Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

65 La Fête de Gnawoul

Pourquoi les troncs sont-ils ronds ?
Pourquoi deux yeux ? Pourquoi une tête ?
Pourquoi tant de motifs qui se répètent ?
Pourquoi se poser des questions ?

Perzontes

*

Nous rencontrâmes cinq villageois armés de fourches à mi-chemin de Gnawoul. Apparemment, ils avaient été plus nombreux à partir nous prêter main-forte, mais ils avaient alors croisé Ak-Baé et Elkesh avec le garçon blessé et plusieurs hommes les avaient alors aidés à regagner le village. Ceux qui avaient continué nous noyèrent de questions sur la bête.

— « Vous l’avez vraiment brûlée ? », insistait un blond à la carrure de taureau.

La perspective qu’on ait brûlé la bête semblait les soulager. Je demandai cependant :

— « Nous n’aurions pas dû, peut-être ? »

— « Non, non. Si elle a été brûlée, c’est tant mieux, c’est tant mieux ! Ah ! Je ne me suis pas présenté. Je suis Sakaza, le maire de Gnawoul. Je ne sais pas comment vous remercier, Immortels. »

Le taureau blond s’inclina très bas, imité par ses compagnons. L’atmosphère se couvrit soudain de solennité. J’échangeai un regard avec Irami puis, les bras croisés, je souris.

— « Et si tu nous invitais à dîner ? Qu’en dis-tu ? »

Ma suggestion informelle parut les mettre plus à l’aise. Sakaza se redressa, nous dévisagea, puis sourit.

— « Avec plaisir ! »

* * *

Je ne m’attendais pas à ce que le maire de Gnawoul invite tout le village. On dansa, on chanta, on fêta la mort de la terrible bête et on rendit hommage aux cinq morts du village du Mont-Roc, enfin vengés. Entre les villageois de l’autre côté de la crête et ceux de Gnawoul, il y avait plus d’une centaine de convives sans compter les enfants. Sur la grande plateforme couverte de la place principale, illuminée de lanternes et joliment dallée, avaient été installés des tapis et des tables basses garnies de mets. Irami et moi ne manquâmes pas de remarquer que la nourriture était plus abondante à notre table. Au lieu de protester, je leur fis le plaisir de déguster expressivement la viande de daim.

— « C’est Zom qui l’a chassé l’autre jour ! », m’informa Sakaza, assis à la table voisine.

Zom était le garçon qui était parti chasser le jaguar, me rappelai-je.

— « Comment va le garçon ? », demanda Irami.

— « Ah, ne vous inquiétez pas pour lui », intervint Fey-Youn, assis près de Sakaza. « Zom a une santé de dragon. Il sera sur pied dans quelques jours. »

Je haussai un sourcil. Quelques jours ? Sa blessure au torse devait être moins grave qu’elle ne m’avait semblé. Je souris et m’écriai :

— « Il n’y a rien de mieux qu’un peu d’eau-de-vie pour accompagner une viande aussi tendre ! »

Sakaza s’assombrit.

— « Je suis désolé de ne pas avoir d’alcool à vous offrir. »

Je débouchai ma jarre achetée à Amouza et me levai pour remplir son bol en disant :

— « N’en sois pas désolé ou je me verrai obligé de t’offrir toute la jarre ! Trinquons à la paix sur le Mont-d’Or ! »

Sakaza ouvrit de grands yeux et n’émit qu’une faible protestation polie avant de trinquer avec moi sous les yeux amusés et légèrement envieux de nos voisins convives. Je servis alors Fey-Youn et quelques autres villageois. Puis, comme Elkesh apparaissait à cet instant après s’être occupé de Zom, je lui tendis un verre bien rempli accompagné d’un sourire avant d’aller me rasseoir. Je baissai les yeux vers Ayaïpa qui, posée sur le tapis entre Irami et moi, me regardait avec curiosité. Je lui dis :

— « Tu es trop jeune pour boire, la poule. »

Les rires balayèrent la place. J’ignorai le regard déçu d’Ak-Baé, assis en face, qui n’avait pas eu sa part, et je bus au goulot. Il ne restait plus grand-chose, mais je fis comme si je buvais plusieurs gorgées avant de reposer la jarre et de m’attaquer à un autre filet de viande.

— « Je n’avais jamais vu un Immortel lever le coude de cette façon ! », rit la femme de Sakaza.

— « Et moi, je pensais que les Immortels ne mangeaient pas de viande », avoua un autre villageois.

— « Ça, ce sont les Moines d’Amabiyah », expliquai-je, la bouche pleine. Et c’est qu’une technique de l’Art Profond d’Amabiyah leur permettait, paraît-il, de digérer les plantes un peu comme la viande. D’ailleurs, Maître Zéligar l’avait apprise et Irami aussi… mais cela ne les empêchait pas de manger de la viande de temps à autre, preuve qu’il y avait quand même une différence. J’ajoutai : « Mais ne m’appelez pas Immortel, s’il vous plaît. C’est embarrassant et, en plus, les cultivateurs, ça meurt comme tous les autres humains. Ce qui me fait penser… » Je me tournai vers Sakaza. « Tu ne nous as pas encore expliqué… Pourquoi teniez-vous tant à cacher l’existence de cette bête aux autorités d’Osha ? »

Ma question fut accueillie par un lourd silence. Pendant un moment, on n’entendit que le chant des cigales. Puis Fey-Youn se racla la gorge.

— « Puisque vous êtes des cultivateurs du Murim, puis-je présumer que vous ne croyez pas aux daemonia ? »

Je le dévisageai, fort étonné, mais hochai la tête en même temps qu’Ak-Baé et Irami. Alors que tous écoutaient, Fey-Youn poursuivit :

— « Je ne sais pas à quel point vous êtes informés de ce qui se passe à Osha. L’été dernier, la ville a été soi-disant frappée par un démon appelé skaligus drakus furens, le Dément. Pendant presque un an, elle a été isolée de tout et les villages tout autour en ont grandement souffert. Plus de commerce, des contrôles constants, des denrées gratuites avariées et des guérisseurs qui venaient distribuer toutes sortes d’équipements inconfortables pour éviter qu’on touche la terre ou qu’on se touche entre nous, car le Dément circulerait à travers le sol et se propagerait par contact. Mais ce qui nous a causé le plus de soucis a été le décret nous interdisant de nous éloigner au-delà de trois kilomètres de notre village. Voyez-vous », dit-il, alors que les villageois secouaient sombrement la tête, « notre village vit surtout de la chasse, de la cueillette et du bois que nous vendons à Osha. Obéir à un tel ordre revenait à signer notre arrêt de mort. »

— « Vous n’avez pas obéi, j’espère », fis-je.

— « Nous avons obéi en hiver, où nous sommes restés bien au chaud dans nos chaumières », intervint Sakaza, arrachant des sourires amusés.

Ce qui voulait dire qu’ils étaient partis chasser et cueillir des herbes le reste de l’année.

— « Ce décret est toujours en vigueur ? », demanda Ak-Baé. « C’est pour cela que vous ne vouliez pas demander de l’aide à Osha pour vous protéger du jaguar ? »

Fey-Youn secoua la tête.

— « Depuis la fin de l’isolation à Osha, le décret n’est en vigueur que dans la zone nord des Cent-Pics. »

— « Que la zone nord ? », répéta Irami.

— « Il y a trois mois, un village du nom de Pic-d’Ambre a été attaqué et razzié par une grande bête-démon. » Fey-Youn désigna une jeune femme blonde assise un peu plus loin. « Norli l’a vue. Elle vivait à Pic-d’Ambre avec son époux. Elle et lui se sont échappés à temps, mais cette bête… »

— « Elle n’avait pas de poils », intervint Norli. « Et elle tuait tout sur son passage sans rien manger. »

Je frissonnai alors que Fey-Youn reprenait :

— « Osha a perdu plusieurs de ses gardes rien que pour en finir avec cette bête-démon. Le Hall des Soins a conclu qu’elle était contaminée par le Dément. Et le gouverneur a décrété que tout village attaqué par des bêtes-démons infectées serait évacué d’urgence et ses habitants accueillis dans un refuge. »

Un refuge d’où ils n’allaient plus pouvoir sortir librement, car potentiellement possédés par le Dément, complétai-je. Je comprenais mieux pourquoi les deux gardiens à l’entrée du village avaient eu peur que nous soyons des officiers de police et pourquoi tous ces gens avaient préféré se barricader dans le village pour se protéger de la bête plutôt que de demander de l’aide à Osha.

Ak-Baé secoua la tête, méditatif.

— « Je ne savais pas que la situation à Osha était si critique. »

— « Moi, ce qui m’étonne, c’est de trouver tout un village qui ne croit pas aux daemonia », intervins-je. « Si ce n’est pas indiscret, puis-je en demander la raison ? »

J’en vis plus d’un jeter des coups d’œil en direction de la table où se trouvaient assis Fey-Youn, Sakaza, sa femme et Elkesh.

— « C’est grâce à Fey-Youn ! », dit une voix.

— « Moi », intervint un autre villageois, « je sais seulement que les trucs invisibles, c’est pas ma tasse de thé. Je fais confiance à Fey-Youn. »

Ce Fey-Youn avait décidément l’air de jouir d’une grande réputation parmi les villageois.

— « Fey-Youn est un peu comme le sage du village », renchérit Sakaza de bonne humeur. « Je n’avais jamais étudié la question des démons, mais, avec ce qui s’est passé l’année dernière, j’ai demandé à tout le monde d’écouter ce qu’avait à nous dire Fey-Youn. Et ses explications, et celles d’Elkesh, nous ont paru plus claires que l’eau. Et, bien sûr, après avoir vu que des Immortels sont du même avis, je pense que les plus hésitants d’entre nous auront compris. »

Après tous les efforts qu’avait déployés l’Alliance du Murim à travers les siècles pour démonter le mensonge impérial, en vain, un sage de village y parvenait ?

— « Il a dit “Elkesh” ? Oncle Elkesh ?! », s’écria soudain Ayaïpa.

Il y eut un silence ahuri. Je tournai brusquement la tête vers la poule, qui émit un caquètement étouffé en se rendant compte qu’elle avait ouvert le bec un peu trop.

— « Euh… La poule a parlé ? », souffla Sakaza, la désignant d’un doigt hésitant.

J’eus un sourire forcé et pris la poule sous mon bras en disant :

— « C’est ma bête chamanique. »

Contre toute attente, ma réponse eut l’air de les convaincre en même temps qu’elle les surprenait. Ak-Baé, qui comprenait que même une bête chamanique n’était pas censée parler, était le plus ébahi de tous.

— « Tu es chamane ? », fit Sakaza.

Fey-Youn hocha la tête, pensif.

— « Je me disais bien que ce pendentif m’était familier. Tu es un Chaînon-Chamane. C’est donc pour ça que tu cherchais des cheveux d’Ak-Baé : afin de les utiliser pour le retrouver. »

J’allais répondre par l’affirmatif quand, soudain, ses yeux écarquillés posés sur moi, les mains tremblantes, Elkesh bafouilla :

— « Z-Zangsa ? »

Il avait fini par me reconnaître. Je me sentis gêné de ne pas m’être présenté avant. Posant Ayaïpa sur le sol, je me levai et, frappant ma paume du poing, j’inclinai la tête avec respect.

— « Désolé pour ma présentation tardive. Je suis bien Zangsa. Oncle Elkesh. Je suis content de te revoir vivant et en bonne santé. »

Content ? C’était un euphémisme. Avant que je n’aie le temps de relever la tête, Oncle Elkesh me serrait dans ses bras, les yeux remplis de larmes, en s’écriant :

— « Zangsa ! Je n’arrive pas à le croire… Mon garçon ! »

Le cœur serré par ces étranges retrouvailles, j’hésitai un instant, les images du passé défilant comme un éclair dans mon esprit, puis, les yeux humides, je répondis enfin à son étreinte.

— « Tu serres les gens toujours aussi fort », commentai-je.

On rigola autour de nous.

— « Quoi ! Vous vous connaissiez déjà ? », demanda Sakaza.

Oncle Elkesh me libéra enfin, tout larmoyant mais souriant, en répondant :

— « Et comment ! Zangsa est le petit-fils de Naravoul. »

— « Naravoul ? Ce Chamane des Cimes ? Alors ce garçon est celui qui a sauvé ta fille… ! »

Sakaza se tut, se rendant compte qu’il avait mentionné un épisode du passé difficile pour Elkesh. Celui-ci hocha la tête et une lueur mélancolique traversa ses yeux, mais il continuait à sourire.

— « Tu as tellement grandi ! »

— « Je suis loin de te dépasser, Oncle Elkesh. »

Elkesh était, de fait, encore plus grand qu’Irami.

— « Hé, c’est vrai… » Soudain, ses yeux se remplirent à nouveau de larmes, qui se mirent à couler sur ses joues hâlées et sa barbe noire. « Aah… C’est gênant, mais je ne peux pas m’arrêter… »

Il pleurait de joie. Je souris et tapotai son bras.

— « C’est l’eau-de-vie. Ça sort par les yeux quand on boit trop. »

— « Ça doit être ça… »

Émus par ces retrouvailles, les villageois trinquèrent une dernière fois avec de l’eau, « à Elkesh et à Zangsa, le sauveur de la petite Lianli ». Tant de louanges me mirent mal à l’aise, mais rien que de les entendre traiter Elkesh si amicalement, cela me mit du baume au cœur. Malgré tous ses malheurs, malgré tout ce qui était arrivé à sa famille, Oncle Elkesh avait, semblait-il, trouvé un nouveau foyer.

* * *

On ne tarda pas à nous souhaiter bonne nuit et à nous laisser tranquillement nous retirer chez Sakaza, la « Maison Commune » du village, où Zom avait été transporté. Fey-Youn et Elkesh étaient les seuls à vivre dans une maison en amont du village et, pour leur éviter d’y retourner en pleine nuit, le maire et son épouse insistèrent pour tous nous loger.

Elkesh et Ak-Baé étaient partis voir comment se portait le garçon blessé. Irami et moi installions les matelas et je fredonnai quand mon ami demanda :

— « Tu savais qu’Elkesh se trouvait à Gnawoul ? »

J’agitai une couverture et la posai en répondant :

— « Non. Je n’en avais aucune idée. Sinon, je serais revenu plus tôt. »

Apparemment, Naravoul aurait su, par Lumyoun, qu’Elkesh se trouvait à Gnawoul, mais il ne m’en avait jamais rien dit.

Il n’empêche que quelque chose m’inquiétait un peu. Alors que nous suivions Sakaza chez lui, j’avais demandé à Elkesh s’il avait des nouvelles de ses enfants. Lianli lui avait envoyé une lettre trois ans auparavant en disant qu’elle continuait à apprendre sous la tutelle du Suprême du Poison, ce qui était une bonne nouvelle. Quant à Lumyoun… sa dernière lettre remontait tout juste à quelques mois. D’après celle-ci, son fils avait été promu grand archiviste à la Bibliothèque Impériale d’Émeraude. Il ne l’aurait donc jamais averti qu’il allait quitter son poste. De deux choses l’une : ou bien l’intendant, à la bibliothèque, m’avait refilé une fausse information ; ou bien Lumyoun était déjà à Osha et n’avait aucune intention d’en informer son père ; tramait-il vraiment une vengeance contre le Hall des Soins ? Quant à Lianli… Où se trouvait-elle à présent ? Qui sait, elle était peut-être aussi retournée à Osha… Enfin, devant tous ces doutes, je n’avais rien dit à Elkesh pour ne pas l’inquiéter.

Je jetai un coup d’œil à Ayaïpa. À peine entrée dans la chambre, elle s’était nichée sur un coussin et s’était endormie presque aussitôt. Les cinq-cents marches d’escaliers, plus tant d’émotions et de nouveautés, ça devait l’avoir épuisée.

Je bâillai et m’allongeai en songeant au jaguar, aux alchimistes… puis à tout ce que j’avais encore à demander à Elkesh. Après un long silence, je jetai un coup d’œil à Irami, assis sur son propre matelas, en pleine méditation. Tiens… Vu comment mes pensées se bousculaient dans ma tête, je me dis que je devrais peut-être faire comme lui. Je me rassis, fermai les yeux et me mis à faire circuler mon ki doré.

Ma technique de circulation était bien plus simple que celle d’Irami. Si on voulait utiliser le ki de manière explosive, elle était définitivement pire. Mais vu que ma quantité de ki doré était facilement surpassée par celle d’un étudiant en troisième ou même deuxième année de l’Académie, j’en étais venu à donner la priorité à mon contrôle du ki et à la conservation d’énergie — des qualités précieuses pour un maître vaudou hybride qui devait garder à tout moment l’équilibre entre deux océans de ki.

Comme mon énergie interne circulait et se formait doucement dans mon océan doré, je sentis mon corps devenir plus léger…

* * *

Quand Irahayami sortit de sa méditation, il vit Zangsa affalé en travers de son matelas, dormant à poings fermés, la tête à quelques centimètres d’Ayaïpa. Sonju marmonna :

“Il me rappelle Marabé, mon huitième disciple. Chaque fois qu’il méditait, il finissait toujours par s’endormir. Il disait aller rendre visite aux Trois Sages dans son rêve. Hé”, ajouta-t-il. “Un jour, je m’étais levé plus tard que d’habitude et, comme cet idiot voulait me taquiner, je lui ai dit que j’étais allé voir les Trois Sages et qu’aucun d’eux ne se souvenait de ses prétendues visites.”

“Et il ne s’est plus endormi pendant qu’il méditait ?”, demanda Irami, amusé.

“À défaut des Trois Sages, il est allé rendre visite au Sage Céleste.”

Irami sourit intérieurement, posa une couverture sur Zangsa puis s’allongea sur son propre matelas, pensif.

“Le Pavillon du Nuage Doré… Je lui en parlerai demain matin.”

“Cela mérite le détour”, promit Sonju. “Si tant est que l’endroit existe encore…”