Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

67 Osha

Je passai toute la matinée avec Oncle Elkesh à remémorer le passé et à lui raconter ma vie. Cette fois, il ne pleura plus et rit beaucoup à m’écouter parler.

— « L’époque la plus éprouvante pour mon grand-père, ça a dû être vers mes douze ans : je ne sais pas si à cause de la puberté ou quoi, je me transformais en renard sans le vouloir », contai-je. « J’en étais arrivé à ne plus pouvoir sortir de la chambre de l’auberge, alors mon grand-père a décidé de s’installer dans la Forêt des Roches pendant un temps. Mais il s’ennuyait et ne pouvait plus travailler comme chamane. Je me sentais coupable. Alors, un jour, je me suis dit : et si j’apprenais à marcher sur mes deux pattes de derrière ? Je suis sorti sur la route principale bondée de voyageurs en portant la grande cape de Naravoul, des bottes en paille et un grand chapeau en bambou avec un voile de feuilles tressées. Sauf que… j’avais oublié de cacher ma queue de renard. Grand-Père Naravoul m’a couru après en criant. Je me suis cassé la figure avec mes bottes de paille qui s’effilochaient. Mon grand-père m’a alors chargé sur ses épaules comme un sac de pommes de terre et nous sommes retournés dans la forêt. Les voyageurs, sur la route, ont dû se demander ce qu’était cette étrange scène ! »

Je ne mentionnai pas Yelyeh et racontai quelques anecdotes de mes longues années d’étude à l’Académie Céleste avant de lui demander ce que, lui, il avait fait tout ce temps.

— « Je travaille toujours comme cueilleur et herboriste », avait-il dit. « Après ce jour… il y a treize ans, les quelques membres de la Famille des Jardins qui ont survécu, nous avons décidé de quitter Osha. »

— « Il y a d’autres survivants ?! », soufflai-je, abasourdi.

— « Une dizaine, dont ma sœur Milmey et ses enfants. » Mais bien sûr, pourquoi n’y avais-je pas songé plus tôt ? C’était logique de penser que tous les membres de la Famille des Jardins ne se trouvaient pas au manoir quand celui-ci avait été attaqué par le miasme de poison. Elkesh poursuivit : « Je leur ai conseillé de partir loin d’ici. Ils se sont installés à Shinrossa. »

Shinrossa était la capitale de la Province d’Argile. Située au pied du versant ouest des Montagnes d’Argile, auprès d’un marécage, la ville était entourée de villages miniers. Étudiant, j’y étais passé une fois à mon retour de la Secte des Esprits.

— « Le seul qui soit resté avec moi, c’est Boidami », ajouta Elkesh. « Il avait six ans, à l’époque, et il a très mal vécu la perte de ses parents. Il ne voulait pas se séparer de moi. À présent, il a dix-neuf ans et travaille à Osha à l’Auberge des Mille Étoiles. C’est la plus grande taverne de la ville, au bord du Lac Étoilé. »

Je n’en avais jamais entendu parler. Elle devait s’être fondée après mon départ. Quant à Boidami, je ne me rappelais que très vaguement l’avoir croisé au manoir quelques fois.

J’écoutai Elkesh parler du chaleureux accueil qu’il avait reçu des villageois de Gnawoul et de Fey-Youn. En treize ans, il avait formé de nombreuses personnes aux arts de la cueillette, dont la petite-fille de Fey-Youn, Yalkwa. Elle était devenue, pour ainsi dire, son apprentie.

— « Elle n’apprend pas les arts runiques de son père ? », demandai-je.

Elkesh se redressa, étonné.

— « Comment sais-tu… ? »

Alors, je lui racontai la conversation qu’on avait eue le matin même avec Fey-Youn Gu-Lian. Elkesh en fut ébahi.

— « Je vois. Hé. Je vois », répéta-t-il, hochant la tête, réjoui. « Fey-Youn doit être heureux comme un prince. Ce jeune homme s’est enfin décidé à venir. »

Non, Irami n’était pas venu expressément ici, mais… Je crus bon de ne pas le détromper. Je changeai de sujet.

— « Oncle Elkesh ! À t’entendre, on dirait qu’Osha a beaucoup changé en treize ans. Tu as piqué ma curiosité. »

— « Tu devrais y aller faire un tour et rendre visite à Boidami », affirma Elkesh. « Il est à peine à vingt kilomètres d’ici, mais avec cette histoire de Dément, cela fait plus d’un an que je ne le vois pas. Enfin, il va bien : Sakaza l’a vu le mois dernier, quand il est descendu pour une réunion organisée par le gouverneur. »

C’est vrai que Sakaza était le maire de Gnawoul. Je bus ce qui me restait de ma tasse de thé et me levai.

— « Je vais aller remercier Sakaza et sa femme et avertir Irami, puis je pars pour Osha dire bonjour à Boidami. Bon, il ne se souvient sûrement plus de moi, mais je raviverai ses souvenirs ! Ah, mais, dis-moi, les beignets papillons de chez Zagira, ça existe encore ? »

Les sorties festives où Oncle Elkesh nous achetaient des beignets papillons étaient un de mes précieux souvenirs d’enfance. Elkesh sourit.

— « Je n’en sais rien. Mais, si tu ne te dépêches pas, tu arriveras à Osha trop tard le soir pour en manger. »

— « Pour qui me prends-tu, Oncle Elkesh ? Je suis un maître du ki. Je serai à Osha en une heure. »

Elkesh ouvrit de grands yeux.

— « Vraiment ? »

— « Ça, si je ne me dépêche pas davantage », dis-je avec un large sourire.

Il secoua la tête.

— « C’est bien pratique d’être si jeune. »

La jeunesse n’était absolument pas le facteur le plus important. J’étais sûr que Maître Ryol, avec ses soixante-dix ans, pouvait en faire autant. Quant à dire si c’était pratique… Il fallait quand même consacrer des années et des années exclusivement à l’apprentissage de techniques de ki pour y arriver.

— « Ah, tant que j’y pense », ajouta Elkesh, toujours assis près de la table basse de la salle à manger. « Ce pendentif qu’avait ton grand-père… je vois que tu le portes à présent. Cela veut-il dire que les Chaînons-Chamanes… »

— « Non », le coupai-je, devinant sa question. « Je ne fais pas partie de la Vallée. J’utilise leurs techniques, certes… mais j’en utilise aussi qui viennent d’ailleurs. Je suis un maître vaudou du Murim : j’ai le droit de n’en faire qu’à ma tête, n’est-ce pas ? »

Elkesh me dévisagea puis un sourire étira ses lèvres.

— « Tu n’en as fait qu’à ta tête depuis tout petit, comme ton grand-père. »

— « Hé. Bon, je pars. Je reviendrai ce soir ou demain. »

— « Une dernière question, mon garçon. Si tu ne savais pas que je vivais ici, tu ne reviens donc pas à Osha pour me voir. Et vous n’êtes pas venus ici, toi et tes compagnons, pour ce “Pavillon du Nuage Doré”, alors, qu’est-ce que… » Il se tut puis rectifia : « Ce n’est pas dangereux, au moins ? »

Je haussai un sourcil.

— « Hoho. Tu t’inquiètes pour un Immortel ? Je te rassure, Oncle Elkesh : je suis plus prudent qu’avant. Et puis, j’ai un ami qui tue des jaguars enragés comme un nuage traverse le ciel, et une poule qui laisserait bouche bée tout un régiment de bandits. Tu n’as pas à t’inquiéter. »

— « Dans ce cas… »

J’ouvris la porte, m’arrêtai et ajoutai :

— « Oncle Elkesh. Je ne pensais plus jamais pouvoir bavarder avec toi comme ça. À partir de maintenant, je passerai plus souvent par ici : promis juré. »

— « Haha », rit doucement Elkesh. « Tu seras toujours le bienvenu ici, Zangsa. »

Ses mots m’émurent et ce fut le cœur léger que je partis à la recherche de Sakaza.

* * *

Sans m’arrêter dans les villages plus en aval, je dévalai le Mont-d’Or et traversai les forêts en suivant le Fleuve de l’Aurore, qui prenait sa source dans le Pic des Trois Sages et se déversait dans le Lac Étoilé. J’arrivai à Osha par la rive sud.

Perchée sur mon épaule gauche, Ayaïpa regarda avec attention les premières maisons en bois au bord de la rive puis désigna une tour avec une coupole qui se démarquait entre les édifices.

— « Ça a l’air beau ! », souffla-t-elle.

— « Ce n’est qu’une tour de garnison. Attends de voir le Grand Pont, c’est encore plus beau », lui dis-je.

Celui-ci reliait la partie sud d’Osha, où nous nous trouvions, avec sa partie nord. Je connaissais moins bien la première, où se trouvaient la Maison Commune, la Guilde du Commerce et celle des Quêteurs, l’Association des Escortes d’Osha, le Temple, ainsi que la résidence du Gouverneur, sur un empan de terre qui s’avançait vers le lac comme une presqu’île. La zone nord était plus peuplée, avec le port de pêche, le Hall des Soins, le Groupe Minier de l’Est et le Clan des Pharitz, qui détenait une bonne part du commerce d’épices de la région.

Tandis que je finissais d’expliquer cela à mi-voix à Ayaïpa, je vis Misha battre de ses petites ailes et s’envoler dans le ciel.

— « Eh ! Où il va ? », demanda la poule dans un murmure.

— « Voir son maître, peut-être. »

Je ne m’en plaignis pas : si je continuais à me balader en ville avec un petit oiseau sur les épaules, en plus d’une poule, j’allais vite attirer l’attention. Enfin, c’était cette dernière qui était la plus voyante…

— « Cousin », chuchota Ayaïpa. « Ces chaussures… C’est normal ? »

Elle regardait les espèces de sabots à grande semelle que portait plus d’un passant dans la rue, rendant les pas lourds et incommodes. Fey-Youn voulait-il parler de ça quand il avait mentionné les « équipements inconfortables » qu’on avait gratuitement apportés au village afin de combattre la propagation du skaligus drakus furens ? Je répondis :

— « La normalité, chez l’humain, ça change comme les saisons. Tu vois la dame qui porte cette belle robe étroite qui lui arrive jusqu’aux talons ? Son habit l’oblige à marcher très lentement, mais c’est la mode chez la classe moyenne depuis une vingtaine d’années. Du coup, c’est devenu normal. »

— « Koko… Je vais plus vite qu’elle, cousin. »

— « Surtout si tu montes sur moi ou sur Tigroulet », souris-je. « À présent, silence : on entre dans une avenue principale. Si tu ouvres ton bec, cette fois, je te déplume. »

La poule frissonna et ne répliqua pas, le bec scellé par sa promesse tacite. Je songeai qu’il serait bien utile de lui enseigner la technique de la Voix du Ki pour qu’elle puisse me parler par voie mentale, mais vu qu’elle avait tant de mal à manipuler son ki, ce n’était certainement pas la meilleure technique à lui apprendre au début.

Arrivé à l’avenue, je m’arrêtai net, soudain frappé par une odeur que je n’avais jamais sentie. Sans même réfléchir, je reculai de quelques pas dans la ruelle où j’étais, troublé. Qu’est-ce que… ? À voir la tête que faisait Ayaïpa, elle l’avait sentie aussi.

M’engageant à nouveau dans l’avenue, je perçus bientôt à nouveau cette odeur. J’essayai de la décrire. C’était une odeur invasive qui n’avait rien à voir avec les divers parfums du marché, ni avec les épices des étals qu’il y avait un peu plus loin ni avec les poissons qui, pêchés dans le lac pendant la nuit, se vendaient depuis le petit matin dans les poissonneries du marché à l’air libre auprès du Grand Pont.

Même avec mon odorat aiguisé, je mis un bon moment à comprendre l’origine de cette odeur, et encore plus à comprendre qu’il y avait plusieurs sources. Et celles-ci étaient… une jeune dame marchant devant moi, un homme déchargeant une charrette, une vieille femme vendant des amulettes… Cette odeur venait-elle vraiment de ces Oshayens ?

De plus en plus confus, je m’éloignai de l’avenue bondée pour aller respirer un bon coup d’air frais auprès de la rive de l’Aurore. Les plumes autour du cou d’Ayaïpa avaient viré au marron foncé ; je n’avais encore jamais vu cette couleur. Ses yeux me dévisageaient, interrogateurs.

— « Non », dis-je, devinant sa question. « Ça, ce n’est pas normal. »

Certes, il n’était pas rare de croiser certains humains portant des odeurs et des parfums singuliers, et, en tant que mi-renard, mon nez délicat me permettait de distinguer mes différentes connaissances sans même les regarder. Mais cette odeur, quoique pas aussi forte, me rappelait étrangement…

Mais à quoi bon sauter à des conclusions ? Il fallait avant que j’étudie davantage la question.

Je me mis à longer le fleuve. Sur le chemin de la digue, je captai encore cette odeur, plus ou moins forte, de plus ou moins grande portée, aux subtilités changeantes mais reconnaissables d’individu à individu.

Plongé dans mes pensées, je traversai le Parc du Soir et m’arrêtai quand j’arrivai au bord du lac. Le vent soufflait de l’ouest, charriant un air frais estival venant directement du lac et des montagnes au-delà. La poule se glissa jusqu’au sol en se précipitant pour aller admirer ce nouveau vaste paysage. Au moins, ni le parc ni le lac n’avaient grandement changé en treize ans.

Je m’accroupis auprès d’Ayaïpa et contemplai longuement cette familière étendue d’eau qui faisait dans les dix kilomètres de large et vingt kilomètres de long. Des canards et des cygnes blancs comme la neige nageaient sur le bord, un peu plus loin, attrapant les graines qu’une petite fille jetait dans l’eau. Celle-ci ne devait pas avoir plus de six ans, mais ses parents lui faisaient porter de longs gants brillants et de hauts sabots… pour la protéger du Dément, sûrement. Je vis quelques moineaux sautiller pour aller attraper les graines tombées dans l’herbe. Parmi eux, se démarquait un oiseau un peu plus grand au cou noir… Je me redressai, surpris. Misha ? Il n’était donc pas parti voir Ak-Baé et nous avait suivis depuis le ciel. Il avait dû vouloir éviter la zone bondée de monde… Voler, c’était pratique, tiens.

Ayaïpa ne semblait pas avoir vu son nouveau petit compagnon ni les graines si appétissantes : elle gardait toujours ses yeux rivés sur le Lac Étoilé, comme fascinée. Je pensai que, comparé à l’étang de la Maison des Bêtes, un lac comme ça devait être un peu comme voir l’océan pour la première fois. Au bout d’un moment, je rompis le silence dans un susurrement, pour ne pas être entendu des gens qui se prélassaient dans le parc, à l’ombre des arbres, et je dis :

— « Une légende raconte que le plus beau des camélias poussait ici. Voyant cette fleur si magnifique, une étoile serait tombée follement amoureuse ; elle se serait précipitée du ciel et écrasée sur le sol, créant un immense trou. Voyant le camélia disparu, de tristesse, elle se serait désintégrée en dix mille petites étoiles qui illuminent le lac pendant la nuit. »

Ayaïpa me jeta un regard sceptique.

— « C’est pas vrai, cousin. »

Elle avait vraiment perdu foi en mes paroles, cette poule…

— « C’est une légende, je t’ai dit. Les légendes, c’est fait pour être faux, d’habitude. »

La poule réfléchit, les yeux perdus dans les eaux calmes du Lac Étoilé, puis elle dit :

— « C’est une histoire triste. »

— « Les humains aiment souvent les histoires tristes. »

— « Pourquoi ? »

Je souris.

— « Aucune idée. »

Nous observâmes un silence tranquille : les bruits lointains d’Osha étaient noyés dans la brise et, à part quelque cri joyeux de la petite fille, seul s’entendait le clapotis de l’eau qui, depuis l’Aurore, se déversait dans le lac.

* * *

— « Tu n’as pas vu Boidami ? », s’étonna Elkesh.

Enfin de retour à Gnawoul, sous les regards curieux d’Irami, de Fey-Youn et d’Elkesh, je me laissai tomber sur le sol en jonc de la maison, fatigué.

— « Je ne l’ai pas vu, non. L’Auberge des Mille Étoiles n’est pas n’importe quelle auberge : non seulement il faut payer avant d’entrer, mais en plus les animaux de compagnie sont interdits, dont les poules. Les gardiens voulaient que je laisse mon apprentie à l’étable, avec les chevaux ! Vous vous rendez compte ? J’étais en pleine discussion quand un servant est passé par là. Il connaissait Boidami et m’a dit que, de toute façon, je n’allais pas pouvoir le voir aujourd’hui parce qu’il faisait faire une visite guidée en bateau à je ne sais quel dignitaire venu de la Cité Impériale. Tu ne m’avais pas dit que Boidami travaillait comme batelier. »

Elkesh battit des paupières.

— « Ah… Quand un client paie pour faire un tour en bateau, Boidami doit sûrement monter à bord en tant que serviteur. Il ne m’a jamais dit qu’il avait appris à conduire une embarcation. »

— « Je vois. »

— « Oui… Au fait, Zangsa », ajouta Elkesh, hésitant. « Ne me dis pas que tu es venu avec tout ça depuis Osha ? »

Avec « tout ça », Elkesh faisait allusion au tonneau de cinquante litres de vin posé à l’entrée et à cause duquel j’avais mis trois bonnes heures à retourner à Gnawoul et n’étais arrivé qu’à la tombée de la nuit. La sueur perlait encore sur mon front. Je fis une moue.

— « Buvez avec modération, hein ? Je ne vais pas vous apporter des tonneaux tous les jours… »

— « Cinquante litres, c’est assez pour saouler tout le village », souffla Elkesh. « Ça a dû te coûter une fortune. »

— « Je jette les pièces d’or par-dessus les toits : Irami te le dira. »

Irami hocha la tête, amusé, se souvenant de la centaine de pièces d’or que j’avais perdues à Loutre. N’empêche que, malgré tout, il me restait encore près de deux-cents pièces d’or dans ma bourse et mon baluchon. Grâce aux Moyong, j’étais riche comme un nobliau.

— « Enfin, puisque tu l’as acheté », toussota Elkesh, « puis-je prendre un petit verre ? »

— « Pourquoi tu crois que je me suis tué à l’apporter ? », répliquai-je. « Je l’aurais bu sur place si ça avait été pour moi. Je t’ai aussi apporté deux litres d’eau-de-vie, pour tes teintures de plantes. »

— « Zangsa ! Tu es le meilleur ! », me remercia Elkesh tout en se levant avec la joie d’un enfant de cinq ans.

Mon regard se posa alors sur la cinquième personne assise autour de la table, un garçon torse nu aux cheveux rouge sang et à la peau hâlée, qui me fixait de ses yeux sombres depuis que j’étais entré.

— « Et… tu es qui ? », demandai-je, curieux.

Il me rendit un regard hostile qui avait l’air de dire : c’est plutôt à moi de demander ça.

— « Ah, je te présente Zom », dit Fey-Youn. « Zom, sois poli, cet homme a aussi joué un rôle pour te sauver du jaguar. »

Oh, bien sûr, c’était le garçon blessé… qui n’était plus blessé, remarquai-je en baissant les yeux sur son torse parfaitement guéri.

— « Impressionnant », dis-je, me penchant sur la table pour mieux voir à la lumière des bougies. « Il n’y a même plus de cicatrice. »

Était-ce dû à l’onguent de ce Tang ? Si c’était le cas, un telle pommade devait valoir une fortune.

Malgré les paroles de Fey-Youn, Zom garda un silence entêté… Peut-être était-il timide ?

— « Koko, tu te régénères comme Aminta, le ver gris ! », lui fit observer Ayaïpa.

Voulait-elle parler de quelque amie de la Maison des Bêtes ? Aminta, le ver gris… Ce n’était très certainement pas un simple ver de terre, mais quelque grand ver spirituel.

— « Non, cousine, je doute que, si tu le coupes en deux, il s’en tire vivant. »

Les plumes de la poule bleuirent et frémirent.

— « Je n’ai jamais parlé de le couper en deux, cousin ! »

— « Mais tu l’as quand même comparé à un ver. N’importe quel humain pourrait s’en froisser, tu sais ? »

Ayaïpa devint rouge cramoisi.

— « Je suis désolée ! »

Je ris rien que de voir sa tête et l’expression ahurie de Zom.

— « La poule… parle ? », souffla-t-il.

Ah, il sortait enfin de son mutisme. Elkesh nous interrompit quand il vint nous servir chacun un verre de vin. Je le remerciai et levai mon verre en disant :

— « Trinquons aux trois heures que j’ai passées à porter ce maudit tonneau ! »

Irami grimaça très légèrement mais leva son verre et Fey-Youn renchérit :

— « Trinquons aussi à l’Héritier des Nuages et à son maître ! »

Ho ? Avec ce « maître », je doutais qu’il veuille parler de Maître Zéligar. Il savait, donc, pour Sonju. Bon, après tant d’années passées à essayer de retrouver la clef du Pavillon du Nuage Doré pour continuer la tâche de ses aïeux en honneur de la Secte des Nuages… j’étais à peu près sûr que nous pouvions nous fier à cet homme.

Elkesh souriait jusqu’aux oreilles.

— « Trinquons à nos jeunes ! Zom inclus, bien sûr », ajouta-t-il, ébouriffant ses cheveux rouges. « Mais ne nous refais plus de ces frayeurs en partant chasser des bêtes démentes tout seul. »

Zom fit une moue mais acquiesça. Ce garçon… Quelque chose en lui m’intriguait, mais je n’arrivais pas à savoir quoi. Alors que je sirotais mon vin si durement gagné, Irami demanda par voie mentale :

“S’est-il passé quelque chose à Osha ?”

J’aurais voulu, moi-même, lui demander comment s’était déroulée sa conversation avec Fey-Youn, mais… son expression sereine m’informait déjà que tout s’était bien passé. Par contre, il avait dû deviner que quelque chose me troublait. Concis, je lui dis :

“J’ai trouvé un problème étrange que personne ne semble percevoir. Viens avec moi demain. J’aimerais savoir ce que tu en penses.”

Cela piqua sa curiosité mais, contrairement à moi, il prit son mal en patience et n’insista pas.

“Et Maître Ak-Baé ?”, demanda-t-il.

“Aucune idée”, avouai-je. “Je ne l’ai pas croisé.”

Je lui avais quand même envoyé un petit mot avec Misha en lui disant, énigmatique : « Ça sent pas bon ».

J’allai me resservir un verre en resongeant à ce que j’avais vu à Osha : ces grandes semelles anti-daemonia chaussées même par des enfants, ces gants brillants que certains portaient en plus des sabots et qui couvraient tout l’avant-bras, et ces gens qui brossaient énergiquement les dalles et même les cours en terre battue avec de la poudre de savon… Mais j’avais déjà vu des actions similaires ailleurs, pendant mes voyages avec mon grand-père, dès qu’on soupçonnait un endroit d’être infesté de « démons ». J’avais été plus interpelé par cette étrange odeur. Il n’y avait pas à dire, ses caractéristiques me rappelaient celles de l’odeur des démons cultivateurs, intoxiqués au ki pourpre. Cependant, l’odeur, en soi, était différente, moins forte, et aussi…

Aah…, soupirai-je mentalement. À présent, je comprenais pourquoi Yelyeh disait qu’il se passait des « trucs louches » à Osha. J’ignorais, cependant, si cela avait une quelconque relation avec les alchimistes et le Chaudron Astral. Face à tant d’inconnues, le mieux était de commencer mes recherches auprès des « Yeux et Oreilles de l’Alliance » : j’allais devoir aller rendre une petite visite aux Mendiants d’Osha.