Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Vie.
Incertaine goutte d’eau
Du sommet jusqu’au berceau.
Shahouza
*
Il pleuvait à verse. Les flèches d’eau s’écrasaient sur la terre boueuse du chemin. Nous avions laissé derrière nous les Escaliers des Trois Mille Marches et parcourions à présent le versant ouest du Mont-Roc jouxtant le Mont-d’Or. Il nous suffisait de passer son pic rocheux pour atteindre le col unissant les deux montagnes. Seulement, dans mes souvenirs, il y avait un village, ici. À présent, tout était désert. Les maisons étaient toujours là, mais elles étaient vides. Je voulais bien croire que les villages des montagnes avaient souffert du manque de commerce entre Osha et Shinbi cette dernière année, mais de là à disparaître… Que s’était-il donc passé ?
— « S’ils ont eu le temps de fermer leurs portes, c’est qu’ils ne se sont pas enfuis en toute urgence », commentai-je.
S’avançant entre les maisons, Irami hocha pensivement la tête.
— « Ils semblent être partis il y a peu. Quelques jours, tout au plus. »
Il jeta un coup d’œil à un abreuvoir et je devinai sa pensée : l’eau de pluie avait sûrement effacé toute image utile que sa Voix du Reflet puisse révéler sur ce qui s’était passé.
— « Ils ne sont pas morts, si ? », s’effara Ayaïpa, sur mon épaule, bien à l’abri sous mon chapeau.
— « Mais non, cousine. Sinon, il y aurait des cadavres. »
Le cou d’Ayaïpa bleuit.
— « Des c-cadavres… C’est vrai. »
Je haussai un sourcil, intrigué par son ton de voix.
— « Tu as déjà vu un cadavre, cousine ? »
La poule me rendit un regard effrayé.
— « Je… Oui. Je… Peut-être… Je ne m’en souviens plus. »
Cette poule à la mémoire si excellente ne s’en souvenait pas ? D’habitude, on n’oubliait pas ce genre de choses… Dans ce cas, peut-être avait-elle voulu oublier. Était-ce lié au jour où la Sage Campagnarde lui avait sauvé la vie ? Comme ma question avait troublé Ayaïpa, je lui dis :
— « Regarde, Ayaïpa, des vers de terre ! »
La poule regarda l’endroit que je désignai et s’enthousiasma aussitôt :
— « Koko ! Y’en a plein ! »
Elle battit des ailes et alla se délecter. Après quelques bonnes trouvailles, elle hésita puis s’approcha de moi, un gros ver de terre dans son bec. Elle le posa devant moi.
— « Hoho, c’est pour moi ? »
— « D’après ce que tu as raconté, les renards, aussi, ça mange des vers de terre. »
— « Hum… » Je ramassai le ver de terre et grimaçai. Pour quelque raison, ce type de nourriture ne me disait rien quand j’étais sous ma forme humaine. Mais puisque c’était un cadeau d’Ayaïpa… Je mâchai tout en disant : « Merci, cousine. »
— « Kéké. Ils sont délicieux ! Si tu ne te dépêches pas, je vais tous les manger ! », me prévint-elle, revenant à son repas.
— « Irami. Tu veux goûter ? »
Je n’avais pas terminé ma question que mon ami s’éloignait déjà vers l’autre bout du village. Hé. Je mâchais encore quand nous nous remîmes en route. Nous passâmes le pic rocheux et entamâmes le col qui unissait les deux montagnes.
— « Pourquoi ça s’appelle le Mont-d’Or ? », demanda Ayaïpa, perchée sur mon épaule, bien repue.
Si la pluie n’avait pas rendu tout le paysage monotonement gris et si la poule avait pu voir les arbres dorés du Mont-d’Or sous les rayons du soleil, elle n’aurait probablement même pas posé la question.
— « S’il arrête de pleuvoir, tu comprendras vite pourquoi », lui dis-je.
— « C’est parce que y’a de l’or », devina la poule.
— « Du tout. Mais plein de gens ont pensé comme toi et ont passé des années à chercher des mines d’or. Ils n’ont rien trouvé. Tu ne connais pas la vieille Chanson de Mouk ? »
Et j’entonnai :
Mouk monta jusqu’au Mont-d’Or,
Chercher de l’Or, chercher de l’Or :
Revint avecque des feuilles
D’la couleur des dents-de-lion.
Mouk monta jusqu’au Mont-d’Or,
Chercher de l’Or, chercher de l’Or :
Trouva là une belle blonde
Soleil radieux au cœur d’or,
Le plus précieux des trésors.
Ayaïpa passa la demi-heure suivante à chantonner. Sa mémoire n’avait rien à envier à celle du jeune Bwi.
Comme on était en été, il devait rester encore plusieurs heures de jour à priori, mais, avec la pluie, le ciel était si sombre qu’on aurait presque cru qu’il faisait nuit. Par prudence, nous ralentîmes un peu pour passer le col. À ce rythme, si la pluie continuait, on allait devoir dormir dans la boue et sous la flotte. Même Irami, qui pratiquait l’Art Profond des Nuages et maîtrisait si bien l’eau, ne devait pas être enchanté par la perspective. Le seul à s’en ficher complètement était Sonju.
J’étais en train de me demander si, finalement, nous n’aurions pas mieux fait de passer la nuit dans le village désert du Mont-Roc quand Ayaïpa s’exclama :
— « Oh ! Ça brille ! C’est la belle blonde ! »
— « Non : ce sont des lumières », la corrigeai-je, amusé.
Nous étions enfin arrivés au village du Mont-d’Or. Contrairement à l’autre bourgade, celle-ci semblait être habitée : on apercevait, en tout cas, des lumières aux fenêtres de quelques chaumières.
Marqué par un panneau où l’on pouvait lire « Gnawoul », un beau chemin en pierre partait de la route principale vers le village. À travers le voile de pluie, je vis deux silhouettes se séparer d’un petit abri en bambou.
— « Ayaïpa », dis-je. « Tu te rappelles ce que je t’ai dit, n’est-ce pas ? »
Ayaïpa fit claquer son bec en le fermant d’un coup et hocha de la tête vigoureusement. Pouvais-je lui faire confiance pour garder le silence ?
— « Qui va là ? », demanda l’un des deux villageois qui gardaient l’entrée.
Comme nous approchions, je constatai qu’ils portaient des fourches. Je fronçai les sourcils avant de lever une main en signe de paix et de dire d’une voix amicale :
— « Nous sommes des voyageurs ! »
Les deux villageois nous observèrent un instant, puis celui qui avait parlé s’inclina en disant :
— « Bien le bonsoir, chers voyageurs. Je suis désolé de vous informer que ce village est encore en quarantaine. Le Dément sévit toujours. Pour votre sécurité, je vous prie de passer votre chemin. »
Je battis des paupières. Quoi ? Pour notre sécurité, on devait passer la nuit sous l’averse ? J’allais parler, mais Irami s’avança d’un pas sous la pluie et demanda :
— « Y a-t-il une interdiction formelle d’entrer ? »
Le villageois eut un mouvement nerveux avec sa fourche.
— « Je… »
Son compagnon lui murmura à l’oreille :
— « Attends, et si c’est des officiers ? »
Hum. Nous avaient-ils pris pour des officiers de police ? Ou pour des dignitaires de quelque sorte ? En tout cas, tout semblait indiquer que l’histoire de quarantaine était fausse.
— « Nous ne sommes pas de la police », intervins-je. « Je l’ai dit : nous sommes de simples voyageurs. »
Les deux villageois se raidirent. Ils devaient se demander comment j’avais fait pour les entendre murmurer sous la pluie battante. J’ajoutai :
— « Et puis, le “Dément” ? Je croyais que c’était un skaligus drakus qui sévissait. »
— « Vous… vous voyagez de Shinbi à Osha ? Vous n’êtes pas d’Osha ? »
— « Exact », dit Irami. « Nous sommes passés par le village de l’autre côté du col. Nous l’avons trouvé désert. »
À sa question implicite, les deux villageois échangèrent un coup d’œil. Puis :
— « Est-ce que c’est vous… Je veux dire, est-ce qu’à tout hasard, vous ne connaîtriez pas un jeune homme appelé Ak-Baé ? »
La question nous laissa perplexes. Qu’est-ce qu’Ak-Baé venait faire dans tout ça ?
— « Je connais quelqu’un qui s’appelle comme ça », dis-je. « Mais il n’est pas du tout du coin. »
— « Si tu pouvais nous le décrire… Par exemple, la couleur de ses cheveux… »
— « Verte. »
Les deux villageois se regardèrent en acquiesçant, l’air de se dire : c’est eux ! Ils avaient tout d’un coup l’air plus amicaux.
— « Suivez-nous. Fey-Youn nous a demandé de vous conduire à lui si vous apparaissiez. Pressons. »
Pressons ? Quelle urgence y avait-il à rencontrer ce Fey-Youn qui, semblait-il, nous attendait ? Et puis…
“Comment ça se fait qu’Ak-Baé soit ici ?”, soufflai-je mentalement à Irami. Celui-ci ne sut que me répondre.
Les deux villageois aux fourches nous firent passer devant des chaumières silencieuses puis nous guidèrent à l’intérieur d’une maison en bois. Là, ils enlevèrent enfin leurs grandes capuches et, à la lumière d’une bougie, je pus voir leurs traits basanés par le soleil et leurs cheveux blonds. C’était assurément des gens du coin.
La salle dans laquelle nous étions entrés était pleine de gens assis et debout, parlant plusieurs à la fois, l’air remontés. Ils tombèrent cependant tous silencieux en nous voyant entrer.
— « Fey-Youn, c’est eux », dit l’un des hommes qui nous avaient guidés.
Il s’adressait à un homme d’une soixantaine d’années, aux cheveux bruns grisonnants et aux yeux d’un bleu qui me rappela ceux de Prince Rajeyl… sauf que ce n’était très probablement pas un prince, vu son visage ridé et hâlé, signe d’une vie passée aux intempéries.
Dès qu’il nous vit, il nous jaugea d’un coup d’œil vif et s’inclina très bas en disant :
— « Vénérables Immortels ! Désolé pour cette brusque nouvelle, mais votre ami, Ak-Baé, se trouve en danger. »
Nous le regardâmes, ahuris. Quoi ?
* * *
Irami et moi fusions à travers les bois, dévalant le Mont-d’Or vers l’est.
Fey-Youn nous avait expliqué avec concision qu’Ak-Baé était passé la veille par le village et avait demandé aux villageois s’ils n’avaient pas vu deux hommes, l’un portant un manteau blanc bordé de nuages bleus, l’autre des vêtements noirs et pourpres — avec ces précisions, si les deux gardiens de l’entrée ne nous avaient pas reconnus de suite, c’était probablement à cause de la pluie.
Puis, sans transition, Fey-Youn nous avait annoncé qu’Ak-Baé, accompagné d’un villageois, était parti il y avait quelques heures à la recherche d’un certain Zom, fils adoptif de Fey-Youn : le jeune adolescent n’était pas revenu de sa chasse. Apparemment, depuis plus d’une semaine, une terrible bête rôdait dans les parages — une bête plus rapide qu’un jaguar et plus laide qu’un cochon, avait dit quelqu’un qui l’avait entraperçue une fois… Personne ne sut nous la décrire plus précisément. Il y avait pourtant eu déjà cinq morts chez les habitants du village du Mont-Roc, de l’autre côté de la crête. Les survivants s’étaient réfugiés à Gnawoul, mais, même en unissant leurs forces, ces gens étaient tout sauf certains de pouvoir repousser la créature. Quant aux paladins du Temple du Plateau qui s’occupaient normalement de protéger la contrée, ils avaient été rappelés par leur Grand Prêtre le mois dernier avec la seule vague justification du « manque de personnel ». Et on n’avait pas envoyé d’appel de secours à Osha. Quant à la raison… Nous n’avions pas pris le temps de demander. Dès qu’ils virent que nous n’avions pas l’intention de laisser Ak-Baé tout seul, malgré leur peur latente, les villageois avaient immédiatement proposé de nous guider vers la zone où, d’habitude, ce jeune adolescent chassait, sur le versant est de la montagne, vers la vallée qui menait au Plateau. J’avais assuré que ce n’était pas la peine et avais dit :
— « Si Ak-Baé est arrivé hier, il a dû dormir dans ce village. Quelqu’un peut-il me montrer le matelas où il a dormi ? »
Ma requête en avait étonné plus d’un, mais on m’avait guidé à la chambre. Coup de chance : je trouvai là plusieurs cheveux verts. Comme Ak-Baé était un cultivateur, le lien de ses cheveux s’estompait encore plus lentement que chez une personne normale : il allait nous mener tout droit à lui.
— « Cousin ! », dit Ayaïpa alors que nous freinions d’un coup devant une pente rocheuse abrupte. « J’ai entendu un feulement. »
Vraiment ? Avec le bruit retentissant de la pluie, je n’avais rien entendu. La poule tournait la tête dans tous les sens.
— « Ça vient de là-bas ! », ajouta-t-elle. « Ça doit être le mi-jaguar mi-cochon ! »
Elle désignait d’une aile l’étroite vallée. C’était effectivement la direction du lien.
Nous dévalâmes la pente et traversâmes une partie boisée avant d’arriver au pied d’une cascade. Là, perché sur un gros rocher au milieu de la rivière peu profonde, se trouvait Ak-Baé, le bras gauche ensanglanté, une dague à la main. Sur la rive où nous nous trouvions, une silhouette était penchée sur une autre. Le guide et le jeune chasseur… Ce dernier avait-il été gravement blessé ou était-il déjà mort ? Mon attention se porta alors sur la bête qu’affrontait le jeune Tang. Je n’avais jamais rien vu de tel.
La créature, quadrupède, mesurait bien deux mètres. Elle avait la peau rose, sans poil, la queue tordue et le corps élancé d’un félin. D’où le mi-jaguar mi-cochon. C’était moche à voir, mais ce qui me marqua le plus furent les éclairs orangés qui parcouraient son corps. Cet animal… avait sûrement été un jaguar avec tous ses poils, mais, à présent, il avait perdu sa fourrure, de la même façon que Bec, l’hippogriffe spirituel, avait perdu ses plumes. Je sentis une colère froide monter en moi.
“Irami. Ce jaguar a évolué. C’est un grand jaguar. C’est très rapide, mais ça a du mal à changer de direction pour se défendre une fois qu’il attaque. Fais attention.”
Irami dégaina Nuage et s’élança. Je me précipitai vers l’adolescent gisant sur le sol et constatai qu’il était vivant et que le guide était en train d’appliquer une espèce de pommade sur sa blessure au torse. En me voyant, le guide s’écria :
— « S’il te plaît ! Peux-tu rendre cet onguent au jeune Immortel ? La bête l’a blessé… »
J’allais prendre la petite boîte quand mon regard se posa sur le visage de cet homme et mon cœur manqua un battement. Oncle Elkesh ?
Un instant, je n’entendis rien de plus que le fracas de l’eau.
Ce nez aquilin, ces traits carrés… C’était Oncle Elkesh, n’est-ce pas ? À ma honte, je n’en étais pas tout à fait sûr. Mais c’est que je n’avais même pas dix ans la dernière fois que je l’avais vu. Et il avait changé. Enfin, si c’était bien lui… Mais ce n’était pas vraiment le moment de lui poser la question.
Comme Elkesh rouvrait la bouche en me voyant hésiter, j’attrapai la boîte. Celle-ci contenait probablement quelque produit spécial des Tang.
— « Merci », dis-je.
Et j’allai vite rejoindre Ak-Baé sur le rocher, l’appelant :
— « Scribe-Follet ! Tu t’es laissé blesser par le cochon ? »
— « Zangsa ! », pantela Ak-Baé. Rengainant sa dague, il attrapa la boîte et appliqua l’onguent sur sa blessure au bras. Celle-ci saignait beaucoup, mais n’avait pas l’air si profonde que ça.
Un feulement nous fit nous retourner vers le grand jaguar enragé qu’Irami attaquait de ses flèches d’eau.
— « Est-ce qu’on ne devrait pas lui prêter main-forte… ? », demanda Ak-Baé.
Je souris.
— « À quoi bon ? Regarde-le. Il se bat comme un poisson dans l’eau. Avec la rivière et la pluie… c’est un paradis pour lui. L’Héritier des Nuages s’en sortirait tout seul même si la meute de ce cochon venait en renfort. »
Ak-Baé observa avec fascination les mouvements d’Irami. De grosses gouttes de pluie se rassemblaient autour de lui, chatoyantes de ki doré. À plusieurs reprises, il envoya quelques projectiles d’eau pour maintenir la créature à distance. Puis, à l’instant où le jaguar rose allait s’élancer, les gouttes, bien grosses à présent, fusèrent vers lui comme des flèches acérées. Du sang gicla de ses blessures. L’animal feula et voulut continuer son attaque, mais il avait été blessé à une patte et, quand celle-ci céda, il s’affala dans l’eau peu profonde de la rivière. Avant que la bête ne souffre davantage, Irami s’approcha et plongea Nuage pour transpercer son cœur.
Ak-Baé souffla.
— « L’Héritier des Nuages, hein… Une telle performance… C’est une vraie leçon d’humilité. »
— « C’est vrai que se faire attraper par un cochon, c’est humiliant. »
— « Tu sais bien que ce n’est pas un cochon ! Je n’ai jamais vu de bête comme ça ! »
— « C’est un jaguar. »
— « Un jaguar ?! »
— « Un grand jaguar pourpre empoisonné. On t’a raconté l’épisode de l’hippogriffe, dans la Forêt des Roches, je suppose ? » Comme Ak-Baé écarquillait les yeux, confirmant, j’ajoutai : « Allons le voir de plus près. »
Je bondis alors au bas du rocher et allai examiner la bête inerte. Rien que de la regarder, cela me donnait mal au cœur. Jusqu’à récemment, ce jaguar pourpre avait sûrement été une belle bête bien poilue et tachetée de points noirs. Puis, vraisemblablement, il avait mangé ce maudit poison au ki orange dont j’avais pu moi-même expérimenter les premiers effets néfastes l’automne passé. Il était alors devenu agressif, il avait perdu tous ses poils puis, peut-être parce qu’il n’était pas hybride comme moi, il avait évolué en grand jaguar, grandissant à une telle vitesse que toute sa peau s’était étirée et couverte de cicatrices.
— « Ces bâtards », murmurai-je.
Je remarquai alors les plumes livides d’Ayaïpa et je posai une main sur la tête de celle-ci en disant :
— « Ferme les yeux, cousine. Pas la peine que tu regardes aussi. »
Elle acquiesça et ferma les yeux avec force. Échangeant un regard avec Irami, je soupirai.
— « Je ne m’attendais pas à trouver des indices de ces alchimistes si rapidement. »
Ak-Baé ne posa pas de questions : il semblait comprendre ce qui se passait. Je lui lançai :
— « Au fait, instructeur Ak-Baé… comment ça se fait que tu nous attendais à Gnawoul ? »
Ak-Baé grimaça.
— « Hum. Je pensais vous rattraper… Mais on dirait que je vous ai devancés. »
Je grommelai.
— « Irami, on dirait que le biscuit glacé n’a pas duré assez pour faire taire la langue de ton maître. »
Je parlais bien évidemment de Maître Zéligar. C’était le seul, à part Yelyeh, la Sage Campagnarde et nous, à savoir pourquoi nous nous rendions à Osha. Et il en avait diligemment informé Ak-Baé… au cas où cette affaire aurait quelque chose à voir avec les cahiers volés des Tang, peut-être ? Mais pourquoi aider à ce point ce jeune Tang ? Enfin, qu’importe.
— « En tout cas, tu as eu de la chance qu’on te trouve à temps », dis-je. « Tu n’avais pas l’air très à l’aise avec le cochon. »
— « Humph. Mes poisons n’avaient pas d’effet sur lui », expliqua Ak-Baé. « Quand j’ai compris que ce n’était pas une bête spirituelle mais une bête-démon… je me suis rappelé que j’avais offert ma fiole d’anti-démon à un certain ivrogne. »
— « Ah, c’est vrai », me souvins-je, et je souris. « On l’a utilisée à bon escient. La Démon des Toiles… »
— « Je sais, j’ai entendu l’histoire l’autre jour », me coupa Ak-Baé. « Ne perdons pas de temps. Le garçon est gravement blessé. L’onguent des Tang est efficace mais pas miraculeux… Ah », fit-il, comme se rappelant un détail. Il joignit ses mains en un salut formel et s’inclina vers Irami. « Je te remercie pour ton aide. »
Irami fit un bref geste de tête, l’air de dire : ce n’est rien. Je levai ma main qui tenait ses cheveux verts et grommelai :
— « Eh, c’est grâce à moi et à Ayaïpa qu’on t’a trouvé si vite. »
Ak-Baé allait retraverser la rivière, mais il s’arrêta un moment pour répéter :
— « Ayaïpa… ? » Puis il dévisagea la poule. « Au fait… pourquoi tu as une poule sur l’épaule, Sage Ivrogne ? »
— « C’est mon apprentie. Ne perdons pas de temps », ajoutai-je, l’imitant, pour éviter plus de questions. Tandis que nous traversions la rivière, je lui demandai par voie mentale, uniquement à lui :
“Au fait… Ces deux-là…”
“Ce sont des villageois de Gnawoul.”
Ça, je le savais. J’aurais, par contre, voulu connaître le nom du plus âgé, mais… Alors, Ak-Baé ajouta pour Irami et moi :
“Hier, je n’avais rien à manger et ces gens m’ont gentiment invité à dîner avec eux. Un vieillard du nom de Fey-Youn a deviné que j’étais un cultivateur. Mais, même alors, ils n’ont pas dit un mot sur la bête. Le garçon blessé, Zom, est le seul à m’en avoir parlé, à l’heure d’aller se coucher. Il m’a dit que, si les cultivateurs étaient si puissants, je n’avais qu’à claquer des doigts pour les sauver. Comme les autres n’en avaient pas parlé, je ne l’ai pas cru et je lui ai répondu que, pour l’instant, j’étais occupé avec une autre affaire. Malheureusement, ce matin, à mon réveil, le garçon était déjà parti tout seul chasser la bête sans prévenir personne. Je m’en veux un peu.”
Je hochai la tête, comprenant pourquoi Ak-Baé s’était empressé de partir secourir le jeune Zom. Un détail non résolu m’intriguait, cependant : pourquoi avais-je l’impression que ces villageois avaient tout fait pour qu’aucun étranger ne soit au courant de cette bête enragée ?
Je m’arrêtai et levai la tête vers le ciel puis, sans rien commenter sur ce qu’Ak-Baé venait de raconter, je dis :
— « On dirait que la pluie se calme enfin. Irami, on devrait faire un feu, avec le jaguar. »
Le jeune Tang souffla.
— « D’abord un Phœnix du Diable, puis un jaguar sans poils ? »
— « Non, tu sembles mal me comprendre, instructeur : mon intention n’est pas de le manger. Sa viande est hautement toxique. Si ça se décompose dans la rivière… le laisser là, c’est pas un cadeau pour les bêtes qui vivent sur le Plateau. »
Ak-Baé battit des paupières.
— « C’est vrai. Mais le corps pourrait intéresser l’Alliance… »
— « Pour le disséquer ? Tu ne crois pas qu’il a eu assez de misères comme ça, le pauvre cochon ? Ces humains veulent toujours tout savoir par n’importe quel biais… » Comme il allait protester, je tapotai son bras. « Puisque tu t’en veux autant, si tu n’es pas trop blessé, aide le villageois à ramener le garçon. On s’occupe du jaguar. On vous rejoindra probablement avant la tombée de la nuit. »
Et je retournai auprès du jaguar mort, me disant que je ne fuyais pas Elkesh. Non, pourquoi le fuir, après tant d’années ? Pourtant… si c’était vraiment lui, j’avais peur qu’en me voyant, cela lui rappelle de mauvais souvenirs. Il n’avait pas l’air de m’avoir reconnu, certes, mais…
— « Zangsa ? », demanda Irami.
Je fis une moue. Chaque fois que j’étais troublé, cela ne lui passait jamais inaperçu. Je haussai les épaules. Bah, si Elkesh ne m’avait pas reconnu, j’avais tout le temps pour décider de me présenter… ou de ne pas le faire. Retrouvant mon calme, je m’écriai :
— « Enfin la pluie qui s’arrête ! Faisons un gros bûcher, Irami ! Le vent souffle de l’ouest. Avec un peu de chance, le nuage toxique arrivera chez ces prêtres du Temple. Voyons si leur “ki sacré anti-démon” les protège. »
Irami grimaça.
— « Je pensais qu’on allait brûler la bête pour justement éviter ça. »
— « Un nuage, ça se répand vite. Mieux vaut un petit peu de poison partout, que trop de poison quelque part. Ceux de la Secte de la Balance te le diraient bien. Et, en tant que chamane, à mon avis, si on le laisse pourrir ici, il y a de fortes chances qu’un nœud énergétique se forme. Et ça pourrait devenir dangereux. Alors, le jaguar, au bûcher. »
Nous commençâmes à empiler des brindilles et de grosses branches qui étaient plutôt sèches à l’intérieur, malgré la pluie torrentielle qui avait duré toute l’après-midi. Ak-Baé et le grand villageois avaient étendu Zom sur le grand manteau orange et noir du premier. À un moment, j’eus l’impression de voir le garçon bouger. Avait-il repris connaissance ? Sa blessure m’avait pourtant semblé assez sérieuse.
Quand nous allumâmes le feu, ils étaient déjà partis, portant le garçon aussi vite et doucement que possible. Irami et moi, nous nous éloignâmes du feu jusqu’à la clairière qui se trouvait au-dessus de la cascade. Depuis là-haut, nous regardions la fumée s’échapper et le jaguar se consumer quand, jetant un coup d’œil vers le ciel, je dis :
— « Ah. Ayaïpa, regarde. Tu me demandais pourquoi on appelle cette montagne le Mont-d’Or. Voilà la raison. »
À cet instant, les rayons de soleil se faufilèrent parmi les nuages et illuminèrent l’eau de la rivière et toute la vallée.
La poule, qui n’avait pas osé se séparer de moi à cause du jaguar mort, leva alors la tête et ses yeux noirs brillèrent quand ils virent l’océan de feuilles mouillées, encore ternes pour la plupart, reprendre peu à peu une couleur d’or. Sous le soleil couchant, le feuillage virait même un peu à l’orangé. La montagne ressemblait presque à une flamme qui s’élevait jusqu’aux cieux. Au-delà, vers le nord, s’arcboutait un arc-en-ciel double devant un amas de nuages noirs. La vue était encore plus saisissante que dans mes souvenirs d’enfance.
— « Koko », dit alors Ayaïpa, rompant un long silence. Elle fit quelques pas, déploya ses ailes, puis se tourna vers nous en s’exclamant : « Irami, Sonju, cousin ! Avec vous, je découvre tellement de belles choses ! Il faudra qu’un jour je montre cette montagne à Maîtresse ! »
Je m’allongeai sur l’herbe, amusé de la voir si enthousiaste, et dis :
— « Elle l’a probablement déjà vue. Après tout, dans sa jeunesse, on la surnommait la Beauté Sauvage. Elle a dû grimper toutes ces montagnes et plus encore. »
— « C’est vrai », souffla Ayaïpa. « Maîtresse est incroyable. »
Elle contempla à nouveau le Mont-d’Or avec un tel émerveillement que je crus bon d’ajouter des explications :
— « En fait, le Mont-d’Or n’est doré qu’à la fin du printemps et en été. C’est un phénomène naturel particulier de cette montagne. Après, comme partout, les feuilles deviennent rouges et brunes en automne, puis les arbres perdent leurs feuilles en hiver et, au début du printemps, il y a de nouveaux bourgeons bien verts. »
— « Oh… » La poule marqua une pause puis me regarda, une patte levée. « Tu connais bien le Mont-d’Or, cousin. »
— « Hé. C’est qu’on le voit depuis Osha. Et depuis la colline où vivait Elkesh, et depuis ma chambre… Je voyais cette montagne tous les jours. »
— « En plus du Lac Étoilé ? »
— « Pour ça, je devais grimper au vieux chêne. La vue, de là-bas, est magnifique. Je te montrerai. »
— « Oh, kok, oui ! Sans faute ! »
Un silence serein s’installa et je me laissai quelque peu gagner par une tranquille somnolence, bercé par des souvenirs nostalgiques… Alors, Ayaïpa dit :
— « Au fait, cousin… »
— « Mm ? »
— « Ce truc avec les cheveux verts de cet Ak-Baé… C’est le même que celui que tu utilisais, pour la bille, quand tu étais petit, non ? Dis, c’est ça, la technique vaudou que tu vas m’apprendre, ce soir ? »
Elle n’avait pas oublié ma promesse faite au pied des Escaliers des Trois Mille Marches. Je m’assis en la regardant.
— « Cousine. Tu sais ce que c’est qu’une technique de reliage ? »
— « Non. »
— « Et une technique de perception ? »
— « Non plus. Forcément, tu ne m’as pas encore appris. »
— « Forcément. Alors, avant de localiser des gens ou des billes, il va falloir que tu apprennes les bases des arts vaudou. Ça aurait été bien si j’avais eu sous la main le manuel chamanique que j’ai écrit une fois pour Maître Ryol. J’y décrivais même les organisations chamaniques et les cinq tribus de la Vallée des Chaînons-Chamanes, d’où est issue la tribu de ma mère. Ce pendentif, d’ailleurs », dis-je, lui montrant la plaque de bronze en forme de nœud plat qui pendait à mon cou, « je le tiens de mon grand-père : c’est un signe pour qu’on te reconnaisse comme membre de la Vallée des Chaînons-Chamanes. »
— « Oh ! Tu es un membre de cette Vallée Chamane ! »
— « Oui et non », la corrigeai-je. « Enfin, vu ta mémoire de génie, pas besoin de manuels : si je te déballe la théorie en chemin, d’ici au village, tu auras tout appris. »
— « Koa… Tout ! »
— « Toutes les bases. Vois-tu. Les techniques vaudou sont catégorisées en six grands types. Les techniques de reliage, d’influence, de migration, de perception, de restriction et les techniques soupiriques… »
Pendant que je parlais et que mon apprentie écoutait, Irami se leva. Comme le jaguar était à présent carbonisé, il alla éteindre le feu en utilisant ses arts des Nuages pour soulever l’eau de la rivière. Quand il revint, nous nous mîmes en route pour retourner au village de Gnawoul. Cependant, juste avant de perdre de vue la cascade, je m’arrêtai et envoyai une dernière pensée à ce jaguar.
On te vengera, songeai-je.
Ces alchimistes qui lâchaient des bêtes enragées empoisonnées dans la nature me dégoûtaient déjà sans les avoir même rencontrés… Si possible, j’allais m’assurer qu’ils finissent tous carbonisés, eux aussi, mais, cette fois-ci, pas avec du feu normal, mais sous les flammes rouges d’une dragonne.