Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

78 Le Ligantier exilé

À l’aube, une larme s’est échappée en ailes d’encre.
Un coup de vent l’a transformée en étoile.

Shahouza

*

Après l’incident de la panthère, le prince Zorén, qui n’avait soi-disant écopé que d’une blessure au bras, avait demandé à tous ses invités de revenir chez eux aussi tôt que possible, car le Palais des Pics, situé au nord-ouest d’Osha, n’était définitivement pas un lieu sûr. Il avait cependant généreusement offert l’hospitalité pour la nuit à Dame Swa, qui n’était pas en état de prendre une diligence, ainsi qu’à moi-même, car j’avais été blessé — je n’avais eu qu’une égratignure à la main, mais, d’après ce que me confia le médecin qui s’occupa gentiment d’appliquer une pommade de plantain sur ma blessure, le Prince Zorén se sentait terriblement coupable d’avoir mis en danger ses invités, car il s’inquiétait toujours vivement du bien-être de tous ses sujets. “Même d’un féticheur comme vous”, m’avait dit fièrement le guérisseur, à peine biaisé par ses préjugés. Il parlait comme si le Prince Zorén gouvernait l’Empire…

Je restai donc dans une chambre du deuxième étage, dans le luxe le plus complet, sur un lit qui mesurait comme la salle à manger de chez Fey-Youn. Aysen et le maître-guide avaient brièvement parlé avec le prince et m’avaient souhaité un bon rétablissement, à la fois contents et envieux, je pense, des attentions que m’avait prodiguées Zorén : ce dernier aurait dit que je m’étais comporté comme un héros en me jetant sur la panthère pour sauver la vie de Dame Swa. Les deux chamanes étaient repartis en me faisant comprendre que je ne devais absolument pas gâcher cette bonne impression et qu’il me fallait en profiter pour que le prince voie, à travers mon action héroïque, la marque de la guilde chamanique. Ils n’avaient pas tardé à partir, sûrement inquiets de se retrouver encore nez à nez avec une bête-démon.

Laissé seul dans la grande pièce, je m’allongeai de tout mon long sur l’énorme lit, inspirai et expirai longuement plusieurs fois puis m’assis et me mis à faire circuler mon ki. Il n’y avait rien de tel pour reprendre un peu de sérénité après une journée pareille. Et puis… qui aurait pu dormir tranquille dans le palais d’un prince qui envoyait tuer un homme avec lequel il venait de s’entretenir tout naturellement ? Je soupirai et, pendant un long moment, j’arrêtai de m’inquiéter de la situation. J’y réussis si bien que, quelque part pendant ma méditation, je m’assoupis. Je me réveillai en pleine nuit en entendant la porte s’ouvrir. Je ne fis cependant aucun geste et, les paupières fermées, j’écoutai le bruit des pas qui approchaient. Cette odeur… Oui. C’était probablement le chamane encapuchonné que j’avais vu sur le balcon avec le prince.

Concentrant toute mon attention sur lui, je ne sentis toutefois aucune intention meurtrière. Bon, c’était déjà ça. J’ouvris les yeux au moment où le vieux chamane tendait une main vers moi. Son intention était peut-être seulement celle de me réveiller, mais au cas où… La lumière de la lanterne qu’il portait m’éblouit.

— « Qui est-ce ? », dis-je en me redressant.

— « Ah, tu es réveillé. Parfait. Comment va ta blessure ? »

— « Euh… Il faut que je rentre à Osha, c’est ça ? », fis-je, compréhensif.

— « Je t’ai demandé comment va ta blessure », répéta le chamane, impatient.

Je détaillai l’homme. Ses yeux étaient d’un vert brillant. Son regard ne me plut pas. Je répondis :

— « Je crois qu’elle va bien. Voyez vous-même. Mais qui êtes-vous ? »

Personne ne me l’avait encore présenté, après tout. Le chamane jeta un coup d’œil à mon égratignure, leva les yeux au ciel, puis se redressa en lançant :

— « Zangsa, disciple de Naravoul, c’est bien ça ? Je suis Riva, le chamane personnel du Prince Zorén. »

Je battis des paupières.

— « Chamane personnel ? »

C’était bien la première fois que j’entendais parler du métier de « chamane personnel ». Et pour comble, chamane personnel d’un prince impérial ? Comme Riva me regardait sévèrement, je me dis que sa position était un peu comme celle d’un conseiller impérial, qui était l’un des plus hauts rangs de la société, et je m’empressai de me prosterner en disant :

— « Pardonnez mon impolitesse ! Je ne savais pas qui vous étiez. »

— « Humph. Naturellement. Son Altesse m’a demandé de te remercier pour ton action, ce soir. Le gouverneur est mort tragiquement mais, si un au-delà existe, il t’aura sûrement envoyé sa bénédiction pour avoir sauvé sa très chère épouse. »

— « Oh… Son Altesse est très bonne, mais je n’ai rien fait », assurai-je, relevant la tête. « Sans ce messire à la faux, je serais probablement mort à l’heure qu’il est. »

— « Tu as bien raison. Mais ta bravoure est quand même louable. Contrairement à toi, l’Ombre de Son Altesse est un cultivateur. »

— « Un cultivateur ? », répétai-je, surpris qu’il en parle. « C’est un cultivateur de ki ? »

— « Ha. Les gens pensent que les cultivateurs sont uniquement ces ermites perdus dans les montagnes, qui passent leur vie à prononcer des psaumes et des oraisons aux Dieux pour en retirer de l’énergie… Ce sont des sottises. » Clairement, approuvai-je par-devers moi. On racontait vraiment tout et n’importe quoi à propos des cultivateurs. Riva poursuivit : « Les vrais cultivateurs comme l’Ombre de Son Altesse, tu n’en trouveras pas des masses. Enfin, certains amateurs jouent bien à manier les énergies. N’en serais-tu pas un, par hasard ? »

La question ne me surprit pas trop, mais je feignis et répliquai :

— « Je ne sais pas de quoi vous parlez, messire. »

— « Ne fais pas l’innocent. L’Ombre t’a vu utiliser du ki pour essayer de te défendre de la bête. »

— « Je… »

Il émit un grognement amusé.

— « Crains-tu d’être envoyé en prison pour avoir volé de l’énergie à des bêtes-démons ? La Vallée des Chaînons-Chamanes est déraisonnablement stricte sur la question et, à cause de ces niais, la communauté chamanique croit que la pratique est taboue. Mais, réfléchis, mon garçon, les Chaînons-Chamanes de la Vallée n’utilisent-ils pas eux-mêmes des bêtes-démons pour leurs incantations ? Ils les domptent et en font même des bêtes chamaniques. Quelle différence y a-t-il entre utiliser l’énergie d’une bête-démon sur place et la lui voler pour l’utiliser après ? Rassure-toi, je comprends ton approche et m’en réjouis, car… », il tapota mon épaule et ses yeux étincelèrent d’énergie pourpre, « cela veut dire que tu as l’esprit d’initiative et une ambition d’approfondir les vrais arts vaudou. »

Il était enflammé, dis donc. Avait-il tellement besoin d’un chamane qui lui prête main-forte ? Sans surprise, je constatai que Riva utilisait le ki pourpre en interne. Il avait probablement formé un noyau-démon. Pourtant, il ne sentait pas comme les démons cultivateurs que j’avais rencontrés jusqu’à présent. Peut-être n’utilisait-il de ki-démon qu’à de très petites doses ? Je répétai ses mots poliment mais non sans intérêt :

— « Les vrais arts vaudou, messire ? »

— « Dis-moi », répliqua-t-il sans répondre, faisant un geste vague de la main. « Quel est, selon toi, l’objectif ultime d’un maître vaudou ? »

Comprendre les Liens de l’Univers, aurais-je eu tendance à dire, mais cet homme n’attendait certainement pas une réponse si vague et générique. Aussi, je tentai :

— « Le pouvoir ? »

Jamais de la vie je n’aurais imaginé qu’une réponse si brève aurait pu faire scintiller à ce point les yeux d’un humain. Il rit de bon cœur. J’en eus des frissons.

— « Hahaha ! Tu es une perle, mon garçon ! C’est quand on s’apprête à jeter dehors le vieux chien de chasse que celui-ci t’apporte le meilleur gibier, dit-on. J’ai entendu dire que tu n’es entré que récemment à la guilde chamanique, mais tu sais sûrement ce que ton maître-guide a en tête. »

— « Eh bien », fis-je, « il veut que notre profession soit plus respectée. »

— « Plus respectée », répéta le vieux chamane. « Par qui ? Par le peuple ? Par l’Empire ? Par la Vallée ? »

— « Par tous ? », hasardai-je.

— « Ha. Pourquoi as-tu décidé de t’inscrire à la guilde ? »

— « Eh bien… Ce n’était pas vraiment mon intention, mais, voilà, j’ai changé d’avis en cours de route. »

— « Dis plutôt que le maître-guide t’a attrapé par le collet », ironisa le vieux chamane. « À ce que j’ai entendu, il tend un piège à tous les jeunes chamanes qu’il croise, tellement il cherche à complaire au prince… Ha, à ta tête, on dirait que tu ne t’en rends compte que maintenant. Je ne sais pas exactement comment on t’a obligé à entrer dans la guilde, mais je peux te dire que ces gens t’ont pêché et non aidé. »

— « Tout n’aurait été qu’une mise en scène ? », soufflai-je, intérieurement davantage étonné que cet homme me parle si ouvertement. Je m’insurgeai d’un coup : « Ces bâtards ! » Puis ajoutai : « Désolé, messire. »

— « Jure autant que tu veux », dit-il avec une moue, « cela n’effacera pas ta naïveté passée. Mais réjouis-toi, car, en fin de compte, tu as fait une rencontre qui va probablement changer ta vie, jeune homme. »

Hoho ? Il allait m’embaucher sur-le-champ ?

— « Comment ça, messire ? », demandai-je.

— « Humph. Je ne me suis pas correctement présenté », dit Riva. « En plus d’être le chamane personnel de Son Altesse le Prince Zorén, je suis aussi un ancien membre de la Vallée, plus exactement l’un des héritiers de la Famille des Ligantiers. »

J’écarquillai les yeux, sincèrement surpris. Les Ligantiers de la Forêt Rouge était l’une des cinq tribus de la Vallée des Chaînons-Chamanes et traditionnellement la plus compétente dans le domaine des liens vaudou qui reliaient les êtres vivants. N’importe quel chamane ayant fréquenté un tant soit peu la Vallée savait que le chef des Ligantiers maîtrisait la Technique de l’Arbre-Chaîne, une technique de reliage avancée par laquelle, à travers un rituel, il liait tous les membres adultes par groupe de cinq sous son joug, formant un arbre hiérarchique qui avait pour but de maintenir la cohésion de leur communauté. Et Riva disait qu’il avait non seulement fait partie de ce clan mais qu’il était l’un des héritiers, sous-entendu un héritier de la Technique de l’Arbre-Chaîne ? Si c’était vrai, il valait mieux que je ne sous-estime pas son habileté.

Mais que faisait donc un Maître-Ligantier au service du Prince Zorén ? Avait-il abandonné sa tribu de son propre chef, dégoûté par la hiérarchie oppressante qu’on lui imposait, ou avait-il été expulsé pour avoir eu recours à quelques pratiques taboues ? Vu la marque rouge sur sa joue, en forme de spirale terminée en boucle, je penchai pour la deuxième option : ce symbole était une rune vaudou qui signifiait l’Extérieur et la Fin… Je n’avais jamais entendu parler de chamanes marqués au fer rouge et expulsés de la Vallée des Chaînons-Chamanes, mais… quelque Ligantier lui avait peut-être laissé cette marque comme un signe d’humiliation.

Quoi qu’il en soit, face à sa présentation formelle, je me levai et, prenant une aiguille vaudou de ma sacoche, la lui tendis. C’était un salut traditionnel chamanique que j’avais vu mon grand-père réaliser en de rares occasions, lorsqu’il rendait visite à un chamane qu’il respectait ou avec qui il s’était lié d’amitié.

— « Zangsa, disciple de Naravoul, salue le Maître-Ligantier. »

Je lus de la satisfaction dans son expression. Cet homme n’était peut-être plus un membre de sa tribu d’origine, mais ce titre honorifique lui était quand même cher au cœur.

Il accepta l’aiguille et m’en donna une des siennes en retour : une belle aiguille en argent qui valait certainement bien plus que la mienne.

— « Tu as l’air bien familiarisé avec les traditions chamaniques. Es-tu vraiment le disciple de Naravoul ? »

— « Vous le connaissez ? », demandai-je, curieux.

— « Si je le connais ! Nous avons été compagnons dans un même groupe pendant l’examen d’initiation de la Vallée », répondit-il.

J’en fus estomaqué. Cet examen, célèbre dans le monde chamanique, était organisé par les cinq tribus tous les quatre ans. Les jeunes adultes désirant être reconnus par la Vallée étaient censés surmonter une série d’épreuves, la principale consistant à passer plusieurs jours, par groupe de trois, dans les Montagnes Perdues, pour trouver grâce aux arts vaudou un « trésor » caché par les examinateurs. Cela voulait dire que Riva avait passé des jours en compagnie de mon grand-père. Ils ne s’étaient donc pas seulement « croisés ».

— « Nous avons ensuite gardé contact », reprit Riva. « C’est pourquoi je m’étonne : il ne m’a jamais mentionné qu’il avait accepté un disciple. »

Oh ? Il croyait que je m’étais auto-proclamé disciple de Naravoul ? Je ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire légèrement offensé.

— « Je suis pourtant son disciple. »

— « Humph. Mentir sur une chose pareille mérite bien d’être rayé de la communauté chamanique, le sais-tu ? »

— « Mais puisque je ne mens pas », répliquai-je.

Il me jeta un regard de faucon.

— « Soit. Tu as, quoi, la vingtaine ? Naravoul est mort il y a neuf ans. Tu n’étais qu’un jeune adolescent à l’époque et il t’aurait proprement enseigné les arts chamaniques ? »

Il était donc au courant, pour la mort de Naravoul. Je reconnus :

— « Peut-être pas exhaustivement, mais proprement, oui, messire. J’ai appris ma première technique de localisation à neuf ans. Et il m’a proprement enseigné toutes les techniques de base qu’un chamane digne de ce nom connaît. Je n’oserais pas plaisanter sur un sujet pareil, Maître-Ligantier. J’ai ma fierté de chamane. »

Il y eut un silence pendant lequel il me fixa du regard, l’air d’essayer de lire mes pensées, puis il eut un rictus étrange et haussa les épaules.

— « Soit », répéta-t-il. « Tu vas me le démontrer. Puisque je connais les petites manies de Naravoul, je verrai tout de suite si tu dis la vérité. Suis-moi. »

Comme je le suivais dans le couloir, intrigué par ce que cet homme avait l’intention de faire, il ajouta avec ironie :

— « Ta fierté de chamane t’a conduit sur un chemin que ton maître n’aurait jamais pris. Il abhorrait les bêtes-démons et tout ce qui avait trait au ki-démon. Ça te surprend ? », fit-il, voyant mon expression choquée. « Cela faisait partie de nos différends. Il répugnait à jouer avec le feu et disait que le ki-démon ne serait jamais que du poison pour les bêtes spirituelles que nous sommes. Ça me faisait rire, intérieurement, car, dans sa jeunesse, il a capturé et dompté une bête-démon, que dis-je, une grande bête-démon, pour l’utiliser comme bête chamanique. »

— « Il m’en a parlé une fois », avouai-je. Il ne m’avait cependant jamais dit qu’il s’agissait d’une grande bête-démon. Dompter une bête qui possédait une quantité de ki interne incroyablement supérieure à celle d’un humain ordinaire… Était-ce même possible ? Je ne voyais toutefois pas pourquoi Riva mentirait.

— « Oh ? » Riva avait haussé un sourcil. « Le sujet était pourtant délicat. Que t’a-t-il raconté ? »

Je secouai la tête tout en descendant les escaliers auprès du vieux chamane et répondis :

— « Il m’a simplement dit que sa bête chamanique était un type d’oiseau et qu’elle est morte bien trop tôt. Il n’a jamais voulu m’en dire davantage. »

— « Hum. Un oiseau… Si on veut. »

— « Savez-vous de quel type d’oiseau il s’agissait ? », demandai-je, sans besoin de feindre ma curiosité.

Riva me jeta un coup d’œil pensif sans répondre. Arrivant au rez-de-chaussée, il poussa une porte qui menait à une pièce illuminée de bougies. Les murs étaient couverts de hautes étagères emplies de livres. Rien qu’en jetant un coup d’œil à quelques titres, je compris qu’il ne s’agissait aucunement de volumes chamaniques mais de romans, d’encyclopédies et de livres philosophiques. Par contre, sur le bureau, se trouvait un gros grimoire vaudou. À côté, avait été posé un carquois vaudou comme je n’en avais jamais vu. Fait en gros cuir noir, il était garni de pochettes extérieures : je pus voir un grand jeu d’aiguilles de toutes tailles et nature, ainsi que plusieurs flacons en verre soigneusement étiquetés et un bloc de petits papiers vaudou. Sur un flanc de la sacoche, était enroulée une longue et fine corde argentée. Je ne pus m’empêcher de souffler d’ébahissement :

— « Ce n’est pas du fil de licorne, si ? »

— « Tu parles de cette corde ? Tu es perceptif, mon garçon. C’est en effet du poil de licorne filé au rouet. Je l’ai commandée il y a des années et elle continue à marcher à merveille : le ki flue comme sur du gel. »

Ce n’était donc pas lui qui l’avait filée, devinai-je. Je pensai à mon bracelet, caché sous ma manche, fabriqué avec un seul crin de grande licorne, et je me demandai combien de temps et d’efforts il avait fallu pour arriver à tresser une corde aussi longue. Une licorne entière avait peut-être même été sacrifiée…

Effaçant cette pensée attristante de mon esprit, je concentrai mon attention sur le vieux chamane, qui venait de prendre place dans un fauteuil derrière le bureau.

— « Ah, j’oubliais », dit-il. « C’était un grand zoudrak-démon. »

J’écarquillai les yeux.

— « Tu veux dire… la bête chamanique de mon grand-père ? »

Riva me dévisagea, les mains jointes. J’étais éberlué. Un zoudrak était une espèce de drak, issu de la famille des reptiliens volants comme les dragons. Malgré sa petite taille, c’était une espèce soi-disant très intelligente : Maître Vulnia nous avait raconté, à l’Académie Céleste, comment les zoudraks-démons avaient agi comme meneurs pendant l’invasion des bêtes-démons, le siècle passé. Que Naravoul ait réussi à dompter un grand zoudrak-démon relevait du miracle. Comment se faisait-il que je n’en aie jamais entendu parler ? Naravoul l’avait peut-être maintenu secret au sein de la communauté ?

— « C’était donc ton grand-père », dit Riva, les yeux pétillants. « Je comprends mieux. »

Je crus avoir avalé un glaçon. Et zut. J’aurais préféré ne pas révéler ma relation familiale avec Naravoul devant cet homme, mais… Ma langue m’avait trahi. Comme j’allais lancer quelque justification sans intérêt, Riva leva une main.

— « Oublions ça. Je te permets également de t’adresser à moi sans formalités, comme tu viens de le faire. » Il sourit face à ma grimace. « Je ne saurais traiter le disciple et petit-fils d’un ami comme un inconnu. Appelle-moi Oncle Riva : on ne m’en voudra pas pour un peu de favoritisme. »

Oh ? Vraiment, cher oncle ? Après avoir récemment acquis une tante chez une des cultivatrices les plus sages et respectées du Murim, je devais à présent accepter comme oncle un démon chamane à l’esprit tordu ? On disait que l’univers s’équilibrait tout seul. Dans ce cas…

— « Hoho », dis-je, posant mes mains sur le bureau et me penchant avec un sourire. « Alors, fini les réserves, mon oncle. Puis-je ? »

Je pris le carquois et admirai sa conception. Le cuir était fait avec de la peau de bête-démon, mais je ne réussis pas à savoir laquelle. Les aiguilles étaient toutes magnifiques et bien soignées. Je pouvais affirmer sans l’ombre d’un doute que Riva portait les arts chamaniques dans son cœur. Enfin, ses arts chamaniques. À l’entendre, et rien qu’en voyant certaines aiguilles faites en os humain… j’avais compris que nulle limite morale ne semblait arrêter sa faim de pouvoir et sa curiosité malsaine. Bien sûr, des os humains, il pouvait en trouver dans un cimetière, mais par intuition, et m’appuyant sur ce que j’avais appris de l’Œil Renversé, les membres les plus fanatiques de cette organisation étaient capables de justifier toutes les atrocités au nom de ce Vrai Empire dont avait parlé Zorén… et au nom du pouvoir, que Riva semblait tant désirer qui sait dans quel but.

— « Tu t’adaptes vite », me fit remarquer Riva. « Prends soin de me traiter formellement en public. »

— « J’y veillerai, mon oncle ! », assurai-je. Je souris franchement. Enfin ! Je me sentais beaucoup plus à l’aise quand je parlais avec légèreté. Même si je devais continuer à feindre, jouer les faux-semblants de manière soumise m’épuisait. Et puis, trop de soumission aurait été louche aussi, me persuadai-je. « Héhé. »

— « Tu as l’air bien confiant, mon garçon. Pourtant, avant de te laisser travailler pour moi, j’ai l’intention de mettre à l’épreuve tes connaissances. »

À quel moment avais-je dit que je voulais travailler pour lui ? Certes, il venait de me révéler que la guilde chamanique m’avait berné et, ayant lui-même une position bien plus respectable, il n’imaginait sûrement pas une seconde que je puisse refuser un poste sous sa direction. Je contemplais l’esprit impérial dans toute sa splendeur.

J’agitai une main.

— « Je n’ai pas l’intention de te décevoir, mon oncle. Ne me compare pas à ces chamanes de la guilde. Que dois-je faire pour t’impressionner ? »

Mes paroles eurent l’effet escompté. Le vieux chamane avait lui-même l’air de prendre plaisir à la conversation. Il posa un cheveu blond et court sur la table.

— « Commençons par une simple technique de localisation. On corsera les choses ensuite. »

— « Entendu. Puis-je utiliser tes aiguilles ? Elles sont si belles… »

— « Tu es bien trop jeune pour mériter de toucher aux affaires d’un vieux chamane comme moi, Zangsa », me coupa-t-il. « Utilise tes propres aiguilles. Elles ne sont pas de mauvaise qualité non plus. C’est toi qui les as aiguisées ? »

— « Jusqu’à la dernière », affirmai-je. « Elles sont faites en bois spirituel de chêne. Et celles-ci », ajoutai-je fièrement, dégainant entre mes doigts cinq aiguilles d’une sacoche cachée derrière mon propre carquois vaudou, « elles sont faites en noyer-démon. »

— « Oh ? L’habit ne fait pas le prêtre, cependant, mon cher », répliqua le vieux chamane.

Je lui fis donc l’honneur de montrer mes habiletés de chamane. Malgré moi, je pris un certain plaisir à lui expliquer mes méthodologies. Cependant, quand il me demanda si j’avais déjà effectué une technique de migration, qui impliquait que j’étais capable de faire glisser mon esprit dans un objet — ou une personne — je grimaçai et avouai :

— « Non. Je suis trop jeune pour ça, mon oncle. »

C’était en partie un gros mensonge. J’avais, après tout, joué à cœur joie avec des techniques de contrôle pour introduire ma conscience dans des poupées vaudou, dans des petits bonshommes en papier vaudou mobiles et même dans des oiseaux en paille qui volaient « à peu près ». Mais, bien sûr, je n’allais pas dévoiler toutes mes armes à mon ennemi.

— « Mm », médita Riva, « ce n’est pas tant une question d’âge mais de passion pour notre art. Un jour, je t’enseignerai. »

J’en fus honnêtement étonné. Les chamanes étaient, par nature, très jaloux de leurs techniques avancées et ne les partageaient qu’avec leurs disciples. Mais puisque c’était mon oncle, me souvins-je avec sarcasme.

— « Vraiment, mon oncle ? », dis-je. « Tu m’apprendras les techniques de contrôle ? Et… les techniques de réanimation ? »

Ses yeux brillèrent à la seule mention directe de cette technique taboue que, personnellement, je n’avais mise en pratique qu’une fois — mon esprit de renard avait été trop écœuré de voir une souris morte bouger et je n’avais plus jamais tenté l’expérience.

— « Peut-être même », dit alors Riva, se détournant vers son bureau, « une technique bien plus amusante que jouer avec des cadavres. »

Je sentis un frisson me parcourir. Il n’existait que trois types de techniques dans la catégorie des techniques de migration : les techniques de contrôle appliquées à des objets, les techniques de réanimation appliquées à des corps morts et… les techniques de possession avec lesquelles un chamane pouvait contrôler à distance les mouvements d’un être vivant. Ces dernières, considérées comme le pinacle du chamanisme, n’étaient utilisées que dans les rituels traditionnels, autrement elles étaient strictement interdites au sein de la Vallée et les chamanes pris en flagrant délit étaient immédiatement expulsés de leur tribu. Était-ce pour cela que Riva… ?

— « Quel est ce tapage ? », fit soudain le vieux chamane, mécontent.

Depuis un moment, nous entendions, en effet, des bruits de voix, quelque part, au-dehors.

— « Ma parole », grommela Riva en sortant de la pièce à grandes enjambées.

Je le suivis, tout aussi curieux. Ce n’était sûrement pas une autre attaque de bête-démon, si ?

Jetant un coup d’œil par une des baies vitrées donnant sur le lac, je constatai que la lumière orangée de l’aurore illuminait déjà les eaux.

Alors, arrivant devant la grande porte, que le chamane ouvrit, je reconnus la voix qui déclarait haut et fort aux gardes du palais :

— « Désolé, messieurs, mais nul citoyen n’est au-dessus de la loi ! Essayeriez-vous de nuire à l’enquête ? Le gouverneur est mort hier soir ! Et dans cette même maison ! Est-ce trop demander que d’ouvrir les portes et de nous permettre à moi et à mes hommes de comprendre ce qui s’est passé ? »

Je réprimai une grimace. Aroulyoun…

— « Ah, on ouvre enfin ! », s’exclama-t-il.

Lui faisant face, Riva foudroya du regard le chef de police. Au lieu de lui rendre la pareille, Aroulyoun me dévisagea, incrédule.

— « Zangsa ? »