Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Paisible vérité qui glisse en douceur
Sous la pluie des fleurs de pruniers.
Dans le nid de vipères, une vie entière.
Dans la gueule du dragon, une nuitée.
Perzontes
*
— « Oho ? Comme vous vous sentiez faible, on vous a dit de garder le lit et voilà un mois que vous ne sortez pas ? Et vous dites que vous entendez les voix de vos défunts ancêtres ? Mais vous n’avez pas de pensées mal intentionnées ? Juste une faiblesse chronique. Je vois. Oubliez tout ce qu’on vous a dit. Ceci n’est pas le Démon Dément : c’est le Démon de l’Ombre Murmurante. Rester enfermé est une erreur flagrante. La méthode d’exorcisation est simple, mais elle dépend aussi de vous : tous les matins, buvez une tisane de camomille avec de l’eau bien pure, puis quand le soleil sera haut, buvez-en une autre de ce mélange d’herbes que je vous donne ici. Sortez alors faire le tour du quartier et, au soir, buvez une tisane de lavande : ce sera tout pour le premier jour. Au deuxième, troisième et quatrième jour, vous ferez deux tours du quartier. Puis vous passerez à cinq. Ayez confiance : vous y arriverez, je vous dis. Autre point important : quand vous marchez, inspirez bien profondément, expirez lentement, sans vous presser, sans bloquer la respiration, à votre rythme. Comme dit un proverbe chamanique, le Démon de l’Ombre Murmurante est faible contre le soleil, contre la sérénité d’esprit et contre le vinaigre et l’ail. Buvez aussi une soupe aux orties tous les jours : saviez-vous que l’ortie est l’herbe de l’ombre et qu’elle confère une résistance aux démons des ombres ? Mais assurez-vous que ces orties soient cueillies hors de la ville, là où l’ombre est la plus fraîche. En moins d’un mois, le Démon de l’Ombre Murmurante sera parti et vous n’entendrez plus vos ancêtres : je vous le garantis. »
Je sortis de la maison de mon client avec une quinzaine de pièces de bronze. Je n’osai pas en demander plus, tellement mes solutions étaient formulées de manière stupide. Mais le fond n’était pas si bête que ça et je me disais que ma petite tournée faite pour attirer l’attention de la guilde chamanique avait quelques points bénéfiques sur mes clients.
Je m’engouffrai dans l’Avenue Marchande bondée. Là, une jeune femme déguenillée me tendit une main. J’y déposai une pièce de bronze et, croisant le regard de la Mendiante, je devinai son message : l’homme dont je cherchais à attirer l’attention depuis trois jours venait d’entrer dans sa taverne préférée, L’Étoile du Soir. J’allais peut-être enfin pouvoir m’inscrire à la guilde chamanique de la manière la plus voyante et la moins louche possible.
Ainsi, comme tous les midis depuis trois jours, j’entrai dans ladite taverne et commandai au comptoir :
— « Un poulet et deux œufs sur le plat, sans épices, si c’est possible. »
Je posai mes pièces récemment gagnées puis, bientôt, m’installai au premier étage auprès d’une fenêtre, non loin de l’homme en question, et dévorai mon repas avec appétit. Depuis qu’Ayaïpa était avec moi, je n’avais pas avalé une seule bouchée de poulet ou d’œuf par crainte de la choquer, mais… que ça faisait du bien !
Cela faisait trois jours que je parcourais Osha à la recherche de clients. Et pour cause : Belbey pensait que cela serait moins louche si j’entrais dans la guilde chamanique seulement après avoir constaté ô combien il était difficile de trouver des clients sans l’aide de celle-ci. Sauf que, mine de rien, en trois jours, malgré mes tarifs miséreux, je m’étais fait une belle somme de plus de soixante pièces de bronze. Cela montrait combien les gens peu fortunés préféraient se tourner vers les chamanes pour des conseils d’exorcisation et de santé plutôt que de quérir l’aide des soignants du Pavillon des Herbes ou du Hall des Soins. Au final, je me retrouvais en concurrence avec d’autres chamanes et avec des prêtres du Temple qui résolvaient tout avec des psaumes et des bénédictions. La situation à Osha n’était pas des meilleures, il fallait le dire : des déprimés, des personnes se croyant atteintes de toutes sortes de démons, des gens affectés par de vraies maladies à cause de la nourriture avariée et du stress… Je découvrais petit à petit l’ampleur du désastre occasionné par toute cette histoire du Démon Dément qui risquait de t’attraper ne serait-ce qu’en cueillant une fleur sur le bord d’un chemin.
En y repensant, je comprenais mieux pourquoi Belbey m’avait demandé de prendre son fils sous mon aile pour qu’il change un peu d’air. En un an, Borbo avait vu l’absurdité humaine dans toute son ampleur et, constatant l’impuissance des Mendiants dans tout cela, dépité, il avait commencé à douter des fondements de sa secte et du Murim tout entier.
— « Tout le monde l’appelle la maison aux citronniers hantés. »
J’aiguisai mes sens rien qu’en entendant le mot « hantés ». Quelques tables plus loin, un homme aux traits anguleux parlait à son interlocuteur, un jeune homme à la carrure massive qui avait l’air d’un garde.
— « Je peux vous en raconter, des histoires, sur cette maison, mais, d’abord, laissez-moi deviner : votre maître est un de ces jeunes érudits raisonnateurs si à la mode dans la capitale, il a ri quand on lui a dit que la propriété était hantée et il l’a trouvée si bon marché qu’il l’a achetée en se disant “super, quelle affaire”, je me trompe ? »
Sous le regard sévère du garde, il eut un sourire en coin.
— « Figurez-vous que le propriétaire qui y vivait avant, était scribe comme votre maître. C’est une histoire vieille de plus de trente ans. Le scribe aurait été accusé d’avoir modifié des lettres : il aurait semé la zizanie et provoqué la mort d’une jeune mariée accusée à tort d’infidélité. Par vengeance, l’époux aurait alors tué le scribe. Il existe même une chanson romancée de l’histoire. »
— « Et la maison serait hantée à cause de cet incident ? », fit le garde, sceptique.
L’informateur haussa les épaules.
— « Comme vous le savez, il y a cinq ans, il y a eu une expertise et la résidence a été labellisée “sans démons”, du moins dans les papiers, ce qui veut dire que l’endroit est, à priori, tout à fait normal… Quant à la raison pour laquelle personne n’a acheté cette maison avant Maître Ley-Ama, j’attribuerais ça à sa triste histoire. » Il posa une main à plat sur la table et se leva à moitié de sa chaise en ajoutant : « Désolé, mais, moi, je suis détective indépendant d’affaires mondaines, pas de fantômes. Si ton maître veut résoudre son problème, quel qu’il soit, qu’il aille trouver un chamane de la Vallée ou de la guilde chamanique. Si vous avez besoin de plus d’informations sur la maison, je peux vous mettre en contact avec le Clan des Ignobles pour un prix modique. »
— « Ce ne sera pas la peine », répliqua le garde, posant une pièce d’argent sur la table. « Merci pour ces informations. »
— « Je n’ai pas fait grand-chose », répliqua l’informateur, cachant rapidement la pièce de monnaie. Se mettant debout, il s’inclina. « N’hésitez pas à refaire appel à mes services. Cet humble Azour que je suis, détective et honnête citoyen, sera ravi de vous filer un coup de main. »
Surtout si le garde lui payait une pièce d’argent pour des informations que n’importe quel voisin connaissait, complétai-je avec une légère moue. N’empêche que la présence de ce « détective » arrivait tellement à point que j’en étais venu à me demander si Belbey n’y était pas pour quelque chose…
Quoi qu’il en soit, à peine l’humble Azour était-il parti, que j’accostai le jeune garde.
— « Puis-je ? », demandai-je, adoptant le parler impérial formel. Ses yeux gris d’acier se posèrent sur moi et, un instant, un frisson me parcourut, puis je me repris. « Pardonnez mon impolitesse, mais j’ai entendu votre compagnon de tout à l’heure parler de la guilde chamanique et je n’ai pas pu m’empêcher de vous aborder. Je suis chamane. Auriez-vous, par hasard, un souci de maison hantée ? »
Le garde posa des pièces de bronze sur la table pour payer le repas et, se levant et ramassant son long manteau d’un vert terne, il répliqua brusquement :
— « Mon maître n’embauche pas les indiscrets. »
Et mince. Avais-je été un peu trop enthousiaste ? L’histoire des citronniers hantés avait certes piqué ma curiosité… Attends non, me dis-je, me morigénant : mon premier but n’était pas d’être embauché mais d’attirer l’attention d’une certaine personne dans la salle et de lui faire bonne impression. Et pour cela, il me fallait surtout rester poli.
— « Ah… J’en suis désolé, messire », dis-je, m’inclinant formellement, ne trouvant pas de meilleure réponse.
Le garde fit halte un instant et me regarda de la tête aux pieds. J’avais troqué mes habits que j’avais tissés avec mon ki à l’Académie Céleste contre une ample et longue veste noire ourlée de gris et un collier de perles rouges, signe distinctif des chamanes. J’avais soigné mon apparence, pour donner cette impression d’un chamane indépendant, pas vraiment riche, mais honnête et qui se débrouillait plutôt bien dans son métier. C’est pourquoi je me disais que ce garde de Maître Ley-Ama allait se raviser et me donner une opportunité mais… il se contenta de froncer les sourcils et de me tourner le dos pour se diriger vers les escaliers qui menaient au rez-de-chaussée de la taverne.
Il descendait déjà les marches quand un homme d’une trentaine d’années aux longs cheveux auburn, assis à une table auprès de la rambarde, posa son verre vide de manière distinguée et lança :
— « Un chamane ? Toi, mon garçon ? Cela fait quelques jours que je t’aperçois dans cette taverne. Tu n’es pas de la guilde, si ? »
Bingo. Je détaillai mon homme du regard. Il portait une tunique jaune pâle en tissu de qualité et un ceinturon en soie d’un pourpre éclatant, mais aucun distinctif chamanique. Je savais pourtant, grâce aux informations que m’avait données Belbey, que cet homme se nommait Aysen et qu’il était le vice-maître de la guilde chamanique. Un chamane autodidacte qui partageait, apparemment, le désir de son supérieur : celui de faire de la profession de chamane un métier digne et reconnu.
J’affichai une expression curieuse et répondis :
— « Non, en effet, je… »
— « Un chamane de la Vallée ? », m’interrompit-il.
Je secouai la tête.
— « Je suis indépendant. »
Ses yeux étincelèrent.
— « Tu sais sûrement que la loi démocratique impériale interdit à un chamane qui n’appartient pas à la guilde de travailler dans la même ville pendant plus de deux mois. »
— « Ah… » Je fis un sourire légèrement inquiet. « Je ne suis ici que depuis quelques jours. Je n’ai jamais violé la loi. »
Allez, présente-toi et invite-moi à m’inscrire, pensai-je, impatient.
Aysen sourit, se leva et tendit sa main.
— « Pas la peine de se sentir mal à l’aise entre chamanes. Mon nom est Aysen. »
Oh ? Il ne se présentait pas comme le vice-maître de la guilde chamanique ? Bah… rien qu’à le voir, j’avais eu l’impression que ce dandy chamane était un beau manipulateur : sachant que la guilde cherchait activement des chamanes compétents pour le compte du Prince Zorén, il tramait sûrement quelque chose pour tester mon habileté. De mes deux mains, je serrai la sienne avec vigueur en disant avec enthousiasme :
— « Haha, un vrai plaisir ! Tu es le premier frère chamane à qui je parle depuis que je suis arrivé à Osha. Mon nom est Zangsa. »
Je m’étais dit qu’il valait mieux donner mon vrai nom, sachant que certains Oshayens, comme Aroulyoun, pouvaient me reconnaître. D’ailleurs, j’avais encore une carte à jouer.
— « Le plaisir est mien, mon frère », répondit Aysen.
Il souriait. Lui lâchant la main, j’ajoutai innocemment :
— « Mais, sénior, si tu es chamane, pourquoi… ? »
Mon regard se perdit vers les escaliers et, devinant ma pensée, Aysen hocha la tête.
— « Tu veux savoir pourquoi je n’ai pas moi-même proposé mes services ? C’est comme ça que fonctionne à présent la guilde chamanique, du moins à Osha : toutes les requêtes passent par la guilde. Un chamane de la guilde n’a pas à s’embarrasser devant tout le monde à proposer ses services. Le travail lui est assigné. »
— « Assigné… ? »
Aysen se rassit à sa table, me faisant signe pour que j’en fasse autant, et il répondit :
— « On peut évidemment choisir sa spécialité. Si ça t’intéresse, je peux te recommander aux gérants de la guilde. »
Je m’assis devant lui en soufflant naïvement :
— « Tu ferais ça pour moi ? »
— « Mm », réfléchit-il en me regardant. « Mais es-tu vraiment chamane ou seulement… ? »
— « Sénior ! », protestai-je. « Je suis un vrai chamane. D’ailleurs… je n’ai pas été tout à fait sincère et je te demande pardon : en fait, je ne suis effectivement pas de la Vallée des Chaînons-Chamanes et ne l’ai jamais été, mais… je suis un apprenti de Naravoul, qui était un membre des Chamanes des Cimes. »
— « Naravoul… », répéta Aysen, l’air d’essayer de se rappeler. Puis : « Ah ! Naravoul, ce grand chamane ! Bien sûr. » Il sourit et, me servant lui-même une tasse de thé, il dit : « Tu dois être un chamane compétent, alors. »
Pourquoi avais-je comme l’impression qu’il n’avait aucune idée de qui était Naravoul ? Je me grattai le cou et me vantai tout en le flattant :
— « Hoho. À mon humble avis, je ne suis pas des pires, mais je suis sûr que tu es plus habile que moi, sénior. »
— « Haha… J’aime les gens confiants comme toi. » Il se leva, contourna la table et posa une main fraternelle sur mon épaule. « Je viens d’avoir une idée. Allons retrouver cet homme de la maison aux citronniers hantés. »
Je clignai des yeux, sincèrement étonné.
— « Quoi ? »
Il sourit.
— « Je ne peux pas accepter sa requête, mais, en tant que chamane indépendant, tu as encore le droit. Je vais lui parler. Il acceptera si on propose de l’aider gratuitement. Et, ainsi, je pourrai voir de mes propres yeux tes arts chamaniques et m’assurer que je ne me trompe pas sur ton compte. Tu peux bien sûr refuser et t’inscrire à la guilde sans recommandation. Le problème est peut-être difficile à résoudre… »
— « J’accepte ! », dis-je en me levant d’un bond, essayant de paraître plein d’espoir. Je m’inclinai. « Je suis entre tes mains, frère Aysen. »
Le vice-maître de la guilde sourit, ses yeux presque fermés.
— « Je n’en attendais pas moins de l’apprenti de Naravoul. »
Un instant, quelque chose dans sa voix me noua l’estomac. Connaissait-il vraiment Naravoul ou faisait-il semblant ?
— « Finis ton verre et rattrapons vite cet homme », me pressa alors Aysen.
— « D’accord ! »
Je bus mon thé d’un trait avant de le suivre — l’infusion avait un goût prononcé… De la trakne ? C’était une épice de luxe, provenant de la racine d’une plante presque aussi rare que le ginseng spirituel. J’en avais déjà goûté, grâce aux maîtres théiers de la Secte du Papillon Blanc, mais… Hum. Je n’aurais jamais cru qu’Aysen gaspillerait une telle poudre pour l’offrir à un inconnu. Il était peut-être d’une famille plus fortunée que je ne le croyais… ?
Enfin, pour l’instant, tout se passait à merveille. Je n’avais plus qu’à épater Aysen, sans trop montrer mes cartes non plus, et j’étais à peu près sûr que le maître-guide, le maître de la guilde, entendrait parler de moi.