Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Je ne sais pas si le Prince Zorén était très pressé d’obtenir ses chamanes ou si la guilde chamanique l’était de le servir, mais, en tout cas, mon inscription se fit en un tournemain. Le maître-guide de la guilde, Tagabal, un raté des Sorciers Nomades, était revêtu comme un dignitaire impérial et ma première impression fut qu’il ne se démarquait pas par son intelligence. Nous le croisâmes dans le vieux bâtiment où se trouvait la guilde et il me félicita personnellement, d’une manière qui semblait si franche que j’en arrivai à me demander s’il était au courant des méthodes de recrutement de son cher vice-maître. Cependant, alors que j’étais au comptoir en train de répondre aux brèves questions de l’intendant pour m’inscrire, je l’entendis murmurer :
— « Il est comment ? »
— « Figure-toi qu’il n’a même pas demandé comment allait la victime », répondit Aysen, tout aussi bas. « Un bon petit. »
— « Haha, du bon travail comme toujours, mon cher. »
— « Je ne fais que suivre les ordres, maître-guide. »
Ce Tagabal n’était donc pas si innocent que ça. Un détail me rendit songeur, néanmoins : on aurait dit que, plus le chamane recruté était égoïste et intéressé, mieux c’était. Je me demandai pourquoi.
On m’assigna immédiatement une tâche : celle d’aller assister un frère chamane du nom de Houshout dans son travail. Celui-ci n’avait pas encore la trentaine, il avait un teint hâlé par le soleil, un regard franc, un parler plus populaire et une manière de s’habiller plus traditionnellement chamanique. Il avait même entendu parler de Naravoul, que son ancien maître avait rencontré deux ou trois fois, le tenant en grande estime. Son amour pour les arts vaudou ne semblait pas feint. Toutefois, je gardai mes sens en alerte et je fis bien : en une journée de travail, ma perception me montra qu’il était plus lié à Aysen qu’il ne le laissait croire. Voilà pourquoi, quand il grommela contre Aysen et fit quelques remarques peu flatteuses, je pris soin de me taire. Au deuxième jour, alors que nous venions de vendre à une dame un colifichet douteux qui était censé éloigner le Démon des Genoux, il lança :
— « Zangsa. Je t’ai entendu lui recommander des bains chauds d’eau salée et des bouillons d’os. »
Aïe. Il m’avait entendu ?
— « Ce n’est pas un conseil très chamanique », poursuivit-il, « mais, mince, tu sais : c’est peut-être plus efficace que mon amulette. »
Comme je protestai humblement, il eut un sourire un peu mélancolique puis continua à marcher dans l’allée bondée qui menait vers le Grand Pont et la rive sud. Je l’entendis soupirer. Puis il dit :
— « Tu es un bon gars. Parfois, j’aimerais pouvoir réellement aider mes clients. »
Je haussai un sourcil. Il reprit :
— « Dernièrement, j’ai l’impression que la guilde est plus une usine qu’un lieu de partage. Elle accepte des requêtes qui n’ont rien à voir avec nos arts chamaniques et, nous, pauvres salariés, on doit se casser la tête à trouver une solution pour satisfaire le client. Je trouve ça dommage. Plus les sabots », ajouta-t-il avec un soupir exaspéré.
Je ne pus que grimacer mon acquiescement en jetant un coup d’œil acéré aux sabots anti-démons que nous portions. Ils étaient rigides, lourds et pas confortables du tout. Mais, depuis que le Démon Dément rôdait dans les parages, la guilde chamanique requérait le port de ces stupides engins à tous ses membres. Elle les offrait gratuitement, car il fallait bien protéger les chamanes des démons, et puis c’était aussi une marque de respect envers les clients. Ça faisait plus professionnel. Sauf qu’après les avoir examinés, le soir, dans ma chambre, j’étais arrivé à la conclusion bien peu surprenante que tout ce que ces sabots faisaient était d’isoler la personne des charges électriques du sol, ce qui n’était pas très naturel. Il fallait dire que je me sentais ridicule à marcher plus maladroitement encore qu’Ayaïpa…
— « On n’a pas à mettre les gants, c’est déjà ça », fis-je sur un ton léger, maudissant secrètement la guilde.
— « C’est une façon positive de voir les choses », grommela Houshout. « Mais bon, le maître-guide et le vice-maître ont leur façon de faire. Il faut reconnaître que, grâce à eux, on a réussi à payer les frais pour réparer la toiture, et puis, maintenant, les chambres sont gratuites même pour les chamanes récemment inscrits. Si ce n’est pas beau tout ça », sourit-il.
— « Je ne sais pas comment repayer tout ce que la guilde m’a déjà donné », avouai-je, feignant ne pas capter son ton sarcastique.
Il me regarda pendant une longue seconde avant de hausser les épaules et de grimacer.
— « Bah. Ne te sens pas si reconnaissant. » Hoho ? Cet Houshout semblait connaître certaines choses louches sur la guilde, mais il avait l’air un peu plus intègre que ses dirigeants. Il ajouta : « Allez, pressons : on dirait qu’il va pleuvoir. »
En effet, il se mit à pleuvoir peu après et, faute de pouvoir courir correctement avec ces maudits sabots anti-démons, nous arrivâmes à la guilde trempés jusqu’aux os. Cela faisait longtemps que je ne me sentais pas aussi trempé : d’ordinaire, mes habits tissés de ki laissaient couler l’eau à travers sans presque l’absorber et séchaient beaucoup plus vite.
— « C’est la pluie de Ratelle, ici, à Osha ! », lançai-je en enlevant mon manteau dégoulinant d’eau : la coutume disait que, quand le Dieu de la Persistance, Ratelle, se mettait à lancer ses flèches d’eau vers la terre, il n’arrêtait pas de sitôt.
— « Ce n’est pas pour rien qu’Osha est surnommée la Ville des Champignons », répliqua Houshout, amusé, secouant ses cheveux frisés imbibés d’eau. « On a même un proverbe qui dit que les champignons poussent sur la tête des fainéants. » Il grimaça. « D’ailleurs, mon maître ne sortait jamais sans son chapeau. »
— « Par expérience », devinai-je en plaisantant.
Au moment où je montais dans ma chambre pour me changer, j’entendis des voix au deuxième étage, l’étage du maître-guide et du vice-maître. D’ailleurs, tous les deux descendaient à cet instant les escaliers et arrivaient au couloir ouvert du premier étage, donnant sur le hall. Je m’arrêtai près de la rambarde, un sourcil haussé. Aysen avait l’air contrarié.
— « Ce n’est pas seulement un rendez-vous privé, mais un banquet, messire », protesta-t-il. « Si jamais notre jeune recrue manque à l’étiquette… »
— « Tu t’inquiètes trop », soupira le maître-guide à mi-voix. « Le Prince Zorén nous a demandé de lui prêter les services d’un chamane compétent : mieux vaut lui présenter un rustre que rien du tout. »
— « Mais en plein banquet… »
— « Bah, bah : tu as sûrement déjà choisi qui envoyer, Aysen, je me trompe ? »
Depuis la rambarde du premier étage, Aysen balaya la grande salle du hall, regarda Houshout et son visage se ferma en voyant celui-ci l’ignorer avec superbe. Alors, ses yeux se posèrent sur moi. Et son visage s’adoucit.
— « Zangsa. J’ai un nouveau travail pour toi, ce soir. Es-tu libre ? »
Comme si cela lui importait que je sois libre ou pas : si j’avais bien compris, le Prince Zorén avait sommé Tagabal et Aysen de lui présenter un chamane compétent, mais, apparemment, contrairement à leurs rencontres passées, il les avait cette fois-ci conviés à un banquet, où étaient sûrement invitées de hautes personnalités. Et, malgré ma toute récente inscription à la guilde, Aysen venait de décider de me prendre avec eux. Ha… Enfin. Réfrénant mon envie de fermer le poing de victoire, je me grattai le cou tout en m’inclinant légèrement en souriant.
— « Vice-maître, je suis toujours libre si c’est pour la guilde. »
— « Oho, ta motivation devrait servir d’exemple à tes collègues », fit Aysen, satisfait, puis il s’écria : « Mais tu es trempé, mon cher ! Je vais demander à l’intendant de t’envoyer des habits de qualité. Veille à les porter correctement. Tu vas rencontrer une personne de très haut rang. C’est une occasion en or, pour toi. Sois en bas à neuf heures sans faute. »
— « Je comprends, vice-maître, mais le travail… »
— « Je t’expliquerai en route. Tu viens avec moi et le maître-guide. »
Je fis semblant de me sentir honoré et dis avec empressement :
— « Je file me changer ! »
* * *
Les vêtements qu’on me donna étaient d’un blanc impeccable, aux bords ourlés de rouge. Je ne m’étais jamais senti aussi chic et dandy qu’avec ces habits à la mode impériale. Rien que le manteau devait coûter une fortune. N’importe quel jeune chamane, même un débrouillard comme moi, aurait difficilement pu se permettre d’acheter une étoffe de cette qualité. Enfin, les dragons rouges brodés sur les manches n’étaient pas pour me déplaire…
— « Ça te plaît ? Ça te va bien », assura Aysen.
La voiture avançait lentement dans les allées bondées d’Osha.
— « Tu n’as pas mis le nouveau bandeau », fit-il remarquer.
Sur la pile d’habits qu’il m’avait fait apporter, j’avais en effet trouvé un bandeau blanc en soie avec le symbole de la guilde chamanique brodé dessus : huit aiguilles disposées en cercles et reliées pour former un soleil. Sauf que… le bandeau empestait l’ail. Son ancien propriétaire semblait avoir été un de ces chamanes adeptes des superstitions qui utilisaient l’ail comme répulsif pour éloigner les mauvais esprits… J’avais vite choisi de garder le bandeau en simple jute que l’on m’avait offert le premier jour. Je me creusais encore la tête pour donner une explication convaincante quand Aysen balaya le problème d’un revers de main en disant :
— « Qu’importe. Ce qui compte, c’est l’impression générale. »
Juste quand je trouvais que le vice-maître était un peu plus doux et fraternel que ces derniers jours et pensai que c’était sûrement parce qu’il ne voulait absolument pas que je fasse un faux pas devant le Prince Zorén… Oui, juste à ce moment-là, Aysen me fixa d’un regard sévère et dit :
— « Au fait, j’espère que tu as tout compris. En tout cas, ne parle pas. N’ouvre pas la bouche. Un chamane des rues comme toi se laisserait embarrasser à la première phrase. Pire : un mot de trop, et je ne garantis pas que tu survivras. Le Prince Zorén est un homme d’étiquette. Alors, surtout, Zangsa, surtout, pas un mot pendant le dîner. »
Il était nerveux. Rien d’étonnant : lui-même n’était pas habitué à parler à des princes impériaux. Je hochai la tête avec sérieux.
— « Je comprends. Si Son Altesse nous demande une démonstration de notre utilité, je fais une démonstration de localisation par défaut et je vous laisse parler. Je ne suis pas bête, vice-maître. »
— « Tu m’en vois rassuré », répliqua Aysen, tout en pensant peut-être que, lui, il m’avait bien roulé dans la farine.
Les fenêtres de la voiture avaient les stores fermés, alors je ne pus savoir où nous nous dirigions que lorsque le cocher arrêta les chevaux et que nous descendîmes. Je ne fus pas très surpris de voir l’imposante Auberge des Mille Étoiles, celle-là même où, à peine une semaine auparavant, j’avais voulu rendre visite au jeune Boidami des Jardins, ne réussissant qu’à me faire renvoyer parce que les poules n’étaient pas autorisées à l’intérieur. Le marchand Salmag m’avait bien dit que le Prince Zorén logeait tantôt dans cette auberge de luxe, tantôt au Palais des Pics, une des nombreuses propriétés de la famille impériale, qui se trouvait au nord-ouest d’Osha.
Un valet nous aperçut et nous guida aussitôt à travers le hall fastueux de cet immense édifice. Je m’attendais à ce qu’il nous mène à l’étage, mais non : nous allâmes jusqu’au fond, sortîmes du bâtiment et parcourûmes la véranda jusqu’aux pontons où étaient alignées de nombreuses embarcations, dont des gondoles, que l’auberge utilisait pour faire visiter le lac à ses clients.
— « Par ici, s’il vous plaît, messires », dit le valet, très formel. « Ce soir, le Prince Zorén donnera son dîner chez lui. »
— « Ah… Ah bon. Entendu », dit le maître-guide, dissimulant mal son étonnement.
Ce « chamane » idéaliste qui léchait les bottes des autorités impériales n’avait même pas été mis au courant, pour l’endroit du banquet ? Tout semblait indiquer que ni lui ni Aysen ne s’étaient jamais rendus au Palais des Pics. Tout naturellement, leur nervosité monta d’un cran.
Dans l’obscurité croissante, nous montâmes dans une des barques, le batelier fit un geste silencieux de la tête et quelques coups d’aviron suffirent à nous éloigner des lumières étincelantes de l’auberge et des bruits de la ville. L’embarcation vira au nord-ouest : le Palais des Pics se situait sur la rive nord du Lac Étoilé, à quelques kilomètres d’Osha. Si le Prince Zorén avait payé la balade à travers le lac à ces chamanes, au lieu de les faire venir en calèche, c’était peut-être pour faire chic ou leur donner une impression de grandeur ? Qui sait…
Bientôt, nous n’entendîmes plus que l’eau clapotante contre le bois de la coque. Les deux chefs de la guilde chamanique ne disaient mot et le batelier gardait un silence parfait. Croisant mes bras, je décidai de faire de même et contemplai calmement, au-delà de la lanterne qui oscillait sur la proue, la lueur de la lune qui se distinguait entre les nuages. Au moins, il ne pleuvait plus. Au lieu de ça, comme de nombreuses nuits d’été à Osha, le brouillard s’installa peu à peu. En quelques minutes, on ne devinait plus que la lueur trouble de la lune. Même la lanterne de la proue s’était enveloppée de brume.
On n’y voyait franchement rien.
— « Ça doit être difficile de s’orienter dans cette brume », commentai-je non sans admiration à l’adresse du batelier.
Celui-ci haussa les épaules et, avant qu’il ne réponde, Aysen lança :
— « Les bateliers sont des professionnels. Les pêcheurs de la guilde, aussi, connaissent ces eaux comme les doigts de leurs mains. Les amateurs, eux, n’ont pas le droit de pêcher. »
— « Sérieusement ? », m’étonnai-je.
— « Le Lac Étoilé a été classé comme patrimoine gouvernemental. Ça fait déjà trois ou quatre ans. »
Et, à partir de ce fait, on était censé comprendre que la pêche y était interdite pour les pêcheurs qui ne voulaient pas payer de taxes à une guilde impériale ? C’était pour protéger les poissons, peut-être ? Je pariai que si le Prince Zorén avait envie de manger non de simples rakous mais un rakou spirituel protégé par la loi, le soir même il aurait une belle grosse carpe rouge bien fraîche dans son assiette sans devoir passer par ces experts des guildes.
— « Oh, maintenant que j’y pense, tu n’es arrivé à Osha que tout récemment, n’est-ce pas ? », intervint alors le maître-guide chamanique sur un ton bon enfant. « Cette brume peut paraître inquiétante, mais, rassure-toi, ce n’est pas pour rien que ce lac est appelé le Lac Étoilé : lorsque le brouillard se lève, les étoiles étincellent sur la surface de l’eau comme des lanternes. Tu devrais voir ça, surtout les derniers jours d’été. Même à mon âge, je trouve encore la vue saisissante. »
Je haussai les sourcils à son ton amical et souris.
— « Vous semblez aimer profondément cette ville, maître-guide. »
— « Ha… Oui. J’y ai vécu toute ma vie. Mon cœur ne pourrait plus vivre sans. »
Il paraissait sincère.
Lorsque nous accostâmes enfin, je ne reconnus pas le Palais des Pics : je ne l’avais vu qu’une fois, dans mon enfance, un jour où Aroulyoun, Zilouya et moi jouions à faire des courses, et nous l’avions vu du côté nord. Toutefois, quand je vis, à travers la brume, l’allée de pierres plates bien ciselées qui partait des pontons puis traversait une grande cour ornée de jardins et de fontaines… et quand je vis, au-delà, se dresser l’ombre d’un grand bâtiment aux colonnes en pierre, de cinq étages, chacun avec son majestueux toit pagode… je n’eus plus aucun doute : je me trouvais bien au Palais des Pics ; c’était le seul palais impérial de la région.
Nous n’entrâmes pas dans le bâtiment, car le dîner allait, semblait-il, se dérouler à l’extérieur, dans la grande cour : là, avaient été installées, sous la lumière d’une kyrielle de lanternes aux beaux reflets orangés, de nombreuses tables basses individuelles, chacune placée selon l’importance de l’invité. Il y en avait bien une soixantaine et au moins la moitié était déjà occupée. J’entendis le maître-guide chuchoter à Aysen sur un ton sec :
— « Je n’aurais pas dû t’écouter : nous aurions dû sortir plus tôt. Faire patienter un prince, quelle idée. Zangsa ! », ajouta-t-il sur un ton sévère. « Ne traîne pas. »
J’étais pourtant juste derrière. Malgré la longue et belle balade en bateau, dès que Tagabal avait débarqué, son stress était revenu en force et l’avait mis d’humeur pinailleuse. Il ajouta :
— « Ne regarde pas dans tous les sens. On dirait un enfant. »
Parce que, lui, bien sûr, avait l’air de se sentir comme un poisson dans l’eau, avec ces mains tremblantes et cette tête qui disait à tout le monde « je ne suis pas un citoyen commun, voyez-vous, un prince m’invite à dîner dans son palais et je garde mon sang-froid »… Sang-froid, mon œil.
Passant sous le nez des invités déjà assis, nous allâmes faire la queue afin de nous présenter au Prince Zorén. Les invités étaient quasiment tous habillés à la mode de la haute société qui s’était implantée après la révolution démocratique : les femmes avaient revêtu, sur de larges pantalons unicolores en soie, des sitchif, des sortes de robes très coloriées et fastueuses, à haut col et ouvertes sur les côtés jusqu’aux hanches ; les hommes portaient les traditionnels dumpa, des manteaux ouverts à manches courtes, bouclés à la ceinture, avec, dessous, des chemises à manches amples. Beaucoup avaient ajouté à leur manteau d’élégantes épaulettes en or ou en argent, symbole qui les désignait comme serviteurs officiels de l’Empire, qu’ils soient officiers, fonctionnaires ou que sais-je. Quant au bleu et au blanc, ces couleurs se voyaient un peu partout, même sur les coiffes et les bijoux : c’était un clin d’œil évident à la rose bleue et à la colombe blanche qui composaient le drapeau de l’Empire Démocratique des Plaines Centrales. On se serait cru dans le bâtiment des Saulges, base centrale du gouvernement, et non dans le palais d’un prince dont les ancêtres avaient prétendument perdu leur pouvoir de gouverner il y avait bien soixante-dix ans. Enfin, je vis aussi quelques invités portant les couleurs rouges des impérialistes traditionnels et l’une des dames assises non loin du prince étalait une longue étoffe en soie, brodée d’un dragon-serpent écarlate magnifique. Les vêtements qu’on m’avait fait porter n’étaient donc pas si déplacés que ça. À part les sabots anti-démons : nous étions les seuls à en porter.
— « Ah ! Mais voilà mes chers chamanes ! »
La voix était chaleureuse. Je détallai le Prince Zorén du regard avec curiosité. Rompant la tradition, ses cheveux noirs n’atteignaient pas les épaules : ils étaient coupés bien plus courts que ceux de son jeune frère, le Prince Rajeyl. Trois ans plus âgé que ce dernier, ayant déjà la trentaine, il avait cependant un air plus enfantin ou, en tout cas, moins solennel que Rajeyl. Son visage était plus rond et ses yeux me rappelèrent vaguement les yeux de poisson de Liuk. Vêtu d’un dumpa noir à manches longues plutôt court et serré à la taille par une ceinture en or, il donnait l’impression d’un marchand fortuné plus que d’un prince. Mais c’était sûrement l’impression qu’il voulait donner, pensai-je, tout en le voyant tendre une main amicale au maître-guide pour le saluer à la manière démocrate. Si le Premier Prince était, selon les rumeurs, un grand protecteur des traditions impériales, le Deuxième Prince semblait, lui, avoir pris le rôle inverse.
— « C’est un plaisir de vous avoir ici », ajouta-t-il, interrompant le maître-guide qui s’apprêtait à lancer quelque formule révérencieuse bien préparée. Il lâcha sa main et lui serra l’épaule en disant : « Ma curiosité pour les arts chamaniques ne fait que s’intensifier de jour en jour, mon cher ! Si ça ne vous dérange pas, je vous inviterai à une petite collation avant les grands mets pour que nous discutions d’affaires. »
— « Votre Altesse, ce sera un honneur… »
— « Bien sûr, bien sûr. Mais asseyez-vous, prenez place ! Mirou vous guidera. »
Il employait même les prénoms pour désigner ses valets. Si ce n’était pas là un prince démocrate ! Pourtant, dès que le maître-guide et Aysen se retournèrent, il passa par mégarde sa main sur sa tunique, comme pour la nettoyer… Croisant son regard, je m’empressai de m’incliner et de suivre mes deux nouveaux chefs.
Nos tables respectives se trouvaient vers le milieu de la cour, sur l’une des deux longues rangées du grand U que formaient toutes les personnes réunies. Même hors du lac, le brouillard rendait flous les invités qui nous faisaient face, mais cela n’empêchait pas les gens de parler. Un brouhaha animé s’installa rapidement tandis que les derniers invités prenaient place. M’asseyant auprès d’Aysen, je jetai un coup d’œil à ma gauche, vers une dame dans la trentaine, portant un éventail d’une blancheur immaculée, et je hochai la tête avec respect. Elle sourit en disant :
— « Il fait chaud, n’est-ce pas ? »
— « C’est l’été, madame. »
Je sentis plus que je ne vis le regard noir que me jeta Aysen. La dame gloussa derrière son éventail.
— « Belle tautologie, jeune homme. Puis-je m’enquérir de ton origine ? »
Ces jours-ci, au cas où, j’avais repassé mes souvenirs sur le langage érudit — à l’Académie Céleste, on l’avait brièvement étudié, avec Maître Karhaï, pour pouvoir nous défendre face aux officiers impériaux, mais… Apparemment, malgré des tournures certes élégantes, le langage de cette dame était tout à fait normal. Maintenant que j’y repensais, Louyi Moyong m’avait bien dit un jour, il y avait quelques années : “Si tu veux mon avis, le langage érudit, c’est pour les érudits. Dans toute ma jeunesse, j’ai rencontré plein de nobles qui s’invitaient chez les Moyong, et je peux te dire que certains sont foncièrement grossiers.” Sous le regard de ma voisine, je souris, me frottant le cou.
— « Ah… Je ne suis qu’un simple citoyen de l’Empire. »
— « Ne vous inquiétez pas de lui, Dame Swa », intervint Aysen, posant une main sur ma tête. Ses ongles se plantèrent sur mon cuir chevelu. « Zangsa est une recrue de notre guilde chamanique. C’est un garçon du peuple. Je vous prie de ne pas vous offenser de sa conduite. »
— « Oh ? Vraiment ? Mais je ne m’offense pas », assura la femme à l’éventail. « Vous le savez sûrement, mais j’ai passé tant d’heures à consoler des familles de roturiers, au Hall des Soins, pendant ce terrible épisode du Dément, que j’ai l’impression d’être moi-même devenue une roturière. Quand nous partageons les souffrances et joies des autres, nous partageons un même cœur », cita-t-elle, les yeux brillants de bonté.
Elle semblait sincèrement avoir pris soin de ces gens malheureux. Peut-être croyait-elle dur comme fer que le Dément avait attaqué Osha.
Dame Swa, me répétai-je, essayant de me souvenir. Belbey m’avait parlé des personnalités les plus influentes de la région, et j’étais à peu près sûr d’avoir entendu ce nom. Mais elle l’avait employé pour un homme, et non pour une femme. Erf. Si seulement j’avais eu la mémoire infaillible d’Ayaïpa…
— « Ah. Voilà mon cher époux qui revient », dit Dame Swa.
Alors, en voyant ledit époux dans un dumpa doré scintillant orné de larges épaulettes et d’une étole aux couleurs d’Osha — vert foncé et or —, les souvenirs me revinrent et je me raidis légèrement. Cet homme de grande taille, aux yeux verts vivaces et aux cheveux grisonnants… c’était le gouverneur d’Osha.
Cela me surprit. C’était la première fois de ma vie que j’assistais à un dîner princier ou même d’aristocrates hors du Murim, mais j’étais à peu près sûr qu’en aucun cas, même dans une tablée de démocrates radicalement populaires, on aurait placé les tables de la famille du gouverneur auprès de celles de trois chamanes. Je jetai un coup d’œil au loin, vers la table du Prince Zorén, curieux. Je n’arrivais pas à comprendre le raisonnement de cet homme. Voulait-il aviver l’assurance et l’arrogance du maître-guide chamanique ? Ou voulait-il au contraire humilier le gouverneur ? Vu la tête sévère de celui-ci… difficile de deviner.
Bah. Je secouai la tête et cessai de réfléchir à des questions qui, à l’évidence, me dépassaient pour l’instant. Les petits mets arrivèrent et, quand le serviteur posa un bol en porcelaine fumant de bouillon, je lui dis « merci ! » par réflexe, comme n’importe qui aurait fait dans une taverne. Aysen ferma les poings si fort qu’il dut s’en faire mal aux mains. À ma gauche, son visage maquillé de blanc à moitié caché derrière son bel éventail, Dame Swa sourit et, recevant son propre bol, elle remercia également le valet, peut-être pour me faire sentir moins marginal ou pour, elle, se sentir plus « du peuple », qui sait.
Je ne savais pas si tous les dîners princiers étaient comme ça, mais, en tout cas, celui-ci avait tout l’air d’être une festivité à rallonge. Entre mets et mets, les gens se levaient, cheminaient entre les tables, allaient voir le prince, se promenaient dans les jardins, s’asseyaient au bord des fontaines… Aysen se leva bientôt pour aller bavarder avec les nobles invités, tandis que le maître-guide resta assis à parler avec son voisin, un noble « poète » d’Osha qui manifestait son intérêt pour les arts vaudou, que Tagabal expliquait très maladroitement à mon avis mais avec un charme pseudo-pédagogique qui l’avait sûrement aidé à devenir maître-guide chamanique malgré ses lacunes.
Mon attention se tourna alors vers les tapis individuels sur lesquels nous étions tous assis. Je ne m’en étais pas aperçu au premier abord, mais ils étaient faits avec le même matériel que les sabots anti-démons.
— « Ah, ces tapis », dit Dame Swa, me voyant les regarder. « Mon mari les a offerts au prince à son arrivée à Osha. Ce sont des tapis protecteurs faits avec du mantol. »
Je battis des paupières.
— « Du mantol ? »
— « C’est une matière découverte récemment dans la Province du Rubis », se réjouit d’expliquer la femme du gouverneur. « Elle est transformée par une compagnie du sud, dont le directeur n’est autre que le magistrat de Vignemont. C’est un parent à moi. Alors, il nous a fait une petite remise quand nous avons acheté en gros pour protéger les salles de soins et les écoles. Cette matière est une vraie merveille : elle protège non seulement des démons mais aussi de l’humidité, du froid et du bruit, houhou. Et c’est résistant. »
— « Ça a l’air résistant, en effet », avouai-je. Mais, si elle ne m’avait rien dit, j’aurais juré qu’il s’agissait du caoutchouc tiré des arbres-phares de la Forêt des Cristaux. Enfin, c’était sans doute le cas, sauf que les tapis avaient été teintés et soigneusement cirés puis matelassés. Quoi qu’il en soit, qu’une personne qui devait savoir pertinemment que le Démon Dément n’existait pas offre des cadeaux symboliques d’allégeance à un prince… cela ne faisait qu’augmenter mon malaise.
Relevant la tête, j’aperçus un valet qui s’approcha et murmura à l’oreille du gouverneur :
— « Le prince veut vous voir, messire. »
Le gouverneur fronça les sourcils, fit un geste de tête à son épouse en disant « je reviens tout de suite » sans rien expliquer, puis s’éloigna vers le bâtiment principal. Le Prince Zorén n’était plus assis à sa table, remarquai-je. Piqué par la curiosité, je me levai à mon tour. Il était grand temps d’aller fureter alentour. Le maître-guide était bien trop occupé par le poète pour me consacrer le moindre coup d’œil. Quand Dame Swa demanda :
— « Vous aussi me laissez seule ? »
— « Ah… » Je m’inclinai. « J’en suis désolé, mais je dois aller rendre l’eau que j’ai bue. »
Je pensai que c’était une manière de parler bien délicate pour avoir entendu l’expression dans la bouche de Louyi Moyong, mais la femme du gouverneur rougit, embarrassée.
— « Ah bon… »
Je m’inclinai à nouveau et m’éloignai dans la cour noyée par le brouillard vers la rive du lac. Je m’introduisis entre des arbustes, enlevai mes sabots inconfortables, sortis mon Cube de l’Inexistence et l’activai. Je mettais toujours au moins cinq bonnes secondes à l’activer et j’attendis quelques secondes de plus, pas sûr que ça ait marché. C’était l’un des inconvénients, avec ce cube : je ne devenais invisible que pour les autres et n’avais aucun moyen simple de vérifier tout seul qu’effectivement j’étais invisible. Enfin bon, j’avais opéré comme toujours : il n’y avait aucune raison de penser que ça n’avait pas marché.
Je pris alors la direction du bâtiment principal et levai les yeux. Il n’y avait de lumière qu’au rez-de-chaussée et au quatrième étage : le reste était éteint. Je fis le tour du palais. Toutes les portes étaient fermées, sauf une, surveillée par deux gardes. Je passai devant : aucune réaction. Le cube semblait bien marcher.
Je franchis les portes grandes ouvertes et entrai dans le grand hall du palais. Les chandelles de la grosse araignée pendue au plafond étaient allumées. Installées dans des fauteuils, trois dames jouaient aux cartes, tandis que trois hommes les regardaient jouer en commentant. Aucun signe du Prince Zorén ou du gouverneur. Je pris les escaliers et dépassai le premier et deuxième étage dans l’obscurité et sans problème. Je croisai un valet portant une lanterne et un plateau vide dans l’autre main. À un moment, le bois grinça sous mes pas et je m’immobilisai. Puis je me rappelai que le bruit avait sûrement été neutralisé par le cube et je continuai tout en bénissant la vieille relique.
Arrivé au quatrième étage, je me heurtai à une porte fermée gardée par un homme à l’aspect terrifiant : il portait une espèce de faux attachée à une chaîne, qu’il maniait distraitement d’une main en la faisant tourner, comme pour tuer le temps. Ce garde singulier n’avait même pas de lumière, comme s’il n’en avait pas besoin. Seul un filet de lune illuminait les escaliers ainsi que son visage, pâle comme la mort… Soudain, il fixa l’endroit où je me trouvais, se raidit et arrêta tout mouvement. Mon ventre se noua. Je m’empressai de redescendre au troisième étage, le cœur battant. Et mince. Avait-il repéré ma présence ? Cet homme avait-il des instincts de bête sauvage ?
Qu’importe : si je ne pouvais pas passer par cette porte, je pouvais toujours choisir un autre chemin.
Je parcourus le troisième étage et trouvai bientôt la bonne porte pour sortir sur le balcon en bois qui faisait tout le tour à l’extérieur du bâtiment. Depuis là, on pouvait voir une mer de brouillard s’étaler en contrebas tandis qu’au-dessus, le ciel, qui s’était éclairci, étincelait de mille étoiles.
Traversant le balcon, je montai sur la balustrade et, d’un bond, m’agrippai d’une main à la toiture. C’était à ces moments-là que je me souvenais des leçons bien pratiques de Maître Zéligar. Maîtrisant mon ki avec minutie, même avec un flux ralenti par le cube, je réussis à me hisser sans effort sur la toiture. À peine arrivé, j’entendis des voix, sur le balcon du quatrième étage. À la lumière des chandelles, je reconnus le Prince Zorén, debout, contre la balustrade. Auprès de la baie vitrée grande ouverte, le gouverneur protestait, emporté :
— « Votre Altesse ! Vous n’y songez pas ! Dites-moi que c’est une mauvaise plaisanterie ! »
— « Aha… », soupira le prince, amusé, jouant nonchalamment avec un gobelet. « Crois-tu que cela m’amuse ? J’aime Osha autant que toi : mes souvenirs d’enfance, dans ce palais… Et puis, qu’importe », fit-il en lançant un rire d’auto-dérision. « Les ordres sont formels. Il nous faut créer une belle histoire de bêtes-démons drakusées se ruant sur Osha et, pour cela, rien ne vaut mieux qu’une vraie invasion. Une attaque réelle, ça ravivera la panique. Je ne dis pas qu’il nous faille détruire tout Osha, ce n’est pas le but. »
Un frisson me parcourut. Détruire Osha ? Le gouverneur respirait bruyamment.
— « Quel est le but, alors ? », demanda-t-il. « Osha est une grande ville commerçante. Elle fournit à l’Empire des herbes rares, des épices, du matériel que l’on ne trouve que dans les Montagnes Perdues. Sans Osha… »
Le rire du Prince Zorén l’interrompit.
— « Tu es sérieux ? Mon cher gouverneur, je ne suis ici que depuis deux mois. Qui a fait les belles campagnes pour la cause, toute cette année ? Qui est tombé par deux fois sous l’emprise du skaligus drakus furens ? Qui a rempli presque à la perfection sa mission ? Tu as bien agi jusqu’à maintenant », reprit-il après une brève pause. « S’arrêter maintenant n’est pas concevable. Tu le sais bien. Nous sommes tous des enfants de la cause. »
Comme il baissait légèrement la voix, je m’approchai de la balustrade, le cœur battant. Moi qui ne m’attendais qu’à une conversation politique peu intéressante, voilà que ce prince déballait toutes ses pensées… ! Alors, je l’entendis dire :
— « C’est en envahissant l’Empire que les rats sortiront de leur cachette. »
Plus près, je pus voir la tête du gouverneur : son expression passa du mécontentement à l’espoir… puis à la contrariété.
— « S’il faut mettre l’Empire en péril juste pour tuer quelques rats, à quoi bon ? »
À cet instant, une lueur dangereuse scintilla dans les yeux du Prince Zorén. Sans se tourner vers son interlocuteur, le regard braqué sur son vin, il demanda d’un ton suave :
— « Quel “Empire” sers-tu, mon cher gouverneur ? Serait-il différent du Vrai Empire que nous servons ? »
Le gouverneur d’Osha perdit contenance.
— « Je… Non, Votre Altesse… »
Le Deuxième Prince Impérial le coupa :
— « Si Osha devient un trou de gueux sans le sou pendant une ou deux décennies, l’Empire ne tombera pas. La seule vraie barrière à notre empire, ce sont ces aliénés du ki. Il est grand temps d’évaluer leurs forces grâce à nos chers alchimistes. »
— « Alchimistes ? », répéta le gouverneur, l’air de ne pas comprendre.
— « Aah… » Le prince sourit. « Je parlais pour moi-même. Tu n’as pas à tout savoir. Ta conscience en sera allégée. À présent, tu peux retourner au dîner. J’ai commandé une panthère noire spécialement pour toi, mon cher gouverneur : on m’a dit que tu appréciais sa viande. »
Le gouverneur parut surpris.
— « Ah… Je vous remercie, Votre Altesse. Votre générosité n’a pas de limites… »
— « Plus la mer est grande, plus la marée monte, mon cher gouverneur. »
— « Vous êtes alors assurément un océan, Votre Altesse. Je ferai mon possible pour préparer les discours après l’invasion. »
— « J’attends avec impatience le grand jour », répliqua Zorén, désinvolte.
Quand le gouverneur se retira, une ombre apparut sur le balcon, sortant d’une pièce voisine. Je ne pus pas voir son visage, car il portait une ample capuche, mais je pus, par contre, voir le collier aux grosses perles. Il était identique à ceux que portaient les chamanes, sauf que les perles étaient pourpres et non rouges.
— « J’ai envoyé le signal », dit l’encapuchonné. C’était la voix d’un homme.
— « Bien », approuva Zorén. Il but une petite gorgée de son vin et ajouta : « Ses problèmes de conscience commençaient à me taper sur les nerfs. Pas de rats en vue ? »
— « La barrière marche bien et je n’ai détecté aucune entrée suspecte… à part les invités. »
Zorén haussa un sourcil et eut un sourire en coin.
— « À part les invités », répéta-t-il. « Tu veux dire qu’il y aurait un méchant Mendiant qui se serait déguisé en aristocrate parmi mes soixante-deux invités ? »
— « Je n’ai rien détecté à travers les tapis, mais tout le monde n’était pas assis au moment où je les ai examinés… »
Zorén éclata de rire.
— « Tu es bien naïf, Riva. Je t’avais bien dit que trafiquer ces tapis était du temps perdu. Quand bien même il y aurait un rat, parmi soixante-deux rats, quelle différence ? Je rectifie : soixante-trois, je ne t’avais pas compté. »
— « Votre prudence m’émerveille, Votre Altesse. »
— « Je ne fais qu’appliquer ce que tu m’as toujours enseigné, Riva. La seule chose que je n’ai jamais pu apprendre, ce sont tes arts chamaniques. Tu me donnes envie, avec ta troupe d’idiots. »
— « Je m’amuserais mieux s’ils étaient moins inutiles. »
Zorén grimaça.
— « Ils sont si mauvais ? »
— « Ils feront l’affaire. Mais pour le dernier rituel, si je pouvais avoir un vrai chamane, ça m’épargnerait des problèmes. »
— « Mm… Tes désirs seront peut-être exaucés ce soir. »
— « Oh ? »
— « Le jeune qu’ont amené ces deux bons à rien de la guilde avait l’air un peu plus vif. Je peux me tromper. »
— « Votre Altesse ne se trompe jamais. »
— « Humph. Je vais redescendre et déguster le repas. Ça promet d’être salutaire. Continue à surveiller la barrière. Si un rat vient, préviens-moi tout de suite. » Le chamane s’inclina profondément, et le prince s’éloigna vers la pièce en maugréant, frustré : « Ah… ! J’en viens à désirer qu’ils viennent en grand nombre, tellement ils sont silencieux. Ils doivent sûrement être en train de faire circuler leur ki quelque part sur le pic d’une montagne… Ces bâtards du Murim… On les aura… »
Le chamane se tourna vers le toit et je pus voir son visage, à moitié caché dans l’ombre de sa capuche : il devait avoir la soixantaine et une de ses joues était marquée de rouge — se pouvait-il que ce soit la marque des condamnés à mort ? Alors, il baissa le regard vers moi et, un instant, je crus que mon cube avait cessé d’agir. Décidément… Mais non : Riva se contenta de grommeler :
— « Vous, les empoisonnés, vous auriez pu me faciliter la vie en devenant des chamanes-démons. Pas que vous alliez m’entendre, depuis vos tombes. Héhé… »
Et, avec ces paroles mystérieuses, il resta là, à contempler les étoiles. Je m’éloignai vite et descendis de colonne en toiture et de toiture en colonne, par l’extérieur, jusqu’au sol, avant de désactiver mon cube et de regagner à la va-vite les tables. Me voyant arriver, Aysen me lança un regard interrogateur.
— « Où donc étiez-vous passé, mon cher ? », demanda-t-il. Il avait été contaminé par quelque érudit parmi les invités et avait commencé à parler un langage châtié, observai-je, réprimant un rire.
Je lui murmurai la raison de manière bien moins soutenue qu’avec Dame Swa et m’assis en ajoutant :
— « Et puis, je me suis perdu, avec le brouillard. »
— « Et, au passage, tu as perdu tes sabots. »
J’ouvris de grands yeux. Et zut. J’avais oublié de reprendre mes sabots anti-démons. Je me levai pour aller les chercher, mais Aysen m’arrêta :
— « Tu iras les chercher plus tard. Personne ne les porte, de toute façon. »
Certes : lui-même les avait enlevés pendant qu’il allait bavarder avec les autres invités. Le vice-maître ajouta :
— « Le grand mets va être apporté et le vrai dîner va commencer : ne quitte surtout pas la table à présent, ce serait impoli. »
— « Entendu. Mais le Prince Zorén avait dit… »
— « Son Altesse est une personne occupée », me coupa Aysen en chuchotant. « Il avait sûrement d’autres choses à faire. Il nous convoquera après le dîner. »
Et il se détourna pour parler au maître-guide. Dame Swa s’inquiétait pour son mari, qui venait de revenir avec une expression sombre, mais celui-ci l’envoya paître vertement. Étrangement, je crus percevoir une lueur pourpre dans ses yeux. Le gouverneur était-il un démon cultivateur ? Son odeur était pourtant celle d’un humain ordinaire : il ne rejetait pas cette odeur forte des cultivateurs qui s’empoisonnaient tous les jours au ki pourpre. Peut-être avait-ce été mon imagination. Ma tête, après tout, bouillait de nouvelles informations…
Enfin oublié de tous, je pris une longue et silencieuse inspiration pour me calmer puis essayai de recombiner toute la conversation que j’avais entendue. Et la conclusion fut celle-ci : l’Œil Renversé était en train de planifier une « invasion » de bêtes-démons, en fait enragées par les pilules, au détriment d’Osha et dans le but d’attirer les cultivateurs et d’évaluer les forces de l’Alliance du Murim.
La simple idée était absurde… mais, en même temps, l’Œil Renversé n’avait jamais été très logique. Sinon, il n’y aurait pas eu autant de guerres entre les cultivateurs et l’Empire : c’était bien parce que l’Œil Renversé abhorrait le Murim ou, plus exactement, l’Alliance et les Neuf Grandes Sectes. Seuls ces fous furieux pouvaient conduire des groupes de cultivateurs vertueux à prendre les armes.
Il fallait absolument que j’arrive à transmettre ces nouvelles à Belbey. J’ignorais quand ce « grand jour » de l’invasion aurait lieu, mais plus vite l’Alliance serait informée de tout, mieux elle saurait se préparer. Je ne pouvais cependant pas partir en coup de vent : il me fallait prendre patience et m’éclipser discrètement cette nuit, une fois tous rentrés à Osha. Et, avec tout ça, je n’avais toujours pas trouvé le Chaudron Astral pour Yelyeh…
L’odeur de viande de sanglier parfuma toute la cour et me tira de mes pensées. Un valet déposa une belle portion dans mon assiette et je pris la viande à deux mains… arrachant un gloussement à Dame Swa, qui approuva sans une once d’ironie :
— « Les mains valent bien des fourchettes ! »
Malgré sa vision étroite du monde, Dame Swa avait l’air de bien aimer les nouveautés et les comportements exotiques.
— « C’est curieux », dit alors le gouverneur. « C’est bien du sanglier, n’est-ce pas, ma chère ? »
— « Du sanglier à la chair bien tendre ! »
— « Même, je dirais que ce sont des marcassins », commentai-je, non sans un froncement des sourcils : tuer de jeunes sangliers qui n’avaient même pas atteint leur taille adulte aurait été mal vu par n’importe quel chasseur digne de ce nom.
Mais puisqu’ils étaient déjà morts…
J’en étais à ma troisième bouchée quand, soudain, je sentis mes poils du cou se hérisser. Que… ? Je me retournai.
Là, au milieu du brouillard, j’entendis un grognement sourd et puis, soudain… sous mes yeux ébahis, une énorme panthère noire apparut, bondissant dans l’air. L’instant d’après, elle tenait la tête du gouverneur entre ses crocs.
Paralysé de stupeur, je vis les yeux orangés de la panthère-démon se poser sur moi. Une bête enragée ?! Ici, chez un prince ? Par ma queue de renard ! Je comprenais à présent ce qu’avait voulu dire cette vipère impériale. Zorén n’avait pas commandé une panthère pour le dîner : il avait donné le gouverneur comme dîner à une panthère.
Alors, un cri perçant et horrifié, celui de Dame Swa, déchira l’air brumeux du Palais des Pics. Au moment même où la panthère enragée bondissait vers elle, sans réfléchir une seconde, je m’élançai pour la sauver.
J’attrapai la femme du gouverneur par la ceinture et, maniant mon ki, parvins à bondir en arrière avec elle juste quand la panthère noire aux reflets pourpres atterrissait, la gueule grande ouverte. Déséquilibré par les tremblements d’effroi de Dame Swa, je m’affalai sur les pierres de la cour, entre les tables. Autour de moi, tout le monde criait, courait, s’affolait. Le temps que je relève les yeux pour voir la bête-démon, celle-ci…
Je pâlis mortellement en la voyant se jeter sur moi. Allais-je mourir là, parmi ces inconnus ? Irami allait tellement m’en vouloir ! Et si Yelyeh en arrivait à regretter de m’avoir donné cette mission… c’était bien la dernière chose que je désirais.
J’aurais sûrement pu m’enfuir, mais j’aurais alors laissé Dame Swa être dévorée tout rond. Aussi, je me redressai et canalisai le plus vite possible toute l’énergie pourpre que je pus dans mon bras droit pour parer la bête, réalisant l’une des techniques les plus basiques de l’Art Profond des Boucliers apprise à l’Académie.
Cela la freina d’un coup… mais très brièvement. J’avais oublié que cette panthère avait perdu toute sa tête et qu’une décharge de mon ki n’allait pas l’intimider ni la rendre plus prudente. Pire : après le choc, le ki orange de cette bête empoisonnée désagrégea mon bouclier pourpre en un clin d’œil.
L’haleine chaude et fétide de la panthère enragée me frappa alors de plein fouet. Peut-être à cause de mon odorat sensible, je fus pris de nausées et je pensais que j’allais mourir en ne pouvant même pas foudroyer du regard les yeux orangés et fous de mon prédateur, quand, soudain, j’entendis quelque chose siffler à mes oreilles, puis un bruit métallique : une faux attachée à une chaîne chatoyant de pourpre se planta dans le cou de la panthère. Le sang gicla de partout. Puis, avec un grognement mourant, la panthère s’effondra à quelques centimètres de moi.
Nauséeux, je tournai la tête pour voir le garde au visage hâve auquel je m’étais heurté tout à l’heure, à la porte du quatrième étage. Il s’approcha et je le vis retirer son arme ensanglantée. Lorsqu’il baissa les yeux sur moi, je me rendis compte que mes genoux avaient cédé. J’avais vraiment cru mourir. Et zut. Je détaillai vite fait la panthère effondrée. Elle mesurait bien deux mètres de haut. Je remarquai que, comme le jaguar de Gnawoul, son corps était strié de cicatrices à peine fermées, marques d’une croissance subite et déréglée ; seules quelques touffes de poils étaient tombées, preuve peut-être qu’elle n’avait été empoisonnée que récemment. Mais comment le Prince Zorén avait-il fait pour qu’elle attaque précisément le gouverneur ?
En tout cas, même s’il était sûrement au courant de tout depuis le début, le garde à la faux avait agi avec une habileté certaine. C’était aussi, sans aucun doute, un démon cultivateur. Mais il ne sentait pas. Il avait peut-être une rare constitution qui le rendait tolérant au ki-démon ? C’était assurément quelqu’un de dangereux… Je ferais bien de mettre l’Alliance au courant : j’avais comme l’impression que, si je devenais un jour sa cible, je serais réduit à l’état d’un soupir en moins de temps qu’il ne fallait pour s’en rendre compte. Heureusement, en ce moment, je n’étais pas sa cible. Pas sa cible, me répétai-je, voyant ses yeux bleus qui continuaient à me dévisager comme si j’étais sa prochaine proie. Je me relevai tant bien que mal et, joignant respectueusement les mains, je fis un geste de remerciement.
— « Ma profonde gratitude, messire », dis-je, usant une formule impériale.
Sans un mot, il glissa un regard sur mes mains, puis il agita sa faux pour la nettoyer du sang qui dégoulinait. Je devins blême. Cet homme… avait définitivement vu mon ki pourpre.
— « Le gouverneur est mort ! », cria alors une voix.
— « Une bête-démon a attaqué le prince ! », cria une autre voix.
Prince Zorén avait aussi été attaqué ? Mon œil… Pourtant, quand je regardai vers sa table, j’aperçus, à travers la brume, le corps d’une bête transpercé par plusieurs épées. Je frissonnai. La bête… était un renard-démon.
Était-ce comme ça que pensait opérer l’Œil Renversé pour attirer l’Alliance ? En empoisonnant des bêtes-démons, prétendument possédées par le Dément, et en les laissant se ruer sur les gens pour faire paniquer tout le monde ?
Oh que c’était cruel et lassant… Vivement que je découvre comment ces pilules étaient fabriquées. Il me tardait de trouver le Chaudron Astral pour que Yelyeh réduise tous ces criminels en cendre.
Je secouai la tête en essayant de me calmer. On n’arrivait jamais à rien en se laissant emporter.
Auprès de moi, encore recroquevillée, Dame Swa tremblait comme une feuille, sous le choc.