Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

80 Le Clan Souriant

La montagne, jamais ne voit la fourmi qui la parcourt.
La fourmi, jamais ne voit la montagne qui la retient.

Perzontes

*

— « Tu veux parler avec Belbey ? », fit Békap, grattant ses cheveux en bataille d’un index soigneux. « Elle est partie pour une réunion avec l’Alliance. À moins que ça soit urgent… »

— « Le Prince Zorén pense provoquer une invasion de bêtes-démons à Osha en leur faisant perdre la tête avec une pilule », lâchai-je de but en blanc.

Békap me fixa du regard un instant, le temps d’assimiler mes paroles, puis il grimaça.

— « C’est une hypothèse ? »

— « Je l’ai entendu dire au Prince Zorén en personne. »

Békap émit un feulement bas et passa un pouce dans sa ceinture, une corde à l’aspect vieilli qu’il héritait de son maître et qui était, en fait, une arme redoutable emplie de ki. Il appela :

— « Bongbong ! Conduis Zangzang au Clan Souriant, tu veux ? »

— « C’est qui que tu appelles Bongbong ? », rétorqua en grommelant un Mendiant spécialement crasseux qui se prélassait à l’entrée du repaire, tenant entre ses dents une longue tige de blé, qu’un chat errant non loin suivait attentivement des yeux. « Moi qui suis honnête comme Mougoum, je te dis que je suis plus flemmard que toi, Raton Rêveur. Je me connais. On ne me surnomme pas Bongaji le Petit-Pas pour rien. Si c’est urgent, vaut mieux que ce ne soit pas moi qui… »

— « Je me charge de l’accompagner », lança tout d’un coup une voix forte, sortant de la branche des Mendiants.

C’était le Vieux Duc. Le vieux Mendiant me jeta un regard acéré et ajouta :

— « Enlève cet uniforme de policier tout de suite, par contre. »

— « Mais ça me va bien, je trouve », dis-je et, prenant le bord de mon couvre-chef d’une main, me tenant bien droit, je lançai à Békap : « Fi donc, le gueux ! Va quémander aux cieux ! »

Békap s’esclaffa.

— « Ce n’est pas du tout comme ça, Zangzang ! Ça, à la rigueur, ça pourrait être le garde ringard d’un clan réputé. Mais pour les patrouilles policières, c’est plutôt un : vous savez, messieurs, mendier, c’est interdit ici : vous ne pourriez pas vous déplacer dans la rue d’à côté, s’il vous plaît ? Merci. »

— « Ils sont polis à ce point ? »

— « Beaucoup en tout cas », répliqua Békap, haussant les épaules, amusé. « Aussi, on leur file des coups de main de temps en temps, dans certaines affaires compliquées, alors la plupart nous voient presque comme des collègues. »

— « Presque », répétai-je, taquin. Puis j’ajoutai bien poliment : « Alors, messieurs, vous n’auriez pas une tunique loqueteuse à me prêter ? »

— « Hu », fit Békap avec un sourire en coin. Il attrapa quelque chose que le surnommé Bongaji le Petit-Pas lui jeta puis me le tendit en me faisant remarquer : « C’est peut-être un changement trop brusque pour toi. »

Pourtant, la tunique et le pantalon qu’on me donna étaient des moins rapiécés que j’avais vus dans le monde des Mendiants. Et ces habits étaient bien plus pratiques et moins chauds que l’uniforme de policier. J’empaquetai prestement ce dernier et, saluant Békap et les quelques Mendiants qui étaient présents à la branche, je suivis le Vieux Duc.

Sortant d’Osha, nous remontâmes le Fleuve de l’Aurore, vers le nord-est… vers le Clan Souriant.

À l’Académie Céleste, j’en avais entendu parler. Il s’agissait, d’après Maître Karhaï, d’un des clans les plus influents de l’Empire après les Cinq Grands Clans. Peu de gens hors du Murim le savaient, mais c’était aussi un clan créé par la Secte de la Joie afin d’avoir une certaine présence au sein de la société impériale. Une telle présence allait de soi. L’Empire, lui, essayait bien avec acharnement d’infiltrer le Murim depuis toujours : il offrait des financements généreux, essayait, en vain, d’engager des cultivateurs par l’appât du gain et envoyait même des « étudiants » à l’Académie Céleste — mais comme la cultivation de ki spirituel demandait une certaine qualité d’esprit que les mauvaises intentions et les distractions entravaient, ces infiltrés finissaient toujours par abandonner, ou alors, ils changeaient carrément leurs principes et leur façon de penser. De son côté, le Clan Souriant s’écartait un peu de la vie contemplative de la plupart des cultivateurs du Murim et opérait comme surveillant direct des hautes sphères de la société… Autrement dit, leurs membres, d’autre part très estimés par l’Alliance, n’avaient pas la tâche facile.

Mais j’avais toujours cru que le Clan Souriant se trouvait dans la Cité Impériale. Y avait-il une base à Osha ?

Nous traversâmes le fleuve en amont, à un endroit où l’eau était calme, puis nous nous engouffrâmes dans les bois. Je jetai un coup d’œil curieux au Vieux Duc. Ce vieux Mendiant courait vite. Sa technique de mobilité me rappelait davantage celle des disciples du Mont-Céleste que celle des Mendiants.

— « Vieux Duc. Tu as été disciple du Mont-Céleste, avant ? »

Face à ma question, le vieux Mendiant maugréa.

— « Non, pourquoi ? »

— « Non, pour rien. »

Au bout d’un silence, il dit :

— « Un de mes meilleurs amis étaient un disciple du Mont-Céleste. Il m’a convaincu que sa technique de mobilité était plus efficace que celle des Mendiants pour les longues distances. Voilà tout. »

J’esquissai un sourire.

— « Je vois. La technique a l’air effectivement efficace, mais je gagne quand même les courses contre Yo-hoa, un de mes amis du Mont-Céleste. Je ne pourrais pas en dire autant contre toi, je pense. »

— « Ha, c’est en mettant un pied devant l’autre que l’on avance : ce n’est pas bien compliqué. »

Sa réplique m’arracha un sourire. Il ajouta :

— « Ta technique n’a pas l’air mauvaise non plus. C’est Maître Zéligar qui te l’a apprise ? »

— « Lui et mes réflexes de renard », affirmai-je.

— « Hum. Ta maîtrise est plutôt bonne. Voyons si tu arrives à me suivre sans t’essouffler. »

Il accéléra le pas et je le suivis à travers une longue pente boisée. Plus tôt que prévu, le Vieux Duc ralentit et dit simplement :

— « Si tu veux mon avis, ton instinct de renard t’aide peut-être, en un certain sens, mais il te freine aussi. »

Ses paroles me laissèrent pensif. Certes, avec la soudaine accélération, mon instinct de chasse avait soudain été avivé et j’avais ouvert mes sens, laissant mon attention scruter les alentours, si bien que mes yeux s’étaient fixés sur un lapin, puis une souris, puis un oiseau… M’en rendant compte seulement après coup, je grimaçai et avouai :

— « Tu as raison. »

Le Vieux Duc esquissa un sourire.

— « Moi, ça m’arrive aussi, en ville : je détecte tout de suite les gens qui ont le cœur généreux. »

C’était une toute autre déformation professionnelle, ça… Il ajouta :

— « Nous y sommes. »

Nous venions de déboucher sur un sentier, au bout duquel se dressaient les murs en pierre d’une enceinte. On ne pouvait deviner, au-delà, que le toit de plusieurs bâtiments bas.

Aux portes, deux cultivateurs de l’Alliance saluèrent le Vieux Duc et nous laissèrent immédiatement entrer. Dans l’ample cour intérieure, je fus surpris de voir autant de gens du Murim rassemblés. La conversation semblait animée.

Je m’avançai avec le Vieux Duc jusqu’à Belbey. Parmi la quarantaine de cultivateurs présents, de nombreux visages m’étaient familiers : Menzoul l’Archelance et Zabay, le Serpent Aux Cent Piques, deux des Grandes Lances de la Secte des Glaces, étaient là ; à les voir porter encore leurs sacs, ils devaient être tout juste arrivés du long voyage depuis le Croc. Je repérai aussi plusieurs disciples du Mont-Céleste, dont l’une, Vizrouza la Plume Qui Fend, n’était autre que l’une des plus grandes épéistes du Murim. Lors de ma quatrième année à l’Académie, je l’avais vue faire un duel amical avec Irami et je me souvenais encore vivement de m’être senti moi-même submergé par son ki, alors même que je n’étais que spectateur.

Gon le Rapace, le Doyen le plus jeune de la Secte de la Balance, était là, ainsi que plusieurs Moines d’Amabiyah qui avaient l’air vétérans. Je reconnus également Loual, le Moine Timide, un cultivateur indépendant, maître d’arts martiaux, qui portait deux clochettes comme pendentifs : une fois, il était venu donner quelques cours à l’Académie et il avait expliqué qu’il portait ces clochettes depuis ses plus jeunes années de disciple et que cela faisait quinze ans qu’elles n’émettaient aucun bruit, tellement ses mouvements étaient doux et précis. “Quand vous pourrez en faire autant”, avait-il dit, un sourire humble aux lèvres, “vous aurez maîtrisé votre ki.” Je lui avais demandé s’il les portait même quand il dormait, et il avait répondu, non sans un brin d’amusement, qu’il dormait assis. Je n’avais pas réussi à savoir s’il plaisantait — il était parti le jour suivant, pris d’un « élan de timidité » selon Maître Zéligar… Mais, qui sait, Loual était peut-être sincère : le Murim était empli de cultivateurs aux modes de vie très particuliers.

Balayant du regard ces personnalités, je ne manquai pas de remarquer qui présidait la réunion : face à une grande carte étalée sur un tapis en jonc à même le sol, je reconnus les deux Joyeux, Ronce et Soleil, que Yelyeh avait sauvés « au passage » avec Ak-Baé. D’ailleurs, le jeune Tang se trouvait non loin, l’air concentré sur la conversation. J’entendis alors une voix familière au ton indigné :

— « Ils empoisonnent non seulement les bêtes-démons, mais aussi les Oshayens : c’est inacceptable. »

C’était Tihan Moyong. À ses côtés, son fils aîné, Garko Moyong, approuva.

— « Ils sont allés trop loin. »

Je haussai un sourcil de surprise. Les Moyong étaient certes une des familles du Murim les plus proches d’Osha, mais sachant ce qui s’était passé avec sa femme et le Phœnix du Diable, je ne m’attendais pas à voir le patriarche des Moyong ici.

Comme le Vieux Duc glissait un mot à Belbey, celle-ci me jeta un coup d’œil puis, sans même me consulter avant, elle leva une main en lançant bien haut :

— « On a du nouveau ! Des paroles directement sorties de la bouche du Prince Zorén. Zangsa, je t’en prie. »

Je me sentis soudain sous l’emprise d’une marée de regards plus intenses les uns que les autres. Et dire que rien que des regards pouvaient être chargés d’une telle quantité d’énergie… Ces maîtres du ki, que dis-je, ces monstres du ki ne pouvaient-ils pas contrôler un peu leur curiosité ? N’importe quel jeune étudiant de l’Académie Céleste se serait immédiatement mis à trembler de la tête au pied sous la pression. Je n’en fus pas moins submergé. Moi qui espérais seulement faire part à Belbey de mes trouvailles et lui laisser l’honneur d’en informer toutes ces célébrités… Merci, Belbey. Face à ma moue désenchantée, la chef de la branche des Mendiants d’Osha eut l’air amusée.

Ronce, le vieux Joyeux, se racla la gorge.

— « Allons, allons, mes amis : un peu de retenue, s’il vous plaît. Zangsa, veux-tu bien t’approcher pour que tout le monde t’entende ? »

Je n’en avais pas trop envie, mais, voyant la pression s’amenuiser et certains de ces vieux monstres exprimer un peu leur honte de s’être laissé emporter par leur impatience, je m’avançai jusqu’au centre et joignis les mains en saluant tout le monde.

— « Je suis Zangsa, un ex-étudiant de l’Académie Céleste. Je salue tous les séniors cultivateurs. » Je m’inclinai surtout devant Tihan Moyong, qui en fit de même avec respect, puis dis : « Je serai bref. J’étais au Palais des Pics, hier soir, pour en apprendre plus sur cette affaire de bêtes-démons empoisonnées et… »

Je relatai la soirée sans trop de détails ainsi que la conversation, presque mot pour mot, du Prince Zorén avec le gouverneur. Je ne parlai pas du Cube de l’Inexistence, et Ronce, qui devinait bien que je l’avais utilisé, n’en parla pas non plus. Face à une audience plongée dans ses pensées, je finis par dire :

— « Peu après, la fameuse panthère dont tout le monde parle a attaqué et le gouverneur a été tué d’un seul coup de croc. »

Dans cette marée de ki que produisaient tant de cultivateurs réunis, je devinai que certains étaient en train de commenter leurs impressions par voie mentale. Hum… Se voulaient-ils discrets ? Malgré les grands exploits de ces guerriers aguerris, la finesse des techniques de communication mentale semblait leur échapper.

— « Jeune Mendiant », intervint un grand homme barbu vêtu de rouge et de noir, qui s’appuyait sur une grande hache comme s’il s’était agi d’une canne. « Pourquoi crois-tu que la bête a attaqué le gouverneur en premier et non quelqu’un d’autre ? »

Son regard direct était aussi acéré que sa hache. Euh… Il s’adressait à moi ? Ah, compris-je. Vu mes atours, il avait dû croire que j’étais un membre de la Secte des Mendiants. Tout en me demandant qui était ce cultivateur, je fis une moue pensive et répondis :

— « Il y a plusieurs façons d’y arriver. Mais, si je devais parier, le gouverneur possédait, sans le savoir, un objet trafiqué lié à la panthère par un lien vaudou. »

Puisque la bête-démon était déjà enragée, pas besoin que le lien ait même été chargé d’émotions négatives : il suffisait que le lien soit bien résistant. Or, un chamane comme Riva était amplement capable de cela.

J’entendis des souffles incrédules.

— « Du chamanisme ? », fit alors Ronce. « Tu en as la preuve ? »

— « Non », reconnus-je. « Ce n’est que mon intuition. »

— « Alors, cela pourrait aussi bien être des arts runiques », intervint un homme portant l’uniforme noir et blanc brodé du symbole des Quatre Esprits — quatre pétales blancs symétriques sur fond noir : c’était un disciple de la Secte des Esprits. « L’Œil Renversé a bien quelques runistes dans ses rangs. »

On acquiesça. Pourquoi m’étonner : ces gens du Murim étaient peut-être de grands maîtres du ki, mais leurs connaissances biaisées sur le chamanisme les empêchaient souvent de considérer les arts vaudou comme des arts à part entière, pratiques et même redoutables.

— « Parlons plutôt de ce que l’on doit faire pour arrêter cette invasion », intervint Tihan Moyong. « Merci, Zangsa, pour ton témoignage : tu viens peut-être de sauver encore plus de vies. »

— « Je n’ai fait que rapporter les propos de ce prince », assurai-je. « Une dernière chose : l’homme qui a tué la panthère, l’Ombre du Prince, est un démon cultivateur. »

— « Rien de surprenant », fit un des Moines d’Amabiyah, hochant la tête.

— « Comparé à tous les démons cultivateurs que j’ai rencontrés jusqu’à présent », ajoutai-je, « il se pourrait que ce soit un adversaire difficile à maîtriser même pour un grand cultivateur. »

Cela attira quelques sourires gentiment incrédules, mais Ronce acquiesça avec sérieux.

— « Nous prendrons en compte ton avertissement, Zangsa. Merci. »

Je m’inclinai.

— « Je vous laisse à vos décisions. »

Comme la réunion se poursuivait, je reculai jusqu’à l’endroit où se trouvait le Vieux Duc, assis sur le petit toit du mur de l’enceinte. Je bondis et m’assis auprès de lui. La conversation, dans la cour, allait bon train, mais chacun respectait à peu près la parole de l’autre et leur plan pour protéger Osha semblait avancer peu à peu.

— « C’est une impression ou ce vieux Joyeux préside la réunion ? », commentai-je, voyant Ronce secouer la tête à la proposition du cultivateur à la hache et argumenter calmement.

Le Vieux Duc me jeta un coup d’œil et parut amusé.

— « Ce n’est peut-être qu’une impression », répliqua-t-il me tendant une jarre qu’il avait déjà débouchée et commencée.

— « Ho ? Merci », dis-je. J’étais assoiffé et pris plusieurs longues gorgées avant de lui rendre la jarre à moitié vide.

Il me rendit un regard réprobateur.

— « Le mauvais vin, ça se déguste. »

Pour ça, il était mauvais, son vin. J’étais sûr qu’il était allé prendre la jarre la moins chère offerte par les amphitryons du Clan Souriant. D’ailleurs, me dis-je, balayant la cour des yeux, je ne voyais nul membre du clan. Enfin, en tout cas, je n’arrivai pas à repérer qui, d’entre tous ces cultivateurs, était le maître de la maison. Désinvolte, je lançai :

— « Au fait, c’est qui, le barbu à la hache ? »

— « Orme le Bandit Vertueux », répondit le Mendiant, dégustant sa gorgée de vin. « C’est le patriarche d’un vieux clan de cultivateurs des Cent-Pics spécialisés dans le maniement des haches. Le Clan du Bois Céleste, ça ne te dit rien ? » Je fis non de la tête. « Ils sont discrets dans le Murim. Ce sont des gens honnêtes, mais pas très futés : te confondre, toi, avec un Mendiant… avec cet air coquet et ces cheveux si bien soignés. Orme a des haches à la place des yeux. »

Le Vieux Duc avait l’air de le connaître personnellement. Je berçai mes pieds nus dans le vide tout en répétant, bien amusé :

— « Coquet ? De mon point de vue, c’est toi, le coquet, Vieux Duc : tu ne peux pas sortir de chez toi sans te maquiller de boue ni sans ta tunique trouée. Pire : tu ne peux même pas tenir cinq bouteilles de liqueur… Hoho. Je t’ai vexé ? »

Le Vieux Duc avait levé une main. Il me tira l’oreille. Je me plaignis :

— « Aïe, Vieux Duc, la violence n’engendre que violence. Je comprends maintenant pourquoi Borbo ne veut pas revenir chez lui. Tu le tortures ! »

— « Tu sais bien que non », souffla-t-il en me lâchant. « Mais je m’inquiète : laisser le galopin aux mains d’un petit diable comme toi ne va sûrement que faire empirer les choses. »

— « Petit diable ? Pourtant, Tihan Moyong vient de dire que j’ai sauvé des vies », répliquai-je et, un sourire en coin, je rajoutai : « Le gamin est plus travailleur que tu ne sembles le croire. »

Le Vieux Duc me regarda fixement puis maugréa :

— « Je le connais bien mieux que toi. Borbo deviendra un jour un grand Mendiant. »

Je roulai les yeux.

— « Ou un grand chamane. Qui sait ? »

Le vieil homme fit claquer sa langue. Il avait été, après tout, un peu comme le maître de Borbo jusqu’à présent : il devait s’être senti un peu froissé de la soudaine décision de son jeune apprenti. Je haussai les épaules et, me levant, je dis :

— « Je vais faire un tour. »

J’avais envie de me transformer en renard et de me dégourdir les jambes. C’était mon intention. Cependant, je m’étais à peine éloigné de la demeure du Clan Souriant, que je sentis une vibration plus vive dans mon bracelet et j’oubliai complètement ma promenade pour m’élancer vers l’est : à peine quelques minutes après, activant le cube en un temps record, je dévalai un fossé et me plantai devant Irami, qui suivait Borbo, une main sur la Corne des Nuages, Ayaïpa sur la tête. Même Zom était là, refermant la marche, avec son arc et son carquois bien rempli. Mais que faisaient-ils donc si loin de Gnawoul ? Mes apprentis avaient pourtant promis de s’entraîner sérieusement…

Irami s’arrêta d’un coup, la main sur le pommeau de son épée. Héhé. Il avait les sens fichtrement bien aiguisés. Était-ce grâce à son affinité avec l’eau et donc avec l’humidité qui l’entourait ?

Je ne voulais pas qu’il me coupe en deux avec Nuage. Aussi, je désactivai le cube et dis joyeusement :

— « Irami ! » Puis moins joyeusement : « Ayaïpa, Borbo : qu’est-ce que vous faites ici ? »

La première battit des ailes, toute contente de me voir :

— « Kokoko ! Cousin ! »

Quant au garçon, une fois remis de sa surprise, il repartit en courant en s’écriant :

— « On y est presque, Irahayami ! Suis-moi ! Je guide ! »

Je m’assombris. Essayait-il de me faire croire qu’il ne m’avait pas vu ni entendu ? Ce gamin…

Irami avoua :

— « Ronce m’a invité à une réunion et, ce matin, tous les trois m’ont suivi. »

Et il n’avait pas su comment leur dire non, devinai-je. Et Borbo jouait au guide… Je jetai un coup d’œil à Zom. Le Sang-Immortel me salua respectueusement sans avoir l’air de se sentir coupable. Il m’avait pourtant promis de surveiller mes deux apprentis… Certes, il était parti avec eux. Ayaïpa caqueta :

— « Cousin ! J’ai travaillé dur ces derniers jours ! J’ai appris la Technique du Pas Soufflé ! Regarde ! »

Le Pas Soufflé était une technique de mobilité des Mendiants utilisée pour accélérer le mouvement sur une courte distance. Borbo le lui avait-il enseigné ? Ils étaient pourtant censés apprendre les arts vaudou…

Je vis alors la poule atterrir sur le sol et réaliser la technique : elle fut à mes côtés en un rien de temps, impulsée par son ki… et elle se heurta à moi de plein fouet. Elle avait encore un souci de contrôle, devinai-je. C’était néanmoins tout un exploit que d’arriver à réaliser le Pas Soufflé en quelques jours seulement. Je la pris dans mes bras en pouffant :

— « Moi avec cette tunique boueuse, et toi avec cette démarche, on est à un pas de devenir des Mendiants, Ayaïpa. Je le savais. C’était le but de Borbo : nous convertir », dis-je, me retournant. Borbo avait rebroussé chemin en me voyant de meilleure humeur et… il grimaça quand je lui fis face.

— « Qu’est-ce que tu racontes », fit-il sur la défensive, « je lui ai enseigné ce mouvement parce qu’elle était trop lente, c’est tout. »

— « Et puis tu as décidé de redescendre les montagnes pour revenir à la Secte des Mendiants ? », demandai-je innocemment.

— « Non ! », assura-t-il avec véhémence. « Je continue à chercher les liens vaudou, je t’assure, Zangsa… »

Je lui ébouriffai les cheveux.

— « Allons au Clan Souriant : à cause de vous, Irami va rater toute la réunion. Ce serait dommage que l’Épée Filante Qui Danse ne puisse pas faire son apparition », taquinai-je Irami.

Mon ami passa devant moi sans répondre, légèrement exaspéré mais content de me voir. Dans la Corne des Nuages, Sonju leva les yeux au ciel puis demanda par voie mentale tout en incluant Irami :

“Alors ? Tu as trouvé le Chaudron Astral ?”

“Pas encore”, avouai-je en marchant entre Irami et Zom. “Mais…” Je repensai à ce vieux démon chamane qui s’était pris pour mon oncle et je joignis les mains derrières mon dos en déclarant : “Je pense que je suis sur la bonne voie.”