Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

69 Au poste de police

— « Écoutons à nouveau votre version, monsieur Salmag. Cette poule serait à vous ? »

Le voleur était de plus en plus nerveux mais, à ce moment, il s’écria, réjoui :

— « Votre Grâce a entendu parler de moi ! » Je haussai un sourcil. Votre Grâce ? Cela faisait-il d’Aroulyoun un fonctionnaire distingué ? Était-il le chef de police d’Osha ? Toujours à genoux, le voleur continua : « Je ne suis qu’un humble marchand de la guilde. Vous avez sûrement dû entendre parler de ma compagnie marchande, qui a fait banqueroute cet hiver. À présent, c’est à peine si je peux nourrir ma famille. Croyez-moi, j’ai dépensé trois pièces d’argent pour faire grossir cette poule ! Regardez-la, comme elle est belle ! La seule poule qu’il me reste… ! Votre Grâce, faites-moi justice ! »

— « C’est mon intention », assura Aroulyoun.

— « Dans ce cas », intervins-je, les bras croisés, « il te suffit d’aller à la taverne où cet homme a volé ma poule et de demander aux taverniers de témoigner : ils m’ont vu entrer avec la poule. »

— « Qui me dit que tu ne l’avais pas déjà volée avant ? », répliqua Aroulyoun.

— « Maintenant je comprends ! », intervint la fripouille appelée Salmag, se relevant et me désignant d’un doigt furieux. « Il a voulu se pavaner avec ma poule en public pour faire croire qu’elle était à lui ! »

— « En entrant dans la taverne où, pas de bol, tu te trouvais, gros menteur ? », lui lançai-je, remonté. « D’abord, cette poule est ma bête chamanique. Si tu continues ton jeu, tu vas le regretter. »

— « Pas de menace dans la cour de police ! », tonna Aroulyoun, me coupant sèchement. Il se mit debout. « Tu dis que c’est ta bête chamanique ? Si c’est vrai, elle devrait répondre à ton appel sans besoin de l’appâter avec de la nourriture. Leryoun, prends la poule et pose-la de l’autre côté de la cour », ordonna-t-il.

L’un des policiers dans la cour obéit et me prit Ayaïpa. Je la vis se raidir aussitôt et son plumage virer au pâle. Quand elle fut posée à une bonne vingtaine de mètres, elle voulut aussitôt revenir vers moi, mais je levai une main en lui disant :

— « Attends, attends, Ayaïpa. » Je pris une inspiration puis lançai : « Ayaïpa : approche de cinq pas. »

La poule, déconcertée, approcha de cinq pas.

— « Fais un tour sur toi-même. »

Elle parut enfin comprendre que, si elle montrait à Aroulyoun qu’elle m’écoutait à la lettre, cela voulait forcément dire qu’elle était avec moi. Elle fit un tour sur elle-même, avec élégance. Je souris et m’accroupis, écartant les bras.

— « À présent tu peux venir, Ayaïpa ! »

La poule s’empressa de me rejoindre… mais, alors qu’elle se trouvait à quelques pas de moi, à ma grande surprise, elle dévia et se dirigea vers le marchand Salmag d’un pas décidé. Elle lui planta le bec dans le pied, à peine couvert par ses sandales en corde. Salmag poussa un cri de douleur.

— « Cette sale bête ! », s’exclama-t-il. Il voulut lui donner un coup de pied, mais Ayaïpa s’éloignait déjà vers moi et je la pris dans mes bras, contenant mal mon rire.

— « Bravo, Ayaïpa ! Tu as bien maîtrisé ton ki. »

La poule redressa la tête, toute fière. Tenant encore son pied endolori entre ses mains, le marchand cria :

— « Sa poule ensorcelée m’a attaqué, Votre Grâce ! »

Il saignait à peine. De quoi se plaignait-il ? Aroulyoun soupira.

— « Monsieur Salmag. Vous venez de dire “sa” poule. J’en déduis que ce n’est pas la vôtre. »

Salmag pâlit et tomba à genoux.

— « J-Je… Votre Grâce… »

— « Je comprends que votre situation financière n’est plus ce qu’elle était, monsieur Salmag », ajouta Aroulyoun, « mais je suis certain qu’elle n’est pas mauvaise au point de pousser un honnête homme à voler une poule. Voilà pourquoi, je suis surpris et déçu. »

Salmag transpirait à présent, livide. Il devait, certes, avoir été désespéré pour avoir volé une poule, mais…

— « Si tu réponds à mes questions sans mentir », dis-je, « je veux bien être clément. »

— « C’est moi qui juge, c’est moi qui punis », rétorqua Aroulyoun.

— « Ah… C’est vrai, désolé », souris-je.

Je me tus, donc, et, tandis qu’Aroulyoun sommait le voleur de payer une amende et une compensation, je nettoyai le bec d’Ayaïpa avec un morceau de tissu, gardant précieusement la goutte de sang qui en avait perlé. J’allais certainement rendre une visite à ce marchand un peu plus tard pour lui poser mes questions.

Quand Salmag fut parti, Aroulyoun se tourna vers moi.

— « Curieuse façon de revenir à Osha, après dix ans. »

— « Treize », le corrigeai-je.

Nous sourîmes.

— « Parlons à l’intérieur », suggéra Aroulyoun.

Son bureau de chef de police était une pièce spacieuse et élégamment ornée, avec, au fond, une table massive où s’empilaient, bien ordonnés, des cahiers, des rapports et des livres de lois.

— « Votre Grâce ! », dis-je nonchalamment en m’asseyant face au bureau, sur une belle chaise en bois de chêne. « Ça fait sérieux, ce titre. Je ne savais pas que tu voulais devenir policier : je pensais que tu voulais devenir quêteur. »

— « J’ai été quêteur pendant cinq ans », me confia-t-il. « Et j’ai travaillé avec mon père comme garde d’escorte, mais, pendant un voyage, j’ai eu un accident et me suis grièvement blessé à la jambe. »

— « Quoi ?! Des bandits t’ont attaqué ? »

— « Non… Je me suis blessé en déchargeant une charrette. »

— « Ah, mince. C’est guéri ? »

— « Totalement », assura Aroulyoun. « Mais ça m’a pris longtemps. Du coup, j’en ai profité pour étudier pour les examens civils. Ça ne fait que trois mois que je suis à ce poste. Je voulais partir au sud, vers des contrées moins humides et moins froides en hiver, mais on dirait que mon destin m’attache à cette ville. »

— « C’est la cruauté des examens civils : tu ne choisis pas où tu es nommé », dis-je, compatissant. « Mais, tu sais, un endroit aussi beau qu’Osha, ce n’est pas facile à trouver… Je me demande, du coup », ajoutai-je. « Tu n’étais pas à Osha pendant qu’elle a été isolée ? »

— « Si, je suis ici depuis l’automne. J’aurais dû être nommé plus tôt, mais mon prédécesseur était un envoyé impérial chargé du poste jusqu’à nouvel ordre. En attendant, on m’a demandé de travailler sous son aile. Enfin bon, assez parlé de moi », dit-il. « Qu’est-ce qui t’amène à Osha ? J’aurais cru que tu ne voudrais jamais y revenir. »

— « Ah… Mais je suis revenu pour te voir, Aroulyoun ! », lançai-je sur un ton joueur.

— « J’en doute. Nous étions de bons amis, c’est vrai, mais cette amitié n’a duré qu’un an, même pas. »

— « Hoho, tu me vexes ! », avouai-je. « De mon côté, tu es mon tout premier ami d’enfance, Aroulyoun. »

Le jeune roux écarquilla légèrement les yeux, se demandant peut-être si mon ton sincère était authentique, puis il secoua la tête en soupirant.

— « Pendant des jours, j’ai cru que tu étais mort dans le Manoir des Jardins. Puis j’ai appris que tu étais parti avec ton grand-père. Je me suis longtemps demandé si c’était vrai. »

— « Tu me croyais mort ? », soufflai-je. Je marquai une pause puis reconnus : « Sur le moment, j’ai été très touché par le massacre de la Famille des Jardins. Je n’ai même pas pensé à faire mes adieux. »

— « Même si j’étais ton premier ami d’enfance ? », ironisa Aroulyoun, mais il s’assombrit vite quand il ajouta : « Cet incident a marqué les cœurs de tout le monde, y compris le mien, mais je suis sûr que ce n’est rien comparé à ce que toi et ta famille avez dû souffrir. »

Rien que de l’entendre appeler la Famille des Jardins ma famille, mon cœur se serra. Dans le silence lourd, j’agitai une main.

— « Si tu veux parler de choses tristes, parlons de ce Démon Dément qui a ravagé Osha… mais l’a-t-il vraiment ravagée ? », repris-je. « Les rues sont plus bondées que dans mes souvenirs. »

— « Ces dernières semaines, la ville est envahie de commerçants et de quêteurs guerriers venus tenter leur chance », m’informa Aroulyoun. Il se racla la gorge. « J’ai aussi vu des chamanes occupés prétendument à défaire des soi-disant nœuds énergétiques qui contiendraient des nids de Démons Déments… » Il fit un geste de tête vers Ayaïpa, posée sur mon giron. « Je vois que tu as hérité le métier de ton grand-père. J’espère que ce n’est pas pour profiter de la crédulité des gens que tu es venu à Osha ? »

Je roulai les yeux.

— « Tu m’insultes. Je ne m’occupe pas de ces démons-là. Je suis sûr que le Hall des Soins s’en occupe mieux que moi. N’est-ce pas le groupe de guérisseurs le plus influent d’Osha ? »

Aroulyoun fit une moue.

— « Le plus compétent, peut-être, mais le plus influent, je ne crois pas. Surtout dernièrement, il n’arrête pas d’être embêté par les fonctionnaires du gouverneur. »

Je haussai un sourcil. Le Hall des Soins, le groupe le plus à suspecter d’être derrière le massacre de la Famille des Jardins, avait des problèmes avec l’administration impériale ?

— « Comment ça ? », demandai-je. « Je viens d’arriver à Osha et je ne sais rien sur la situation. Ça ne te dérangerait pas de m’expliquer ? »

Aroulyoun haussa les épaules.

— « J’ai moi aussi raté beaucoup d’événements, parce que j’ai passé des mois à Shinbi pour préparer mes examens, mais… tout est à cause de la mesure de Non-Contact prise au début en pleine panique, pour arrêter la propagation du Dément », expliqua-t-il. « Elle était si stricte qu’on en est arrivé à ne pas partager les entrepôts entre la partie nord du Grand Pont et la partie sud, ce qui a causé de graves problèmes d’approvisionnement au nord. Le Hall des Soins n’a pas cessé de protester pour que le gouverneur distribue des rations de nourriture pour tout le monde. Tant que les gens portaient les sabots et les gants et qu’on les sensibilisait à être responsables, il n’y avait pas à affamer les Oshayens. »

— « Les affamer pour les sauver du Dément, hein ? La vie à Osha a dû être incroyablement absurde, cette année », devinai-je, m’adossant contre ma chaise.

— « Tu l’as dit », soupira Aroulyoun, bien qu’il ne sache probablement pas que le Hall des Soins était à peine moins absurde. Il poursuivit : « Pas plus loin qu’au printemps, nous avions un vrai schisme dans la ville, entre ceux qui suivaient les conseils du Hall des Soins, soutenu par la Guilde du Commerce, et ceux qui suivaient les conseils du gouverneur et du Pavillon des Herbes. Heureusement, ça s’est calmé, mais les rumeurs vont bon train. Dernièrement, on dit parmi les partisans du Hall des Soins que le Démon Dément aurait été fabriqué. »

Je me redressai, étonné.

— « Oh ? Il ne serait pas réel ? »

— « Non, je veux dire que, selon cette hypothèse, le Démon Dément aurait été fabriqué par une secte d’alchimistes et relâché dans la nature non seulement à Osha mais à plusieurs endroits au pied des Montagnes Perdues. Le but serait d’expérimenter des armes létales. » Il haussa les épaules. « C’est vrai que c’est la première fois qu’on enferme toute une ville, comme ça, à cause d’un démon. Cette satanée bestiole s’est même faufilée dans la résidence du gouverneur. »

— « Vraiment ? Et le gouverneur s’en est sorti vivant ? »

— « T’imagines bien : il a fait venir les meilleurs médecins de Shinbi. Quand on a de quoi se le payer… Il a même fait refaire le sol de sa maison pour mettre des dalles anti-démon qui coûtent une fortune. Enfin, il a quand même été possédé une deuxième fois il y a quelques semaines, mais, en quelques jours, il était déjà sur pied. »

— « Sûrement parce que son corps connaissait déjà le démon et l’a expulsé plus vite », aventurai-je — Ayaïpa me jeta un coup d’œil déconcerté.

— « Et bienheureusement que ça marche comme ça : sinon, il n’y aurait pas eu de fin à ce cauchemar », commenta Aroulyoun.

— « Le démon vaincu, à présent, c’est au tour des charlatans et des rumeurs de circuler librement », dis-je, tapotant la tête d’Ayaïpa.

Aroulyoun croisa ses bras sur le bureau en grommelant :

— « Exactement. La plupart des rumeurs sont à dormir debout. Les gens aiment les histoires et les intrigues. Pour te dire, il y a même un Club de Rebelles Contre le Mur du Nord, qui accuse le gouvernement impérial d’être derrière tout cela et de vouloir exterminer les populations au pied des montagnes afin de construire ce mythique Mur du Nord pour protéger l’Empire d’une potentielle invasion de bêtes-démons. Je m’abstiendrai de commenter. »

— « Ça n’a aucun sens », concédai-je.

De même que la rumeur selon laquelle le démon inventé aurait été fabriqué n’avait aucun sens, mais Aroulyoun n’avait pas l’air de se moquer autant de cette hypothèse. Quant à moi, je savais qu’elle était fausse, mais le fait qu’une « secte d’alchimistes » soit mentionnée ne me semblait pas fortuit. Après tout, selon Yelyeh, il y avait bel et bien des alchimistes dans la zone, travaillant pour l’Œil Renversé. Cependant, je doutais qu’Aroulyoun soit au courant de tout cela.

— « Mm… Ça a l’air, en effet, d’être le moment idéal pour se faire de l’argent en défaisant des nœuds possédés par le Dément », fis-je avec une pose pensive. Aroulyoun s’assombrit aussitôt et je me moquai : « Je plaisante, évidemment, Aroulyoun ! Tu as bien changé. Enfant, tu n’étais pas aussi sérieux. »

— « Changé ? Pas tant que ça : j’avais déjà, à l’époque, une aversion pour les charlatans qui profitent de la crédulité des pauvres gens. Je ne dis pas que les chamanes soient tous des charlatans, bien sûr. Ton grand-père est un vrai chamane, ça je le sais : tout le monde s’accordait à le dire, quand il travaillait ici. »

— « Hoho, ce n’est pas parce que tout le monde affirme un truc que c’est vrai », dis-je.

Aroulyoun haussa ses sourcils roux.

— « Ton grand-père t’aurait-il tiré les oreilles trop souvent pour que tu dises du mal de lui comme ça ? »

Je secouai doucement la tête.

— « Moins souvent qu’il aurait dû, sûrement. »

Mon changement de ton ne passa par inaperçu et Aroulyoun agrandit les yeux. Je lui épargnai la question et ajoutai :

— « Il est mort voilà presque dix ans. »

Aroulyoun inclina la tête.

— « … Désolé. »

— « Tous les nœuds finissent par se défaire, aurait-il dit », répliquai-je.

Aroulyoun fit une moue souriante.

— « Une façon très chamanique de voir la vie. »

— « Maîtresse disait que tous nos océans de ki finissent par se déverser dans le grand océan de la vie », intervint Ayaïpa sur un ton inspiré, touchée par le sujet de la conversation.

Il y eut un silence. Alors, ses plumes pâlirent puis devinrent écarlates.

— « Ayaïpa. Tu veux que je commence par les plumes de la tête ou de la queue ? »

Je l’avais après tout prévenue que, si elle parlait à nouveau, j’allais la déplumer. Enfin, ça va que seul Aroulyoun était présent dans le bureau. Honnêtement, en mon for intérieur, je me demandai si je ne ferais pas mieux de tout simplement la laisser parler quand elle le voulait. L’en empêcher, c’était un peu comme de demander à un enfant de ne pas courir…

La poule me regarda, les plumes bleuies, puis, à ma surprise, son expression se durcit, elle battit des ailes et se posa sur le bureau en déclarant :

— « Cousin ! Je me suis tue, tout à l’heure, mais je ne peux plus me taire. Tu fais comme si tu croyais aux Démons Déments, alors que tu sais qu’ils n’existent pas. Tu mens à ton ami ! Alors, si tu veux me déplumer, fais-le, mais dis-lui au moins la vérité comme tu me l’as expliquée ! À moins que tu aies menti et qu’Aroulyoun ne soit pas ton ami ! »

Je demeurai presque aussi ébahi que le chef de police d’Osha. Celui-ci avait agrippé les deux bras de son fauteuil sous le coup de l’étonnement.

— « Z-Zangsa ? », souffla-t-il. « Ta bête chamanique parle… ? »

À cet instant, un policier frappa à la porte en criant :

— « Chef ! Il y a du nouveau, pour l’affaire des disparus ! On a un témoin ! Je le fais entrer ? »

— « Ah… Un instant ! », répondit Aroulyoun sans quitter la poule des yeux.

Cela venait à point. Je souris, énigmatique, puis me levai avec légèreté.

— « Reparlons-en une autre fois quand tu auras le temps, Aroulyoun. Ça a été un plaisir de te revoir, mon ami. Ayaïpa. Allons-y. »

Je lui tendis une main et la poule leva une patte pour sauter dessus… mais, alors, se ravisant, elle la reposa sur le bois massif du bureau en la faisant claquer et dit, catégorique :

— « Non. La méfiance naît du mensonge, disait Maîtresse. Pense à toutes les histoires qui se terminent mal à cause des mensonges ! Je ne bouge pas d’ici, cousin, jusqu’à ce que tout soit clair entre vous. »

Elle était déterminée et avait complètement oublié qu’Aroulyoun avait du pain sur la planche. Je soufflai, embarrassé, et lançai :

— « Vois-tu, Ayaïpa : quand le soleil est levé depuis longtemps et qu’on ouvre trop vite les yeux, on est ébloui par la lumière et on les referme aussitôt. »

— « Kôk ? Quel rapport ? »

Je lâchai un gros soupir.

— « Que veux-tu dire ? », demanda Aroulyoun. Il avait quitté son fauteuil et contourné le bureau. « De quelle lumière parles-tu ? Quelle est cette mauvaise blague de démons déments qui n’existent pas ? »

— « Tu vois ! Il veut savoir », fit Ayaïpa.

— « Chef ? », demanda le policier derrière la porte. « Tout va bien ? »

— « Tout va bien ! », assura Aroulyoun.

J’eus alors une idée et proposai :

— « Je ne pensais pas t’en parler, mais puisque ma bête chamanique, que dis-je, ma chère apprentie est si têtue et que tu sembles si curieux, je te la laisse pour qu’elle t’explique ce qu’est la démonologie et pourquoi les maîtres cultivateurs du Murim n’y croient pas. Si elle te dérange pendant ton travail, tu peux la rôtir au four. Je viendrai la récupérer plus tard. Sur ce, je ne te dérange plus. Votre Grâce », blaguai-je amicalement, en saluant à la façon du Murim.

Peut-être trop ébahi pour réagir, alors que je m’éloignais, Aroulyoun répéta simplement dans un murmure :

— « Le… Murim ? »

Ayaïpa était devenue muette de stupeur en me voyant la quitter comme ça. M’arrêtant devant la porte de la pièce, je tournai la tête.

— « Cousine. Je compte sur toi. Si à mon retour, il ne t’a pas mise dans un four, je t’offrirai un cadeau. »

Du coin de l’œil, je vis la poule redresser la tête, les plumes frémissantes.

— « Un cadeau ?! Pour moi ?! »

Son cri termina en caquètement enthousiasmé. Hé. Et dire qu’une semaine avait suffi pour que je tombe sous le charme de cette poule entêtée… Si Père et Shuyeh l’apprenaient, leurs fous rires allaient résonner dans toutes les Montagnes Perdues. Mais peu m’importait. Il me restait à décider quel genre de cadeau pouvait aimer une poule.

J’entendis alors le long soupir d’Aroulyoun tandis qu’il se couvrait le visage d’une main.

— « Aaah… Je veux bien garder ta bête chamanique jusqu’à ce soir, Zangsa, mais… Bah, je comprends pourquoi le marchand Salmag a voulu s’emparer d’elle et s’est couvert de ridicule. Rassure-toi, elle sera en sécurité avec moi. »

— « Merci, Aroulyoun. »

— « Mais, Zangsa… » Il avait laissé tomber sa main, et il me regarda avec appréhension. « Ne me dis pas que tu fais partie du Murim ? »

Désinvolte, je fis une moue pensive.

— « J’ai passé sept ans à l’Académie Céleste, alors j’en fais un peu partie, je suppose ? Sur ce, à ce soir ! »

Et, sans attendre sa réponse, j’ouvris la porte et sortis. Avec beaucoup de chance, Aroulyoun réfléchirait posément aux propos d’Ayaïpa. Tout dépendait de sa capacité à remettre en question ce qu’il n’avait jamais vérifié. Mon impression de lui, après treize ans, était qu’il avait toujours bon cœur et qu’il prenait son travail au sérieux. Mais, justement à cause de ça, pendant cette dernière année d’enfermement passée à travailler sous le joug de cet envoyé impérial, il avait sûrement dû prendre part à des jugements absurdes au nom de la sécurité des Oshayens. Aurait-il le courage de le reconnaître ? Je n’en savais rien. En tout cas, il me fallait demander plus de détails sur cette période aux Mendiants.

Au-dehors, le policier qui avait frappé à la porte se trouvait dans la cour, tenant compagnie à celle qui devait probablement être ledit « témoin », une jeune femme chétive qui ne semblait pas avoir mangé à sa faim dernièrement. Je passai devant eux, fis un geste de la tête, puis quittai les lieux en m’imaginant Ayaïpa en train d’assister le commandant de police. La connaissant un peu, jouer aux détectives allait sûrement lui plaire.

Moins d’une demi-heure plus tard, je frappai à la porte d’une maison aux volets bleus, non loin de la Guilde du Commerce. Quand la porte s’ouvrit, je vis apparaître le visage rond d’un enfant de pas plus de huit ans. Ce voleur n’avait donc pas menti : il était vraiment père de famille. Je souris.

— « Bonjour, petit. Puis-je parler à ton père ? »

Derrière l’enfant, apparut alors le voleur de poules, qui devint livide en me voyant et se précipita en criant :

— « Ferme la porte, mon fils ! »

Je me faufilai à l’intérieur à une telle vitesse qu’un instant, ils crurent qu’ils m’avaient effectivement fermé la porte au nez. Puis ils s’aperçurent que non et pâlirent. Une main sur la hanche, je lançai, plus affable que je ne m’y attendais :

— « J’ai quelques questions à te poser. Puis-je ? »