Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Laissant une poignée de fleurs d’aubépine dans le panier, je levai la tête, m’étirai puis… m’arrêtai net en voyant une volute verte de fumée s’élever dans le ciel.
— « Grand-Père ! »
— « J’ai vu. »
Cela venait d’Osha. Était-ce un incendie ? J’allai grimper sur un rocher.
— « Alors ? », me demanda mon grand-père.
Je descendis presque en tombant, livide.
— « C’est le manoir ! Lianli… ! »
Je m’élançai déjà mais mon grand-père m’attrapa par le col de ma tunique.
— « Du calme », dit-il. Son ton ferme, cependant, laissait transparaître sa vive inquiétude. « Passons d’abord chez Elkesh. »
Je le suivis, les pensées confuses. Que signifiait ce gros nuage vert ? Le manoir avait-il pris feu ? Mais… je n’avais pas vu de flammes.
Dans la maison, Oncle Elkesh n’avait rien vu, concentré comme il était à fabriquer ses huiles essentielles et ses teintures. En entendant la nouvelle, il paniqua et, voyant son expression, je paniquai aussi.
— « Oncle Elkesh ! Il faut qu’on aille trouver Lianli ! »
Mon grand-père posa une main sur ma tête comme un marteau sur un clou.
— « Toi, tu restes ici. »
— « Quoi ?! Mais Lianli… ! »
— « On s’occupe de Lianli. » Quand je protestai, il planta trois aiguilles vaudou sur la terre autour de moi, il y eut un éclair de ki doré et il dit : « C’est une barrière vaudou. Si tu sors, tu ne pourras plus jamais te transformer en renard. Reste ici et sois sage. »
Oncle Elkesh et lui partirent en courant. Je demeurai là, abasourdi, cloué sur place. Mon grand-père venait-il de me trahir ?
Je tournai en rond au sein de l’étroite barrière. Que faire ? J’étais piégé. Mais Lianli était en danger. Si, pour la sauver, il me fallait renoncer à ma forme de renard…
“Je pars.” Les paroles et l’expression souriante de Frère Lumyoun me revinrent comme une massue. “En mon absence, Zangsa, prends bien soin de ma petite sœur, d’accord ?”
Je sentis comme un feu embraser soudain tous mes doutes. J’enjambai la barrière.
Je m’attendais à recevoir quelque foudre punitive. Il n’en fut rien. Je me transformai en renard : la transformation se déroula comme toujours. Je revins à ma forme humaine et soufflai. Grand-Père m’avait menti !
“Tu te laisses tromper comme un bambin de cinq ans, Zangsa !”, m’avait dit un jour Lianli en riant. “Tu vivais où avant de venir ici ? Dans la jungle ?”
Oui, la jungle… Ce n’était pas si loin de la vérité. N’empêche que Mère, elle, ne m’avait jamais menti !
Je ramassai rapidement les trois aiguilles de Grand-Père Naravoul, puis je m’élançai et dévalai la pente vers Osha. Je ne vis pas Grand-Père et Oncle Elkesh : ils devaient déjà être arrivés en ville.
En passant devant les premières maisons, je commençai à entendre le brouhaha de voix qui s’élevaient de partout. On criait, on courait, on paniquait.
Je croisai Aroulyoun. Mon ami roux m’attrapa par le bras.
— « Zangsa ! Où tu vas ?! Cours dans l’autre sens ! »
— « Aroulyoun ! Qu’est-ce qu’il se passe ? », demandai-je.
— « C’est le Démon des Flammes Vertes ! Il est en train de tuer tout le monde ! Cours ! »
Je ne courus pas, cependant : les yeux écarquillés, je répétai :
— « Le… Démon des Flammes Vertes ? Lianli ? »
Ce n’était donc pas un incendie ?
Je m’élançai vers le manoir. Aroulyoun s’égosilla :
— « Zangsa ! Tu es fou ? Y’a des morts ! … Idiot ! », s’écria-t-il, et il continua à courir vers la forêt.
Je m’enfonçai enfin dans le nuage vert qui engloutissait le Manoir des Jardins. Ce nuage… pourquoi ne se propageait-il pas davantage ? Il semblait y avoir quelque chose qui l’en empêchait. Une barrière ? En tout cas, ce poison empestait : ce n’était assurément pas le poison qu’émettait normalement Lianli. Cela voulait-il dire que ce n’était pas Lianli… ?
Toutes mes pensées s’envolèrent quand je faillis écraser une personne allongée. Celle-ci… était effectivement allongée. Mais elle ne bougeait pas. Pire : son teint était gris, ses yeux exorbités et immobiles, et une mousse blanche couvrait sa bouche entrouverte.
Il y avait des morts, avait dit Aroulyoun. Je sentis le sang se glacer dans mes veines. Horrifié, je reculai de plusieurs pas, contournai le corps et continuai à courir, le cœur au bord des lèvres. Mes genoux menaçaient de céder à chaque pas.
D’autres corps jonchaient la rue contiguë à celle du manoir. Ces gens étaient morts empoisonnés par le nuage. Je franchissais les portes du manoir quand je compris que ce nuage, contrairement au poison de Lianli, m’affectait aussi.
— « Lianli ! », m’exclamai-je. « Lianli ! Réponds ! »
À l’intérieur de la cour, la scène était effroyable. Les guérisseurs et patients qui n’avaient pas eu le temps de quitter le manoir étaient morts en pleine course. Ce poison était extrêmement puissant. Allais-je… mourir aussi ?
Je donnai libre cours à mon ki pourpre. Père m’avait averti de ne jamais faire ça sous ma forme humaine, car ma source de ki pourpre était naturellement plus puissante que ma source de ki doré et, à moins que je n’apprenne à contrôler proprement mes deux énergies, je risquais d’écourter ma vie ou, pire, de subir une déviation de ki immédiate. Cependant, à cet instant, j’avais besoin de mes deux mains.
Le ki pourpre fluait et étincelait sur ma peau. Je m’agenouillai sur la terre battue de la cour et sortis de ma poche une petite boîte en bois de chêne spirituel. C’était Mère qui me l’avait offerte. Une boîte vaudou où garder mes aiguilles et autres outils. Là, j’avais caché une mèche des cheveux verts de Lianli. Juste après l’incident des bonbons, Lianli avait cru qu’on allait l’envoyer ailleurs, dans quelque donjon inaccessible, et, au cas où, je lui avais proposé de me donner une de ses mèches pour pouvoir la localiser et aller la sauver, où qu’on l’emmène : « Même si un dragon te kidnappe, je saurai où tu es ! ». Oncle Elkesh avait vite apaisé nos craintes, certes, mais… j’avais gardé la mèche.
Le problème c’était qu’après un certain temps, un cheveu coupé perdait le lien qui le reliait à son propriétaire. Deux semaines, pour un cheveu normal, c’était trop. Heureusement, les cheveux de Lianli n’étaient pas normaux. Le poison qu’ils contenaient étaient encore lié à elle.
Je piquai mon doigt avec une aiguille vaudou, imbibai de mon sang une extrémité de la mèche puis plaçai les cheveux au milieu des aiguilles disposées en triangle. Je me concentrai. J’avais fait ça plein de fois. Il n’y avait aucune raison que j’échoue.
Deux minutes me suffirent : bientôt, je courais à travers le brouillard de poison vers le jardin qui se trouvait à l’arrière des édifices du manoir. Là, je trouvai Lianli, roulée en boule au pied d’un rosier.
— « Lianli ! »
Je comprenais à présent pourquoi elle n’avait pas répondu à mes cris : elle était sous le choc. À peine quelques mètres plus loin, gisait le corps de son oncle Doushyoun, le guérisseur qui l’avait le plus accompagnée pendant ses crises printanières, depuis toute petite.
— « Oncle Doushyoun », murmurai-je, la gorge nouée.
Je l’entendais encore me saluer, l’été dernier, et me parler sans que mon mutisme ne semble le gêner. “Tu aimes les champignons, mon garçon ? Ha ! Passe voir un peu ma collection de croquis, un de ces jours…”
Mes yeux s’embuèrent de larmes… Mais, au fond de moi, j’étais soulagé de voir que Lianli était vivante. M’accrochant à cette pensée, je l’attrapai par le bras, essayant de la mettre debout.
— « Lianli ! Il faut qu’on sorte d’ici. Bouge. Bouge ! »
Mon cri, enfin, parut la réveiller un peu. Sans regarder en arrière, je la tirai par la main et nous courûmes.
Nous traversâmes les jardins du manoir, les vérandas, puis le portail. Voir les corps immobiles des membres de sa famille impacta tellement Lianli qu’elle tomba à genoux et du poison commença à suinter de tous ses pores.
— « L-Lianli… »
J’étais bête : j’aurais dû lui dire de fermer les yeux. La tirant à nouveau par la main, je la forçai à se relever. Nous continuâmes tant bien que mal.
Nous émergeâmes du miasme et parcourûmes les rues jusqu’au pont de la petite rivière qui menait à la pente de la colline boisée et à la maison d’Oncle Elkesh. Nous avions à peine commencé à monter que j’aperçus un groupe d’hommes sur le chemin et je m’arrêtai. Par-dessus les bruyants battements de mon cœur, j’entendis l’un crier :
— « C’est elle ! Attrapez-les ! »
Je réagis aussitôt et, avec Lianli, je m’engouffrai entre les arbres.
— « Attrapez-les, j’ai dit ! »
— « Tu veux notre mort ? C’est le Démon des Flammes Vertes ! », rétorquait un autre homme.
— « Bande d’inutiles ! »
Nous courûmes, courûmes sans nous arrêter. Heureusement, ces hommes n’avaient pas osé nous poursuivre. Mais nous ne ralentîmes pas pour autant. Nous traversâmes la rivière pleine de galets qui descendait du Pic du Crabe, et je décidai de la longer et de la remonter, car des pieds sur des galets, ça ne laissait pas d’empreintes.
J’ignorais depuis combien de temps nous avancions quand Lianli tomba à genoux, haletante.
— « Je… n’en peux plus… »
Nous reprîmes notre souffle. Bientôt, on n’entendit plus que le ruissellement de l’eau et le chant solitaire d’un oiseau. Puis un sanglot retentit. Je fermai mes poings. Je ne savais pas quoi dire. Je n’avais moi-même jamais vu de scènes aussi monstrueuses de ma vie.
— « Aaaaaaah ! »
Le cri inarticulé de Lianli me prit par surprise. Son visage était déformé par des larmes vertes de poison. Le cœur déchiré, je m’agenouillai auprès d’elle pour essayer de la consoler… Elle me prit encore une fois au dépourvu en se jetant sur moi : je tombai à la renverse contre les galets. Elle cria :
— « C’est de ta faute ! »
Mon cœur manqua un battement. Quoi ? Elle renifla et croassa :
— « C’est de ta faute ! Je suis le Démon des Flammes Vertes à cause de toi ! La Famille des Jardins a été attaquée à cause de toi ! »
Sa voix se brisa. Elle reprit, enrouée :
— « Si tu n’avais pas été là, Oncle Doushyoun… Oncle Doushyoun et tante Azza et tous les autres… »
Elle étouffa.
Elle n’avait pas tout à fait tort et, pourtant, même à mon âge, je savais que ce n’était pas un bonbon en moins qui aurait sauvé la Famille des Jardins. Je ne pus m’empêcher cependant de dire d’une voix sourde :
— « Je suis désolé. »
Assise sur moi à califourchon, elle hoqueta puis me frappa à la poitrine avec ses poings, sans beaucoup de force. Ses larmes et ses paroles me faisaient bien plus mal.
— « C’est de ta faute », répéta-t-elle. « Je te hais. C’est de ta faute. »
Je songeai que, de la même façon que le ciel avait été d’un bleu magnifique le jour où ma mère était morte, aujourd’hui aussi, pas une seule goutte de pluie à l’horizon : le ciel déployait impitoyablement sa beauté sous les rougeurs du soleil couchant.
Et, pourtant, ma vision se brouillait. J’en avais marre de pleurer. J’avais déjà pleuré assez l’année dernière. Je m’étais promis de ne plus jamais pleurer. Mais je n’y pouvais rien.
— « Tu n’as pas le droit de pleurer ! », sanglota Lianli. « Tu n’as pas le droit ! »
Je posai un bras tremblant sur mes yeux pour cacher mes larmes. Je ne répondis pas.
Comme si ma pensée avait eu quelque pouvoir, une pluie persistante s’abattit sur les Cent-Pics dès ce soir-là.
* * *
De grosses larmes jaillissaient des yeux noirs d’Ayaïpa.
— « Cousin… C’est t-t-trop triste ! »
Heureusement que je n’avais pas raconté tous les détails… Je lui tapotai la tête.
— « Ton grand cœur de poule me touche, Ayaïpa. C’est vrai que je suis un grand conteur. »
— « Mais tout est vrai, n’est-ce pas ? »
Je me redressai, hochant tristement la tête.
— « Tout est vrai. Après ça, mon grand-père et Oncle Elkesh ont été mis en garde à vue. Enfin, je ne l’ai appris qu’après. Apparemment, quelqu’un aurait invité mon grand-père le jour suivant, quand il est sorti du cachot, et lui aurait montré la mèche verte de Lianli que j’avais utilisée pour la localiser. Mon grand-père ne m’a jamais bien raconté sa conversation, mais j’imagine que ce quelqu’un lui a demandé de retrouver Lianli et lui a promis, en échange, de lui laisser la vie sauve et de le laisser partir avec son petit-fils. »
— « Non ! », suffoqua Ayaïpa. « C’est du chantage ! »
— « Un chantage des plus misérables », concédai-je. « Mon grand-père m’a dit bien plus tard qu’il pensait me retrouver par ses propres moyens et s’enfuir avec Lianli et moi. Mais, finalement, il a accepté l’offre. »
— « Koaaa ?! Il a trahi Lianli ? »
— « Mon grand-père est parti avec un groupe de gardes et de quêteurs engagés par le gouverneur lui-même. Oncle Elkesh a dû le haïr à mort pour ça… »
* * *
Trois jours. Cela faisait trois jours qu’il pleuvait. Trois jours que nous nous cachions dans une grotte du Pic du Crabe. Lianli ne me parlait plus. Elle ne mangea même pas le lapin que j’étais parti chasser sous la pluie. Elle buvait de l’eau, pleurait puis rebuvait de l’eau.
La pluie s’était finalement apaisée et l’on n’entendait plus que le ruissellement de l’eau sur les rochers du pic. Assis devant la grotte, je mâchai distraitement une feuille de violette, plongé dans mes pensées. Je ressassais les faits. Ce miasme qui avait massacré la Famille des Jardins… On voulait rejeter le blâme sur Lianli. Mais Lianli n’était pas coupable. Quelqu’un avait tout orchestré. Et j’étais presque sûr qu’Armizel, du Hall des Soins, savait quelque chose. Je ne voyais pas de meilleure option que d’aller retrouver grand-père Naravoul et Oncle Elkesh mais… et si, comme pour les bonbons, ils refusaient de nous croire, Lianli et moi ? Et s’ils croyaient, eux aussi, que Lianli avait tué toute sa famille ?
J’étais sur le point de me décider à descendre du pic pour aller espionner ce qui se passait à Osha quand je perçus une odeur humaine. Je levai brusquement la tête.
Il n’y avait presque pas de vent. Puisque j’avais quand même perçu l’odeur, l’humain ne devait pas se trouver bien loin…
Non, attends. Je me levai d’un bond. Il y avait plus d’un humain. Ils étaient nombreux.
Je me précipitai dans la grotte.
— « Lianli ! », murmurai-je. « Ils nous ont retrouvés. Lève-toi. Il faut que tu coures… »
Mais, songeai-je alors, après trois jours sans manger, pouvait-elle seulement courir ?
Comment faire ? Comment faire pour la sauver ?
Lianli n’avait pas bougé. Je la foudroyai du regard. Ne s’inquiétait-elle donc pas qu’on la trouve ?
— « Lianli… »
— « Laisse-moi », murmura-t-elle, rompant son long mutisme.
— « Je vais attirer leur attention. Pendant ce temps, sors de la grotte sans qu’on te voie et cache-toi. Tu m’écoutes ? »
Elle ne répondit pas. Je grinçai des dents puis lançai :
— « Tu ne dois pas les laisser t’attraper. J’y vais. »
Je ressortis de la grotte d’un pas déterminé. Je descendis les rochers jusqu’aux premiers arbres. Ma résolution flancha un peu quand je vis apparaître plusieurs hommes masqués et armés jusqu’aux dents. Je partis en courant vers la gauche.
— « Le voilà ! », cria l’un d’eux en me voyant.
Je m’égosillai :
— « Lianli, cours, cours ! T’arrête pas ! »
Mon intention était de leur faire croire que Lianli courait plus avant. Si je pouvais détourner leur attention de la grotte pendant ne serait-ce qu’un moment…
Une main forte m’attrapa par le bras. Si vite ? Alors, j’aperçus, dans le groupe des chasseurs, un visage terriblement familier. Je soufflai :
— « G-Grand-Père ? »
Qu’est-ce que… ? Puis je vis une mèche verte de cheveux dans ses mains et je devins livide. Non… Ça ne pouvait pas être possible…
— « Zangsa ! », m’appela-t-il. Et il grogna à l’homme qui me tenait : « Lâche-le. »
À peine celui-ci m’eut-il lâché que mon grand-père m’attrapa par le col de ma tunique.
— « Je t’avais pourtant dit de rester à la maison. »
Une lueur froide étincelait dans ses yeux. Mon cœur chavira, mais je protestai :
— « Grand-Père ! Qu’est-ce que tu fais ? »
Il me gifla. Jamais il n’avait levé une main sur moi. Ce fut, d’ailleurs, la seule et unique fois qu’il me gifla. Il siffla :
— « Tais-toi. »
Je me tus. Un homme de l’expédition bougonna :
— « Et elle est où, la fille-démon ? »
Mon grand-père allait répondre quand une voix soudaine s’éleva.
— « Vous me cherchiez ? »
J’écarquillai les yeux en voyant Lianli debout, devant la grotte. Avait-elle perdu la tête ? Il était clair que ces hommes la cherchaient pour l’accuser d’avoir tué la Famille des Jardins !
Inconsciemment, je fis un mouvement vers elle : mon grand-père me retint. Pourquoi… ? Avait-il vraiment guidé ces hommes vers Lianli ? Avait-il vraiment trahi la fille de son ami ?
— « On te trouve enfin ! », dit l’un des chasseurs, manifestement de bonne humeur. « Un instant, je pensais que tu nous faisais tourner en bourrique, le chamane. Haha ! Petite », ajouta-t-il, adoptant soudainement une voix douce. « Nous savons que tu n’avais l’intention de tuer personne. Tout est la faute du démon que tu portes à l’intérieur. Si tu nous suis sans causer de problèmes, tout va bien se passer. »
Je n’en croyais pas mes oreilles. Comment ça, « tout va bien se passer » ? Des gens étaient morts. Des gens de sa famille, qu’elle aimait, avec lesquels elle avait passé son enfance, et cet humain lui disait que tout allait bien se passer ?
Lianli dut penser quelque chose de similaire, car le défaitisme dans ses yeux rouges et verts vira à la colère. Elle tendit une main enveloppée de fumée verte vers l’homme qui avait parlé et s’exclama d’une voix haineuse :
— « Meurs ! »
La fumée fusa vers lui. Je ne sais pas si elle avait l’intention de vraiment le tuer : en tout cas, l’attaque n’arriva pas à bon port, car un autre homme s’interposa. Il était grand et musclé, aux cheveux noirs bouclés et en bataille. Comme il était de dos, je ne pus pas voir ce qu’il fit. Je pus voir, par contre, l’expression de surprise de Lianli. Tout ce temps, j’avais senti une forte odeur âcre remplir l’air. Et, à cet instant, j’entendis des bruits sourds : la douzaine de guerriers armés s’effondraient un à un comme des poids morts. À mes côtés, mon grand-père s’affaissa et, essayant par réflexe de le retenir, je tombai avec lui.
— « Grand-Père ! », m’écriai-je.
Qu’est-ce que… ? Du poison ? Tous étaient tombés inertes.
— « Ils sont vivants. »
Je relevai la tête. L’homme aux cheveux en bataille s’était à moitié retourné. Il avait la cinquantaine, le teint hâlé, une balafre noire sur la joue, un nez tordu et de profonds cernes sous ses yeux bridés. Il fronçait ses gros sourcils.
— « Avec cette quantité d’œillet rêveur, tu aurais dû t’endormir. » Sa voix traînarde et métallique me fit froid dans le dos. Il jeta un coup d’œil à mon grand-père puis haussa les épaules. « Tu es son petit-fils, je présume ? »
— « Qu’est-ce que tu as fait à mon grand-père ?! », m’écriai-je, me levant d’un bond.
— « Je l’ai endormi, à sa demande, pour qu’on ne le soupçonne pas… »
Il s’interrompit et ouvrit soudain grand les yeux. D’un mouvement si rapide que je ne pus le suivre du regard, il arriva près de moi et m’attrapa par l’épaule… la serrant si fort que je criai de douleur.
— « Toi », aboya-t-il. « Tu es un démon cultivateur ! »
— « Q-Quoi ? », demandai-je, sans rien comprendre.
— « Tu utilises du ki-démon. Ne le nie pas : tes yeux brillaient de pourpre à l’instant. Et l’œillet rêveur ne t’affecte pas. Réponds ! À quel groupe de bâtards appartient ton grand-père ? Si vous travaillez pour la Secte des Mille Centipèdes… »
Il ne finit pas sa phrase, mais, à son ton et ses yeux meurtriers, je compris qu’un simple faux pas pouvait m’envoyer nourrir les pâquerettes. J’allais répondre que je ne savais pas de quoi il parlait, ce qui était vrai, mais Lianli me devança :
— « Zangsa est un hybride, moitié humain, moitié renard-démon. »
J’ouvris de grands yeux. La jeune fille s’était approchée. Elle croisa ses bras.
— « Tu as vendu mon secret au Hall des Soins. Alors, j’ai le droit de te trahir aussi. Zangsa. »
Ses paroles étaient emplies de venin. Savait-elle seulement ce qu’elle venait de faire ? Cet humain n’allait sûrement plus me laisser vivre ! … Attends, quelque chose clochait dans tout ça. Alors que l’homme me tenait encore par l’épaule, je soufflai :
— « Lianli… Je n’ai jamais vendu ton secret. »
La jeune fille battit des paupières, puis rétorqua :
— « Menteur ! Pourquoi ils auraient su, alors, que j’ai une constitution de Serpent-Démon ? Tu insinues que quelqu’un de ma famille m’aurait trahie ? Menteur ! Tu es la seule personne hors de la famille qui savait ! Toi et ton grand-père ! »
Son accusation me laissa pantois. J’en oubliai presque l’homme qui écrasait mon épaule… mais celui-ci se fit un plaisir de me rappeler sa présence.
— « Un enfant mi-humain, mi-bête-démon ? Je n’y crois pas une seconde. Prouve-le. »
Il me lâcha sans ménagement. Je lançai un regard vers Lianli : elle s’était tue, observant la scène avec une expression de vengeance. Je n’avais pas le choix : je me transformai en renard. Lianli montra un sourire vengeur.
— « Tu vois ? C’est un hybride. Un démon. Une monstruosité comme moi ! »
Elle éclata de rire. Je frissonnai malgré mon pelage noir bien chaud. J’avais de plus en plus l’impression que Lianli avait perdu la raison. La seule personne hors de la famille qui savait, avait-elle dit… Avais-je été le seul à voir Oncle Elkesh, Frère Lumyoun, Lianli et toute la Famille des Jardins comme des membres de ma famille ? Je savais que Lianli était encore très affectée par tout ce qui s’était passé… mais je ne me sentis pas moins blessé.
L’homme me regardait. Sous ma forme de renard, je reculai prudemment, tout en me glissant hors de mes vêtements. Alors, il soupira et hocha la tête.
— « Soit. »
Soit ? C’était tout ? Il se tourna vers la jeune fille.
— « Lianli. Ton père m’a demandé, il y a des années, de t’apprendre à contrôler ton ki de Serpent-Démon. Je suis ici pour t’accepter comme disciple. Vu la situation, tu n’as plus trop le choix de rester. Il va nous falloir partir d’ici au plus vite. »
Lianli le dévisagea comme si elle n’avait pas compris un mot.
— « Mon père… t’a demandé de m’aider ? » Elle fronça les sourcils. « Beaucoup de gens ont essayé de m’aider. Ils n’ont pas réussi et… ils sont morts. Alors, je te remercie, mais… »
— « Je suis Valshang, le Suprême du Poison », l’interrompit l’homme de sa voix froide et métallique. Il leva une main : un ki poison aussi vert foncé que celui de Lianli en émergea. L’espace d’un instant, je crus voir des reflets verts dans ses cheveux noirs. Sous nos yeux ahuris, il ajouta : « Mon ki est de la même nature que le tien. »
Mes oreilles triangulaires s’étaient dressées de stupéfaction. Le Suprême du Poison ? Cet homme était le Suprême du Poison ? Le survivant de la Secte du Poison qui avait disparu ? Quand j’avais demandé à Maître Tokua s’il le connaissait, il m’avait foudroyé du regard et m’avait dit d’utiliser « ma remarquable curiosité » pour apprendre à écrire proprement au lieu de parler de « légendes » et d’Immortels. Je n’en savais donc pas plus sur le Suprême du Poison que ce que j’avais entendu dire à Oncle Elkesh et à Grand-Père. Mais, si c’était vraiment lui… Mon regard de renard se posa à nouveau sur la douzaine d’hommes armés qui étaient brusquement tombés endormis. Si le Suprême du Poison était si puissant, alors, peut-être que Lianli allait enfin pouvoir guérir… Non, pas guérir, mais devenir une Immortelle experte en poison ?
Lianli était restée abasourdie. Logiquement, après tant d’années de souffrances, rencontrer quelqu’un qui pouvait enfin la comprendre…
— « À présent, fais tes adieux », ajouta Valshang. « Nous partons. »
— « Quoi… Déjà ? Mais mon père… »
— « Le vieux chamane se chargera de tout lui expliquer. Je sais que tu songes à te venger », ajouta-t-il. Lianli tressaillit, comme prise sur le fait. Il poursuivit de sa voix cassée : « Oublie tout cela. Tu es faible. Tu ne sais même pas qui est le cerveau derrière la destruction de ta famille. Casser une branche ne tuera pas l’arbre. Et tu ne couperas jamais le tronc avec tes ongles tels qu’ils sont aujourd’hui. Aiguise d’abord tes griffes et ton esprit. Une fois cela fait, prends ta décision. Maintenant, on part. »
Lianli parut réfléchir intensément à ses paroles. Alors, elle se tourna vers moi. Ses mains tremblèrent. Le silence se prolongea. Je détournai la tête, gêné. Je ne me retransformai pas en humain. Je n’avais rien à lui dire, elle m’avait trahi, elle m’avait traité de monstre…
Soudain, je l’entendis dire :
— « Désolée. »
Sans plus, elle s’inclina vers Valshang en disant :
— « Lianli, de la Famille des Jardins, salue son maître. »
— « Mm. » Il hocha la tête. « Allons-y. »
Mon cœur se serra. Lianli allait-elle vraiment partir en ne disant qu’un simple « désolée » ? Après tout le temps que nous avions passé ensemble ?
Je me retransformai en humain.
— « Lianli ! »
La jeune fille se pinça les lèvres jusqu’au sang, mais elle ne me regarda pas. J’ajoutai :
— « Prends soin de toi. »
Alors, elle se tourna vers moi, les yeux embués de larmes vertes. Avec un sourire tremblant, elle hocha la tête et dit un simple :
— « Mm ! »
Sentant mon cœur s’alléger d’un poids, je lançai au Suprême du Poison :
— « Immortel. Tu as intérêt à prendre soin d’elle, parce que sinon… »
Soudain, Valshang s’approcha de moi et je me tus. Quoi… Il n’allait pas me tuer, si ?
— « Une bête-démon, un enfant chamane, quoi que tu sois : tu n’as pas à t’inquiéter de ce qui se passe dans le Murim. L’instant où Lianli m’a accepté comme son maître, elle est devenue ma disciple », dit-il en insistant sur le mot. Il ajouta : « Dors bien, le renard. »
Il toucha un point sur ma nuque. L’instant d’après, je perdais connaissance.
* * *
— « Je savais que Lianli se sauverait ! », fit Ayaïpa, malgré tout soulagée. « Elle est donc devenue la disciple du Suprême du Poison. Est-ce qu’elle a réussi à contrôler son ki de Serpent-Démon ? »
— « Je n’en sais rien. Je suppose que oui. Je ne l’ai plus revue. »
— « Noon… ? Pas une seule fois ? Depuis ce jour-là ? »
Elle semblait déçue. Elle était plongée dans ses pensées quand Irami rompit le silence.
— « La Secte du Poison… C’est vrai que tu t’étais intéressé à ce sujet à une époque. Si je me souviens bien, il s’agissait d’un groupe de cultivateurs non-orthodoxes. »
Je hochai la tête.
— « Ils ne font pas partie de l’Alliance du Murim mais de la Faction Parallèle. Autrefois, leur base se situait dans la Province des Émeraudes, au pied de la Cordillère du Soleil. Le clan des Tang, la Secte des Mille Centipèdes et la Secte du Poison… à eux trois, ils formaient le trio de référence en techniques de poison. Malheureusement, il y a une trentaine d’années, la Secte du Poison a été annihilée par des forces inconnues. D’ailleurs, à peu près à la même époque, le Patriarche des Tang est mort dans d’étranges circonstances. »
Ayaïpa tendit le cou tout en grimpant les marches.
— « Koa ? Des forces inconnues ? Mais, d’après ce que tu as raconté, le Suprême du Poison semblait haïr la Secte des Mille Centipèdes. »
— « Mm », acquiesçai-je. « Il semblait les soupçonner fortement. Cependant, les rapports des Mendiants sont clairs sur le sujet : ceux qui ont attaqué la Secte du Poison ont laissé des traces et des empreintes très manifestes inculpant la Secte des Mille Centipèdes. Si c’était vraiment eux, pourquoi, alors, étaient-ils masqués ? Et comment ont-ils fait pour passer à travers tous les pièges de la Secte du Poison sans les activer ? »
Ayaïpa me dévisagea.
— « Tu veux dire… qu’on a voulu rejeter la faute sur la Secte des Mille Centipèdes, alors qu’elle était innocente ? Exactement comme ce qui s’est passé avec Lianli ! »
Je haussai les épaules.
— « La Secte des Mille Centipèdes est connue pour ses pratiques repoussantes et n’a jamais été, disons, très orthodoxe. Mais, d’après ce que j’ai pu comprendre, ce n’est pas une secte démoniaque. Or le Suprême du Poison, qui est le seul survivant, semblait penser que les coupables utilisaient du ki-démon. Ce qui est sûr, c’est qu’il nous manque des informations pour savoir ce qui s’est vraiment passé ce jour fatidique. De la même façon que j’ignore exactement qui a annihilé la Famille des Jardins à Osha. En tout cas, je n’ai aucune preuve de rien. Dans ce type d’affaires, même si on voit la pierre qui écrase la souris, la main, derrière, prend soin de se cacher et, quand elle lâche la pierre, qui peut prouver ou même soupçonner qu’elle l’a utilisée ? »
Ayaïpa frissonna puis agita la tête, manifestement remontée par toutes ces histoires injustes et funestes. Je m’arrêtai sur une marche et ajoutai :
— « Au fait, cousine, tu as manqué un événement historique. »
— « K… Koa ? Moi ? »
— « À l’instant. »
Et, comme elle était de plus en plus déconcertée, je m’accroupis auprès d’elle en souriant.
— « Félicitations ! Tu as atteint la cinq-centième marche. Tu es la première poule de l’Histoire à avoir réussi un tel exploit. »
La poule demeura un instant muette d’étonnement, puis elle caqueta :
— « Koôk ! C’est vrai ! J’en suis même à cinq-cent-vingt ! J-J’ai… Je l’ai fait, cousin ! »
— « Tu as réussi, cousine ! Hourra ! Mon eau-de-vie est sauvée. Irami, félicite-la aussi : nous avons gagné le pari. »
Irami se tourna vers la poule, qui le regardait avec espoir. Il esquissa un sourire.
— « Bravo, Ayaïpa. »
Les plumes d’Ayaïpa virèrent au rouge écarlate. Je n’en crus pas mes yeux.
— « Irami, tu ne souris jamais aux gens, mais tu souris aux poules ? »
Irami me tourna le dos et dit :
— « Il va pleuvoir. »
Son changement de sujet m’énerva un peu. Il disait vrai, cependant : le vent de l’ouest apportait de gros nuages noirs chargés de pluie. Nous avions bien passé deux ou trois heures à grimper ces cinq-cents marches et à remémorer le passé. Il devait déjà être midi. Il était à présent trop tard pour penser à arriver à Osha avant demain. Si nous nous dépêchions, nous arriverions à atteindre le Mont-d’Or avant le soir. Je vérifiai que ma jarre d’eau-de-vie était bien attachée puis, tandis que la poule exultait, je la soulevai et la posai sur mon épaule, ajustant mon large chapeau. Quelques gouttes commençaient à tomber.
— « Accroche-toi bien, Ayaïpa. On va voler. »
— « Koa ? Voler ? Tu sais voler ? »
— « C’est tout comme. »
Et, manipulant mon ki doré, je m’élançai dans les escaliers avec Irami, grimpant les marches au bord de la falaise à une telle vitesse qu’une personne ordinaire, en nous voyant, aurait effectivement peut-être cru un instant que nous volions. Les plumes hérissées, la tête repliée, les yeux exorbités… Ayaïpa était sous le choc.