Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

71 Un chemin de vie

Mougoum, disait… Mougoum !
J’ai ce que je tiens,
Et rien de plus.

Cantique des Mendiants

*

— « Une enchère ? », répétai-je.

Ce devait être la même enchère de bêtes-démons dont m’avait parlé le marchand Salmag.

Depuis une bonne demi-heure, Belbey nous parlait de la situation d’Osha et elle nous avait avoué que, pendant l’enfermement, ses Mendiants avaient eu du mal à vaquer librement et pieds nus dans les rues et qu’ils avaient surtout employé leur temps à essayer de calmer les gens et leurs craintes du Démon Dément. C’est pourquoi ils n’avaient commencé à enquêter sur l’histoire des bêtes-démons enragées que depuis l’incident du village de Pic-d’Ambre, trois mois auparavant. Ils n’avaient que tout récemment eu vent de la possibilité que ces bêtes aient été empoisonnées par des pilules fabriquées ou, en tout cas, utilisées par l’Œil Renversé. D’ailleurs, la lettre que Belbey relisait à notre arrivée, envoyée par le Suprême des Mendiants, lui demandait de nous chercher et de nous prêter main-forte, car, disait-elle, notre venue était probablement liée à l’Œil Renversé et — ou — à la dragonne rouge qui avait dernièrement rendu trois reliques qu’on croyait à jamais perdues.

— « Cette enchère a plusieurs points intéressants », poursuivit Belbey. « Comme je vous l’ai dit, le Prince Zorén y participera, ainsi que le fils du Baron Étoilé de Shinziyah et plusieurs autres dignitaires. Dernièrement, dans leurs banquets privés, ils invitent entre autres le directeur de la Guilde des Quêteurs, le fils du directeur du Hall des Soins et… le maître-guide qui dirige la branche de la Guilde Chamanique à Osha. Qu’on invite ce dernier, qui n’a pour ainsi dire aucune influence politique, n’est-ce pas curieux ? »

— « Ça interpelle, en effet », concédai-je.

Belbey me regarda, un index sur le menton.

— « Pourquoi penses-tu qu’ils l’ont invité ? »

Elle le savait probablement déjà. Je haussai les épaules.

— « Le Deuxième Prince doit sûrement attendre quelque chose de lui. » Comme Belbey haussait un sourcil interrogateur, je poussai mon raisonnement : « Les chamanes connaissent bien les bêtes-démons, après tout. Mais la Guilde Chamanique n’est qu’une institution de contrôle : les maîtres-guides que j’ai rencontrés pendant mes voyages, quand j’étais enfant, ils avaient tous des connaissances chamaniques très élémentaires. Comme disait mon grand-père, ce sont des administratifs arrivistes et des maîtres vaudou ratés. Du coup… si le Deuxième Prince invite le maître-guide d’Osha, soit c’est parce que c’est un ami à lui, soit c’est pour qu’il le mette en contact avec des chamanes expérimentés. »

Belbey sourit.

— « Penche plutôt pour la dernière option. Un homme comme le Prince Zorén n’a pas d’amis. Il est effectivement à la recherche de chamanes expérimentés, mais j’ignore pourquoi. Je sais juste que le maître-guide a l’air très content dernièrement. Figure-toi que, contrairement à d’autres, ce maître-guide est plus rêveur qu’égoïste : depuis dix ans, il travaille à améliorer la réputation de sa branche. Il a même imposé de nouvelles règles de conduite aux chamanes de la guilde. Il fait tout pour qu’on arrête de les appeler : les charlatans, les vendeurs de vent, les bonimenteurs. Le Deuxième Prince a dû lui faire quelque belle promesse. »

Il y eut un silence. Je baissai les yeux vers mes mains puis vers la sacoche de mon ceinturon et mes aiguilles vaudou. Je voyais parfaitement où elle voulait en venir. Je fis une moue nonchalante.

— « Tu proposes que je m’invite parmi ces chamanes pour découvrir le but de ce Prince Zorén. »

— « Je peux t’aider à t’y introduire. »

— « Si cette histoire t’intrigue tant, pourquoi ne pas y être entrée toi-même ? », répliquai-je. « Tu es, toi-même, chamane. »

Les lèvres de Belbey se courbèrent en un sourire.

— « Tu dis ça à cause de l’argile ? Tous ceux qui se couvrent d’argile ne sont pas des chamanes, tu sais. »

Je roulai les yeux.

— « Se couvrir d’argile, c’est une coutume des Sorciers Nomades des Plaines Centrales : ils maîtrisent une technique de reliage qui les aide à percevoir plus facilement les Liens de l’Univers à travers l’argile. J’ai moi-même testé. Du coup, je sais reconnaître la technique. »

— « Sans même toucher ? », s’étonna Belbey. Elle eut l’air enjouée. « Ta perception m’impressionne. Mais ne dit-on pas que les Chamanes des Cimes sont les meilleurs en techniques de perception ? Enfin, tu as raison : je suis une Sorcière Nomade, ou l’étais, en tout cas. Je me sens mille fois plus Mendiante que chamane, mais puisque les chamanes sont de célèbres mendiants, cela ne me dérange pas qu’on m’appelle aussi chamane », rit-elle. « J’aurais pu effectivement me déguiser, me faire passer pour une chamane et enquêter sur cette affaire de plus près, mais… je suis mère de famille, chef de Mendiants et, surtout, une fière disciple du Joyeux Campagnol : les Mendiants rôdent autour du feu mais gardent toujours une distance prudente et s’éloignent dix pas de plus », cita-t-elle, à quoi le Vieux Duc hocha la tête, approbateur.

J’écarquillai légèrement les yeux. Le Joyeux Campagnol ? Belbey était une disciple directe du Suprême de la Secte des Mendiants ?

Puis je haussai les épaules.

— « Chacun sa prudence. Cette histoire de chamanes est peut-être liée à celle de l’enchère des bêtes-démons mais… qu’est-ce qui te fait penser qu’elle a quelque chose à voir avec les pilules de ki orange, les bêtes enragées et les alchimistes ? »

Belbey agita le peu de thé qui restait dans sa tasse et répondit :

— « Mm… Le Prince Zorén est un homme rusé. Il sourit aussi bien à la souris qu’au dragon, comme on dit. Son réseau d’influence, hérité de sa mère, est plus puissant et stable que celui du Premier Prince. Et son esprit est plus tordu qu’un tronc d’olivier. »

Un homme dangereux qui n’avait rien en commun avec son jeune frère, le Prince Rajeyl, devinai-je.

— « Je sens qu’on ne s’entendrait pas bien », dis-je avec une grimace. « Mais je ne pense pas que ce Prince Zorén dirige cette histoire de pilules empoisonneuses tout seul. »

— « Peut-être pas », concéda la Mendiante. « Mais on ne peut rien affirmer encore. »

Et pour comprendre ce qu’il en était vraiment, une façon était de me présenter comme chamane au maître-guide d’Osha et de lui vanter mes compétences, afin qu’il me recommande au Deuxième Prince.

— « C’est dangereux », dit alors Irami, posant sa tasse, les sourcils froncés. Il avait enfin l’air d’avoir recouvré toute sa tête.

— « Pas si dangereux que ça », lui dis-je. « Tout ce que je vais faire, c’est m’inscrire à la guilde et gagner la confiance du maître-guide. »

Irami vit mon expression décidée et soupira très légèrement.

— « Réfléchis à ce langage à travers le bracelet. »

J’eus un rire.

— « Tu penses déjà devoir débarquer chez le prince pour me sauver en catastrophe, Irami ? Je serai prudent », assurai-je. « Au fait, Belbey, j’ai une autre question. »

La Mendiante avait à présent les jambes et les bras croisés.

— « À propos du maître-guide ? »

— « Non. À propos du chef de police d’Osha. »

— « Oh ? Le précédent ou le tout nouveau ? »

— « Le tout nouveau. Il travaillait déjà depuis l’automne, que je sache. Tu dois bien avoir des informations sur lui. »

— « Bien sûr. Mais quel type d’informations ? »

Je souris.

— « C’est très simple. Je veux savoir quelles affaires il a résolues et comment il les a résolues. Je veux aussi savoir s’il appliquait à la lettre les directives du gouverneur par rapport aux mesures anti-démons. »

Belbey eut l’air amusée par ma requête.

— « En bref, tu veux savoir s’il est intègre. Mm, pour tout te dire, je l’ai rencontré personnellement en hiver. Il est venu avec d’autres officiers me demander d’arrêter de propager de fausses rumeurs et de banaliser la dangerosité du Démon Dément. Je lui ai simplement dit qu’il apporte les preuves que leurs informations à eux étaient vraies. Il n’est jamais revenu. Mais, contrairement au policier précédent, il nous prend au sérieux chaque fois que l’un de nos membres l’informe de quelque crime commis quelque part. Il est juste dans ses jugements et, depuis qu’il est aux commandes, il a allégé les contrôles anti-démons. Mm », fit-elle, hochant la tête. « C’est un bon garçon. Et c’est précisément pour ça que je m’étonne qu’on l’ait nommé chef de police d’Osha. Si j’étais lui, je préparerais déjà mes affaires pour partir. À moins qu’il lui arrive un accident quand on voudra l’écarter… Mais l’idée semble te troubler », remarqua-t-elle. « Tu le connais personnellement ? »

— « C’est un vieil ami d’enfance », avouai-je. La situation d’Aroulyoun n’était donc pas si rose que ça…

Des pas précipités résonnèrent alors dans le couloir et nous nous tûmes. Par la porte ouverte, apparut un jeune Mendiant blond en s’écriant :

— « Belbey ! Borbo a voulu acheter toute la marchandise de chez la vieille Minmin avec une pièce d’or ! »

Belbey accusa le coup puis soupira longuement.

— « Ce fils… »

On entendit d’autres pas précipités et un cri :

— « Landyoun ! Espèce de cafard ! Et puis, t’exagères, j’ai rien acheté ! »

Amusé, le Mendiant esquiva un objet — une sandale ? Borbo débarqua dans la pièce, de mauvaise humeur.

— « Maman ! Je suis censé faire quoi, avec une pièce d’or ? » Et comme sa mère ne répondait pas immédiatement, peut-être surprise par l’élan subit de son fils, celui-ci s’avança et, s’arrêtant devant moi, il me jeta la pièce d’or avec rage en demandant : « Qu’est-ce qu’un Mendiant est censé faire avec une pièce d’or ? »

Le garçon était en pleine crise existentielle, compris-je, toujours tranquillement assis. Sans ramasser la pièce, qui m’avait frappé à la poitrine et avait roulé jusqu’au sol, je dis :

— « Et qui te dit que tu doives te conduire comme un Mendiant ? »

Borbo me regarda comme si je lui avais parlé dans une autre langue, puis il écarquilla les yeux et tourna une tête craintive vers sa mère. Belbey afficha une expression déçue.

— « Mon garçon. Cette pièce d’or, c’est bien Zangsa qui te l’a donnée ? Et tu la lui rends avec cette rogne ? Quel Mendiant fait ça ? »

J’ignorais exactement pourquoi, mais, à cet instant, Borbo atteignit sa limite et éclata :

— « Aucun ! Aucun Mendiant ! Parce que je ne suis plus un Mendiant ! Maman, je suis désolé, mais à partir de maintenant… ! » Il me désigna d’un doigt presque accusateur et menaçant. « Je vais apprendre les arts chamaniques avec lui ! »

Il y eut un silence médusé. Inspirant, le Vieux Duc allait se lever, peut-être pour « doubler l’entraînement » du garçon comme il l’en avait menacé tout à l’heure. Belbey leva une main pour l’arrêter. Elle fixait son fils du regard.

— « Boryoun. Tu es sérieux ? »

— « Ben tiens ! Je ne suis pas d’humeur à blaguer ! », répliqua le garçon. « Tu as jamais voulu m’apprendre les arts vaudou : ben, c’est lui qui va me les apprendre. Je veux devenir chamane, moi : pas Mendiant. »

Belbey hocha la tête et sourit.

— « Soit. »

Borbo et moi la dévisageâmes, ahuris. Puis je crus comprendre.

— « Tu vas lui apprendre les arts chamaniques, Belbey ? »

— « Moi ? Je ne suis qu’une amateur vaudou. Et puis, tu n’as pas entendu mon fils ? Il veut être ton apprenti. S’il n’a pas le cœur de devenir un Mendiant, je veux au moins le laisser entre les mains d’un vrai chamane en qui je puisse avoir confiance. Il n’y a personne d’autre que toi. »

Elle jouait aux flatteries, tout d’un coup ? Voulait-elle se débarrasser de son fils ou pensait-elle vraiment faire le mieux pour lui ? Elle me parla soudain par voie mentale :

“Cette dernière année a été dure pour le garçon. Je crains qu’il commence à vraiment haïr la vie mendiante si je ne lui donne pas un peu d’air frais et de liberté. Je suis prête à te rendre la faveur doublement. Qu’en dis-tu ?”

Elle voulait juste que je prenne le garçon sous mon aile pendant un temps, hein ? Je ne voyais pas très bien ce qu’elle attendait de moi, mais, si elle était prête à me rendre la faveur doublement… Hé.

Ramassant la pièce d’or, je me levai et baissai mon regard vers Borbo.

— « Gamin. Les arts vaudou, ça t’intéresse vraiment ? »

Le garçon avait pâli, l’air d’être dépassé par les événements. Pourtant, c’était lui qui avait tout initié.

— « Euh… Oui. Je trouve ça utile. On peut gagner sa vie avec, non ? Et ça demande pas trop de travail. La vie de chamane, c’est fait pour moi », affirma-t-il, soudain plus ferme.

— « Hoho », dis-je avec un ton suave. « Ça ne demande pas trop de travail, tu dis ? On verra ça, on verra ça. » Je lui tendis la pièce d’or. « Garde-la comme souvenir. Jusqu’à ce que tu saches t’en servir. »

D’un geste lent, l’enfant reprit la pièce, comme s’il s’était agi du symbole de son nouveau chemin de vie ou que sais-je. Belbey se leva à son tour en disant :

— « Mon fils, tu as fait ton choix : ne reviens pas demain la queue entre les pattes juste parce que les arts chamaniques, c’est trop dur à apprendre. Prends ton courage à deux mains ! »

Borbo ravala sa salive, se demandant peut-être s’il n’avait pas creusé son propre piège. Sa mère sourit et, lui ébouriffant les cheveux, elle ajouta :

— « De toute façon, mon trésor adoré sera toujours un Mendiant, même s’il devient magistrat. »

— « Ce serait peut-être une meilleure idée, magistrat », intervins-je, désinvolte. « Ça travaille encore moins qu’un chamane… »

Je me tus lorsque Belbey posa un coude sur mon épaule et m’interrompit en disant :

— « Félicitations, jeune chamane ! Tu as à peine vingt ans… »

— « Vingt-trois », la corrigeai-je.

— « Vingt-trois ans, et déjà, tu trouves ton premier apprenti ! »

— « Hoho, non. C’est mon deuxième », répliquai-je.

La Mendiante battit des paupières et s’écarta, incrédule.

— « Quoi ? Tu as déjà un apprenti ? Je n’ai reçu aucune information sur ça. »

J’échangeai un bref coup d’œil avec Irami avant de déclarer avec une certaine fierté :

— « C’est une élève sérieuse et très douée. Borbo, j’aimerais que tu t’entendes bien avec ta sœur sénior et que tu la traites avec respect. »

— « B-Bien sûr », assura Borbo.

— « D’ailleurs, Belbey », ajoutai-je, « je peux te la présenter ce soir, si tu veux bien devenir l’arbitre. »

Belbey haussa un sourcil.

— « L’arbitre ? »

— « Le Vieux Duc et moi, nous avons un défi en cours. »

Au regard interrogateur de Belbey, le Vieux Duc hocha la tête pour confirmer. La Mendiante roula les yeux, amusée.

— « Soit. Je serai l’arbitre. Mais c’est moi qui choisis l’endroit et l’eau-de-vie. Un vrai Mendiant se saoule au clair de lune et non sous le toit d’une taverne ! »

On aurait dit qu’elle citait mot pour mot quelque leçon du Suprême de sa secte. J’esquissai un sourire puis ajoutai :

— « Avant ça, j’ai encore deux questions. »

— « Ha. Encore en train de demander des faveurs à des mendiants, tu n’as pas honte ? », plaisanta Belbey. « De quoi s’agit-il ? »

— « Mm. » Faisant virevolter les amples manches de mon manteau ourlé de pourpre, je joignis mes mains derrière mon dos et dis : « La première question, c’est à propos d’une odeur étrange que j’ai perçue dans les rues d’Osha. »

Belbey haussa un sourcil et se tourna vers le Vieux Duc, qui expliqua :

— « Je l’ai perçue pour la première fois il y a cinq mois. Ça vient exclusivement des gens qui ont soi-disant été possédés par le Démon Dément et qui sont passés par le Hall des Soins ou par le Pavillon des Herbes pour être exorcisés. Ces deux groupes de guérisseurs sont des ennemis de façade : ils se chamaillent en public pour vanter leurs remèdes anti-démon, mais, en fin de compte, il semblerait qu’ils aient utilisé un seul et même remède pour ces gens-là. Reste à savoir lequel pour comprendre ce qui leur arrive. »

Et restait à savoir si cela avait été fait exprès et dans quel but, ajoutai-je mentalement.

— « À votre avis, de quoi s’agit-il ? », demanda Irami.

Belbey parut hésiter avant de soupirer et d’avouer :

— « Nous n’en savons rien. Nous avons quand même pu examiner quelques-unes de ces gens. Ils se sentent bien et leur énergie interne flue comme chez n’importe quelle personne n’ayant jamais cultivé son ki. Si un truc m’a interpelé, ce sont les liens de ki les reliant à l’extérieur : à chaque fois, ils m’ont semblé plus faibles que la normale. »

Seule une chamane expérimentée aurait pu songer à examiner les liens de ki partant du corps du patient. Quant à la raison pour laquelle ces liens de ki étaient affaiblis… Le problème semblait bien mystérieux.

— « On est en train d’enquêter sur cette affaire avec l’aide du Clan des Ignobles », assura Belbey.

À sa façon de le dire, je compris qu’elle préférait que nous ne nous mêlions pas de cette enquête délicate. Irami et moi hochâmes la tête.

— « Et ta deuxième question ? », s’enquit alors la Mendiante.

Ah. C’est vrai. J’hésitai un instant, pas tout à fait sûr de vouloir attirer l’attention des Mendiants sur lui, mais…

— « Je ne sais pas si tu étais déjà à Osha à l’époque, mais tu as sûrement entendu parler de la Famille des Jardins », dis-je enfin.

Les yeux de Belbey scintillèrent. Elle hocha la tête.

— « Honte à moi si je n’étais pas au courant de l’histoire de cette ville. »

À son expression, elle semblait même être au courant de ma relation avec cette famille…

— « Lumyoun des Jardins », fis-je alors. « J’aimerais savoir s’il se trouve à Osha. »

Belbey acquiesça, se remémorant à haute voix :

— « Lumyoun, fils d’Elkesh des Jardins, archiviste impérial parti à la Cité Émeraude… Nos amis de la Cité Émeraude l’avaient à l’œil, au cas où il entrerait en contact direct avec le Suprême du Poison et sa petite sœur. Après tout, si la Secte du Poison refaisait surface dans le Murim, ce ne serait pas un événement insignifiant. Or, il y a quelques mois, Lumyoun a reçu une lettre suspecte, très probablement de Lianli des Jardins. Deux jours après, il a annoncé sa démission à la Bibliothèque Impériale et, la nuit même, il a traversé le Grand Fleuve sur une des navettes, puis a rejoint deux encapuchonnés. Nos collègues ont essayé de les suivre, mais… Humph… Ils ont perdu leur trace dans la Forêt des Chaldres. Du coup, nous ne savons pas où est Lumyoun actuellement. Mais, si je reçois du nouveau, je t’en informerai immédiatement », promit-elle. « Tu es, après tout, le jeune maître de mon fils adoré. »

Je grimaçai en m’en souvenant. Une poule… et maintenant, un gamin des Mendiants. Je roulai les yeux et saluai respectueusement Belbey en disant :

— « Merci pour toutes ces informations. »

— « Et à présent… allons préparer ce défi ! Je sens qu’on va bien s’amuser ! », rit-elle.

Hoho. Pensait-elle que le Vieux Duc allait réussir à me rendre ivre, moi, un renard pourpre qui avait passé des années à cultiver l’énergie de produits fermentés ? C’était un défi gagné d’avance. Hé.

Tandis que nous sortions de la pièce, je me demandai avec curiosité : comment Aroulyoun s’en sortait-il avec Ayaïpa ?

Un peu plus tard, au poste de police, alors que le soleil se couchait entre les Cent-Pics illuminant de rose les nuages du soir, je songeai que j’aurais plutôt dû me poser la question suivante : comment Ayaïpa s’en sortait-elle avec Aroulyoun ?

Je m’étais glissé jusqu’à la fenêtre ouverte du bureau du chef de police et avais l’intention d’entrer par là quand j’entendis Ayaïpa caqueter :

— « Non, non ! Puisque le Démon des Flammes Vertes n’existait pas, Lianli n’était coupable de rien. La Famille des Jardins a été empoisonnée ! »

— « Où sont tes preuves ? », rétorqua paisiblement Aroulyoun.

— « Puisque je te dis que l’explication du démon est fausse ! »

— « Cela ne rend pas ton explication plus vraie. Ta logique a des lacunes. Tu accuses le Hall des Soins sans preuves. Les accuser d’un tel crime sans rien prouver est risqué. Si tu ne trouves pas les preuves avant le jugement, la loi te réservera à minima des coups de fouet et une amende pour diffamation. As-tu déjà reçu des coups de fouet ? »

— « Koa ? N-Non. »

— « Pourquoi bleuir de peur ? Je suis commandant de police : je ne punis que les coupables. Veux-tu vraiment dénoncer le Hall des Soins sans preuves ? »

— « Je… »

La poule était tombée dans un mutisme confus. J’éclatai de rire et me levai, appuyant les coudes sur le rebord de la fenêtre ouverte.

— « Aroulyoun te mène par le bout du nez, cousine ! Réponds-lui : “Des preuves ? Le Hall des Soins a rejeté toute la faute sur le démon qui possédait Lianli sans prouver que ce démon existait. C’est à eux de présenter les preuves ! Combien de coups de fouet pour ces malandrins ? Kokoko !” », dis-je, imitant Ayaïpa. « Tu as encore bien des choses à apprendre. »

— « Cousin ! », s’exclama Ayaïpa.

Réjouie et soulagée de me voir, elle battit des ailes pour quitter le bureau avec un vol plané. Elle se serait écrasée contre le battant ouvert si je n’avais pas tendu mon bras, qu’elle remonta jusqu’à mon épaule. Ses plumes, autour du cou, avaient pris une jolie couleur rousse, qu’elle adoptait chaque fois qu’elle était très contente. Lui avais-je tellement manqué ? Hé. J’ajoutai pour Aroulyoun :

— « Mon ami. Je m’étonne presque que tu ne l’aies pas déjà mise au four. »

Assis à son bureau, à la lumière d’une lanterne, le policier roux s’était retourné vers moi, surpris. Il se reprit vite et répliqua :

— « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. Article dix de la Constitution de l’Empire Démocratique. »

Je sifflai, impressionné, et, comme je posais un pied pour m’introduire dans le bureau, il ajouta :

— « La violation de domicile est un délit passible de vingt coups de fouet. »

Je m’arrêtai net et soufflai :

— « Aroulyoun… »

Il sourit et se leva.

— « Mais, puisque ton apprentie m’a si bien amusée, je peux considérer que ton étrange manière d’entrer dans mon bureau est tout simplement celle d’un ami un peu extravagant. »

Ses paroles me touchèrent. Un ami, avait-il dit. Je lui rendis son sourire… puis fronçai soudain les sourcils et me tournai vers Ayaïpa, posée sur mon épaule.

— « Qu’est-ce que tu lui as raconté, Ayaïpa ? »

— « Hein ? Koa… Rien… Enfin… Il m’a posé des questions, cousin… »

Elle fuit mon regard. Je grimaçai.

— « Tu n’étais pas censée lui parler simplement de la démonologie ? Enfin bon », ajoutai-je, comme ses plumes devenaient écarlates. Je haussai les épaules et me tournai à nouveau vers Aroulyoun avec une expression espiègle. « Aroulyoun. Tu as assez travaillé pour aujourd’hui, non ? Ça te dirait d’aller à une petite fête à la belle étoile ? »