Je haussai les épaules.

— « C’est bon. Mais, si vous me cassez les pieds et que je vous dis de partir, vous partez immédiatement, sans protester. C’est la seule condition. Je suis sérieux. Est-ce clair ? »

Dès qu’ils me répondirent par l’affirmative, j’attrapai le garçon par la taille et l’aidai à passer le fleuve. Il regarda, bouche bée, comment mes pas chargés de ki glissaient au-dessus de l’eau.

Il ne fit pas de commentaire, cependant : c’était un adolescent qui parlait plus avec les yeux qu’avec sa langue. C’était peut-être un cas encore plus extrême qu’Irami, tiens…

Tout le contraire d’Ayaïpa, en tout cas : la poule me bombarda de questions sur le chemin et je lui racontai à peu près tout ce qui s’était passé depuis que nous nous étions séparés. Quand je finis, elle caqueta, déçue :

— « Alors… tu vas vraiment en prison ? On doit se séparer à nouveau ? »

— « Pour peu de temps, à priori. Une fois là-bas, vous attendez quelques minutes puis entrez par la porte du poste de police pour demander à me voir. Aroulyoun te reconnaîtra, cousine : pas la peine de lui parler devant tout le monde. »

— « J’ai tout compris », assura Ayaïpa.

Je jetai un coup d’œil interrogateur à Zom, qui acquiesça et demanda :

— « Je me présente comment ? »

— « Ah… » Je méditai quelques secondes puis une soudaine idée m’arracha une moue amusée. Je m’arrêtai face aux premières maisons d’Osha. « Hé. Tu sais, Zom : à mon avis, tu as un talent certain pour les arts vaudou. Pour l’occasion… Que dis-tu de te présenter comme mon disciple ? »

Zom eut l’air surpris par la proposition.

— « Ton… disciple ? »

— « Ayaïpa sera ma bête chamanique et, toi, mon disciple. C’est la seule manière qui me vient à l’esprit pour vous faire entrer dans le cercle de ce maudit démon chamane. »

— « Je… D’accord », dit le Sang-Immortel, me regardant fixement.

Ayaïpa caqueta :

— « Un nouveau compagnon d’apprentissage ! » Et, logée sur mon épaule, elle tourna le cou vers moi avec une soudaine inquiétude. « Cousin, trois disciples… à ce rythme, tu ne vas plus avoir de temps pour m’enseigner. »

Je roulai les yeux.

— « Tu es sur le point de fourrer ton bec dans un antre de démons et tu t’inquiètes de ça ? »

Je tapotai sa tête d’un index puis, voyant que Zom n’avait pas repris la marche et était resté à contempler les maisons et les tours lointaines de la ville, je me retournai. Le garçon n’avait-il encore jamais été dans une ville ? Cela me fit penser à moi, à neuf ans, débarquant à Osha et dans la civilisation impériale pour la première fois… Sauf que la lueur dans les yeux du Sang-Immortel reflétait plus de préoccupation que de curiosité. Avait-il peur de perdre le contrôle de son ki en pleine rue ? Ce serait effectivement très problématique si une telle chose venait à se passer, mais…

— « Je te fais confiance », dis-je tout d’un coup.

Il releva la tête brusquement, ses yeux sombres me scrutant avec intensité… puis il grommela tout bas :

— « C’est facile, de faire confiance. »

Mes paroles n’avaient peut-être pas été si bien choisies que ça. Je haussai les épaules.

— « Tu peux toujours faire demi-tour. Personne ne t’impose rien, tu sais : prends le chemin qui te paraît le meilleur, c’est tout. »

Et, faisant volte-face, je m’éloignai vers la ville. Le garçon ne tarda pas à me suivre et, sous mon regard interrogateur, il dit :

— « J’avais déjà pris ma décision avant. J’irai jusqu’au bout. »

Son ton n’était ni buté ni bougon : il déclarait seulement un fait. Cet adolescent avait, dans sa timidité relative, une assurance et une gravité surprenantes pour son âge. À mes quatorze ans, je serais resté à paresser bien au chaud ou à m’amuser à guetter des souris si une dragonne rouge n’avait pas insisté et menacé de me rôtir à petit feu pour que je me concentre à former mes deux noyaux de ki. Jetant un coup d’œil à la poule et au garçon, je me dis que j’avais intérêt à bien les protéger des griffes de ces démons.

* * *

L’entrée du poste de police était plus animée que je ne m’y attendais : de nombreux curieux s’y trouvaient. Me faufilant parmi eux, j’entendis quelques remarques.

— « Il paraît que le nouveau commandant de police les a convoqués en personne. Il ne manque pas de culot, ce jeune, je te dis. »

— « Ouais, ben, j’espère qu’il va durer. »

— « Haha, c’est pas gagné, gagné, s’il dérange comme ça les hauts fonctionnaires du gouvernement. C’est toute la clique qui y est passée, depuis ce matin, y’a pas que le prince. »

— « Mais qui le soutient ? C’est un fils d’un clan réputé ? »

— « Même pas : j’ai entendu dire que c’est un garde d’escorte reconverti. Sa famille vient des Ravins, mais il aurait passé son enfance ici, à Osha. Tu sais, c’est le jeune roux qui a donné une raclée à cette bande de bagarreurs sur l’Avenue Marchande, le mois dernier. »

— « Oh ! Ce beau gosse ? Vivement qu’il tienne bon, alors. »

— « Si ça se trouve, le “beau gosse” a convoqué tous ces grands personnages juste pour qu’ils lui envoient des subventions : il paraît que la police est sans le sou. »

— « Bah, tout le monde l’est, sauf les marchands de sabots anti-démons, tiens ! Haha ! »

— « En même temps, sans eux, tu ne serais peut-être pas en train de rire en ce moment : si ça se trouve, ton squelette drakusé aurait déjà flambé sur un bûcher de crémation. »

On rit. Drakusé, me répétai-je. Cela devait être un terme nouveau pour dire « infecté par le Démon Dément, le skaligus drakus furens ».

— « Héhé », fit à mi-voix un homme, les bras croisés, à sa femme. « Maintenant que le gouverneur est mort, la skalinine du Hall des Soins va sûrement être réautorisée et tout le monde va comprendre que les Zobels avaient raison. Ça va petit à petit mais la vérité va sortir. »

— « Tu dis ça depuis un an, mon amour », lui rétorqua sa femme.

— « Mais là, le gouverneur est mort, je te dis ! À cause d’une bête possédée par le démon, qui plus est. Crois-moi, cette fois-ci… »

Invisible, le cube dans une main, je bondissais déjà sur le mur du poste de police quand j’entendis une voix dire :

— « Au fait, c’était qui le dernier qui est sorti, là ? Vous savez ? »

— « Un chamane de la guilde. Apparemment, l’un des leurs a été jeté aux cachots pour avoir été grossier avec le chef de police. Du coup, à ce que j’ai pu entendre, ils l’ont viré de la guilde. »

— « Haha ! Ça rigole pas, chez les chamanes ! Un chamane, ça a toujours été un noble distingué, ça se sait, voyons ! »

Des rires balayèrent l’assistance. Je grimaçai. On m’avait viré de la guilde ? Si vite que ça ? N’étais-je pourtant pas censé être le héros de la soirée de la veille ? Et les choses avaient changé juste parce que j’avais atterri en prison le lendemain… Pf. Le maître-guide et Aysen étaient bien trop prompts à écarter leurs pions. Non pas que cela me dérange.

Je me glissai dans la cour de police et, passant sous le nez de plusieurs fonctionnaires affairés, j’arrivai au bâtiment principal où je vis, par la porte ouverte, Aroulyoun assailli par plusieurs de ses subordonnés qui lui rendaient des rapports, tous apparemment plus urgents les uns que les autres. La mort d’un gouverneur semblait avoir déclenché plus d’un problème pour ces policiers. L’un d’eux, assez jeune et aux cheveux auburn, insista :

— « Chef, je vous en prie, c’est important. Le capitaine Kwaroshi garde la porte des cachots depuis ce matin et il n’a même pas voulu l’ouvrir quand nous lui avons amené un petit vaurien qui avait volé des pommes au marché : il l’a simplement sermonné avant de le chasser. Le seul individu en cellule est à priori ce damné chamane qui a osé vous insulter ce matin. Je m’inquiète pour le capitaine. Ne vaudrait-il pas mieux une dizaine… non, une vingtaine de coups de fouet pour ce chamane, et… »

— « Un voleur de pommes ? », l’interrompit Aroulyoun. « Le capitaine Kwaroshi a bien agi. Mais que devient la police ? Sergent Zihan. On s’inquiète de réprimer les pauvres affamés alors que notre gouverneur vient de décéder à cause du Démon Dément ? »

— « Je… non… je… On l’a pris en flagrant délit, alors… »

Aroulyoun avait fermé le bec à ce policier avec une facilité qui m’arracha un sifflement impressionné. Je me raidis… puis constatai que personne ne m’avait entendu et soupirai de soulagement.

J’allai déposer avec discrétion mon couvre-chef et uniforme de policier sur le fauteuil d’Aroulyoun — celui-ci se trouvait debout juste à côté et se rendrait vite compte que j’étais rentré.

Il s’en rendit compte un peu trop tôt en s’asseyant alors que j’étais juste en train de sortir. Il lança :

— « C’est bon. Va voir le capitaine Kwaroshi et dis-lui de relâcher le chamane. »

— « Sans coups de fouet, chef ? Il vous a insulté… »

— « Il n’a fait que manquer à l’étiquette et m’a fortement irrité sur le moment, c’est tout… »

Je n’entendis pas le reste : je courais déjà vers le bâtiment aux cachots en maudissant la promptitude d’Aroulyoun. Le loyal capitaine Kwaroshi montait la garde dans le couloir extérieur qui menait aux différentes cellules, toutes vides. Il donnait l’impression de surveiller un trésor ou un terrible brigand… Pas étonnant que l’autre policier ait eu la puce à l’oreille. Posant une main sur la face du cube qui neutralisait les sons, je murmurai avec précipitation :

— « Je suis de retour. Ils arrivent. Tu peux entrouvrir la porte de ma cellule puis la refermer, s’il te plaît ? C’est urgent. »

Le capitaine fit un brusque mouvement puis se mit à transpirer encore plus profusément sous le soleil de plomb, mais il agit vite et tourna la clef dans la serrure… Je me faufilai à l’intérieur et chuchotai :

— « Merci, capitaine. »

Je venais tout juste d’enlever la tunique de Mendiant quand j’entendis la voix du policier aux cheveux auburn déclarer qu’il fallait qu’on me sorte de là. Et zut… Si, à la rigueur, j’avais eu mes vêtements habituels, j’aurais peut-être eu le temps de les enfiler, mais avec ces habits ostentatoires que m’avait imposé Aysen, je n’étais pas du tout prêt…

Belle surprise : le capitaine Kwaroshi fit semblant de ne pas en croire ses oreilles et voulut aller personnellement entendre l’ordre de la bouche du commandant.

“Bien joué, capitaine !”, m’écriai-je intérieurement.

Quand la porte de ma cellule se rouvrit, j’avais repris mes élégants habits de chamane et soigneusement caché la tunique de Mendiant — j’avais aussi récupéré l’aiguille d’argent que Riva m’avait offerte cette nuit même : je l’avais laissée dans la cellule au cas où ce chamane aurait eu l’idée de me localiser grâce à elle via quelque lien que je n’avais pas eu le temps d’analyser. Sous le regard médusé de Kwaroshi, je me plaignis :

— « Enfin on ouvre ! J’ai soif ! Policier, j’ai faim et j’ai soif depuis des heures ! Une jarre de vin, c’est pas beaucoup demander ! »

Comme je m’y attendais, le policier aux cheveux auburn passa la tête par-dessus les épaules de son capitaine pour constater qu’effectivement, j’étais bien là. Mon intuition me disait qu’il travaillait pour le compte de quelqu’un d’autre qu’Aroulyoun, mais de qui, ça, je n’en savais rien.

— « Ta jarre de vin, tu peux aller la trouver dehors », lança le capitaine Kwaroshi. « Tu es libre. »

Je me levai, une main sur la hanche.

— « Ce n’est pas trop tôt. Si Aroulyoun s’excusait, j’apprécierais le geste… »

— « Appelle-le : Votre Grâce », répliqua le policier aux cheveux auburn. Il m’attrapa par le bras et me fit sortir du cachot sans ménagement avant de me siffler tout bas : « Crache sur notre chef une nouvelle fois et je te fracasse la tête avec ta maudite jarre de vin, espèce de chamane ivrogne. Pourriture. »

Les yeux pleins de venin, il me lâcha quelques mètres plus loin, à mi-chemin de la porte principale, et me laissa dans le doute. Ce policier était-il vraiment un pion infiltré ou bien plutôt… un grand admirateur d’Aroulyoun ? Je penchais plutôt pour la seconde option à présent.

— « Ah, Zangsa », fit tout d’un coup Aroulyoun, sortant du bâtiment principal.

— « Mon ami ! », m’écriai-je joyeusement et, voyant la mine insurgée du policier à mes côtés, je m’inclinai en disant : « Votre Grâce. Merci d’avoir pardonné mes impolitesses. Sur ce, je… »

Le policier posa une main sur ma tête et la poussa vers le bas en grognant :

— « Le commandant t’a adressé la parole et ne t’a pas encore congédié. »

— « Cela suffit, Sergent Zihan », lança Aroulyoun. Il s’approcha de moi et me tendit deux enveloppes. « Ce chamane… t’a laissé un mot. Et cet autre chamane aussi. »

L’une des lettres était sûrement de Riva… L’autre était d’Aysen. Erf…

— « À présent », ajouta Aroulyoun, « je m’excuse pour cette garde à vue un peu longue, j’espère que tu en as gardé une bonne leçon et… j’apprécierais que tu ne me rendes plus visite pendant mes heures de travail. »

Mais il voulait quand même que je lui rende visite en dehors, devinai-je. Gardant les lettres dans ma poche, je m’inclinai avec respect.

— « Entendu, mon ami Votre Grâce. »

J’entendis le Sergent Zihan grincer des dents et je me dis, amusé, qu’Aroulyoun semblait être entouré de gens très spontanés.

Quand je passai le portail, je fus à un doigt de me heurter à Zom, qui, tout rouge sous les yeux attentifs des curieux, s’apprêtait, avec Ayaïpa sur l’épaule, à aborder le policier posté à l’entrée. À voir l’expression confuse de ce dernier, Zom n’était pas encore parvenu à prononcer un seul mot cohérent… alors qu’Ayaïpa brûlait de s’exprimer et semblait faire de gros efforts pour fermer son bec. Tous deux eurent l’air bien soulagés de me voir. Je dis :

— « Tu n’as pas mangé depuis ce matin, je devine ? Allons manger. »

Alors que nous nous éloignions et que les curieux se désintéressaient de nous, j’aperçus le vol d’un petit oiseau sombre au-dessus de nos têtes et, quasiment sûr de le reconnaître, j’eus une moue amusée. Ak-Baé m’avait-il envoyé à nouveau son passereau ? Il avait pourtant juré de ne plus faire perdre son temps à sa chère Misha pour relayer mes messages inutiles.

J’amenai Zom et Ayaïpa dans une taverne appelée le Bon Cassoulet. J’y étais passé plusieurs fois, ces derniers jours, dans l’espoir d’y voir Séliel : je l’avais, après tout, invité à s’y rendre s’il n’avait pas d’autres chats à fouetter. Mais, apparemment, l’homme du désert avait trouvé mieux à faire. Ou alors, il avait perdu son chemin — j’avais pu constater, lors de notre séjour dans la Secte des Glaces, que cet ex-bandit avait un sens de l’orientation… déroutant. C’était le cas de le dire.

Le Bon Cassoulet était une taverne bien plus tapageuse que celle où j’avais rencontré Aysen : petits marchands, quêteurs, gardes d’escorte et autres travailleurs s’y mêlaient et les gros rires, les éclats de colère et les bagarres bon enfant n’y manquaient pas. Cela sentait la sueur, le vieux bois et les encens bon marché. Là, le Démon Dément était la moindre des préoccupations. Beaucoup se fichaient même complètement de la mort du gouverneur, constatai-je, captant quelques phrases au passage.

Dans une ambiance si décontractée, Zom parut se sentir plus à l’aise. M’asseyant à une table vide, je tapai dessus à trois reprises du plat de ma main en disant allègrement :

— « Asseyons-nous et mangeons ! »

Je conseillai à Zom la spécialité de la taverne, le cassoulet aux haricots des Cent-Pics avec de la viande de cochon, et, quand nos plats arrivèrent, je lui passai tous mes oignons en disant :

— « Les oignons, c’est bon pour la circulation. »

— « Du ki ? »

— « Du sang. »

Il me regarda fixement, l’air de dire : comme si un Sang-Immortel pouvait avoir dans sa vie un problème de circulation de sang. Je souris et avouai :

— « Les démons n’aiment pas les oignons. Tu devrais connaître le dicton, toi qui es chasseur. »

Zom eut l’air de se rappeler à cet instant qu’il était en train de manger en compagnie d’un hybride à moitié renard-démon. Il hocha la tête.

— « Yalkwa m’a sorti une de ses chansons un jour où je ne mangeais pas mes oignons. Ça dit : “Pour que le démon s’en aille, oignon et ail, et si cela ne suffit pas, un bon coup de poing, et puis il s’en va. Mâche et avale, malfrat”. »

Sa manière mécanique de réciter me fit froid dans le dos. Ayaïpa applaudit discrètement de ses ailes, regardant à droite et à gauche, vers les tables voisines, n’osant piper mot. Je roulai les yeux.

— « Ho… Yalkwa… La petite-fille de Fey-Youn ? Elle compose des chansons ? Elle a l’air de bien t’aimer. »

Zom haussa les épaules et j’ajoutai, amusé :

— « Il faudra que tu me la présentes. Je ne l’ai pas encore vue. »

Je mis un gros morceau de viande dans ma bouche et mâchai énergiquement. À peine Zom eut-il, lui-même, pris une bouchée, qu’il se mit à dévorer son bol avec appétit, sans oublier de bien mastiquer, comme Elkesh lui avait sûrement répété mille fois — je me rappelais bien les leçons du père de Lianli, et je récitai :

— « Mâche cinq fois pour briser, cinq fois pour déguster, cinq fois pour réduire en bouillie puis dix fois pour dire merci. »

Zom me dévisagea, incrédule.

— « Il te le disait, à toi aussi ? »

— « Elkesh radote depuis tout jeune », assurai-je.

Ayaïpa nous regarda alternativement et demanda dans un susurrement :

— « On fait comment, pour mâcher ? »

— « Ah… Toi, tu n’en as pas besoin, cousine », souris-je.

— « Ah bon. Koko… Être une poule a ses avantages, alors », se vanta-t-elle dans un filet de voix.

Amusé, je lui passai un bout de viande, qu’elle avala tout rond.

Ce ne fut qu’après avoir terminé mon plat que je sortis les deux lettres que m’avait transmises Aroulyoun. L’une était d’Aysen. L’autre de Riva. Après une légère hésitation, je me dis : d’abord, la bonne nouvelle. Et j’ouvris la lettre d’Aysen. Comme prévu, la lettre portait le cachet de la guilde chamanique d’Osha. On m’y déclarait officiellement indigne d’être membre de la guilde à cause de « mes comportements inadéquats envers un officier impérial », ce qui allait à l’encontre du règlement adopté par la guilde. Puis, on mentionnait « des suspicions non éclaircies » à propos de l’incident ayant eu lieu au Palais des Pics. Sans plus d’explications, la guilde condamnait à nouveau vivement ma conduite et refusait ma pétition pour devenir membre à part entière de la guilde. En d’autres termes, la guilde ne voulait même pas assumer le fait qu’elle m’avait déjà accepté comme membre et qu’elle aurait dû, à priori, m’expulser et non me refuser. Enfin bon. Héhé. Le fait est que je n’étais officiellement plus sous la direction de ce maître-guide stupide et de ce vice-maître à peine moins stupide.

Je gardai précieusement la lettre puis ouvris celle de Riva. Le message était court :

« Quand tu seras sorti, viens me voir au Hall des Soins. Ton oncle. »

Je grimaçai, écœuré. J’aurais dû attendre d’avoir fait la digestion pour lire ça : rien que ce « Ton oncle » me retournait l’estomac. Dans ces cas-là, il n’y avait rien de mieux que de faire circuler son ki un moment… Après quelques profondes inspirations au milieu du tapage de la taverne, je rouvris les yeux. Bon. Je me levai alors que Zom posait son assiette sur la table, impeccablement propre, et je déclarai :

— « Allons voir les vrais démons. »