Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

76 La maison aux citronniers

Le garde, Zahou, nous mena sur la rive nord d’Osha, dans une longue rue étroite et tranquille bordée de demeures familiales murées à la mode impériale, ni trop chics ni trop modestes. Nous franchîmes le portail d’entrée, en bois massif, abrité par un toit pagode élancé peint en bleu. De part et d’autre de l’allée en pierres irrégulières se dressaient les fameux citronniers hantés, quatre d’un côté, quatre de l’autre. Zahou n’avait pas voulu expliquer quel genre de phénomène étrange affectait la maison, et j’avais comme l’impression qu’il n’aurait pas su exactement nous le dire. Pour ma part, à peine frôlai-je les feuilles d’un citronnier, je sentis la claire présence d’un nœud de ki, quelque part.

— « Alors ? », me chuchota Aysen. « Tu sens quelque chose ? »

Je jetai un coup d’œil au dandy chamane. L’énergie du nœud était si nette que je ne me compliquai pas à feindre la moindre hésitation et je répondis à mi-voix :

— « Clairement. Il y a quelque chose de bizarre ici. »

— « Vous trouvez ?! »

La voix pleine d’espoir provenait de devant la maison. Sur la véranda, venait d’apparaître une femme en habits d’homme, portant une coiffe de scribe. Tout en la détaillant du regard, nous nous approchâmes et le garde Zahou grommela à la femme :

— « Maître Ley-Ama, je vous amène un chamane. C’est l’heure de ma pause. Je file. »

Vu le regard sévère qu’il avait décoché au détective Azour quand celui-ci s’était moqué de Maître Ley-Ama, j’avais cru que le garde traiterait sa maîtresse avec de la dévotion, mais… l’entendre lui parler de manière si informelle et familière me détrompa. Je le suivis des yeux alors qu’il rebroussait chemin vers la sortie. Ne vivait-il pas dans la maison ? Et quel garde laissait sa maîtresse toute seule avec deux chamanes inconnus ? Ce n’était peut-être pas un garde, en fin de compte, mais un simple employé…

— « Un chamane ? », fit la scribe, descendant de la véranda, quelque peu surprise. « Et qu’est-ce qu’un chamane peut me vouloir ? »

Pourquoi me regardait-elle, moi, et non pas Aysen ? Oh, attends, compris-je : j’étais le seul à porter le collier rouge typique des chamanes.

Je m’inclinai.

— « Bien le bonjour, Maître Ley-Ama. »

Comme Aysen se présentait aussi, très élégamment, sans dévoiler son titre, et expliquait qu’il était venu me superviser et qu’il ne serait question d’aucun paiement, Ley-Ama protesta :

— « Si vous arrivez à résoudre mon problème, par tous les dieux, je veux bien vous récompenser grassement ! Voyez-vous… » Elle se tourna vers moi et papillota des yeux. « Je ne suis pas un homme qui s’effraie facilement, et encore moins des fantômes, mais… »

Un instant, je perdis le fil. Un homme ? Tous mes sens de renard me disaient pourtant que Maître Ley-Ama était une femme. Mais, maintenant que j’y pensais, sa voix était grave comme celle d’un homme. Les odeurs étranges d’Osha avaient-elles détraqué mes sens ?

— « A-Alors comme ça », dis-je, rattrapant le fil du mieux que je pus, « depuis que vous vous êtes installé ici, il y a plus d’un mois, vous avez commencé à sentir que ces citronniers vous affectaient ? Le changement s’est-il fait du jour au lendemain ? »

— « Oui, mais c’est seulement quand je m’approche d’eux », nuança le scribe. « Chaque fois que je veux sortir, j’ai comme une peur insensée qui me prend, systématiquement. »

— « C’est effectivement étrange », concédai-je. « S’est-il passé quelque chose de mémorable ce jour-là ? »

— « Ce jour-là ? », répéta le scribe, déconcerté.

— « Le jour où vous avez commencé à sentir cette peur. »

— « Ah… Pas que je sache. Enfin… » Il secoua la tête. « Rien ne me vient à l’esprit. Peu à peu, la peur est devenue de plus en plus forte, au point que je n’ose plus sortir. »

— « Ah, à ce point… C’est en effet handicapant. » Je tapotai mon menton de l’index puis demandai : « C’est la seule porte ? »

— « Malheureusement, la porte de service a été murée il y a longtemps. »

— « Et vous êtes la seule personne affectée ? Votre employé, Zahou… ? »

— « Il ne sent rien », affirma Maître Ley-Ama. « Dernièrement, j’ai songé que cela pourrait être un démon. J’ai alors envoyé Zahou s’informer sur cette maison avant de faire appel à un chasseur de démons sérieux ou un démonologue, mais… »

— « Ne vous inquiétez pas, Maître Ley-Ama », assura Aysen. « On a beau dire, les chamanes, nous sommes aussi des spécialistes des démons. N’est-ce pas, Zangsa ? »

— « Euh… Bien sûr, mon frère », répondis-je, de plus en plus mal à l’aise. Ce vice-maître chamane pensait sûrement que les nœuds de ki étaient causés par des démons et que les enlever tuait ou du moins chassait ceux-ci : c’était une croyance bien ancrée dans la pensée des chamanes impériaux. Je commentai : « Mais, pour savoir de quel démon il s’agit, il va me falloir un peu de temps. »

— « Alors, sans plus tarder, mettons-nous au travail », suggéra Aysen et, croisant ses mains derrière le dos, il sourit en ajoutant : « Enfin, pour l’instant, moi, je ne fais que regarder. »

— « Demandez, si vous avez besoin de quelque chose », dit le scribe.

Nous nous inclinâmes poliment avant de nous éloigner vers l’allée des citronniers. Aysen soupira. Je lui jetai un coup d’œil curieux. Je ne demandai rien, mais il expliqua néanmoins :

— « Tu as dû sentir, comme moi, son scepticisme. Enfin, tu es sûrement habitué, en tant que chamane indépendant. »

— « J’ai connu pire », assurai-je. « Les clients qui jettent les pièces de bronze au sol, devant chez eux, pour qu’on parte vite, et les gens qui s’écartent sur le chemin parce qu’ils croient qu’on traîne cent démons derrière nous. »

Aysen secoua la tête.

— « Cela serait comique si cela ne blessait pas notre amour-propre. Mais un chamane a aussi droit à la dignité. S’ils savaient, tous ces gens, ce que l’on pourrait faire pour eux, ils ne nous traiteraient pas comme des chiens galeux. Enfin, notre guilde essaie de changer cela. »

— « De changer ? Comment ? », demandai-je, posant une main sur le tronc d’un citronnier.

— « Mm, d’une façon qui, j’espère, me fera dire dans dix ans : je suis chamane et fier de l’être. »

— « N’es-tu pas déjà fier de l’être ? », répliquai-je, sans pouvoir m’en empêcher.

Comme je ne recevais pas de réponse, je détournai mon regard du tronc. Le vice-maître avait l’air méditatif.

— « Fier », répéta-t-il alors. « Jeune frère, on dirait que ta fierté n’a pas encore été blessée comme la mienne l’a été. Cela me rassure », ajouta-t-il avec un simple sourire énigmatique.

Faisait-il allusion à quelque tort bien plus grave qu’il aurait douloureusement subi ? Son rêve d’une guilde chamanique respectée de tous n’était peut-être pas un simple rêve de grandeur : peut-être était-il dû à quelque événement passé traumatique… Je laissai retomber ma main et dis avec franchise :

— « Je suis jeune, en effet, et j’ai encore beaucoup à apprendre, mais, si je suis fier d’être chamane, c’est en partie par reconnaissance envers mon maître. On aura beau me traiter comme un chien galeux, la valeur de tout ce que mon maître m’a appris n’en sera jamais affectée. »

Mes paroles semblèrent lui faire une certaine impression. Il hocha la tête et sourit.

— « J’entends bien que tu aimes ton métier, mais… ne serais-tu pas en train de procrastiner avec tes belles paroles, mon garçon ? »

— « Ah… C’est vrai, je suis désolé ! »

Je m’attelai diligemment à ma tâche. Je repérai bientôt un lien de ki assez fort pour me permettre de le suivre vers le nœud énergétique. Il nous mena vers un autre citronnier, qui nous mena encore vers un autre arbre et, finalement, vers la maison.

Maître Ley-Ama n’était visible nulle part et, sans oser entrer, nous l’appelâmes. Le scribe ne répondit pas. Aysen et moi échangeâmes un regard étonné. Nous contournâmes la maison. Le jardin et la cour étaient déserts. Nous appelâmes à nouveau.

— « Tu crois qu’il lui est arrivé quelque chose ? », demandai-je.

— « Ça serait embêtant », fit Aysen avec une moue inquiète. Après une légère hésitation, il dit : « Entrons. »

Il ouvrit la porte et nous entrâmes dans un couloir. Il cria :

— « Maître Ley-Ama ! Maître Ley-Ama ! »

Pas de réponse.

— « Je prends à gauche, tu prends à droite », suggéra-t-il.

— « D’accord. »

J’avais retrouvé le lien de ki et le suivis vers une porte. J’allais l’ouvrir quand je perçus une odeur âcre et singulière qui m’arrêta.

De la faroule ? C’était une plante dont les vapeurs, bien que transparentes, étaient utilisées pour ses propriétés apaisantes. C’était un puissant sédatif. Mais que faisait un tel encens dans cette pièce ? Maître Ley-Ama avait-il aussi des troubles de sommeil ?

Étrangement, depuis un bon moment déjà, mon instinct de renard me disait : Zangsa, file d’ici tout de suite. Mais pourquoi exactement ?

— « Maître Ley-Ama ? », lançai-je. « Êtes-vous à l’intérieur ? »

Toujours pas de réponse. J’ouvris la porte. L’odeur de la faroule était bien là, mais moins forte que je ne m’y attendais. Je fis un pas en avant, puis j’aperçus le scribe affalé au pied de son lit et, sans réfléchir, je me précipitai.

— « Maître Ley-Ama ! Maître Ley-Ama, que vous est-il arrivé… ? »

Dès que je vis le scribe sourire et lever une main pour m’attirer vers lui, j’eus un léger mouvement de recul, mais Maître Ley-Ama me retint en grommelant :

— « Pas si vite, le chamane, respire un bon coup… »

Il plaqua un mouchoir contre mon visage et une odeur intense de faroule me submergea. Heureusement, les bêtes-démons étaient partiellement résistantes à cette plante : sinon, je serais tombé presque aussitôt dans les pommes. Je pâlis mortellement et jurai mentalement. Et mince. Et zut. Je ne comprenais qu’alors toute la situation…

Ce scribe… Non : cette maudite vaurienne m’avait tendu un piège. Ou plutôt : ils m’avaient tendu un piège. Le garde Zahou, Aysen, puis cette Maître Ley-Ama, tous les trois, étaient complices. J’avais une fois entendu dire ceci à Maître Zéïri :

“Ne buvez jamais de thé de trakne avant de vous aventurer dans un champ de faroule : la combinaison a un effet aphrodisiaque et hallucinogène brutal. Il y a trois siècles, à l’époque où la Secte du Papillon Blanc se cachait encore dans la Forêt Chantante, un des Grands Disciples parti se promener le long du Lac des Immortels eut l’infortune de…”

Je grommelai mentalement. Si je comprenais bien, ces trois complices avaient voulu m’attirer dans une situation où, moi, pauvre jeune chamane indépendant, perdrais à moitié la tête à cause de la faroule et, brûlant de désir, commettrais une terrible erreur en assaillant Maître Ley-Ama. La mémoire défaillante, mort de honte et me croyant déjà en prison, je recevrais avec éternelle reconnaissance l’aide d’Aysen, qui règlerait tout de quelque façon, et je deviendrais son loyal subordonné. C’était un plan diabolique mais… à voir la réaction de cette femme, qui me croyait déjà à moitié conscient de ce que je faisais, j’avais tout l’air d’avoir vu juste… un peu trop tard, ça oui.

Heureusement, cela faisait bien une heure que j’avais consommé la trakne à L’Étoile du Soir et, sûrement grâce à ma digestion rapide de renard pourpre cultivateur, il semblait que la combinaison des deux plantes ne s’était pas faite… Ou très peu, en tout cas.

Alors… D’un côté, cette histoire m’arrangeait. Si Aysen croyait me tenir par le cou, finie sa méfiance : il me plongerait en plein dans leur cercle. Une seule pensée me dérangeait : jouait-il ce manège avec tous les chamanes indépendants qu’il rencontrait ? Ou bien m’avait-il ciblé pour une autre raison ?

Jouer l’homme délirant fut le plus dur, mais, heureusement, et sans surprise, la bandit scribe n’alla pas très loin et se contenta de crier à l’aide tandis qu’elle me serrait très fort et m’obligeait à me déshabiller à moitié. Sous l’effet combiné de la trakne et de la faroule, n’importe quelle personne non-cultivatrice et sans ki pourpre aurait déjà été en proie à des hallucinations plus extravagantes les unes que les autres.

— « Que se passe-t-il ? Oh, par tous les dieux ! », s’écria alors la voix d’Aysen.

La bandit scribe me fit me retourner pour que je voie clairement l’expression horrifiée du vice-maître chamane… Puis elle me remit son mouchoir chargé de faroule sur le nez. La pièce tangua sous mes yeux… À ce moment-là, je crus bon de perdre l’équilibre et je m’affalai sur le lit en fermant les yeux, faisant l’endormi.

— « Il n’a pas bafouillé ni bavé comme les autres », fit remarquer la scribe, d’une voix bien plus féminine qu’avant. « Il avait vraiment bu toute la trakne ? »

— « Jusqu’à la dernière goutte », répliqua Aysen. On entendit un bruit de fenêtre qui s’ouvrait puis un éternuement. « J’ai horreur de la faroule… Bon sang… Appelle le Rat. »

— « Zahou ? Ce gars… il me tape de plus en plus sur les nerfs. On a beau le tenir en laisse, un jour, il parlera de trop. »

— « Je t’enverrai un autre Rat sous peu. Maintenant, au travail, avant qu’il ne se réveille. »

— « Tu parles comme si tu avais l’intention d’arnaquer un millier de chamanes. C’est déjà le sixième, là. Tu veux faire une armée chamanique, ou quoi ? »

— « Ce n’est pas ton affaire. Mais tu n’es pas trop loin de la vérité, ma belle. Et mon instinct me dit que ce petit jeune, c’est de la bonne pêche. J’en viens presque à regretter de ne pas y être allé d’une manière plus sophistiquée, mais… Il obéira comme les autres. Allez », ajouta-t-il, impatient. « Ne touche pas à sa bourse. »

— « Hum… J’ai rien touché. »

En soxaril, la langue de l’Empire, le nom de Ley-Ama était un dérivé de « Douce Joie »… Je ne manquai pas de remarquer l’ironie tout en maudissant intérieurement ces crapules.

Bientôt, je sentis deux bras puissants me soulever, ceux de Zahou. Il n’était donc pas parti si loin que ça, pour sa « pause ». Le garde, ou plutôt le Rat, sortit de la pièce en me portant. Il traversa la cour et, au lieu de sortir par la porte d’entrée, passa par la porte arrière, celle-là même qui avait prétendument été murée il y avait longtemps. On me déposa sur une banquette. Un véhicule ? J’ouvris un œil… et croisai le regard de Zahou, qui grimaça et, se retournant pour descendre du carrosse, grommela :

— « Pas mon affaire. »

Grâce aux dieux, le Rat n’était effectivement pas des leurs mais un simple subordonné qui servait ces types à contrecœur. Il avait donc décidé d’oublier qu’il m’avait vu bien conscient. Mais il n’avait pas l’air non plus de vouloir me filer un coup de main pour m’enfuir. Tant mieux : je n’avais aucune intention de fuir.

Un peu plus tard, le véhicule se mit en marche. J’entendis les sabots des chevaux. Je n’avais expérimenté les effets sédatifs de la faroule qu’une fois, à l’Académie Céleste, dans un cours pratique de botanique, et je ne me rappelais plus la durée de l’effet selon le dosage. Aussi, j’attendis encore de longues minutes avant de battre des paupières. Alors, j’aperçus Aysen, assis sur le banc d’en face. Il me regarda dans les yeux. Me redressant, feignant la confusion, je bafouillai :

— « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? »

Aysen était pâle et, avec une gravité qui aurait trompé un charlatan invétéré, il demanda :

— « Mon jeune frère, tu ne te souviens de rien ? Tu as pourtant… »

Il se tut.

— « Q-Qu’est-ce que j’ai fait ? », demandai-je sur un ton inquiet.

Aysen me dévisagea et, un instant, je pensai qu’il avait vu à travers mon théâtre — après tout, à l’Académie Céleste, on n’enseignait pas à jouer la comédie, et encore moins à mentir. Maître Zéligar me tenait pourtant pour un bon acteur, alors je fis un effort et écarquillai mes yeux.

— « Aysen ! Mon frère ! Je… je… Que s’est-il passé ?! »

Aysen soupira, hochant la tête.

— « Je te rassure tout de suite. Je sais que tu n’avais pas toute ta tête quand tu as agressé Maître Ley-Ama. Heureusement, il a crié et je suis arrivé à temps. C’est-à-dire, à temps pour le pire… » Il se racla la gorge. « J’ai défait le nœud énergétique dans lequel tu t’étais emmêlé sans le savoir et tu as heureusement perdu connaissance. La maison était possédée par un Démon des Désirs. Ce démon stimule les désirs inassouvis. Peut-être parce qu’il a un cœur pur, Maître Ley-Ama n’était affecté que par un sentiment de peur. Dans ton cas… Humph. Le gros problème, c’est que, malheureusement, ce démon n’est pas reconnu comme atténuant par la justice. »

Oh ? Je pariai que même Aroulyoun, qui était un féru de lois, n’avait jamais entendu parler de ce « Démon des Désirs ». Ce vice-maître chamane, qui croyait certainement dur comme fer aux démons, en avait ironiquement inventé un pour son histoire. Je fis un effort pour ne pas sourire et me couvris le visage des mains.

— « Non… Non. Aysen ! Mon frère, que va-t-il m’arriver ? Je n’ai jamais senti le désir de forcer personne à… ! Je te jure ! »

Je tombai à genoux entre les bancs du carrosse sans oser enlever les mains de mon visage, de peur de trahir mon théâtre.

— « Ah… » Aysen semblait gêné. Il feignait, bien sûr. « Je ne partage pas ton goût pour les hommes, jeune frère. Mais chacun est libre de pencher d’un côté ou de l’autre, là n’est pas la question. »

Effectivement, là n’était pas la question, et, s’il en parlait, c’était clairement pour voir si j’étais de ceux à mourir de honte à cause des qu’en-dira-t-on. La culture impériale était, après tout, vivement intolérante sur ce point de vue là. Je fis donc de mon mieux pour protester et je conclus en disant :

— « La police comprendra, n’est-ce pas ? Si tu leur parles du Démon des Désirs… »

— « Je t’ai déjà dit qu’ils ne prendront pas cela en compte. Tu sais comment fonctionne la justice. »

Aysen posa alors une main sur ma tête et riva ses yeux dans les miens.

— « Je comprends que cette journée a été dure pour toi aussi, tu n’avais pas de mauvaises intentions et je te crois, mais… Voilà, le fait est que Maître Ley-Ama a été agressé. Attaquer un scribe impérial, c’est dix ans de prison au moins. Si je n’avais pas été là, ç’aurait été bien pire. Cependant, même si nous sommes tous deux des frères chamanes, je ne peux pas t’aider avec la police. »

Il y eut un silence pendant lequel j’essayai de prendre un air catastrophé. Je fis trembler mes mains.

— « Dix ans », répétai-je.

— « Il y a une autre possibilité. »

— « Quoi ? »

Aysen détourna le regard, comme embarrassé.

— « J’ai négocié avec Maître Ley-Ama. Je lui ai tout expliqué à propos du Démon des Désirs. Il a compris. Il m’a même remercié d’avoir exorcisé le démon. Et il a décidé de ne pas porter plainte contre toi. »

— « Vraiment ?! Mon frère, je ne sais pas comment te remercier… »

— « Oh, tu le feras », assura-t-il en souriant enfin. « Tu m’as fait passer un très mauvais quart d’heure, mon garçon. Si Maître Ley-Ama n’avait pas été aussi clément, je serais peut-être parti en prison avec toi pour complicité. Pire encore, si je n’avais pas été là… Enfin bon, j’espère que tu vas nous rendre la pareille. Naturellement, au moindre comportement indu… »

Il laissa planer la menace tacite et j’avalai ma salive avant d’assurer :

— « Je te remercie du fond du cœur, mon frère. Je ne me laisserai plus jamais tenter par ces démons. »

— « Tu ne l’as même pas senti venir, hein ? » Aysen secoua la tête et prit un air paternel et sévère. « Zangsa. Pour commencer, je ne suis plus ton frère. Appelle-moi vice-maître. Par humilité, je ne te l’avais pas dit, mais… je me représente : je suis Aysen Desailes, le vice-maître de la guilde chamanique. »

Je fis tout mon possible pour lui rendre un regard incrédule. Les maîtres de guilde étaient souvent des officiers impériaux et leurs mains droites avaient une position à peine moins importante. Pour la guilde chamanique, la position de vice-maître n’était pas si éminente que ça, mais, connaissant la société impériale et devinant qu’un homme comme Aysen tenait à l’étiquette et à la flatterie, je crus bon de me prosterner en disant la première formule de remerciement qui me vint à l’esprit :

— « Vice-maître ! Ma vie vous appartient ! »

— « Oh ? Je suis ravi de te l’entendre dire. »

Je soupirai intérieurement. Définitivement, le théâtre, c’était plus fatigant qu’une journée d’entraînement avec Maître Zéligar. Supporter ce vaurien dandy n’allait pas être de la tarte.