Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

66 Le Clan des Gu-Lian

Vérité, Vérité !
Enterrée sous
Le firmament,
Étoile d’ombres
Qui ne ment…
Cours-lui après
Pour l’embrasser.

Le Raconteur Impertinent

*

— « Mm… », méditai-je tout en gravissant le sentier devant Irami. Les rayons de soleil commençaient à peine à illuminer les feuilles dorées des arbres du Mont-d’Or, mais les oiseaux gazouillaient déjà joyeusement. « Tu veux dire, Sonju, que l’un des légendaires refuges de la Secte des Nuages se trouverait sur le Mont-d’Or ? Le Pavillon du Nuage Doré, ça a l’air majestueux comme nom… Irami », ajoutai-je, lui jetant un coup d’œil. « Je viens d’y penser mais… et si ce Pavillon du Nuage Doré et la maison de Fey-Youn et d’Elkesh qui se trouve aussi en amont étaient un seul et même endroit ? »

Irami hocha tranquillement la tête.

— « J’y ai pensé aussi. »

Je m’arrêtai en soupirant.

— « Si tu y avais pensé avant, on aurait pu attendre qu’ils se réveillent. On ne va quand même pas entrer chez eux sans rien leur dire. »

— « Chez eux ? », grommela Sonju. « Souviens-toi de qui je suis. Ce Pavillon, c’est moi qui l’ai fondé. »

Je haussai un sourcil.

— « Ah, carrément ? Attends… tu l’as peut-être fondé, mais tu n’y habites plus. »

— « Qui s’est promené chez la Sage Campagnarde sans même l’avoir rencontrée ? »

La repartie de Sonju me laissa sans réplique.

Enfin, personnellement, ma curiosité était piquée : forcément, un endroit légendaire de la Secte des Nuages, cela devait être beau. Et puis, si Elkesh y habitait…

Celui qui semblait le plus tiraillé était Irami. Je devinais pourquoi : à cause de certains vieux cultivateurs du Murim, qui attendaient tellement de lui qu’il refonde la Secte des Nuages, Irami en était arrivé à éviter tout ce qui se rattachait à l’histoire de cette secte. Mais, en même temps, il désirait toujours perfectionner l’Art Profond des Nuages. Et, sans surprise, l’idée de trouver quelque indice utile à cet effet avait pris le dessus.

Nous continuâmes à monter et arrivâmes à une maison en bois entourée d’une véranda d’où pendaient de nombreux bouquets de plantes de toutes sortes. Toutes ces senteurs… me rappelèrent l’ancienne maison d’Elkesh, à Osha.

— « C’est ça, le Pavillon du Nuage Doré ? », m’enquis-je.

— « Tu rigoles ? », maugréa Sonju. « Continuons. »

Cela voulait-il dire que, contrairement à ce que nous avions pensé, Fey-Youn et Elkesh ne vivaient pas dans ce fameux pavillon caché ?

À peine quelques dizaines de mètres plus loin, nous trouvâmes un petit autel sur lequel était posée une boîte en bois de hêtre avec une toiture miniature. Sur la façade, était marqué un simple mot.

— « Orassiti ? », lus-je, curieux.

— « C’est l’ancien Dieu de la Pluie », dit Sonju d’une voix empreinte d’émotion. « Cet autel marque l’entrée au Pavillon. Rien n’a changé. Certes, la boîte a été remplacée, mais la réplique est presque parfaite. Héhéhé… Qui dirait que huit siècles se sont écoulés ! »

Il était ému et impatient d’entrer. Sauf que, lorsqu’il voulut nous guider à l’intérieur du Pavillon, surprise : l’endroit était protégé par une formation runique. Nous tournâmes en rond pendant un moment avant qu’il ne soupire :

— « On ne va pas pouvoir entrer sans la clef. »

Il s’agissait effectivement d’une formation à clef. Sonju parlait donc de la clef runique, qui pouvait être tout simplement un chemin spécifique à suivre, comme pour le Lac des Glaces ou le Bois de Bambous.

— « Retournons chez Sakaza », suggérai-je. « Si Fey-Youn vit dans la maison, plus bas, il doit peut-être savoir quelque chose. »

Rien n’était moins sûr, car une formation runique spatiale de ce style ne bloquait pas le mouvement : elle distordait l’espace, et d’une façon si délicate qu’il était difficile de la percevoir et encore moins de se douter que tout un pavillon était dissimulé là.

Sonju grogna :

— « Je ne partirai pas de ce village tant que je n’aurai pas vu mon pavillon. Irami, tu m’as entendu ? C’est une question d’honneur. »

Je l’avais rarement vu si déterminé. J’échangeai un regard amusé avec Irami et me mis à descendre la pente en disant :

— « J’ai entendu dire que le Dragon Céleste était un entêté. Huit-cents ans à vivre dans une de ses cornes, ça doit déteindre. »

— « Être entêté quand il le faut, c’est une vertu », répliqua Sonju.

Je souris en tournant la tête vers lui.

— « Je sais. C’était un compliment. Pour quelqu’un qui aime répéter les mots “quand j’étais vivant” et ce genre de bêtises, tu as quand même l’air bien énergique. »

Sonju ne répondit pas immédiatement. Mes paroles l’auraient-elles embarrassé ? Il soupira enfin :

— « Zangsa. Sache que les compliments, ça marche pour Ayaïpa, pas pour les vieux barbus comme moi. »

Mon sourire s’élargit.

— « Tu mens presque aussi mal qu’Irami. »

— « Tu m’agaces », répliqua, dans un soupir, le vieux sage barbu.

* * *

Quand nous retournâmes chez Sakaza, Ayaïpa dormait encore sur son coussin, dans cette même position bien sage qu’ont toutes les poules.

Je m’amusais à chatouiller son bec avec une herbe quand j’entendis du bruit dans la maison. Elkesh et Fey-Youn étaient enfin réveillés. Depuis le couloir, Ak-Baé ouvrit la porte de notre chambre en disant :

— « Debout, les jeunes ! Vous pensez dormir jusqu’à quand ? »

Quoi… Cela faisait bien deux heures que nous étions réveillés. Nous avions même fait une promenade matinale à l’autel du Dieu de la Pluie… mais personne ne l’aurait dit, vu comme j’étais allongé de tout mon long.

Ayaïpa agita ses ailes, réveillée en sursaut.

— « Koa, koa, koa ! »

Je bâillai en disant :

— « Tu te réveilles toujours comme si un seau d’eau t’était tombé sur la tête, cousine. C’est peut-être pour ça que tu ne ponds pas d’œufs. » Mes paroles parurent l’affecter, si bien que je lui tapotai gentiment la tête. « Désolé, Ayaïpa : je veux juste dire que tu devrais te détendre au réveil. Tu n’as pas eu de cauchemar à cause du jaguar d’hier, j’espère ? »

— « Koko, non », fit Ayaïpa, soudain de bonne humeur. « J’ai rêvé que je faisais une course avec Tigroulet ! »

— « Hoho, contre ce tigre vert ? Et tu gagnais, je suppose ? »

— « Forcément. J’étais assise sur sa tête. Kékéké ! »

Assis en tailleur, les mains sur mes genoux, je ris avec elle de son rêve. Le Roi du Poison et la poule avaient l’air d’avoir été de bons amis dans la Maison des Bêtes.

— « Et Irami ? », nous coupa alors Ak-Baé.

— « Il s’entraîne derrière la maison avec Nuage. »

À peine eus-je répondu qu’Ak-Baé s’éloignait déjà dans le couloir en disant :

— « Nous serons bientôt de retour. »

Je haussai un sourcil. Comment ça, « nous » ? Il partait avec Irami quelque part ? Et où donc pensait-il l’emmener ? Je fis une moue.

— « Ayaïpa. »

— « Koa ? »

— « Ak-Baé veut nous voler Irami. »

La poule eut l’air choquée.

— « C’est pas possible ! »

— « Allons voir. »

Nous réunissant avec Irami et le Scribe-Follet, je compris bientôt qu’il ne s’agissait pas de quitter le village. Ak-Baé nous expliqua que Maître Zéligar lui avait demandé d’aller, avec Irami, déposer une lettre sur un autel situé sur le sentier qui menait au sommet, en amont de Gnawoul. J’avais comme l’impression que je savais exactement de quel autel il s’agissait…

À ce moment, nous entendîmes un bol s’écraser sur la véranda et nous nous retournâmes, surpris. Là, debout, ses yeux bleus écarquillés de stupeur, se trouvait Fey-Youn, aussi étonné que s’il avait vu un fantôme.

— « Ai-je bien entendu ? » Il se précipita alors vers nous en demandant : « Maître Zéligar m’a envoyé une lettre ? Alors, ce jeune homme… Que je suis bête ! », s’écria-t-il soudain. « Oh, que je suis aveugle ! Cette épée ! Irahayami ! Bien sûr ! Est-ce toi, l’Héritier des Nuages ? »

Irami ne sut que répondre et j’intervins :

— « Ak-Baé n’a jamais dit que la lettre était pour toi : il a dit qu’il allait la déposer à l’autel d’Orassiti. »

— « Ah… Pour tout vous dire… Pour tout vous dire… Ah ! L’Héritier des Nuages ! Enfin, je te vois en chair et en os… J’aurais dû te reconnaître au premier regard. Je me sens honteux. Mais, par tous les dieux, depuis que vous êtes arrivés, il n’y a que des bonnes nouvelles ! »

Il souriait, encore incrédule. Ses paroles ne nous avaient pas expliqué grand-chose… Le Tang me jeta un regard direct.

— « Je n’ai jamais parlé d’Orassiti. »

— « Ce matin, nous sommes déjà allés voir l’autel », l’informa Irami.

— « Mais nous n’avons pas réussi à entrer dans le Pavillon du Nuage Doré », complétai-je.

Ak-Baé se remit vite de sa surprise et soupira.

— « J’imaginais bien que cette affaire avait quelque chose à voir avec la Secte des Nuages, mais… vous voulez dire qu’il y a un pavillon des Nuages dissimulé sur cette montagne ? »

Zéligar ne lui avait-il donc rien expliqué ? Je hochai la tête, souriant.

— « Et je me dis, Fey-Youn, vu ton grand cœur, tu aurais sûrement laissé entrer dans ce pavillon les gens du village pour les protéger du jaguar si tu avais su y entrer toi-même. »

Fey-Youn s’assombrit tout d’un coup et ses épaules s’affaissèrent comme si on venait de l’accuser d’un grave crime. Hum… Se pouvait-il qu’en fait, il connaisse la clef pour entrer dans le pavillon ? Après un silence, il dit :

— « Je ne me suis pas encore présenté formellement. Je suis Fey-Youn Gu-Lian. Ma famille est une branche dérivée du Clan Gu. »

— « Tu es un cultivateur ? », s’étonna Ak-Baé. Le Clan Gu, après tout, était un clan du Murim, un clan de cultivateurs… L’un de mes camarades de classe, Sami, était un Gu.

Fey-Youn secoua la tête.

— « Je n’ai jamais réussi à former un océan de ki. Les Gu-Lian sont une famille de runistes avec un art très spécifique. Elle est née il y a trois siècles, quand le Spadassin des Nuages a sauvé le Clan Gu de l’extermination pendant la guerre contre l’Œil Renversé. Shinber Gu, le frère du patriarche du Clan Gu, était un runiste renommé. Après la mort du Spadassin, il a fondé la branche des Gu-Lian et a juré de protéger les lieux sacrés des Nuages. À travers les générations, même après la dissolution de la Secte des Nuages, nos membres ont rempli cette mission avec dévouement. Cependant… »

À notre étonnement, il tomba soudain à genoux devant Irami et déclara :

— « Tout est ma faute. La clef pour traverser la formation runique a été transmise de génération en génération. J’aurais dû en hériter pour pouvoir continuer la tâche de mes aïeux. Et mon père me l’a effectivement montrée une fois, quand j’avais huit ans. Malheureusement… peu de temps après, il est retourné dans le Pavillon et n’est jamais revenu. J’ai étudié les arts runiques des Gu-Lian dans les textes qu’il m’a laissés mais… je n’ai jamais réussi à retrouver la clef. Après trois siècles à attendre un Héritier, quand celui-ci arrive enfin à ma porte… » Il enfonça ses doigts tremblants dans la terre embourbée. « Je n’ai pas d’excuse. »

Euh… Son excuse me semblait très valide, pourtant. Quel enfant de huit ans aurait été capable de se rappeler la clef d’une barrière runique vieille d’au moins trois siècles rien qu’en la voyant une fois ? Bwi, peut-être, mais personne d’autre.

Fey-Youn tremblait, accablé de honte. Irami s’agenouilla à son tour et posa une main sur l’épaule du vieil homme, qui leva la tête pour croiser son regard serein… Et le silence se prolongea. Je soupirai intérieurement en voyant l’expression déconcertée de Fey-Youn. Irami et son éloquence silencieuse pouvait en surprendre plus d’un…

— « Merci », dit alors Fey-Youn, les yeux brillants. « Merci. »

Je clignai des yeux, incrédule. Il avait compris ce qu’Irami voulait lui dire ? Ils n’avaient pas pu parler par voie mentale : Fey-Youn n’était pas un cultivateur.

Irami se leva.

— « Quoi que dise Maître Zéligar, je ne me considère pas personnellement comme l’Héritier des Nuages. J’ai effectivement hérité l’épée du Spadassin des Nuages, mais je suis loin de maîtriser son Art Profond. Toutefois, si tu veux bien me parler davantage des Gu-Lian, de leurs arts et de leur histoire, j’en serai honoré. »

Fey-Youn avait repris un semblant de calme. Il se leva à son tour et répondit avec énergie :

— « Ce sera avec plaisir ! Laisse-moi t’inviter à boire un thé chez moi. »

— « Certainement. »

Tous deux s’éloignaient déjà. Fey-Youn avait l’air de nous avoir complètement oubliés, Ak-Baé et moi. Le Tang frappa distraitement la paume de sa main avec l’enveloppe qui contenait la lettre de Maître Zéligar, l’air de se demander s’il ne serait pas indiscret de les suivre. Je roulai les yeux.

— « Maître Zéligar t’a demandé une faveur, non ? L’autel, c’est par là-bas », dis-je, désignant la direction que Fey-Youn et Irami avaient prise.

— « Tu ne viens pas ? », s’étonna Ak-Baé.

— « Pour quoi faire ? Fey-Youn a peut-être des secrets de la Secte des Nuages à lui communiquer. Je ne suis pas aussi indiscret que les Tang », ajoutai-je, moqueur, tout en me baissant pour ramasser le bol en bois que Fey-Youn avait laissé tomber : Ayaïpa s’occupait déjà de manger toutes les orties et morceaux de légumes qui s’étaient éparpillés sur le sol de la véranda.

Je devinai la grimace d’Ak-Baé sans la voir. J’ajoutai en me tournant vers lui :

— « Et puis, j’ai à parler avec Oncle Elkesh. Ça fait treize ans que je ne le voyais pas. »

Ak-Baé secoua la tête.

— « Bah. Je comprends. Je vais aller laisser la lettre, puis je pars vers Osha. As-tu des indices sur ces alchimistes ? »

— « Aucun », avouai-je. « Si ce n’est… »

— « Si ce n’est ? »

— « La zone nord d’Osha. Pourquoi est-ce la seule zone encore interdite d’accès ? C’est louche, tu ne trouves pas ? »

Ak-Baé eut l’air gêné de ne pas y avoir pensé.

— « Le décret a été écrit par le gouverneur d’Osha. Tu penses qu’il est complice ? »

— « L’Œil Renversé ne s’arrête pas aux démons cultivateurs. Je pense que tu le sais. »

Ak-Baé soupira.

— « Bon. »

Soudain, il siffla. Quelques secondes plus tard, un petit oiseau se posa sur la paume de sa main. Il avait des plumes noires autour du cou et brunes sur le reste du corps, ainsi que des yeux jaune d’or.

Je croisai mes bras.

— « Hoho ? Tu m’as vu avec une poule et tu veux me montrer ton passereau ? »

— « Je préfère ne pas comparer », rétorqua Ak-Baé.

— « Quoi ? Pourquoi ? Ton oiseau parle ? »

— « C’est comme si. » Le Tang se rendit compte qu’il était entré dans mon jeu et il contint son exaspération en expliquant : « Voici Misha, mon ami et mon oiseau messager. Je te le laisse pour aujourd’hui. Si tu as quelque chose d’important à m’écrire, Misha portera le message. Et il te guidera à moi sans que tu doives ramasser mes cheveux. »

À sa manière de le formuler, on aurait dit que je m’amusais à collectionner ses cheveux. Il s’éloignait déjà quand je protestai :

— « Ak-Baé ! Instructeur Ak-Baé ! Et si Misha te suit au lieu de rester ? Je fais comment pour qu’il me comprenne ? »

— « Il comprendra ! Il ne parle pas l’humain comme ta poule, mais c’est un oiseau intelligent », assura-t-il.

Il s’en alla. Je soupirai. L’instant d’après, Misha se posait sur mon épaule, l’air de se targuer sous le regard choqué d’Ayaïpa. Je l’attrapai doucement et le posai devant mon apprentie.

— « Misha, reste avec Ayaïpa. Portez-vous bien, tous les deux. Ayaïpa, je sais que tu aimes la viande, mais ne le mange pas, d’accord ? »

— « Kôk ? Bien sûr que non », dit-elle.

Misha tremblait déjà. Je ne sais pas si parce qu’il était plus petit que la grosse poule rouge ou parce qu’il avait compris mes paroles.

— « Tu vas où, cousin ? »

— « Trouver Elkesh. »

— « Elkesh ! Oncle Elkesh ! Moi aussi, je veux le voir ! »

Son enthousiasme m’arracha un sourire. Elle ne le connaissait pas vraiment personnellement, mais elle s’était déjà attachée à lui après m’avoir entendu raconter mon passé. Je lui tapotai la tête.

— « Laisse-moi lui parler seul à seul un moment. Tu le verras plus tard. »

Et comme Misha me regardait, je lui tapotai la tête aussi, pour ne pas faire de jaloux, puis me redressai.

— « Amusez-vous bien. Si vous n’êtes pas devenus amis quand je reviens, je vous embroche et vous cuis à petit feu. »

Je quittais la véranda et rentrais dans la maison quand j’entendis Ayaïpa dire au passereau :

— « Ne t’affole pas : mon cousin dit plein de choses fausses. Il te dit qu’un truc existe, il te le démontre, puis il te dit qu’il a menti. Mais, au fond, il est gentil. »

Hoho… Je roulai les yeux et entrai dans la salle à manger, où Sakaza et Elkesh prenaient leur petit déjeuner.