Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Clapotis des vagues au bord du Lac Étoilé,
Battements d’un cœur bercé de paix.
Shahouza
*
À peine une heure plus tard, ayant rejoint l’Avenue Marchande, je la remontai jusqu’au Grand Pont. Cependant, au milieu de la place bondée d’étals où s’affairaient les gens, je n’aperçus le vieux Mendiant nulle part. Je me dirigeai vers l’allée bordée d’arbres, le long du fleuve, et levai les yeux vers la branche du premier châtaignier, où s’était perché le gamin en haillons qui me suivait depuis tout à l’heure.
— « Borbo, c’est ça ? Il est où, ton grand-père ? »
Le garçon grimaça en se rendant compte que son intention de passer inaperçu avait été probablement vaine depuis le début. Assis à califourchon sur sa branche, il se reprit vite et répondit :
— « Le Vieux Duc est sûrement parti boire un coup, vu que tu fais tellement de détours. »
— « Il aurait pu m’inviter », protestai-je, amusé.
N’empêche que « le Vieux Duc » ? C’était un drôle de surnom pour un Mendiant. À part Zaï le Fouet Foudroyant, tous les Mendiants que je connaissais portaient des titres assez humbles du genre Békap le Raton Rêveur, Zalda la Souris de Kandes, Lenn le Ragonteur… Même le Suprême de la Secte des Mendiants portait le titre de Joyeux Campagnol. Que ces cultivateurs de l’instant présent, du rien-avoir et des techniques de camouflage appellent cet homme « Vieux Duc », cela ressemblait presque à une bonne blague. Je demandai au gamin :
— « Tu ne me conduirais pas au Vieux Duc ou directement au responsable de la branche d’Osha ? »
Borbo fit une moue.
— « Démontre-moi, d’abord, que tu n’es pas un démon cultivateur. »
— « Hoho ? Ton grand-père t’a pourtant dit que je n’en étais pas un. »
Borbo croisa les bras sans répondre. Il n’allait pas en démordre, hein ? Je réfléchis, puis je m’adossai au châtaignier, les bras croisés, et demandai :
— « Qu’est-ce qui te fait penser que tous les cultivateurs de ki-démon sont malveillants ? On acclame les alchimistes qui font des potions magiques avec les os et la chair des bêtes-démons, mais ceux qui attrapent des bêtes-démons pour aspirer leur ki vital, ça, c’est mauvais, c’est démoniaque ? »
Borbo aspira une bouffée d’air et s’écria :
— « Tu viens de le reconnaître ! »
J’esquissai un sourire en coin.
— « Reconnaître quoi ? Je n’ai fait que poser une question. Un humain qui rompt sa propre nature pour cultiver du ki-démon le fait d’habitude parce qu’il ne veut pas passer sa vie à cultiver son ki naturel par des procédés lents de méditation et de contemplation. C’est un impatient qui cherche des résultats immédiats et décide de s’intoxiquer au ki-démon pour cela. Mais ce n’est pas forcément un monstre. Que les méthodes sacrificielles de certains démons cultivateurs soient moralement dépravées ne signifie pas qu’il ne puisse pas exister d’autres méthodes plus morales pour remplacer le ki doré naturel d’un corps humain par du ki pourpre. »
Depuis sa branche, Borbo me dardait de ses yeux noirs.
— « Tu veux dire que tu fais partie de ces impatients non dépravés ? »
Je bâillai en m’écartant de l’arbre et répondis :
— « Pas du tout. »
— « Quoi ?! », souffla l’enfant Mendiant. « Alors pourquoi tu me lances tout ce baratin ? »
— « Pour te démontrer que je suis un cultivateur patient qui a même la générosité de donner des leçons au gamin qui lui fait perdre son temps. »
Il y eut un silence. Borbo se laissa alors glisser jusqu’au sol et tendit une main. Quoi ? Il voulait encore des pièces d’or ?
— « La plume rouge », dit-il alors. « C’est moi qui l’ai trouvée. Elle est à moi. »
À quel point ce gamin était-il sans vergogne ? Il savait pertinemment que la plume appartenait à ma poule, mais il osait la réclamer ? Cependant, avant que je ne puisse répliquer, il ajouta, moqueur :
— « Si tu veux pas que je dise à la police que tu es allé menacer le voleur de ta poule… »
Je reculai d’un pas avec une grimace déçue.
— « Sérieusement ? C’est ça, la Vertu des Mendiants d’Osha ? Faire du chantage sans même vérifier les faits afin de voler la plume de mon apprentie ? Aaah », dis-je, désenchanté, lui tournant le dos. « Je ne veux même plus aller voir le chef de la branche. »
Ce gamin stupide avait voulu me jouer un mauvais tour et cela ne tarda pas à se retourner contre lui : je n’avais pas fait dix pas que j’entendis une voix dire :
— « Tu as la tête de quelqu’un qui vient de faire une grosse bêtise, Borbo. Faudrait-il que je double ton entraînement ? »
Je me retournai. Le Vieux Duc s’était détaché de la foule du marché et approchait. Il me jeta un bref regard puis s’arrêta auprès du garçon et le toisa de la tête aux pieds d’un œil sévère qui exigeait une explication. Derrière lui, avançait un beau jeune homme aux pommettes rosies… Je soufflai.
— « Irami ? Tu as bu ? Ton cousin… ? »
Mon ami secoua lentement la tête et ce fut Sonju qui répondit :
“Apparemment, il vit à Shinbi depuis un an.”
Son cousin était donc parti pour fuir l’enfermement de la ville. Alors, ces pommettes rosies…
— « Aïe… ! »
Le Vieux Duc venait de faire avouer à Borbo le manque de respect qu’il m’avait montré et il le tirait à présent par l’oreille en grognant :
— « Conduis-toi comme un petit brigand encore une fois et je le fais savoir à ta mère. »
Son avertissement rendit Borbo livide. Hoho. Sa mère était-elle si terrifiante ? M’arrêtant auprès d’Irami, j’intervins :
— « Ce n’est qu’un gamin. Tant qu’il a compris, n’en reparlons pas. »
Le Vieux Duc me regarda du coin de l’œil.
— « Humph. L’as-tu vraiment menacé ? »
Je haussai un sourcil. Il parlait du marchand Salmag ?
— « Je ne lui ai posé que quelques questions », assurai-je.
J’avais appris, grâce à ça, que le Deuxième Prince Impérial, Zorén Ya Denshi, était venu incognito à Osha afin de participer à une enchère de bêtes-démons et qu’il logeait avec quelques amis tantôt au Palais des Pics au nord du lac, tantôt à l’Auberge des Mille Étoiles. Marchand indépendant d’ustensiles de ferme et de couteaux en acier, Salmag avait vu sa compagnie crouler sous les dettes à cause de l’enfermement de la ville. Et il avait voulu faire fortune en gagnant la faveur du prince… au moyen d’une poule qui parle.
Je montrai au Vieux Duc un beau couteau en acier.
— « Je lui ai même acheté quelques articles et l’ai payé en or. Ne suis-je pas l’homme le plus magnanime des Plaines Centrales ? »
J’en avais profité pour négocier généreusement avec Salmag pour qu’il puisse vendre à petit prix mais sans perte une partie de son stock d’outils aux villages du Mont-d’Or, qui avaient tant souffert cette dernière année. J’étais reparti en laissant à cette famille la sensation qu’un samaritain au grand cœur était passé par là.
J’ajoutai en secouant la tête :
— « Si tu veux mon avis, Vieux Duc, tu recours à des techniques de persuasion bien plus avancées que les miennes. »
Le vieux Mendiant fit une grimace peu gracieuse.
— « Hah ? De quoi tu parles ? »
Je tapotai le bras d’Irami en disant :
— « Tu as réussi à saouler mon ami alors que, moi-même, je n’arrive que rarement à le faire boire. Comment tu as fait ? Ça m’intéresse. »
Irami eut une légère moue, gêné. Les yeux du Vieux Duc pétillèrent d’amusement.
— « Je t’expliquerais bien ça autour d’un verre. »
— « Vraiment ? Allons-y ! »
— « Oh ? Tu n’as pas peur de finir encore plus ivre que ton ami ? »
— « Pour qui tu me prends ? Je suis le Sage Ivrogne. Je tiens l’alcool mieux que personne. »
— « Mieux qu’un Mendiant vétéran ? J’aimerais voir ça », rétorqua le vieux Mendiant.
— « Le premier ivre paie les jarres. Tu oses ? »
— « Ha ! Je relève le défi. Mais je pensais que tu voulais aller voir le chef de notre branche. »
— « Ah… C’est vrai. Remettons le défi à plus tard, alors », soupirai-je et, comme le Vieux Duc s’éloignait déjà vers la grande place du marché, je le suivis en demandant : « Eh, entre nous, tu penses qu’avec ta technique, je pourrai lui faire manger des champignons ? »
Une main surgit de derrière et m’attrapa brusquement par l’épaule. Sursautant de frayeur, je me tournai vers le coupable, Irami, en me demandant quel type d’eau-de-vie le Vieux Duc lui avait fait boire pour briser ainsi sa patience sempiternelle. Ça sentait la cerise. De la liqueur de cerise ? En tout cas, il était assez saoul pour ne pas contrôler tout à fait sa force : si je n’avais pas été cultivateur moi-même, il m’aurait probablement meurtri l’épaule. Il valait mieux pour moi que je ne blague pas trop… Cependant…
— « Des bolets-papillons. »
À mes paroles provocatrices, sa main serra plus fort, alors que son visage se troublait comme s’il était en train de revivre l’expérience des bolets aux orties mangés chez la Sage Campagnarde. Je protestai en me libérant :
— « Irami, tu ne devrais pas écouter les vieux Mendiants ! Boire, ça ne te réussit pas… »
Irami battit des paupières et murmura :
— « Je voulais… hips… être poli… »
Tout d’un coup, mon ami s’assit en tailleur et se mit à méditer. En plein marché.
“Cet idiot !”, s’écria Sonju. “Faire circuler son ki dans cet état, c’est l’idéal pour avoir une déviation de ki ! Zangsa, arrête-le !”
Un brin gêné par les regards curieux, je tirai opiniâtrement mon ami par les bras pour qu’il se relève. Le bon vieux temps… Cela faisait bien cinq ans que je ne le voyais pas si saoul. Ce Vieux Duc… il fallait vraiment que je le tienne à l’œil.
* * *
La branche des Mendiants d’Osha était située dans la partie sud où nous nous trouvions déjà, dans un quartier de chaumières et de ruelles en terre battue. La maison ne se démarquait des autres que par une allure légèrement plus délabrée et par une pancarte à moitié fendue et tordue où était écrit en caractères bâclés : « Branche des Mendiants d’Osha ».
Je sentis plusieurs paires d’yeux posées sur nous tandis que nous approchions. Nous montâmes les deux marches qui menaient à une véranda étroite aux vieilles planches vermoulues, puis nous nous introduisîmes à l’intérieur de l’édifice, suivant le Vieux Duc et Borbo. Les planches craquaient sous nos pas. Je jetai un coup d’œil à Irami. Encore sous l’effet de la liqueur de cerise, mon ami semblait quand même avoir repris un peu ses esprits, car ses pommettes n’étaient plus roses mais rouges d’embarras.
“« Désolé de m’être donné en spectacle », disent tes yeux”, lui lançai-je par voie mentale. J’esquissai un sourire amusé en le voyant tressaillir et m’avançai dans le couloir en assurant : “Ce Vieux Duc, je le saoule ce soir sans faute.”
“Quoi ? Zangsa, tu ne sais pas qui est cet homme.”
“Qui ?”
“Je ne sais pas”, avoua Irami. “Mais j’ai l’impression que son niveau de cultivation n’a rien à envier à celui de la Sage Campagnarde.”
Je haussai un sourcil. Ce vieux Mendiant m’avait effectivement eu l’air habile, mais à ce point ? Par une porte déjà ouverte, le Vieux Duc entra dans une pièce tout ce qu’il y avait de plus austère. Assise sur une chaise, un genou replié, une femme dans la trentaine détacha ses yeux vert pâle d’une lettre qu’elle tenait à la main et leva son regard.
— « Oh. Les voilà ? », fit-elle.
Le Vieux Duc se tourna vers nous et ajouta avec une cérémonie déplacée :
— « Voilà Belbey. Le chef de la branche d’Osha. »
Je la détaillai rapidement du regard. Belbey avait de longues et nombreuses tresses noires, nouées ensemble, hormis deux fines tresses qui lui tombaient de part et d’autre du visage. Toute sa peau était recouverte d’une argile grise. Pour tout vêtement, elle portait une longue jupe brune raccommodée à bien des endroits et un simple bandeau autour de la poitrine.
Quand elle se leva, je constatai qu’elle était plus haute que moi. Elle s’approcha, nous dévisageant sans se gêner, puis s’aperçut de la présence de Borbo, derrière nous, et lança :
— « Boryoun ? C’est quoi cette pièce dans ta poche ? »
Je cachai mal ma surprise quand je la vis soudain auprès du garçon, une pièce d’or dans la main. Borbo ouvrit de grands yeux.
— « Mon fils, tu oses garder une pièce d’or à ton âge ? Tu es bien trop grand pour ça. Tu devrais déjà pouvoir t’extasier avec des pièces de bronze, que dis-je, avec un sourire volé aux passants ! » Elle lui rendit cependant la pièce et posa un index sur le nez de son fils en ajoutant tendrement : « Tu apprendras bien un jour, mon trésor. »
Puis elle se tourna vers nous et sourit, un bras posé autour des épaules de son fils.
— « Zangsa et Irahayami, c’est bien ça ? Bienvenue à Osha. Ou devrais-je dire », rectifia-t-elle, me regardant, « bon retour, jeune Chamane des Cimes. »
J’en fus saisi. On aurait presque dit qu’elle me connaissait déjà. Alors, je me repris et Irahayami et moi saluâmes à la manière du Murim.
— « Merci », dit simplement Irami, craignant peut-être de bafouiller avec sa langue pâteuse.
— « Merci de nous accueillir », complétai-je. « Nous aimerions recevoir des informations. »
— « Droit au but, hein ? » Le chef de la branche d’Osha hocha la tête, amusée. « Mais qui viendrait nous rendre visite si ce n’est pour nous demander des informations ? »
— « Les collecteurs d’impôts », dit Borbo.
Sa mère éclata de rire.
— « Ils repartent toujours les mains vides ! Mais prenez place, prenez place », dit-elle, s’asseyant elle-même à même le sol, sur le plancher. « Vieux Duc, apporte-nous du thé. »
— « Du vin ? », dit le vieux Mendiant.
— « Du thé, espèce de sourd ! Tu n’as pas vu la tête que fait l’Épée Filante Qui Danse ? Je devine ce qui s’est passé, ne fais pas l’innocent, vieux roublard. Du thé », répéta-t-elle, avec le ton qu’aurait pu avoir une dame assise dans le pavillon d’un palais impérial s’apprêtant à recevoir d’importants convives.
Elle envoya son fils dehors avec l’importante mission de se défaire de sa pièce d’or de « la manière la plus mendiante possible » — qui sait ce qu’elle voulait dire par là —, puis elle patienta comme si elle ne pouvait commencer la conversation sans l’arrivée du thé. Nous patientâmes donc nous aussi. Quand le Vieux Duc apporta le thé et s’assit à son tour par terre, Belbey prit sa tasse et dit sur un ton de professionnel :
— « Vous savez que chaque branche, que dis-je, chaque Mendiant a ses petits caprices. Je ne suis pas une exception. Aussi, j’aimerais faire un échange d’informations. D’ailleurs, Irahayami, notre Suprême t’a récemment filé un coup de main et t’a fait promettre de nous envoyer des rapports pendant un an, si je ne me trompe ? »
Je fis une moue. Les nouvelles, chez les Mendiants, ça volait plus vite qu’une grande hirondelle spirituelle… Irami hocha la tête.
— « J’ai promis. Mais je ne trahirai pas les secrets de Zangsa sans son sonpentement… »
Sa langue avait fourché. Irami se tut, rouge comme une pivoine. Je toussotai pour ne pas rire. Belbey acquiesça :
— « Le sonpentement est précieux. Mougoum le disait ! »
Je pouffai. Elle se fichait gentiment de lui avec le naturel blagueur des Mendiants, qui invoquaient le Fondateur de leur Secte pour tout et n’importe quoi et surtout pour lancer des maximes. Belbey ajouta :
— « Les Mendiants, nous respectons les secrets. Mais, une fois dans nos mains, nous ne les oublions jamais. » Elle but une gorgée et fit un geste de tête vers le vieux Mendiant, satisfaite. « Comme d’habitude, notre Vieux Duc est un génie du thé. »
Ah bon ? Je n’avais jamais bu de thé aussi peu chargé, à tel point que cela ressemblait quasiment à de l’eau chaude. La pauvreté du thé était-elle aussi une forme de génie parmi les Mendiants ?
La tasse à la main, Belbey nous dévisagea à nouveau et demanda :
— « Alors, les jeunes ? Que voulez-vous savoir ? »