Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Dienrinlige donguay-xal suan du shishi ho
wixi-to-shien-xeiye-yo langia xogal
nugeguru-to-xal. Wojae sho fu-lô !
— Traduction depuis le soxaril :
Nuage qui court de tous les côtés, au soleil
sourit, espiègle et reconnaissant, et, tel un papillon,
virevolte. Ô création digne d’admiration !
L’Ogre du Jeu
*
Dans le calme du matin, les feuilles dorées des arbres bruissaient sous la brise. On entendait les coups lointains d’un bûcheron du village coupant du bois à la hache ainsi que le chant d’une cigale sur le tronc d’un arbre à quelques pas à peine de la maison de Fey-Youn et d’Elkesh. Assis en ligne sur la véranda, les yeux fermés, Ayaïpa, Borbo et moi nous trouvions en pleine leçon chamanique. Enfin, depuis un moment, Zom s’était joint à nous, sans un mot.
J’ouvris un œil et le regardai en coin.
Les genoux repliés, les pieds à plat sur le plancher ensoleillé, le garçon avait adopté la même position que moi. Avec ses mèches rouge foncé qui tombaient autour de son visage, je ne pouvais voir qu’à moitié son expression sérieuse, mais une chose était sûre : il avait l’air de vouloir participer à la leçon.
Zut. Si j’avais su qu’un troisième apprenti me tomberait du ciel, j’aurais fabriqué un troisième talisman…
J’avais demandé à Borbo et à Ayaïpa d’essayer de percevoir le ki des Liens de l’Univers. Pour ce faire, j’avais fabriqué deux bracelets vaudou tout simples et y avais imprimé une certaine émotion qui influait directement son porteur et que j’activais régulièrement à travers une aiguille liée aux talismans. C’était comme ça que, moi-même, j’avais appris : à force d’être frappé par la même émotion, j’avais peu à peu capté les nuances énergétiques, puis j’avais enfin distingué les ondulations particulières du lien chamanique.
Je n’avais activé les talismans qu’une dizaine de fois encore, leur demandant simplement de se familiariser avec l’émotion reçue, sans lutter contre elle. Pour les aider à la tâche, j’avais choisi un sentiment modéré de joie, léger mais suffisamment perceptible. Le bracelet autour du cou, la poule fermait les yeux, l’air d’être sur le point de caqueter de rire. Moins prompt à accepter l’émotion, Borbo fronçait les sourcils, concentré.
Je jetai un coup d’œil vers Irami, assis à l’ombre, un livre à la main. Il avait emprunté celui-ci à Fey-Youn. C’était en fait un des journaux qui compilaient l’histoire des Gu-Lian et les réflexions et expériences des générations passées. J’aurais cru que Sonju serait plus intéressé qu’Irami par le sujet, mais mon ami semblait de plus en plus absorbé par sa lecture.
J’esquissai un sourire intérieur. Les oiseaux gazouillaient, les feuilles dorées frémissaient sous la brise, la paix régnait autour de nous… Qui aurait dit que, la veille, cette maison avait été mise sens dessus dessous ?
Bienheureusement, Ayaïpa s’était réveillée à peine une heure après avoir provoqué ce halo blanc. Quand je lui avais demandé ce que c’était, elle m’avait vivement regardé et m’avait avoué : “Je ne sais pas, cousin ! Je pensais que tu saurais”.
Eh bien, non, je ne savais pas et je n’avais jamais entendu parler d’une poule capable d’assommer un garçon Sang-Immortel d’un coup de tête. J’aurais vraiment dû demander à la Sage Campagnarde des précisions sur la nature d’Ayaïpa, mais… il se pouvait bien que celle-ci n’en sache pas beaucoup plus que moi.
Mettant cela de côté, après m’être réhydraté avec un bon litre de vin, j’avais lancé à Elkesh et à Fey-Youn :
— « Bah ! Je comprends mieux pourquoi le garçon pensait pouvoir tuer le jaguar enragé à lui tout seul, tiens. Un Sang-Immortel, c’est pas tous les jours qu’on en croise. »
À ma surprise, il s’était avéré qu’aucun des deux n’était au courant de la constitution de Sang-Immortel. Oui, ils savaient que le corps du garçon était étrange et se régénérait drôlement bien, mais ils ne l’avaient jamais vu pendant une crise. À ce qu’ils nous avaient expliqué, à Irami et à moi, pendant que Zom était encore inconscient, un villageois avait trouvé le garçon vivant tout seul sur le Plateau alors qu’il n’était même pas âgé de onze ans. Chaque fois qu’ils avaient voulu lui poser une question sur son passé, Zom tombait dans un mutisme angoissé. Finalement, Fey-Youn et Elkesh avaient proposé de se charger du garçon malgré son caractère difficile. Et, en trois ans, ils n’avaient pas appris grand-chose de son passé, à part qu’il avait eu une famille, qu’elle avait été attaquée, et qu’il s’était retrouvé tout seul à survivre dans la forêt pendant des mois, guetté par les bêtes-démons, par le froid et la faim. Une histoire qui ne manquait pas d’aiguillonner ma curiosité mais…
Je regardai mes disciples, sagement concentrés. Malgré son caractère impulsif et contestataire, Borbo avait une concentration remarquable… comparé à Ayaïpa, en tout cas. Le petit Mendiant était bien plus vif que moi à son âge. Je souris en repensant à la veille. C’était surtout un apprenti à la langue bien pendue…
* * *
Nous nous trouvions assis autour de la table basse de la pièce principale, éclairés par une simple chandelle.
— « Mais alors », disait Elkesh, le front plissé d’inquiétude, « si c’est vrai qu’un Sang-Immortel qui ne sait pas maîtriser son ki meurt lors de sa première crise… comment se fait-il qu’il soit encore vivant ? »
— « Je n’en sais rien », avouai-je. « Mais une explication possible, c’est qu’il ait appris instinctivement à maîtriser son ki. Fey-Youn, ne lui aurais-tu pas enseigné quelque technique de cultivation, par hasard ? »
Le vieux sage du village secoua la tête.
— « Non. En plus, la technique de cultivation des Gu-Lian n’en est pas vraiment une. Je ne suis pas cultivateur. Je ne lui ai pas non plus enseigné les arts runiques. Il n’a jamais montré d’intérêt pour ces choses-là. »
— « Il n’aime que la chasse, la nature et les bêtes », assura Elkesh. Il jeta un coup d’œil à Zom, allongé dans un coin de la salle, encore inconscient. « Il n’a jamais été du genre à s’asseoir pour lire un livre. »
Rien qu’à son expression, il était facile de deviner qu’Elkesh considérait à présent Zom un peu comme son fils. Étant donné que sa propre fille Lianli était née avec une dangereuse constitution et serait sûrement morte si le Suprême du Poison ne l’avait pas prise comme disciple… son angoisse était toute naturelle.
— « Qu’est-ce qu’on peut faire, Zangsa ? », demanda-t-il.
— « Tu as beau me demander… Comme je l’ai dit, je ne connais aucun autre Sang-Immortel qui puisse lui enseigner à maîtriser son ki », dis-je.
— « Le plus sûr, ce serait peut-être de demander conseil à Maître Zéligar », intervint Fey-Youn.
J’avais bien compris que le runiste tenait Maître Zéligar en haute estime, mais Zéligar n’était pas spécialement féru de constitutions autre que celle du Corps du Nuage Sacré. Irami hocha la tête, songeur.
— « Des gens à l’Académie Céleste sauront peut-être l’aider… »
Il se tut, car, soudain, Zom s’était redressé sur son matelas. Elkesh s’écria :
— « Zom, mon garçon, tu es enfin réveillé ! Comment tu te sens ? »
Alors que l’herboriste lui demandait s’il avait mal quelque part, Zom serra des poings tremblants, ferma les yeux, les rouvrit puis rompit enfin son silence et murmura :
— « Je vous ai menti. »
S’écartant d’Elkesh, il se leva avec énergie, comme s’il n’avait pas perdu des litres et des litres de sang il y avait quelques heures à peine, et il ajouta d’une voix saccadée :
— « Pardon. Merci… pour tout. Adieux. »
Il se dirigea vers la porte et l’ouvrit en la faisant coulisser. Son subit mouvement nous prit tous au dépourvu. Ce fut Borbo, qui sommeillait — ou plutôt faisait semblant de sommeiller — contre un mur, qui réagit le plus vite et bloqua la porte du pied puis la referma d’un coup sec sur le nez de Zom en disant :
— « Tu rigoles, là, le roux ? Je me fends les jambes pour aller avertir les vieux, tout pour te sauver, et tu veux partir comme le Cygne Tout-Pour-Moi de la fable sans même dire merci ? Après trois ans passés avec les vieux ? Tu rigoles, j’espère ? »
Euh… Non seulement nous ne l’avions pas sauvé mais il venait clairement de dire merci. Je pariai que Zom pensa la même chose. Mais, au lieu de se défendre, le Sang-Immortel fixa la porte d’un regard hagard et dit :
— « Vous savez… ce que je suis. Je suis un monstre. Je dois partir. »
— « Quoi ? Mais tu n’es pas un monstre, Zom ! », protesta Elkesh en se levant.
Zom leva sa main droite puis, tout d’un coup, ferma son poing, faisant suinter son étrange sang à travers la peau.
— « Je peux tuer… avec ça. »
Le sang semblait le même, mais je ne perçus pas le danger que j’avais senti l’après-midi. Il savait donc contrôler un minimum son pouvoir… Étrange, me dis-je. Contrôler un tel ki était pourtant, d’après ce que j’avais lu, très difficile.
Zom regarda Elkesh et Fey-Youn et ajouta :
— « Je ne veux pas vous faire de mal. Alors, je pars. » Il se tourna vers Borbo et dit maladroitement : « Merci. »
Il voulut rouvrir la porte de sa main gauche. Borbo la bloquait toujours de son pied. Zom s’impatienta.
— « Je pars. »
— « Zom… », commença posément Fey-Youn.
— « Tu pars nulle part ! », répliqua Borbo, interrompant Fey-Youn sans le faire exprès. « Tu dis que tu peux tuer avec du sang ? Y’a des gens qui tuent avec des épées. Des gens qui tuent avec le poing. Des gens qui tuent avec les mots. J’ai vu de mes yeux, à Osha, une pauvre âme qui avait gobé toute l’histoire sur le Dément et qui s’est tuée en essayant de brûler le démon qui la possédait. Les menteurs qui font peur avec les daemonia, si c’est pas des monstres, eux ! Pas besoin d’être un Sang-Immortel pour être un monstre. Et puis, est-ce que tu as déjà provoqué la mort d’un humain ? »
Zom eut l’air impacté par ces paroles. Sombre, il ne répondit pas. Borbo eut l’air troublé, mais il continua quand même :
— « Sang-Immortel ou pas, t’es pas coupable d’être né comme ça ! Mougoum disait : chaussettes trouées ou pas, l’important, c’est comment le Mendiant les porte ! »
Il jeta un regard alentour, cherchant une réaffirmation de ses propos. Je grimaçai. Fey-Youn acquiesça en souriant.
— « Je ne l’aurais pas mieux dit. Zom. Tu es libre de partir si tu le veux, mais… sache que tu es ici chez toi. Tu n’as pas à avoir peur de rester. Et nous n’avons pas peur de toi. Quel arbre craint ses bourgeons ? »
Elkesh hocha la tête en posant une main sur la tête de Zom.
— « Seul un misérable poltron aurait peur de son enfant. »
Les lèvres du garçon tremblèrent. Il avait l’air profondément ému. Discrètement, j’avais pris la poule et fait un signe à Borbo. Avec Irami, nous nous retirâmes pour aller dormir et laisser les trois Gnawouliens entre eux.
* * *
J’avais eu l’intention de partir à Osha dès le lendemain matin pour aller m’inscrire à la guilde chamanique, mais, à nouveau, Borbo avait eu raison de moi : “Quoi ? Tu pars alors qu’hier tu avais les bras momifiés ? Et Ayaïpa ? Je fais quoi si elle tombe encore dans les pommes ?”. J’avais donc résolu de partir le jour suivant et de passer une belle journée avec mes chers apprentis.
Et à présent, voilà que, sagement alignés sur la véranda, Borbo et Ayaïpa suivaient mes conseils chamaniques. Je me levai et allai tendre un bracelet à Zom.
— « Je viens de fabriquer un autre talisman : tu vas voir, l’entraînement est sympa. »
Le jeune Sang-Immortel hésita. Il n’avait pas l’air du genre rapide, dans les interactions, mais j’étais si habitué, avec Irami, que je patientai jusqu’à ce que le garçon se décide à prendre le bracelet.
— « M-Merci. »
Je souris largement.
— « De rien. »
Trois élèves… À ce rythme, j’allais devoir fonder une école.
Reprenant ma place, j’activai à nouveau les trois talismans. Zom sursauta et regarda son bracelet comme si celui-ci l’avait mordu. Mais il ne l’enleva pas. Sa curiosité était plus forte. Hé.
— « Allons, laissez-vous aller, mes chers disciples : va pour une rafale d’émotions ! »
Borbo ne tarda pas à laisser l’émotion courir librement et à sourire avec tranquillité alors qu’Ayaïpa balançait même son cou au son de sa chanson préférée. Zom, lui, restait sérieux. Il avait du mal à se détendre, devinai-je. On en était peut-être à la centième activation des talismans quand, soudain, Borbo inspira une grande bouffée d’air.
— « Ça y est ! », dit-il, faisant caqueter Ayaïpa de surprise. « Je le vois ! »
— « Ton avenir ? »
— « Mais non, le lien chamanique, idiot de maître », répliqua-t-il en ouvrant les yeux. « J’ai perçu le lien du bracelet. »
Je haussai les sourcils.
— « Hoho ? Qu’as-tu senti ? »
Borbo réfléchit puis répondit :
— « Du ki. »
Je hochai la tête.
— « C’est logique. Tu es un cultivateur, alors tu es plus sensible au ki interne apporté par le lien chamanique. J’ai volontairement fait en sorte que ce ki interne soit très faible, mais tu l’as quand même perçu. Pas mal. »
— « Héhé, je suis un génie », s’auto-complimenta Borbo.
— « Ouais… Le problème, c’est que ce n’est pas le ki interne que je veux que mon génie d’apprenti perçoive », répliquai-je, taquin. « Réfléchis un peu : tu as perçu le ki interne qui impulse le lien, pas le ki qui définit la nature du lien chamanique. »
— « Kôk ! C’est des ki différents ! », comprit Ayaïpa.
— « Ils ont des fonctions différentes », affirmai-je. « Le ki chamanique, qu’on appelle aussi le ki émotionnel ou ki universel, c’est le ki qui porte l’information sur la fonction du lien. En langage chamanique, on dit qu’il définit la nature de l’émotion. Tout est une émotion, pour les chamanes. Pour compliquer les choses, ce ki porte aussi une origine et une destination. C’est ce qui forme le lien de ki. Et c’est ce qui aide à véhiculer le ki interne que tu as perçu, mon cher Borbo. »
— « Huh… Je vois. »
— « En fait », renchéris-je, « il suffit de séparer le ki interne du reste puis de poser l’attention sur ce “reste”. »
— « Facile à dire », maugréa Borbo.
Il râlait peut-être, mais, quand je continuai à activer leurs talismans à travers mon aiguille, il ne s’efforça pas moins de suivre mes conseils. Hé. Son intérêt n’était pas feint. Je voyais bien, à présent, qu’il ne m’avait pas demandé de lui enseigner les arts vaudou sur un coup de tête.
— « N’essaie pas d’imaginer le lien : tu tromperas ta perception. »
— « Le sans-effort, je connais », assura Borbo, l’air entendu.
Bien sûr qu’il connaissait : « Le ki flue naturellement et ne se commande pas »…, c’était l’une des premières maximes qu’un cultivateur orthodoxe apprenait quand il œuvrait à percevoir son ki interne. Cependant, Ayaïpa ne devait pas être familière avec le terme, car elle lança à son junior un drôle de regard hilare. Avec sa manière d’être, cependant, la poule était une pratiquante naturelle du sans-effort et je décidai de sauter cette explication. Je jetai un coup d’œil à Zom, dont les yeux me fuirent aussitôt et allèrent se fixer sur son bracelet. Malgré ses réserves, avec toutes ces rafales de joie légère que je lui avais envoyées, j’avais quand même l’impression qu’il commençait à se détendre un peu. Je poursuivis :
— « En fait, un lien chamanique n’est pas une corde invisible. Il fonctionne par ondulations énergétiques. Quand vous percevrez le ki émotionnel, vous vous rendrez vite compte que le “message” qu’il inscrit est une suite précise d’ondulations. Plus il y a de ki interne, plus l’intensité augmente, autrement dit, plus la puissance de l’émotion délivrée est grande. Vous me suivez ? »
— « Peut-être… », fit Borbo, pas sûr.
— « Cousin ! Est-ce que tu peux répéter ? », me demanda poliment Ayaïpa.
— « Pas de souci, cousine. »
Je répétai et reformulai mes explications avec des termes plus simples.
— « D’accord », fit alors Ayaïpa. « Créer un lien, c’est un peu comme envoyer des bouts de papier avec des trucs écrits. J’ai tout compris. »
— « Mm. Maintenant, pense que ces bouts de papier ne sont pas toujours lisibles », dis-je. « Parmi les Liens de l’Univers, il y a d’innombrables “émotions” que même les chamanes ne peuvent pas reproduire ni même capter correctement, tellement elles sont complexes — enfin, comme dirait mon grand-père, il y a une certaine beauté à ne pas comprendre les mystères de la nature. Malgré tout, les chamanes arrivent à contourner beaucoup d’obstacles en ayant recours à des techniques : la plus typique, c’est celle qui consiste à reprendre une “émotion” existante, la former puis la déformer, la diviser ou la combiner avec d’autres pour en créer une nouvelle. C’est presque de l’alchimie. Comme dans tout ce qui est vivant, les résultats ne sont prévisibles qu’à travers la pratique. C’est d’ailleurs un peu pour ça que les runistes classiques boudent les arts vaudou : eux, ils utilisent la géométrie runique, ils aiment les trucs carrés et bien stables… Vous savez, à l’Académie Céleste, on se moquait de votre maître chaque fois qu’il essayait de combiner en vain les runes classiques et les runes vaudou… Heureusement, j’ai rarement fait cas des qu’en-dira-t-on. »
— « Et t’as réussi, à la fin ? », demanda Borbo.
— « À combiner les deux ? Non. J’ai renoncé au bout de deux ans », dis-je. « Enfin bon, pour en revenir à la leçon, la première étape, c’est d’apprendre à distinguer le ki chamanique du reste. Ça prend du temps. »
— « Ça t’a pris combien de temps, à toi ? », s’enquit Borbo.
— « Deux semaines pour les premiers résultats. »
— « Tant que ça ? », soupira le gamin.
— « C’est encore plus lent que tu ne le penses », assurai-je. « Il faut se familiariser avec chaque type de lien chamanique. Et ça inclut non seulement les liens porteurs d’émotions classiques mais aussi d’autres types de liens. La perception est la base du chamanisme. Pour relier deux aiguilles entre elles, pour faire des formations, pour faire bouger un bonhomme en papier avec des arts vaudou… pour pouvoir faire tout ça, il faut d’abord savoir exactement quel type de lien on va devoir créer. »
— « Kouk… Cousin… », claqueta Ayaïpa, me dévisageant. « Tu sais faire tout ça ? Même le bonhomme en papier ? »
— « Même le bonhomme en papier. »
Elle avait le bec ouvert, l’air de ne se rendre compte qu’alors à quel point son maître était brillant. Amusé, je me penchai sur elle en disant :
— « Hoho, je sais aussi voler sur un dragon en papier. »
— « Koa ?! Tu sais voler ?! »
J’éclatai de rire.
— « Je plaisante, cousine ! J’adore te taquiner. »
— « Kumfk. Ça, je le sais, cousin. »
— « Je me pose une question », intervint Borbo. « Tu parles beaucoup des émotions de ces Liens de l’Univers, mais, en fait, est-ce que c’est vraiment tout que des émotions ? »
— « C’est un abus de langage », reconnus-je. « Historiquement, on a d’abord repéré les liens porteurs d’émotions classiques, puis on en a analysé d’autres et on a découvert qu’ils fonctionnaient aussi par ondulations, qu’ils naissaient aussi en réaction à un événement ou à un état, et que la tête et la queue du message avaient la même structure. Comme on appelait déjà ce “message” une émotion, le mot est resté. Il n’est pas exactement faux. Le monde chamanique a une vision très large du vivant. Si un soupir peut se former dans un arbre, une pierre, un marteau, juste à cause des émotions environnantes, c’est que ces objets sont ouverts aux émotions humaines. De la même façon, certains chamanes disent être ouverts aux émotions de la nature. Mon grand-père pouvait prévoir quelle feuille serait la suivante à tomber juste en touchant le tronc d’un arbre. Il ne vérifiait pas un à un les liens pour chaque feuille : il se laissait guider, disait-il, par l’attention de l’arbre, posée sur la feuille qui allait le quitter. »
— « Ton grand-père ! Il était incroyable », loua Ayaïpa, fascinée.
Il n’y arrivait pas les jours venteux, par contre, complétai-je mentalement.
— « Tu peux faire ça, toi aussi ? », demanda Borbo.
— « Pas avec les feuilles. Et pas de cette manière. Mais je sais repérer tous les fruits des arbres fruitiers sans même les regarder. Surtout les abricotiers. C’est pratique. »
— « Koko, pourquoi ça ne me surprend pas », railla gentiment la poule.
— « Enfin, du coup », intervint Borbo, « c’est pas demain la veille que je vais pouvoir devenir chamane, si j’ai bien compris. »
— « Hé, si tu penses ne pas y arriver, tu peux toujours prendre un raccourci », suggérai-je. « Y’a une technique que les enfants de la Vallée des Chaînons-Chamanes utilisent pour amplifier leur perception. »
Le visage de Borbo s’illumina.
— « Un raccourci ? »
— « Ils mangent des champignons hallucinogènes. »
Borbo s’assombrit aussitôt.
— « J’en mangerai quand Mougoum arrêtera de mendier », souffla-t-il, usant de ses proverbes de Mendiants.
Je m’esclaffai puis avouai, plus sérieux :
— « Je ne sais pas si certains trouvent ça utile, mais je sais que ma mère en avait mangé avec quelques autres enfants du village des Cimes : c’est après ça qu’elle a décidé de ne pas apprendre les arts vaudou. »
— « Ouais… Beh, oublions les raccourcis », affirma Borbo. « De toute façon, mes chaussettes me disent que j’ai un don pour être chamane. »
Il ne portait même pas de chaussettes. Je roulai les yeux.
— « Hoho. Borbo le Grand Doué. À ce rythme, Ayaïpa, tu risques de devoir l’appeler grand frère. »
— « Kôk… Je… Je fais ce que je peux, cousin… »
Je tapotai la tête de la poule, amusé. Puis je dis :
— « En fait, comme j’aime à le dire, nous sommes tous un peu des chamanes. Quand nous râlons, quand nous avons peur, quand nous aimons, nous créons des liens. Et certains liens, même naturellement créés, sont très forts. » Je fis un geste de tête vers Borbo en lançant avec un sourire innocent : « Comme quand, hier, tu as vu Ayaïpa reprendre conscience et tu as crié “grande sœur !” tout soulagé. »
Borbo devint cramoisi. Ayaïpa tendit le cou.
— « Koa ? Borbo a créé un lien avec moi ? »
— « Hoho, bien sûr », souris-je. « Chaque interaction, même minime, crée un lien. Et quand ils sont très forts, même un non-chamane un tant soit peu sensible peut les saisir sur-le-champ. Vous avez sûrement déjà entendu cette expression, quand on dit que les cheveux se hérissent sur la nuque. C’est un sixième sens, qui nous permet de saisir ces émotions. Mais, en fait, les Liens de l’Univers sont partout. Même dans les techniques de ki. Les cultivateurs les utilisent sans le savoir. »
— « Ils utilisent un truc sans le savoir ? », souffla Borbo. « Des cultivateurs ? »
J’acquiesçai.
— « Et ça ne leur fait ni chaud ni froid. Comme quand, toi, tu utilises ton cœur, ton cerveau, ton foie, sans même y penser et sans même savoir comment ils fonctionnent. »
Borbo grimaça et Ayaïpa tourna le cou vers son propre corps.
— « Koko ! C’est vrai qu’on ne sait pas comment ça marche. Mais ça marche ! »
— « Héhé. Pas besoin de tout savoir, tant que ça marche », acquiesçai-je. « Mais, si l’on veut faire des trucs précis, comme manipuler consciemment un lien, alors… »
— « Il faut d’abord les percevoir pour savoir comment les manipuler », devina Borbo.
Je hochai la tête.
— « Exact ! Alors, reconcentrez-vous : je vais réactiver les talismans. Prêt ? »
— « Prêt ! », répondirent mes deux apprentis à l’unisson.
Pendant tout ce temps, Zom n’avait pas dit un mot, mais il avait levé les yeux, me dévisageant, pendu à mes lèvres. Je m’apprêtai à réactiver les talismans, quand, nous prenant par surprise, il enleva son bracelet, l’air abattu. Huh ?
— « Zom ? », fis-je.
— « Je… J-J-Je… », bégaya-t-il, troublé.
Il semblait en proie à quelques réflexions personnelles tourmentées. Soudain, il se leva et s’éloigna de la véranda de quelques pas. Alarmé, Borbo eut un mouvement de recul et grommela :
— « Eh ! Tu nous préviens si tu nous refais le coup du Sang-Immortel, hein… »
Zom prit une bouffée d’air — comme paralysé, il avait arrêté de respirer. Il secoua la tête. Les craintes de Borbo étaient infondées : Zom n’avait pas du tout l’air d’avoir perdu le contrôle de son ki. J’aventurai :
— « Tu n’aimes pas les arts vaudou ? »
Zom tressaillit et se retourna vers la véranda.
— « Non… Ce n’est pas ça. Je… » Il marqua une pause sous nos regards patients, puis il dit : « Tu dis que nous pouvons sentir les émotions des autres. J’ai pu sentir ce que le bracelet m’envoyait. Mais… ce n’est pas mon émotion. Je veux dire… C-Comment… Comment ça se fait que je puisse sentir les émotions des autres et pas les miennes ? »
Un bref silence s’ensuivit. De sous ses cheveux rouge sang, ses yeux noirs nous scrutaient. Je battis des paupières.
— « Tu veux dire… que tu ne sens pas tes propres émotions ? »
Il acquiesça lentement. Quelle était cette sottise ? Je me levai.
— « Si tu as pu comprendre l’émotion que le bracelet t’a envoyé, c’est parce que tu l’as sentie. Tu t’es appropriée cette émotion. Du coup, c’est devenu ta propre émotion… »
— « Mais je n’ai pas d’émotions », m’interrompit Zom, l’air contrarié. « Je suis un monstre. Mes émotions… elles sont toutes fausses. »
J’avais du mal à comprendre pourquoi il disait ça, mais, clairement, il semblait répéter une idée profondément ancrée en lui.
— « Par Mougoum, il va pas recommencer à s’angoisser, ce gars ? », souffla Borbo, ennuyé. Cependant, le trouble intérieur de Zom était sûrement justifié.
J’envoyai un coup d’œil vers le petit Mendiant pour l’inviter à la patience, puis je me levai promptement. Je pris le bracelet que Zom avait laissé sur la véranda et je m’approchai du garçon sur la terre battue en proposant :
— « On peut vérifier ça, si tu veux. Prends ma main. Pense à quelque chose qui te semble émotionnellement fort, même si tu penses que c’est “faux”. Je vais ancrer le lien à l’aiguille et envoyer ça à travers les talismans. On pourra tous les trois te dire si tu es vraiment un monstre sans émotions ou pas. Et, toi-même, tu recevras ton émotion à travers le talisman. Qu’en dis-tu ? », fis-je, tendant ma main et le bracelet.
Le garçon hésita. Je souris.
— « Tu n’as pas de soucis à te faire. Si ton sang gourmand m’attaque, Irami se chargera de me sauver. Pas vrai, Irami ? »
Mon ami ne leva pas les yeux de son livre et je rectifiai :
— « Ayaïpa me sauvera d’un coup de tête. »
— « Mais je ne sais pas ce que c’était, ce halo blanc », protesta la poule, inquiète. « Si je n’arrive pas à te sauver… »
— « Je rigolais : il ne va rien se passer », la rassurai-je.
Zom, cependant, hésitait encore. Était-ce parce qu’au petit matin, mes deux apprentis à la tête creuse avaient commis une bourde et révélé que j’étais un renard-démon ? Ça avait été aussi simple que : “Cousin ! Faut que tu te transformes en renard pour continuer la partie de mikado !” “Au fait, maître”, avait ajouté Borbo, “comment ça se fait qu’un renard-démon comme toi ait décidé de prendre une poule comme apprentie ? C’est pas possible que ce soit vraiment ta cousine, si ?”. À ce moment, Zom était entré dans la pièce et était resté cloué sur place à me dévisager… puis, sans un mot, il était parti. Elkesh avait dû me rassurer en disant que le garçon était allé chercher de l’eau à la rivière avec ses deux seaux, comme tous les matins.
Voyant que Zom semblait en proie à un terrible conflit intérieur, je laissai retomber ma main.
— « Je t’ai mis mal à l’aise. Pardon. »
À peine me tus-je, que Zom attrapa ma main d’un mouvement brusque. Je regardai le garçon avec étonnement. Il était plus petit que moi ; ainsi, sa tête étant baissée, je ne pus pas voir son expression quand il dit avec vivacité :
— « Je… te laisse confirmer. Ne sois pas déçu après… Les Chiens Sanglants Enragés, nous sommes des aberrations de la nature. Nous ne sommes pas humains. Et… Et puis, d’abord, envoyer l’émotion d’une autre personne, e-e-est-ce possible ? »
Je demeurai saisi par sa tirade. Quel imbécile lui avait donc dit que les Sangs-Immortels n’étaient pas humains ? Je gardai cependant les questions pour plus tard : la lueur dans les yeux de Zom me disait qu’il avait pris une grande décision en attrapant ma main. Je n’allais pas trahir sa soudaine confiance et l’angoisser en le faisant se remémorer un passé probablement peu agréable.
Je hochai la tête.
— « Contente-toi de penser, par exemple, à ce que représente cet endroit pour toi. Je trouverai le lien. »
Je refermai alors ma main sur la sienne et me concentrai.
J’étais plus doué pour analyser les flux énergétiques extérieurs que ceux à l’intérieur d’un corps, mais ce que je perçus était indubitablement hors norme. Une personne, qu’elle soit cultivatrice ou non-cultivatrice, avait d’ordinaire des méridiens de ki bien déterminés où fluait l’énergie vitale de manière plus prononcée que dans le reste du corps : c’était lesdits méridiens principaux. Cependant, chez Zom, le flux énergétique de ces méridiens principaux pouvait à peine se distinguer au milieu de tous les autres flux bouillant également d’énergie. Sa quantité de ki vital était impressionnante, presque monstrueuse. Les Sangs-Immortels étaient-ils tous comme ça ? Je n’en savais rien. En tout cas, c’était presque étonnant qu’il ne perde pas plus souvent le contrôle de son ki. Et c’était encore plus étonnant qu’il puisse sortir vivant de ses « crises ». Il n’avait même pas formé d’océan de ki. Ce n’était donc pas un cultivateur. Comment faisait-il pour maintenir tout ce volcan sous contrôle ? Ce qu’avait dit un jour Maître Karhaï en cours d’Histoire me revint :
“Devenir cultivateur est un choix de vie, mais, pour certains ayant de rares constitutions, plus qu’un choix, c’est le seul chemin qui leur permet de rester vivants.”
Je regardai un instant le visage concentré de Zom qui, les yeux fermés et les sourcils froncés, était sûrement en train de penser à la maison de Fey-Youn, comme je le lui avais demandé. Le garçon avait l’air d’avoir bon cœur. Il n’empêche que, même sans cultiver, il avait plus de ki qu’un cultivateur aguerri…
Quant au lien de ki qui le rattachait à la maison de Fey-Youn, je le trouvai sans mal, preuve qu’il était effectivement très fort. Les deux autres liens que je sentis, encore plus forts… m’auraient sûrement mené à Fey-Youn et à Elkesh si je les avais suivis.
Sans plus attendre, je liai le lien à l’aiguille et envoyai l’émotion de Zom à travers les talismans. J’entendis le caquètement surpris d’Ayaïpa en même temps que je sentais moi-même, à travers le bracelet que je partageais avec Zom, une profonde affection mêlée de gratitude, de culpabilité et d’espoir. Par ma queue de renard… Et, rien que la veille, ce garçon avait voulu quitter le foyer qu’il aimait tant ?
Je lâchai Zom et, sans l’avertir, je frappai gentiment son front du tranchant de ma main. Il souffla en se couvrant la tête.
— « Pourquoi… ? »
— « Idiot », fis-je, et je croisai mes bras en ajoutant : « Une aberration de la nature qui n’a pas de vraies émotions ? Ha. Je ne sais pas quel malotru t’a dit ça, mais tu peux tout oublier : tes émotions sont aussi réelles que les miennes. »
Zom avait arrêté de se frotter le front et il me dévisageait, l’air d’avoir du mal à assimiler cette vérité. À cet instant, il me rappela un peu Pok — enfin Bwi, le garçon albinos qui était convaincu d’avoir un démon dans le cœur…
— « Mais… ! Mais quelle belle émotion ! », s’enthousiasma soudain Ayaïpa, se remettant enfin de sa surprise. « Tes émotions ressemblent tellement aux miennes ! Kokoko ! J’en veux encore ! »
Hoho, ma chère apprentie commençait déjà à développer la plus grande addiction des chamanes, à savoir, la passion pour les émotions des autres. Sauf qu’elles ressemblaient aux siennes, disait-elle… ? Je souris largement.
— « Et voilà que grâce aux arts vaudou de votre très excellentissime maître, on a appris que Zom n’est pas un sans-cœur et qu’il a les mêmes émotions qu’une poule. »
— « Chapeau, pour la découverte », souffla Borbo, toujours assis sur la véranda. « Du reste, si Zom était un sans-cœur, il ferait pas cette tête, maintenant. »
Je jetai un coup d’œil à Zom. Le garçon fermait les poings, tremblant. Sous nos regards attentifs, il détourna les yeux et dit à brûle-pourpoint :
— « Pas un sans-cœur ? Je n’ai jamais pleuré. Si ma tristesse est réelle… Pourquoi je ne pleure jamais ? »
Euh… Je répondis maladroitement :
— « Ça dépend du caractère, peut-être ? Regarde Irami : il n’est pas du genre expressif. Mais, grâce à mon incroyable intuition, j’ai vite compris qu’il n’est pas un ermite insociable et qu’il apprécie ma compagnie. Enfin, je pense… j’imagine… je suppute. Le livre a vraiment l’air passionnant », ajoutai-je, constatant qu’Irami avait décidé d’ignorer ma pique.
— « Même quand on a tué ma famille », ajouta brusquement Zom. « Pas une larme. Pourquoi ? »
Je m’assombris. La question me mettait dans une situation délicate et, inconsciemment, je lançai un coup d’œil à Irami, l’appelant au secours. Celui-ci posa son livre.
“Il était peut-être trop jeune pour comprendre ce qui se passait ?”, suggéra-t-il par voie mentale.
Quand je relayai ses mots, Zom plissa le front.
— « Non. Je comprenais parfaitement. J’avais neuf ans, mais je comprenais parfaitement ce qui se passait. »
Je levai un sourcil, étonné.
— « Neuf ans ? Je croyais qu’on t’avait retrouvé sur le Plateau quand tu avais onze ans. Tu as vraiment passé deux ans tout seul dans la forêt ? »
Zom pâlit et eut un mouvement de recul. Aïe…
— « Tu n’as pas à parler si tu ne veux pas », assurai-je. « Mais refouler le passé est rarement une bonne idée. Et sache qu’ici, personne ne te veut de mal. »
Zom fit une moue incertaine, la tête baissée, et recula d’un pas. Puis il hésita à nouveau.
— « E-E-Est-ce… » Mal à l’aise, il se tut, puis il retenta en articulant : « Est-ce vrai que les cultivateurs ne tuent pas les Chiens Sanglants Enragés comme moi ? »
— « Hmm… À mon humble avis, aucun cultivateur vertueux ne tuerait un Sang-Immortel qui n’est pas sur le point de tuer quelqu’un. Mais le Murim est vaste. »
Zom leva vivement la tête.
— « H-Hier, j’ai été sur le point de te tu… »
Avant qu’il ne termine le mot « tuer », je m’approchai et lui redonnai un coup sur le front puis fis :
— « Hoho : on dirait que je suis encore bien vivant. »
— « Je ne rigole pas ! », protesta Zom, énervé.
— « As-tu déjà entendu l’histoire du Dragon Soucieux et de la Reine Malice ? », demandai-je alors. Je n’attendis pas sa réponse : il ne connaissait certainement pas cette histoire que m’avait racontée Yelyeh. Je repris : « Il était une fois un dragon énorme et très puissant qui gouvernait les cieux. Tous les gens, en le voyant passer au-dessus de leurs têtes, vivaient apeurés, ne redoutant que lui, ne craignant que lui. Sauf, qu’en fait, si le dragon volait toujours dans les cieux, c’est parce qu’il n’atterrissait jamais, soucieux de n’écraser personne. Ignorant cela, les gens soutinrent la Reine Malice pour le prendre en chasse, ils payèrent des impôts pour qu’elle les protège du dragon, ils instituèrent un pays anti-dragons et la Reine fit poursuivre tous ceux qui ne juraient pas contre les dragons, tous ceux qui l’injuriaient, elle, ou son blason, tous ceux qui ne jetaient pas de flèches enflammées vers le ciel tous les soirs, pour tuer un dragon dans leur imagination. Mais, en vérité, le Dragon Soucieux continuait à voler, sans se poser, ignorant tout ce qui se passait au sol. Les gens craignaient un danger, mais le vrai danger venait d’ailleurs. »
Je hochai la tête, marquant un temps d’arrêt, pour l’effet.
— « En somme, au lieu de bayer aux corneilles, faut regarder qui te pique les sous, c’est ça ? », me pressa Borbo. « Je parie mon pantalon troué que ma mère aimerait bien cette histoire. Sauf qu’elle est mal racontée. »
— « Quoi, mal racontée ? », protestai-je.
— « Moi, j’aime bien quand tu racontes des histoires, cousin ! », intervint Ayaïpa. Décidément, ma première apprentie était plus encourageante que le deuxième…
Je me tournai vers Zom en reprenant mon sérieux.
— « Ce que je veux dire, c’est que, des dangers, il y en a partout : chacun est responsable de vérifier s’ils existent et de décider par soi-même s’ils méritent d’être éliminés, éloignés ou acceptés… Tels seraient les propos de Maître Zéligar s’il avait été là, n’est-ce pas, Irami ? »
Celui-ci hocha sereinement la tête et cita :
— « Assumer ses propres décisions est un des premiers pas à prendre sur un Chemin Vertueux. »
— « Voilà », acquiesçai-je. « Or, hier, Fey-Youn et Elkesh ont décidé d’accepter le danger que pose ta constitution, Zom. Ce qui ne veut pas dire que tu ne doives pas apprendre à contrôler ton ki, au contraire : je pense que tu as grand besoin d’apprendre une technique de cultivation ; mais, si j’étais toi, j’arrêterais de trop m’inquiéter et d’avoir peur de moi-même. »
Devant mon avis sincère, Zom semblait soulagé. Je crois qu’il était sur le point de hocher la tête quand on entendit des applaudissements et une voix forte, tout près, qui dit :
— « Et dire qu’à l’âge de ce garçon, tu ressemblais presque à un sauvageon, Zangsa ! Et te voilà devenu un bel Immortel féru de belles phrases. Je suis émue. Euh… Zangsa… ? »
Avant même de reconnaître la voix de Yelyeh, je bondis en arrière vers la véranda, trébuchai et me heurtai à Borbo, qui avait lui aussi réagi brusquement : nous tombâmes tous les deux à la renverse sur les planches en bois en grimaçant et grommelant.
— « Cousin ! Des fantômes ! Des fantômes sont apparus de nulle part ! », pépia Ayaïpa, atterrissant sur ma tête, affolée, les plumes bleuies.
Nous entendîmes un grand rire.
— « Hahaha ! On dirait trois lapins apeurés ! Par mes cornes ! Tester cet artéfact a valu la peine, vous ne trouvez pas ? »
Le cœur battant, je soufflai et, comme Ayaïpa cessait d’agiter ses ailes, je pus enfin voir, debout, devant la véranda, à trois mètres à peine, la dragonne sous sa forme de jeune humaine aux cheveux flamboyant de rouge.
— « Yelyeh… », dis-je en m’asseyant sur mon séant, stupéfait.
Je savais qu’elle excellait dans les sortilèges d’invisibilité, mais… comment se faisait-il que je ne l’aie pas sentie venir ou même entendue ?
Elle était accompagnée de trois personnes, dont Ak-Baé Tang. Les deux autres — une belle jeune femme aux longs cheveux bruns, l’autre un vieux rabougri — étaient vêtus de robes grises ourlées de noir. Autour de la tête, ils portaient un bandeau blanc avec le symbole d’un cercle noir contenant deux points pour les yeux et un sourire. Je haussai un sourcil. C’était le symbole de la Secte de la Joie. Que faisaient donc deux Joyeux — comme ils se nommaient eux-mêmes — avec Yelyeh ?
La dragonne sourit largement.
— « J’ai tout écouté, depuis tes explications sur les champignons hallucinogènes. Devine un peu comment j’ai fait pour tous nous dissimuler si parfaitement. »
Ak-Baé et les deux membres de la Secte de la Joie firent des moues gênées, preuve que l’idée de nous espionner et de nous surprendre venait exclusivement de Yelyeh. Hum. La connaissant… elle avait sûrement utilisé une relique. D’ailleurs, n’avait-elle pas mentionné quelque chose à propos de « tester un artéfact » ?
— « C-C’est qui ? », fit Borbo, sur le qui-vive.
Je pris une grande inspiration puis, d’une main, j’ébouriffai les cheveux du garçon et, de l’autre, je tapotai la tête d’Ayaïpa, tout en les rassurant :
— « Saluez la bienfaitrice de votre maître. Elle s’appelle Yelyeh. C’est une dragonne. »
Mes deux apprentis tournèrent lentement la tête vers moi. Puis ils accusèrent le coup.
— « Koa ?! »