Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Dommage qu’il ait dit non, songeai-je.
Je bâillai tout en repensant à ma conversation de la veille avec Aroulyoun. Comme il avait poliment refusé mon offre, arguant qu’il devait travailler le lendemain, je l’avais tout de même accompagné jusque chez lui pour remémorer nos batailles de bataballe et nos espiègleries d’enfant. Nous étions passés devant l’ancien manoir de la Famille des Jardins. Sans lui dire qu’Elkesh m’avait déjà raconté l’affaire, j’avais écouté Aroulyoun m’expliquer que le manoir avait été jugé dangereux, inhabitable et invendable pendant trois ans à cause du « Démon des Flammes Vertes », jusqu’à ce qu’un spécialiste ait exorcisé la zone — tout ce qu’Ayaïpa avait pu lui dire sur les démons ne semblait pas l’avoir amené à questionner grand-chose… En tout cas, la propriété avait finalement été vendue par Elkesh à un prix dérisoire à la maison commune d’Osha et, après longs débats, on en avait fait une école martiale pour former des guerriers spécialisés dans la chasse aux bêtes-démons. Ça m’avait fait grimacer. À quoi bon autant de chasseurs de bêtes pourpres ? J’avais inconsciemment accéléré le pas pour m’éloigner du manoir. Alors, au moment de nous séparer, Aroulyoun m’avait dit comme ça :
“Au fait, Zangsa. Cette affaire de disparitions… J’ai appris que le dernier disparu en date était un charlatan moitié devin, moitié chamane. L’affaire n’a pas été élucidée et je ne peux pas te donner plus de détails, mais… au cas où, fais attention.”
Hé. Strict et discipliné, Aroulyoun était peut-être un bon fonctionnaire impérial avec plein d’idées reçues, mais il ne s’inquiétait pas moins pour son vieil ami chamane qu’il avait perdu de vue pendant treize ans.
— « Ah ! », s’écria soudain Borbo, m’arrachant à mes pensées. « Une rouge ! Une belle rouge ! Celle-là, je la rate pas. Je vais enfin te poser une question, tu vas voir… Attends, je me concentre. »
Assis à l’ombre des arbres dorés du Mont-d’Or, non loin de la maison de Fey-Youn, le jeune Mendiant et Ayaïpa s’affrontaient dans une partie de mikado — une version du jeu où, parmi les différentes baguettes, quelques-unes rouges à trois points permettaient en plus de poser une question oui-non à l’adversaire choisi. À l’époque où j’étudiais, j’avais inventé cette version pour réussir à faire parler Irami. À présent, l’objectif était tout autre. En effet, la veille, en découvrant que sa sœur sénior était une poule, Borbo s’était exclamé : « Quoi ? Tu apprends les arts chamaniques à cette grosse poule ?! » ; il s’était senti vexé et trahi, ce qui avait à son tour vexé Ayaïpa. Entre verre et verre, en plein défi avec le Vieux Duc, j’avais proposé au garçon un autre défi : j’allais réciter un poème inconnu des deux et, s’il récitait mieux qu’Ayaïpa, celle-ci devrait l’appeler « grand frère » ; sinon, il promettait de l’appeler « grande sœur ». “Je promets !”, avait-il dit, devant sa mère et ses compagnons Mendiants. Alors, je m’étais lancé :
Sous la pluie grise qui crachote,
Frappe à tâtons à la petite porte.
Quel riche ami se niche ici ?
Suis-je chez ce cher sage chat
Sachant chasser la souris ?
Non, c’est chez le singe Achou
Soucieux des choux sous le châssis.
Ayaïpa avait répété mot pour mot mon poème casse-langue de manière impeccable et Borbo en était demeuré ahuri. Contrairement au Vieux Duc, qui s’était commodément assoupi avant de reconnaître que j’avais remporté notre défi, le garçon avait humblement accepté sa défaite devant sa mère, mais, ce matin, à peine étions-nous sortis d’Osha, que ce chenapan avait réclamé une revanche. Je leur avais alors proposé d’en découdre avec une partie de mikado une fois arrivés à Gnawoul… et, d’une façon surprenante, mon deuxième apprenti s’avérait très maladroit pour ce jeu. J’aurais pourtant cru qu’un Mendiant aurait les mains habiles.
Me redressant, je croisai les bras et regardai le garçon approcher prudemment sa main de la baguette rouge, qui était presque coincée entre d’autres baguettes. Il n’avait pas choisi la baguette la plus facile à prendre, preuve qu’il espérait pouvoir effectivement poser une question à Ayaïpa. Du pouce et de l’index, il pinça la baguette rouge très doucement et… une baguette voisine roula.
— « Par les chaussettes de Mougoum ! », s’écria-t-il, frustré.
— « Hoho. Mettons fin à cette histoire, Borbo », lui dis-je, « à moins que tu veuilles que je te ramène chez ta mère. Si Ayaïpa arrive à prendre la baguette rouge, elle gagne. Et même si elle n’arrive pas à la prendre… Mm, je ne te demande pas de l’appeler grande sœur, mais tu lui dois ton respect. Oui, c’est une grosse poule et on aurait presque envie de la manger, mais, voilà, elle a un cœur plus gros encore et c’est mon apprentie. Tu viendras à l’aimer comme ta grande sœur. »
Borbo tiqua d’incrédulité. Ayaïpa me regarda, les plumes rougies, touchée par mes paroles. Puis elle caqueta, enthousiasmée :
— « Mon cousin dit vrai ! Borbo ! Même si tu n’as pas pris la baguette rouge, tu peux me poser ta question. Je répondrai à toutes tes questions. Puisque je suis ta grande sœur ! Kokoko ! »
L’expression de Borbo trahit son amusement, puis le garçon fit une moue.
— « Tu n’as même pas pris la baguette, encore. »
— « Ko ! C’est vrai ! Kéké. Ta grande sœur va te montrer. »
D’un pas décidé, Ayaïpa s’approcha du tas chaotique de baguettes. Elle y alla très doucement, avec précaution. Elle était précise avec son bec, qui se referma sur la baguette rouge. Elle allait relever la tête quand, soudain, on entendit le cri d’un coucou tout près. Sous le coup de la surprise, Ayaïpa déploya légèrement ses ailes et fit bouger les baguettes. Je fus pris d’un fou rire.
— « Hahaha ! Borbo ! Prends exemple sur ta grande sœur ! Hahaha ! »
Les plumes d’Ayaïpa devinrent écarlates. Puis elle protesta :
— « C’est à cause du coucou ! Cousin », ajouta-t-elle comme je continuais à rire. « C’est toi qui as proposé ce jeu. Tu dis que tu es bon joueur, mais est-ce que c’est aussi vrai quand tu es sous ta forme de renard ? Je parie que je te bats ! »
Ho ? Elle voulait parier ? Je hochai la tête.
— « Cousine. Je n’ai jamais joué au mikado avec mon museau de renard, mais je ne suis pas seulement bon joueur : de la même façon que Maradey, Fondateur de la Secte du Papillon blanc, était un maître du thé et que Mougoum le Mendiant était un maître de l’esprit humain, je suis un maître du mikado », me vantai-je. « Par contre, toi, tu n’as rien d’un maître du secret, décidément. »
Ayaïpa vira au bleu en s’en rendant compte ; je me tournai vers Borbo, qui agita la main, devinant le problème.
— « T’inquiète, ma mère m’a dit, hier soir, pour le renard. »
Cela ne semblait pas l’avoir impressionné plus que ça. Je haussai un sourcil.
— « Ça te gêne d’avoir une poule comme sénior, mais un renard-démon comme maître, ça ne te dérange pas ? »
— « Un renard, c’est censé être rusé. Et puis, tu es le disciple du fameux chamane Naravoul, non ? Tu es plus humain que renard. C’est pas comme si tu allais te transformer d’un coup… Par les chaussettes de Mougoum ! », s’écria-t-il en me voyant adopter ma forme de renard sans prévenir.
Décidément, ce garçon appréciait beaucoup les chaussettes du Fondateur de la Secte des Mendiants. Je levai mes yeux de renard vers lui, souris, puis me retransformai en humain.
— « Ça demande une certaine maîtrise des deux ki, mais, à présent, je peux changer de forme quand je veux, comme tu le vois… »
Je me retransformai en renard.
— « Tu es malade ?! », s’écria alors Borbo, à ma surprise. « Y’a pas idée de se transformer ici, tout près d’un village. Et si on te voit ? »
Hé. Il s’inquiétait pour moi ? Sa réaction était plus raisonnée qu’autre chose. N’avait-il vraiment pas peur de moi ? Certes, du haut de mes soixante centimètres, j’étais loin d’être aussi grand qu’un grand renard-démon comme mon père, mais j’étais quasiment deux fois plus grand qu’un renard commun.
— « Elkesh dit que personne ne s’aventure en amont », assurai-je, reprenant ma forme humaine. « À présent… »
Je ramassai les mikados et les fis retomber en désordre pendant que je cherchais quelque belle idée pour mon pari avec Ayaïpa et une autre pour Borbo…
— « Je sais ! », dis-je enfin, prenant une baguette et l’agitant vers mes deux apprentis. « Vous savez, demain, je pars tout seul pour Osha, pour mon enquête, et vous allez rester ici, tous les deux. »
Borbo ouvrit grand les yeux.
— « Quoi ? Mais… ! »
— « Ta mère est au courant », l’interrompis-je. « Elle connaît Fey-Youn, même si elle ne l’a pas revu depuis longtemps, à ce qu’elle m’a dit. Mais qu’importe : je suis ton maître, et j’ai décidé que tu resteras ici, à Gnawoul. »
Tous les deux me regardaient, stupéfaits. Ayaïpa claqueta alors :
— « Tu vas partir tout seul ? Sans Irami ? Et sans moi ? Sans moi ? », répéta-t-elle, sous le choc.
— « J’ai comme l’impression que vous ne voulez pas vous séparer de votre admirable maître et ça me touche », avouai-je, amusé. « Faisons un pari. Vous êtes deux contre un. Je ne sais pas combien de temps cette enquête va durer, alors… Si l’un de vous gagne, je reviendrai régulièrement à Gnawoul pour vous enseigner personnellement les arts du chamanisme. Dans tous les cas, écoutez Elkesh et respectez tous les villageois. Et si je gagne, Borbo, tu apprendras les bases du chamanisme sans moi, et ton instructeur sera ta grande sœur ici présente. »
Ayaïpa déploya ses ailes, surprise.
— « Moi ? Instructrice ? »
— « Tu te souviens de tout ce que je t’ai raconté sur les différentes techniques vaudou, n’est-ce pas ? »
— « Dis non ! », chuchota Borbo à la poule.
Mais celle-ci était bien trop honnête pour mentir, et elle hocha la tête :
— « Koko ! Je me rappelle tout ! Les techniques de reliage, d’influence, de migration, de perception, de restriction et les techniques soupiriques ! Tout ! »
Le petit Mendiant fit une moue déçue, puis il dit :
— « D’accord. Mais que pour les bases. Et, si on gagne, tu jures que tu feras de moi un grand chamane et… tu promets de me laisser caresser le renard. »
Il parlait comme si le renard, ce n’était pas vraiment moi. Je roulai les yeux.
— « Pour le grand chamane, c’est non : mais je peux te promettre de faire tout pour t’aider à en devenir un. Quant à la seconde condition, Borbo… Tu veux gratter les oreilles de ton maître ? », me moquai-je. « Soit. Je te laisserai volontiers, pour une fois, si c’est toi qui gagnes. Mais, en échange, si vous perdez, vous monterez tous les deux jusqu’au sommet du Mont-d’Or depuis Gnawoul tous les matins. Un chamane qui ne sait pas courir finit toujours en prison, disait mon grand-père. »
Voilà qui complétait bien l’agenda de mes chers apprentis, acquiesçai-je mentalement.
J’avais allumé leur flamme : Borbo et Ayaïpa s’exclamèrent chacun :
— « Que Mougoum me jette dans un puits si je perds ! »
— « Kôk ! On commence ! »
Je souris largement.
— « Honneur aux dames. Vas-y, Ayaïpa. »
Brandissant la baguette que je tenais, je la glissai dans le tas désordonné sans bouger une seule baguette, arrachant à mes apprentis un regard moins confiant ; puis je me transformai, et Ayaïpa s’avançait pour prendre la première baguette, quand, tout à coup, un cri lointain se fit entendre. Il était si guttural qu’il ressemblait au cri d’un animal en souffrance… mais cela pouvait tout aussi bien provenir d’un humain.
— « Un cri ? », fit Ayaïpa, tournant le cou de tous les côtés.
Je levai ma patte de devant pour signifier qu’on remettait la partie de mikado à plus tard, et je m’élançai entre les arbres.
J’espérais qu’il ne s’agissait pas d’une bête enragée. Auquel cas, j’aurais mieux fait de reprendre ma forme humaine et de retourner chez Fey-Youn et Elkesh prendre mon épée — ou il aurait même mieux valu carrément aller chercher Irami, qui, avec Sonju et Fey-Youn Gu-Lian, était parti depuis au moins une heure se promener pour parler et continuer à essayer de découvrir la clef du Pavillon du Nuage Doré.
Entre les arbres au feuillage doré, je filais à la vitesse de l’éclair, mon ki pourpre ondulant autour de mon corps de renard-démon.
Je sautai au bas d’un ravin, suivis un petit cours d’eau qui ruisselait dans un fossé couvert de pierraille et de boue et… je m’arrêtai net sur un rocher. Je venais de sentir une odeur de sel et… de sang ? Mais était-ce vraiment du sang ? Quelque chose semblait différent…
J’arrivai enfin devant la cavité d’où provenaient les cris qui, à présent, s’étaient transformés en simples grognements étouffés.
Là, sur un tas de boue, se convulsait, tremblante, une créature à forme humaine, aux cheveux rouge sang… enfin, en fait, même avec la boue qui la maculait, on aurait dit que tout son corps était écarlate, comme si sa peau s’était mise à saigner par tous ses pores. Le sang suintait et se frayait peu à peu un chemin entre les cailloux jusqu’au ruisseau… mais était-ce vraiment du sang ordinaire ? Sa couleur était semblable ; son odeur, elle, ne l’était pas : loin d’être métallique, elle ne rappelait le sang que par sa forte teneur en sel, et elle rappelait par contre un peu l’odeur d’une omelette de champignons mêlée à du romarin… Bizarre. Et encore plus bizarre : ce sang ne séchait pas et fluait comme l’eau.
Alors, la créature gémit de douleur et bougea la tête. Nos regards se rencontrèrent. J’ouvris grand mes yeux pourpres de renard. Zom ? Je montrai mes crocs sous le coup de la surprise. C’était le garçon de quatorze ans que nous avions sauvé du jaguar enragé l’autre jour. Le garçon qui vivait chez Fey-Youn et Elkesh. Quand nous étions arrivés, ce matin, à Gnawoul, il était déjà parti chasser et nous ne l’avions pas encore vu. D’ailleurs, tout près, je vis un lièvre mort soigneusement placé sur un rocher avec un arc et son carquois de flèches. Le garçon était donc bien parti chasser, mais… quelque chose lui était arrivé.
Comme Zom avait agrippé son couteau et essayait de se relever vaillamment malgré son état, je me retransformai en humain et dis :
— « C’est moi, Zangsa. N’aie crainte. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? », ajoutai-je en m’approchant précipitamment.
Se convulsant, Zom laissa tomber le couteau et attrapa sa tête à deux mains. Il mordait un bâton pour ne pas crier. Le sang suintait de partout, même de ses yeux. Avait-il même pu me voir sous ma forme de renard ou m’avait-il même entendu lui parler ?
Je m’accroupis près de lui et j’allais poser une main sur son bras quand je sentis soudain un danger et je m’arrêtai, stupéfait. Avais-je peur de Zom ? Pourquoi sentais-je d’instinct qu’il était dangereux même de le toucher ? Que lui était-il donc arrivé ?
Je remarquai alors certaines herbes tombées près de Zom. Mon cœur se glaça. De la cigüe ? Même une petite portion de cigüe pouvait être mortelle ! Mais ce garçon… Il n’avait pas du tout les symptômes dus à une intoxication à la cigüe. Les sourcils froncés, j’imbibai ma main droite de ki doré et l’approchai du garçon sans le toucher. Je sentis immédiatement une énergie vicieuse fuser à travers ma barrière dorée pour essayer de la percer. J’écartai la main en soufflant intérieurement d’ébahissement. Ce liquide rouge suintant était bien du sang, son sang, et, pourtant, je n’en avais jamais vu d’aussi chargé énergétiquement.
Je m’éloignai de deux pas en analysant la situation. Je comprenais enfin pourquoi Zom m’avait intrigué à notre première rencontre.
Peut-être de par mon expérience avec Lianli et Irami, qui avaient tous deux des constitutions rares, je m’étais intéressé plus que d’autres aux constitutions peu ordinaires, surtout à celles qui étaient considérées comme malheureuses ou maudites. La constitution du Sang-Immortel, aussi appelé Chien Sanglant Enragé, était l’une d’elles. Et c’était la seule que je connaisse qui puisse expliquer que ce garçon soit encore en vie malgré la cigüe et malgré le fait d’avoir perdu autant de sang.
J’avais lu, dans des textes impériaux, que les enfants d’environ dix ans devenaient susceptibles d’être possédés par le Démon Sanglant et que, si par malheur ils étaient possédés, ils devenaient fous furieux et attaquaient toute personne alentour en faisant gicler leur sang possédé, aspirant l’âme et provoquant même des morts… avant de mourir eux-mêmes, presque toujours le même jour où ils avaient été « possédés ». Dans les contes d’horreur, on racontait que ces enfants se transformaient littéralement en démon puis en rivière de sang. Seulement, ce phénomène n’était évidemment pas dû à un démon, puisque les daemonia n’existaient pas. Et ce n’était pas l’âme qui était aspirée, mais l’eau et l’énergie. À ma connaissance, le premier maître du ki du Murim à avoir vraiment étudié la question par le passé était le fameux poète et guérisseur Yafoun Tang.
Trois siècles auparavant, ce Tang avait déterminé que ces enfants naissaient avec une constitution rare où le ki et le sang étaient une seule et même chose. Grâce à sa rare structure, le corps d’un Sang-Immortel avait une incroyable capacité d’auto-guérison et n’avait qu’à aspirer l’humidité de l’air pour régénérer ce plasma énergétique qui le parcourait de bout en bout — ceci expliquerait pourquoi Zom s’était remis si vite de sa profonde blessure au torse ; Fey-Youn avait d’ailleurs dit que Zom avait une santé de dragon. Cependant, cette constitution avait un gros défaut : le ki de Sang-Immortel était souvent trop puissant pour qu’un enfant puisse le maîtriser et y survivre.
Ainsi, Yafoun Tang avait personnellement aidé plusieurs enfants au ki de Sang-Immortel, mais un seul avait réussi à maîtriser complètement son ki et à atteindre l’âge adulte : Zégas, le Fondateur de la Secte des Chiens Sanglants Enragés. Un peu comme la Secte du Poison, l’objectif de cette petite Secte en marge de l’Alliance était de repérer et de sauver les enfants au ki de Sang-Immortel et de leur enseigner à maîtriser celui-ci — en supposant que la Secte existait encore, car, d’après Maître Karhaï, ses membres avaient été massacrés le siècle dernier, durant l’invasion des bêtes-démons puis, après, pendant la guerre des Sectes contre l’Œil Renversé.
C’était à peu près tout ce que j’en savais, mais, en tout cas, j’étais sûr d’avoir lu que ces enfants commençaient invariablement à perdre le contrôle avant onze ans, de la même manière que pour le ki de Serpent-Démon, ce qui voulait dire que, sans aide…
Je baissai les yeux vers Zom. Tout bien considéré, cet adolescent de quatorze ans avait l’air de s’être empoisonné à la cigüe volontairement tout en sachant qu’il n’en mourrait pas. Ce qui voulait dire que ce n’était probablement pas la première fois qu’il expérimentait cette crise et qu’il avait voulu engourdir volontairement son corps — pour ne pas se blesser ou ne pas blesser les autres, qui sait.
Voilà pour l’analyse. Le problème, c’est que je n’avais aucune idée de la manière dont on contrôlait une telle crise. Elle allait sûrement finir par passer, mais… observer sans rien faire m’aurait laissé un vilain regret si Zom n’arrivait pas à s’en remettre et se transformait en rivière de sang. Je ramassai un petit bâton entre les galets et grimaçai. Même si j’avais eu mes aiguilles, je n’aurais pas su par où commencer pour calmer le ki du garçon. Enfin, peut-être, si…
— « Zangsa ! Zangsa ! Tu es là ? »
— « Cousin ! »
Borbo et Ayaïpa m’avaient suivi. Je les appelai et les vis bientôt arriver, la poule sur l’épaule du garçon, tandis que celui-ci portait également mes vêtements et toutes les baguettes de mikado… Je ne lui demandai pas pourquoi il avait pris la peine de ramasser tout ça, et je lui ébouriffai les cheveux.
— « Tu es un champion, Borbo ! J’avais justement besoin de mes affaires. »
— « Habille-toi avant, espèce de Mendiant », me répliqua-t-il, clairement flatté par mes paroles. Puis il regarda vers la cavité, vit tout le sang et pâlit. « Qu’est-ce que… ? »
— « Kôk ! Le lièvre est mort ! », s’alarma Ayaïpa.
— « On se fiche du lièvre : regarde un peu à gauche, poule aveugle ! », rétorqua Borbo.
Elle regarda et son cou devint blême. À cet instant, Zom se recroquevilla en gémissant, les mains secouées de spasmes, alors que son sang fluait à nouveau avec plus d’intensité. La vision était presque surnaturelle, car… la logique disait qu’il était impossible qu’il puisse perdre plus de sang qu’un corps humain en contenait d’ordinaire. Sauf si son ki était celui du Sang-Immortel.
— « Ne vous approchez pas », prévins-je. « Zom est en pleine crise. Je ne sais pas si je vais pouvoir l’aider. En tout cas, ne vous inquiétez pas, il n’est pas en train de mourir. »
Du moins, je l’espérais.
— « Y’a une mer de sang, mais il n’est pas en train de mourir ? », souffla Borbo, incrédule. « C’est quoi, cette créature que tu appelles Zom ? Un ami à toi ? »
— « C’est ton futur compagnon de chambre. »
— « Tu plaisantes… »
— « Pas du tout. Et c’est un humain comme toi. À présent, regardez si vous voulez avoir des cauchemars, mais ne touchez surtout pas le sang. Non, plutôt, Borbo : cours chercher Fey-Youn ou Elkesh, tu veux bien ? »
Tous les deux devaient sûrement connaître la nature de Zom, et peut-être qu’ils sauraient mettre fin à la crise du garçon. Comme Borbo s’éloignait en courant sur les galets, j’ajoutai :
— « Vas-y sans te casser la figure ! »
Ayaïpa atterrit sur un rocher, toujours pâle. Je devinais qu’elle aurait presque préféré accompagner Borbo, mais trois kilos sur l’épaule d’un enfant de douze ans, même si celui-ci cultivait déjà son ki, ça risquait de ralentir la course. De toute façon, pour accélérer les choses, j’avais lancé un signal à Irami à travers nos bracelets. Je n’avais pas encore créé de code spécifique, mais Irami n’allait pas manquer de remarquer que quelque chose d’urgent se passait. Ça les ferait revenir à la maison, lui et Fey-Youn.
M’étant revêtu, je me sentis plus protégé : mes vêtements étaient, après tout, tissés avec mon ki et pouvaient m’alerter plus rapidement si l’énergie de Zom venait à vouloir m’attaquer à nouveau.
Je pris alors mon manteau, remontai quelques mètres jusqu’à un bourbier et, à pleines mains, le remplis de boue.
— « C-Cousin ? », s’étonna Ayaïpa.
J’expliquai :
— « Zom a besoin d’eau pour renouveler son sang. Ce n’est probablement pas un hasard s’il a choisi cet endroit humide auprès du ruisseau, tu ne trouves pas ? Cependant, si se jeter dans l’eau avait été plus efficace, il l’aurait fait », raisonnai-je, attrapant les coins de mon manteau empli de boue et soulevant celui-ci. « Au lieu de ça, Zom s’est créé un lit de boue. Mais celle qui l’entoure est ensanglantée et il n’a pas l’air de pouvoir absorber son eau davantage qu’il ne l’a déjà fait. Du coup, je vais lui donner plus de boue. Ça l’aidera, j’espère. »
C’était, en tout cas, la seule idée qui me venait à l’esprit pour aider temporairement le garçon : faire en sorte qu’il ne se déshydrate pas et puisse continuer à saigner indéfiniment.
La poule hocha la tête, ravalant sa salive, et m’observa tandis que je jetai sur Zom quelques poignées de boue. Cela ne sembla pas faire empirer les choses, alors, sautant sur un rocher surélevé auprès de la cavité, je lui déversai toute la boue du manteau puis m’éloignai pour en apporter davantage. J’avais fait ce manège trois fois et je revenais pour la quatrième quand le garçon fit quelque chose qui me stupéfia : attrapant son couteau, il le plongea dans la boue, puis il fit tourner la lame embourbée vers lui et entailla son propre bras de tout son long. Q-Quoi ? Secoué de tremblements, Zom leva à nouveau le couteau ensanglanté. Le cœur battant, lâchant mon manteau, je m’élançai instinctivement et lui pris les mains pour l’arrêter…
À peine l’eus-je touché que son sang rampa sur mes mains et mes bras comme s’il s’était agi de quelque étrange liquide prenant racine. Je me sentis secoué d’une énergie étrangère qui aspirait l’eau de ma peau et essayait de s’introduire au-delà. J’aurais voulu lâcher ses poignets, mais impossible : Zom faisait à présent force pour entailler son torse. Était-il devenu fou ? D’accord, sa capacité de régénération était sûrement incroyable, mais avait-il besoin de se blesser pour surmonter sa crise ? Ou bien réagissait-il comme ça à cause de la douleur ?
Et zut. Je ne savais plus quoi faire. Même si je coupais les liens de ki qui permettaient au sang de Zom d’aspirer les fluides de mon corps, énergie incluse, de nouveaux liens se créaient aussitôt. J’essayai de lui enlever le couteau, sans résultat. Puis je le lâchai d’une main et le frappai à la nuque pour l’assommer… Peine perdue : le garçon continuait à agripper son couteau et à vouloir se le planter, semblait-il, dans le cœur. C’était peut-être la seule façon de l’arrêter, tiens : je comprenais pourquoi Yafoun Tang avait surnommé cette rare constitution le Sang-Immortel.
Je fermai les yeux, cherchant une option, n’importe quelle façon pour nous sauver tous les deux. Je sentais mes forces s’épuiser plus vite que je ne l’avais escompté. J’étais à bout d’idées. Alors, j’entendis Ayaïpa piailler :
— « Ne bois pas mon cousin ! »
Avec horreur, je la vis arriver en courant, bondir et se heurter tête la première contre la joue de Zom. Je m’écriai :
— « Ayaïpa, non ! »
Puis je me tus, car, à cet instant, un halo blanc d’énergie nous engloba en émettant un bruit semblable à celui d’une jarre de cidre que l’on débouche. Pendant quelques secondes, je n’entendis plus rien et ne pus voir que Zom et la poule. Puis je vis les deux s’affaler et le halo blanc disparut.
— « Ayaïpa ! », m’écriai-je, atterré.
Des cris résonnèrent hors du fossé. Irami atterrit auprès de moi en demandant, agité :
— « Zangsa ! Que s’est-il passé ? Tu es blessé ? »
Il se précipita au moment où je perdais l’équilibre, sans force, et il retint ma chute.
— « Zangsa ! »
— « Irami… Ayaïpa… Dis-moi qu’elle est encore vivante… »
— « … Elle respire régulièrement. Elle n’a pas l’air blessée. Mais, toi, tu es couvert de sang… »
Je soupirai.
— « Ce n’est pas le mien. Et le garçon ? »
— « Il respire aussi. »
— « Il ne saigne plus ? »
— « Il ne saigne pas. Il est endormi. Mais tes mains, Zangsa… »
Elles étaient toutes fripées et maculées de sang, devinai-je. J’eus un pâle sourire.
— « Irami. Je crois que… la Sage Campagnarde m’a refilé une poule magique. Héhé », ris-je faiblement.
Et, sous le regard inquiet de mon ami, je fermai les yeux en ajoutant :
— « J’ai soif. Je boirais bien quelques litres de vin d’abricot spirituel… »