Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Tombent, tombent, pétales assommés d’allégresse,
Sous la douce caresse d’une plume rieuse,
Dans la calme paresse d’un amour bourdonnant.
Zou-Sha
*
Nous ne tardâmes pas à comprendre pourquoi Ak-Baé et les deux Joyeux accompagnaient la dragonne : apparemment, le Tang était parti directement explorer le territoire boisé au nord d’Osha, la Forêt des Zobels, et, deux jours plus tôt, il avait aperçu un groupe de gens portant tous des sacs et se dirigeant vers la zone nord des Cent-Pics. Soupçonnant que ce n’étaient pas des braconniers faisant fi du décret d’interdiction d’accès, il les avait discrètement suivis. Cependant, dans une vallée derrière les premiers pics, une sentinelle l’avait repéré. On l’avait pris en chasse. Heureusement, il se trouvait que les deux Joyeux, qui avaient été envoyés par l’Alliance du Murim pour enquêter sur l’histoire des bêtes-démons enragées, l’avaient eux aussi repéré : voyant le jeune cultivateur en danger de mort, ils étaient intervenus et l’avaient sauvé, n’apprenant qu’après son identité. Plus vite que prévu, on avait envoyé une trentaine de gens armés à leurs trousses et, d’après Ak-Baé, à voir leurs habiletés et leur maîtrise du ki, tous étaient des cultivateurs… potentiellement des démons cultivateurs de l’Œil Renversé.
Le Tang et les deux Joyeux avaient réussi à leur échapper une fois, en dévalant la falaise d’un pic et en s’engouffrant dans la forêt. Cependant, manque de bol, ils avaient alors été attaqués par une meute de loups-démons défendant leur territoire. Voyant cela depuis le ciel, ainsi que les démons cultivateurs qui étaient sur le point de les retrouver, Yelyeh, qui « passait par là » et qui, à l’entendre, observait probablement la course-poursuite depuis le début, s’était posée dans la clairière en se rendant bien visible pour épouvanter les loups et soi-disant « éviter un massacre ». Puis, au passage, elle s’était dit qu’elle allait donner un petit coup de main de plus à ces trois « lapins traqués ». Pour cela, elle avait essayé d’activer la fameuse relique pour tous les dissimuler… sauf qu’elle avait échoué car elle avait oublié son fonctionnement. Énervée, elle s’était retransformée en dragon et Ak-Baé, que Maître Zéligar avait dû mettre au courant, avait pris son courage à deux mains et lui avait demandé si, par hasard, elle ne connaîtrait pas un certain Zangsa ami à lui. Apprenant qu’Ak-Baé savait peut-être où je me trouvais, Yelyeh s’était alors résolue à le faire monter sur son dos, elle avait attrapé les deux Joyeux indécis entre ses griffes et avait filé comme le vent, sous les yeux éberlués des démons cultivateurs qui arrivaient. Faisant un sage détour, pour ne pas donner trop d’indications à ces démons, Yelyeh avait finalement atterri sur le versant nord du Mont-d’Or pour se donner le temps de comprendre et de tester sa relique. Celle-ci était un trophée millénaire de ses années de conquérante. Elle l’appelait le Cube de l’Inexistence. C’était ce même objet que je faisais tourner à présent dans mes mains et que je lançais nonchalamment dans les airs, sous les rayons de la lune, assis sur un tronc mort, sur le bord du chemin qui menait à l’Autel de la Pluie.
Contrairement à Osha, où même la nuit, la chaleur suffocante de l’été n’arrivait pas à s’effacer, ici, à Gnawoul, le vent des montagnes rafraîchissait l’air et rendait la chaleur du jour supportable. Elkesh avait trouvé un bel endroit où se réfugier.
— « Zangsa, attention avec ce cube, c’est une relique », me lança Yelyeh, assise auprès de moi.
— « Mm ? Je parie que ce cube se trouvait quelque part perdu dans le désordre de ta cave aux trésors, sous une lance de feu glacé, ou une boussole, ou une épée. »
Je faisais clairement allusion aux trois reliques que la dragonne avait récemment rendues aux Grandes Sectes du Murim. Yelyeh fit une moue.
— « Il était caché sous un vieux tapis. Mais je te le dis sérieusement. Je connais quelqu’un qui a mal manipulé ce cube et est devenu invisible pour toujours. »
Parcouru d’un frisson glacé, je ratai le cube, que je venais de jeter en l’air… Yelyeh l’attrapa pour moi et sourit face à ma mine inquiète.
— « Ce quelqu’un est une bête-démon un peu spéciale avec une quantité de ki que tu n’as pas. C’est strictement impossible qu’il t’arrive la même chose. Au pire, tu deviendrais invisible pendant quelques jours… ou quelques années, tout au plus. »
Elle plaisantait, mais…
— « La quantité de ki… ? », répétai-je. « Ça veut dire que, potentiellement, ce cube pourrait te faire disparaître pour toujours, Yelyeh ? »
Avant qu’elle ne réponde, je me jetai sur le cube pour essayer de le reprendre. Elle me donna un coup du tranchant de sa main.
— « J’ai vu que tu utilises la même technique de communication avec tes jeunes amis. Ça veut sûrement dire que c’est efficace. »
— « Non, Yelyeh, là… tu y es allée un peu fort », soufflai-je, massant mon front avec une grimace de douleur.
— « Ah… désolée, je t’ai fait mal ? » Elle écarta une de mes mains de mon front et vit probablement sur celui-ci une bosse naissante, car, l’espace d’un instant, elle fit une moue désolée… puis elle me mit le cube dans la main. « Tiens, petit renard. De toute façon, j’allais te le donner. Mais, rassure-toi, je pense que le Cube de l’Inexistence ne peut avoir d’effet permanent que sur les âmes qui n’ont qu’une faible estime d’elles-mêmes. Je ne risque pas d’être affectée », sourit-elle, confiante.
— « Là, pour le coup, je suis rassuré », avouai-je, relevant la tête.
— « Hum. Si ma théorie est vraie, toi, non plus, tu ne risques pas d’être affecté, ô maître renard », se moqua-t-elle. Et elle pouffa. « Pff… Quand je pense qu’on t’a refilé une poule comme apprentie… »
— « On me l’a peut-être refilée, mais je l’ai acceptée, depuis », répliquai-je.
Yelyeh me regarda un instant, eut l’air de réprimer un autre rire puis hocha la tête.
— « Tu as réveillé ma curiosité. Enfin, surtout, ne perds pas ce cube : je l’ai expressément apporté pour toi. Si tu vas enquêter auprès de cette organisation démoniaque, ça te donnera une porte de sortie, au cas où les choses tourneraient au vinaigre. »
— « J’adore le vinaigre, pourtant », fis-je.
— « Et tu le bois comme si c’était un élixir », se moqua Yelyeh. « En t’envoyant à l’Académie Céleste, j’avais escompté que ton océan de ki pourpre grandirait, mais pas à ce point. Et dire que les produits fermentés ont un effet si bénéfique sur toi… Ta constitution, ça doit être quelque chose comme “le Corps du Ki Fermenté”, ou un truc du genre. »
— « Maintenant que j’y pense… À l’Académie, un certain Maître Fountz, féru de constitutions, offrait d’examiner chaque élève désirant connaître sa constitution exacte », me rappelai-je.
Yelyeh haussa un sourcil, intéressée.
— « Et ? »
— « Je ne lui ai bien sûr jamais rendu visite. »
Auquel cas, ce Maître Fountz aurait certainement découvert mon océan de ki pourpre. Mais, tout compte fait, étant donné que Maître Zéligar, Maître Karhaï et Maître Ryol avaient compris quel genre de créature j’étais… je m’étais peut-être inquiété pour rien. Cependant… Je m’assombris.
— « Yelyeh. Si ces démons cultivateurs t’ont vue décoller, ce matin, dans la forêt, avec des cultivateurs… »
— « Ils vont comprendre que j’aide l’Alliance à enquêter sur cette affaire », compléta Yelyeh, m’interrompant sur un ton léger. « Ça les a déjà sûrement mis sur le qui-vive et ils vont être encore plus vigilants dans leurs activités. Voilà pourquoi, à mon humble avis, ton idée de te rapprocher de ce Prince Zorén est judicieuse et, en même temps, très dangereuse. Alors, à partir de maintenant, écoute-moi bien : je vais t’apprendre à utiliser ce cube. »
C’était donc en partie pour cela qu’elle m’avait demandé de l’attendre ici à cette heure tardive. La dragonne se mit à m’expliquer le mécanisme de la relique. Celle-ci n’avait rien à voir avec les formations runiques bien raisonnées et géométriques de Maître Ryol ou de son maître, le Navigateur des Runes : le Cube de l’Inexistence était une vraie relique, un de ces objets ancestraux au ki pourpre que plus personne, pas même les dragons, ne savait qui les avait fabriqués. Non seulement ça, mais ce cube, à l’apparence banale, était, d’après Yelyeh, fait en bois à partir du légendaire Arbre du Vide, qui poussait prétendument au-delà des Hauts-Pics, dans les contrées tourmenteuses et glacées peuplées de ki pourpre, de bêtes des glaces et de mort. Enfin, Yelyeh elle-même ne l’avait jamais vu : selon une légende des dragons, l’Arbre du Vide ne pouvait être vu que par ceux qui n’existaient pas. Qui sait ce que cela pouvait signifier. En tout cas, le Cube de l’Inexistence contenait six faces : l’une, marquée par un symbole qui rappelait le caractère du « Silence » en alphabet runique, éliminait le bruit émanant de la personne touchant le cube ; la face opposée rendait son corps invisible ; une troisième neutralisait son odeur ; et l’opposée à celle-ci ralentissait le flux du ki interne. Quant aux deux dernières faces, il ne fallait pas se tromper : l’une servait à activer le cube ; l’autre à informer le cube pour qu’il sache à quel espace son effet devait s’appliquer. Enfin, j’étais loin d’avoir autant de ki que Yelyeh et, si j’arrivais ne serait-ce qu’à dissimuler mon propre corps, ce serait déjà un exploit.
Au fur et à mesure que Yelyeh me donnait ces explications, je compris ce qu’elle avait l’intention de me laisser entre les mains : un cadeau que même le plus riche des humains n’aurait pas pu se permettre de toucher.
— « Hoho », dis-je, quand le cube étincela de ki pourpre. « Yelyeh. Un tel cadeau… n’est-ce pas là une preuve irréfutable de ton amour pour moi ? »
— « Concentre-toi ! »
Je reçus un coup sur mon front déjà cabossé et je grommelai de douleur. J’allais devoir demander un onguent miraculeux à Ak-Baé Tang si je ne voulais pas me présenter le lendemain à la guilde chamanique avec une corne au milieu du front.
J’eus besoin de quatre essais pour activer le cube. Étrangement, le mécanisme me rappelait un peu certaines techniques vaudou…
— « Zangsa, tu as réussi ! », fit alors Yelyeh, presque étonnée. Le cube avait viré de sa couleur sombre habituelle à un noir profond traversé d’éclairs pourpres. « Tout va bien ? »
À son regard, je compris qu’elle ne pouvait plus me voir. Le Cube de l’Inexistence m’avait-il vraiment effacé de ses sens perçants de dragonne ? Je me baissai, ramassai une pierre et la rejetai sur le chemin. Yelyeh tourna la tête et sourit.
— « Héhé. Je pensais y passer toute la nuit, mais tu es un rapide, Zangsa. Peut-être que le Cube de l’Inexistence est plus facile à manipuler quand les océans de ki sont petits ? »
Petits… ? N’avait-elle pas dit, tout à l’heure, que mon océan de ki pourpre avait grandi plus qu’elle ne s’y attendait ? Je m’approchai d’elle et… je levai la main pour frapper son front du tranchant de ma main, avec l’intention de le faire bien plus doucement qu’elle ne l’avait fait, elle, mais…
J’arrêtai mon geste à mi-chemin quand, au clair de lune, je vis un sourire carnassier illuminer le visage de la dragonne.
— « J’ai oublié de te dire », fit-elle. « Ta maîtrise de ki est loin d’être à la hauteur de cette relique. Si tu touches un être vivant ayant du ki interne, comme un cultivateur par exemple, ton cube se désactivera et tu redeviendras visible. »
Et zut. Lisait-elle mes pensées ? Baissant la main, je demandai :
— « Est-ce que tu m’entends ? »
Elle ne répondit pas. Sans lâcher la face qui activait le cube, je touchai de mon autre main la face du cube qui éliminait le bruit, neutralisant l’effet, et je répétai ma question.
— « Je t’entends », dit Yelyeh.
— « Et là, tu ne m’entends pas », ajoutai-je, laissant la face à nouveau libre. « Hoho… Alors, je peux te dire tout ce qui me passe par la tête sans que tu me lances tes menaces ? Ce serait dommage de ne pas en profiter. Ce petit renard est content de te voir si souvent dernièrement et, l’autre soir, il a composé une chansonnette expressément pour que tu ne l’entendes pas. La voilà : »
Les cïeux de ta race légendaire,
Les cïeux, ma mie, durent longtemps.
Les beaux jours qui flambent sur la terre
Sont plus courts mais ploient sous notre amour.
Trira rira ri-re, il vaut mieux en ri-re,
Frères, venez donc danser sous les dragons !
— « Zangsa ! Je ne sais pas ce que tu fais », m’interrompit Yelyeh en plein refrain, « mais désactive ça tout de suite ou je fais flamber toute la montagne. »
Je grimaçai et désactivai le cube : c’est-à-dire que je cessai de toucher la face qui l’activait.
Yelyeh leva la main et je crus qu’elle allait se venger de mon attaque surprise ratée… mais elle se contenta de me tapoter la tête.
— « Tu apprends vite. »
Si j’avais été sous ma forme de renard, ma queue aurait frémi de plaisir sous ces propos flatteurs. La dragonne ajouta :
— « Si tu te fais prendre par ces démons, c’est les Cent-Pics tout entiers que je ferai flamber, alors tu as intérêt à être prudent. »
Je roulai les yeux.
— « Tu ne sais pas qu’il n’y a rien de mieux qu’un renard pour s’infiltrer dans un poulailler ? »
Yelyeh battit des paupières et les commissures de ses lèvres se relevèrent. Je crus deviner qu’elle repensait à ma chère apprentie. Puis elle fit :
— « Active ce cube vingt fois avant d’aller dormir. »
Je soufflai.
— « Vingt ? »
— « Tu ne voudrais pas te retrouver comme un imbécile au moment où tu en auras vraiment besoin », expliqua-t-elle.
Son premier échec, dans la Forêt des Zobels, semblait lui avoir laissé un mauvais arrière-goût. Elle ajouta :
— « Essaie de savoir exactement quelle quantité d’énergie tu utilises pour activer le cube puis pour maintenir son effet. N’utilise les réserves de mon ki dans tes boucles d’oreille qu’en cas d’urgence. »
— « Ah… À propos des boucles d’oreille… »
Quand je lui avouai que j’avais utilisé une bonne partie de l’énergie qu’elle venait de me donner il n’y avait même pas trois semaines, je crus qu’elle allait cracher du feu tellement ses yeux étincelèrent de ki rouge.
— « Tu sais combien de vaches-démons dévorées ça fait, ça ? Tu me dois un beau cadeau quand tout cela sera terminé. Donne », fit-elle.
Je posai mes boucles d’oreille pourpres dans sa paume. Un beau cadeau… J’en devais un à Ayaïpa aussi. Un cadeau pour une dragonne et un cadeau pour une poule. À côté, infiltrer le cercle du Prince Zorén me sembla soudain moins difficile.
* * *
Le matin suivant, alors que les premières lueurs de l’aube faisaient étinceler d’or le pic de la montagne, je me levai et, bâillant à m’en décrocher la mâchoire, je sortis sur la véranda, mon baluchon préparé.
Irami était déjà en train de faire des échauffements dehors, Nuage abandonné contre un tronc. J’avais l’impression que, depuis qu’il avait rencontré Sonju, il s’entraînait de moins en moins avec l’épée. Le vieux cultivateur regardait attentivement, depuis sa corne, chacun de ses gestes et semblait relever chaque petit défaut. Les voyant si concentrés, je les laissai tranquilles.
Je remontai jusqu’à l’autel d’Orassiti puis continuai mon chemin, faisant le tour de la formation runique qui cachait le Pavillon du Nuage Doré. Trouvant enfin un endroit qui me plaisait, je me transformai en renard, grattai la terre et, bientôt, enterrai dans le trou quasiment toutes mes pièces d’or. Je n’allais pas les emporter avec moi et je n’avais qu’à informer Elkesh et les autres de la réserve s’ils en avaient besoin. Non, rectifiai-je, tournant ma tête de renard vers un buisson : je n’allais peut-être même pas devoir les en informer. Se sachant repéré, Borbo sortit de sa cachette en s’écriant :
— « Par les pieds calleux de Mougoum ! C’est combien de pièces d’or, ça ? C’est une fortune ! »
— « Kékéké, que crois-tu, mon cousin est plein de surprises », fit Ayaïpa, toute fière, sortant à son tour de derrière l’arbuste.
Zom révéla aussi sa présence, l’air gêné. Je lançai par voie mentale au quatrième :
“Les plus jeunes se montrent, mais pas les vieux ?”
“Oh… Tu m’as remarqué.”
“Depuis le début.”
“Au temps pour moi.”
Sautant à bas d’une branche feuillue, le vieux Joyeux atterrit auprès des jeunes, les faisant sursauter. La veille, il s’était présenté sous le nom de Ronce, membre de la Secte de la Joie. Ni lui ni sa petite-fille, Soleil, n’avaient beaucoup parlé pendant que Yelyeh et Ak-Baé avaient raconté toutes leurs péripéties dans la Forêt des Zobels, mais je les avais trouvés très souriants et de bonne humeur… sauf à deux reprises — quand Yelyeh avait parlé des démons cultivateurs et quand elle avait relaté comment elle les avait pris, tous les deux, entre ses griffes pour s’envoler. Autrement, ils me rappelaient Yo-hoa, en plus calme et sans ses exclamations exaltées.
Je repris ma forme humaine et, en me voyant, les moustaches grises de Ronce frémirent.
— « Vous pensiez vraiment que j’allais partir sans dire au revoir ? », demandai-je tout en bouclant mon ceinturon. « Bande d’espions. »
Borbo grimaça.
— « On ne dira rien à personne sur ton trésor. Promis juré. »
— « Dois-je me fier à un Mendiant qui s’est fait acheter, l’autre jour, avec une simple pièce d’or ? », me moquai-je. « Ou à deux apprentis qui révèlent à tout le monde que leur maître est un hybride à moitié renard-démon ? Me voilà rassuré. »
Riant intérieurement de leurs expressions déconfites, je rebroussai chemin et m’éloignai vers la maison de Fey-Youn et d’Elkesh en ajoutant :
— « Mais, même ainsi, je vous fais confiance et je suis certain que, pendant mon absence, vous vous entraînerez d’arrache-pied à percevoir les liens de ki. Vous êtes, après tout, mes très chers apprentis. Zom, toi qui es plus grand, je te fais confiance pour les surveiller. »
Tout en me suivant, le Sang-Immortel hocha gravement la tête, l’air d’avoir accepté quelque importante mission.
“Tu me fais confiance à moi aussi, pour le trésor ?”, demanda soudain Yelyeh par voie mentale.
Aïe. Je grimaçai et regardai dans la direction du lien qu’elle avait établi, vers le haut d’un arbre, mais je n’aperçus pas la dragonne. Moi qui croyais qu’elle était encore en train de dormir…
“Euh… Je te fais confiance”, mentis-je.
“Zangsa”, se moqua-t-elle. “Un bon dragon respecte les trésors des autres, ne sais-tu pas cela ?”
Des autres dragons, peut-être, mais des renards ? songeai-je, dubitatif. Je haussai les épaules, amusé, et fis à voix haute :
— « Bon ! Le soleil commence à illuminer le village : il est temps de réveiller ces deux vieux paresseux. Vous voyez, mes chers », dis-je à Borbo, Ayaïpa, Zom et Ronce, qui marchaient à ma hauteur, « je ne suis pas du genre à disparaître sans réveiller tout le monde. »
Pas comme un certain ami que je connaissais bien, ajoutai-je mentalement…
“Jeune homme”, intervint Ronce par voie mentale. “Comme ma petite-fille est allée donner notre rapport à l’Alliance via les Mendiants d’Osha, on ne tardera pas à nous envoyer des renforts, sûrement des cultivateurs vétérans : cette affaire de bêtes enragées et de pilules a définitivement l’air plus sérieuse et inquiétante que nous le pensions. Alors, je ne vois pas pourquoi tu devrais prendre le risque d’infiltrer un cercle de personnes qui est peut-être derrière cette histoire.”
Je tournai et baissai mon regard vers le vieux Joyeux qui avançait auprès de moi, les mains derrière le dos, sa longue barbe grise oscillant à chaque pas. Hoho, ce vieux Joyeux s’inquiétait-il pour moi ?
“Mm. Je ne serai sûrement pas le seul à essayer de glaner des informations et le Prince Zorén sera certainement plus vigilant après ce qui s’est passé dans la forêt, mais…” J’eus un sourire en coin. “Je crois que tu as oublié un truc, vieux Joyeux : je ne travaille pas pour l’Alliance du Murim. Tout ça, je le fais pour une belle dragonne rouge qui veut protéger les bêtes pourpres des cruautés humaines et assurer la qualité de ses repas. C’est aussi simple que ça.”
Alors que j’accélérai le pas en arrivant devant la maison, j’entendis Ronce soupirer derrière moi puis il commenta :
“Ce cube. Je ne sais pas d’où vient cet objet mystérieux, mais… fais-en bon usage.”
Plaçant les mains derrière la tête, je répliquai, amusé :
“J’en ai l’intention.”
Puis je m’égosillai :
— « Elkesh ! Fey-Youn ! Ak-Baé ! Je m’en vais ! Si vous voulez me voir une dernière fois, avant que je ne parte pour ne jamais revenir… »
La porte s’ouvrit à la volée et Elkesh me foudroya du regard. Sans un mot, il s’approcha et me tendit un petit paquet.
— « Oh ? Un cadeau ? »
— « Des herbes que ton grand-père utilisait souvent pour ses arts vaudou, puis un casse-croûte », dit-il. « Franchement, je n’ai pas tout compris, hier, à toute cette histoire d’Œil Renversé mais, Zangsa, as-tu oublié ce que disait Naravoul ? Mieux vaut un chamane averti que mille experts diplômés ; si tu veux résoudre un problème, prends un bon repas avant ; et quand on ne connaît pas la profondeur du tunnel… »
— « On apporte avec soi la porte de sortie », complétai-je, ému d’entendre ces phrases si lointaines dans ma mémoire. Je souris. « Ainsi qu’une bonne bouteille de liqueur. »
Elkesh éclata de rire et me donna un forte tape dans le dos.
— « Ça, c’était moi qui le rajoutais ! »
Diables… Heureusement qu’Elkesh n’était pas cultivateur, car il avait toujours eu du mal à contrôler sa force.
Je saluai alors Fey-Youn puis Ak-Baé, qui sortit avec son petit oiseau Misha sur l’épaule : il m’avait assuré qu’il n’allait plus jamais demander à Misha de me suivre, car “si c’est pour envoyer des messages si courts et si énigmatiques, c’est pas la peine”, m’avait-il dit, faisant allusion à mon message de « Ça sent pas bon », pourtant si révélateur et concis.
Au moment où j’allais faire le tour de la maison pour arracher Irami à son entraînement, j’aperçus mon ami en train d’approcher. Nos regards se croisèrent et il hocha sereinement la tête. La veille, nous étions convenus, tous les deux, qu’il valait mieux que je coupe toute relation avec le Mont-d’Or, au cas où on me suivrait : cependant, grâce à notre langage basique à travers le bracelet, je l’informerais de mes progrès. Quant à lui, il allait rester sur le Mont-d’Or, à la fois pour protéger notre cher monde de potentielles bêtes-démons enragées et pour continuer à lire les livres de Fey-Youn et chercher la clef de ce Pavillon du Nuage Doré. Un peu involontairement, je lui avais fait sérieusement considérer l’idée qu’il allait avoir quelque révélation dans son Art Profond des Nuages s’il restait quelques jours à s’entraîner avec Sonju et que cela allait sûrement nous aider plus tard. En fait, je n’en savais rien, mais j’étais plus tranquille en sachant qu’Elkesh et mes apprentis seraient si bien protégés.
Je souris puis je levai une main vers tout le monde réuni.
— « Bon, j’y vais. Portez-vous bien, Ayaïpa, Borbo, tout le monde. Merci pour le casse-croûte, Elkesh. J’essaierai de revenir avec cinquante litres de vin. »
— « Tu veux que je devienne alcoolique, maudit gamin ? », me rétorqua Elkesh, amusé.
Je partais déjà quand Ayaïpa lança :
— « Cousin ! » Je me retournai. Son cou était tendu, ses yeux grands ouverts. Elle répéta : « Cousin ! »
— « Qu’est-ce qu’il y a, cousine ? »
La poule me tourna alors le dos, l’air de vouloir cacher son émotion, que la couleur orangée de ses plumes du cou trahissait, puis elle dit :
— « Songe à la prochaine leçon ! Je l’attends ! Ah », ajouta-t-elle, tordant le cou pour me regarder, « et dis bonjour à Aroulyoun. »
Je souris.
— « Sans faute, cousine. »
Je quittai les lieux non sans envoyer un clin d’œil vers un tronc d’arbre où se camouflait Landyoun, le jeune Mendiant que Belbey avait envoyé pour garder à l’œil son fils et son maître renard. Le jeune blond fit une moue ahurie, l’air de se demander depuis quand je savais qu’il était dans les parages.
Quelques minutes plus tard, je dévalai le Mont-d’Or, vers Osha et vers la branche des Mendiants.