Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Ô ciel de mon cœur, j’entends
Ton bleu d’azur qui nage
Entre les blancs nuages.
Ô ciel de ma vie, je vois
Ton doux murmure éclatant
Qui danse dans le vent.
Zou-Sha
*
— « Ce policier aux bonbons ! Quelle ordure ! », caqueta Ayaïpa, courroucée, les plumes du cou virant au pourpre. « J’espère qu’il l’a payé cher ! »
Nous avions quitté le Mont des Siestes par une petite crête et, à présent, sur le Mont-Roc, nous nous étions arrêtés sur un virage rocheux longeant une falaise et, sans arbres pour nous couper la vue, nous pouvions voir les vallées boisées escarpées des Cent-Pics à l’ouest, les Plaines de Shinbi au sud, ainsi que le Mont-d’Or au nord.
Le vent s’était levé dans les Escaliers des Trois Mille Marches et des nuages gris glissaient rapidement dans le ciel. Un rayon de soleil nous illumina puis disparut.
Pendant mon récit, je m’étais raidi, me rappelant cette rage et cette honte si fortes. Je me calmai et dis :
— « Ce n’était pas un policier. Il s’appelait Armizel et c’était le fils bâtard du directeur du Hall des Soins. Quand la Famille des Jardins l’a compris, ils m’ont immédiatement demandé de me taire. »
— « Koa ?! », hoqueta la poule, sidérée. « Mais Lianli est de la famille ! »
— « C’est plus compliqué que ça. Ils n’avaient pour preuve que mon témoignage pour accuser Armizel et celui de Lianli pour accuser les bonbons. Un enfant d’une tribu de chamanes et une fille de onze ans surnommée l’Empoisonneuse… On a préféré ne pas nous prendre au sérieux et espérer que l’incident n’était qu’une mauvaise farce qui n’allait pas se reproduire. Ça ne s’est pas passé comme ça. »
La poule déploya ses ailes et émit un caquètement strident.
— « C’est injuste ! Cet Armizel l’a fait exprès ! »
Irami demanda :
— « Ce bonbon a affecté Lianli, mais il ne t’a pas affecté, toi ? »
— « Exact. Je ne sais pas ce qu’il contenait, mais ou bien le fait de me transformer en renard a neutralisé son poison, ou bien la substance qu’il contenait était expressément faite pour altérer le ki d’une personne avec la constitution du Serpent-Démon. »
— « Le Hall des Soins aurait découvert la vérité sur cette jeune fille et fait cela pour la tuer ? »
Je secouai la tête et me remis à gravir les marches en répondant :
— « Non, leur objectif n’était pas de tuer Lianli. Ces bâtards l’ont simplement utilisée. Ce jour-là, comme j’ai dit, il y avait une réunion chez la Famille des Jardins. Le Hall des Soins, le Pavillon des Herbes, même la Maison des Parfums et les petits herboristes étaient là. Ils ont vu le miasme s’échapper de la chambre de Lianli. Et les rumeurs selon lesquelles Lianli serait une enfant-démon dangereuse se sont répandues en quelques heures. On a commencé à dire qu’elle était possédée par un démon très puissant, le Démon des Flammes Vertes, connu pour les terribles tragédies qu’il aurait causées dans l’Empire par le passé. Les gens se sont mis à craindre que son miasme puisse être un danger pour toute la ville, car son mal, disaient certains, était contagieux et attirait d’autres démons. »
Irami secoua tristement la tête. Je poursuivis :
— « Dans ce bal de panique, on a accusé la Famille des Jardins d’avoir caché le vrai danger que Lianli représentait. En quelques jours, l’affaire a pris une telle ampleur que la Famille des Jardins a rapidement été dépassée. Le gouverneur lui a demandé de ne pas laisser sortir Lianli du manoir, soi-disant par mesure de précaution. À cause de ça, la Famille des Jardins a perdu la plupart des patients du jour au lendemain. À la place, elle a reçu tout type de plaintes. Si un enfant avait quelques boutons dans le voisinage, si quelqu’un tombait malade, on pensait aussitôt que c’était dû au démon de Lianli. Si ça avait continué comme ça, la Famille des Jardins aurait probablement été ruinée en l’espace d’un an. »
Ayaïpa pantelait derrière nous dans les escaliers. Elle fit :
— « Attends… Attends, cousin. » Nous attendîmes et, reprenant son souffle, elle demanda : « C’est quoi, ces démons dont tu parles ? Des bêtes-démons ? »
Sa question me prit au dépourvu. Elle le demandait sérieusement ? Je pinçai mon menton, intrigué.
— « Tu n’as jamais entendu parler de la démonologie ? »
La poule secoua négativement la tête. Je souris, à la fois incrédule et amusé. Son ignorance du monde humain hors du Murim était rafraîchissante. Alors, Sonju intervint depuis sa corne :
— « J’avoue moi-même n’en avoir entendu parler que très brièvement par un des disciples des Nuages un peu bavard, voilà quatre ou trois siècles. Sur le moment, j’ai cru qu’il ne parlait que d’une croyance sans importance. Mais, si je comprends bien, cette démonologie fait aujourd’hui carrément partie intégrante de la médecine impériale. »
— « Hoho. Tout à fait. C’est même un peu devenu la base pour expliquer presque toutes les maladies. Mais allons-y étape par étape. »
— « Je t’en prie. »
Commodément installé sur sa colline verte à l’intérieur de la Corne des Nuages, le vieux cultivateur avait écouté mon histoire passée sans dire un mot. Cependant, cette notion de démonologie, qui n’existait pas à l’époque où il n’était pas encore scellé, semblait l’intriguer. Je me tournai vers la poule.
— « Ayaïpa. Tu n’as jamais entendu parler de la démonologie, mais tu as entendu parler d’autres notions qui utilisent le mot “démon”, comme les bêtes-démons et les démons cultivateurs. »
— « Ko, bien sûr », acquiesça Ayaïpa, l’air connaisseur. « Les deux utilisent du ki pourpre. Sauf que les bêtes-démons l’utilisent de manière naturelle, alors que les démons cultivateurs volent l’énergie et ne peuvent pas la créer eux-mêmes. Maîtresse m’a déjà expliqué tout cela. »
— « Mm. La Sage Campagnarde ne t’a-t-elle jamais parlé du pouvoir du langage ? Le mot “démon”, pour toi, est-il quelque chose de positif ? De négatif ? »
La poule était déconcertée.
— « Ça dépend. »
— « Crois-moi, en général, on utilise le mot “démon” pour désigner quelque chose que l’on considère comme négatif. Pour les habitants des Plaines Centrales, les bêtes pourpres sont des créatures agressives qui descendent des montagnes tous les printemps. Pourtant, ce qui les différencie des autres bêtes est surtout une question de vortex… »
— « Le ki doré tourbillonne dans un sens, le ki pourpre dans l’autre ! », fit Ayaïpa, contente de savoir.
— « Tu es une poule savante, cousine. La plupart des gens ignorent ce que tu viens de dire. Ils voient une différence de couleur, pourpre et doré, et s’imaginent des trucs faux. Or, comme disait mon grand-père, l’imagination vole plus haut qu’un nuage et nage plus profond qu’un revenant. Cela influence le langage, qui lui-même induit la pensée en erreur quand on confond les différents sens d’un mot. Du coup, l’opinion générale veut qu’une bête pourpre soit associée aux démons cultivateurs, aux démons des cauchemars… et aux démons de la démonologie. »
— « L’imagination vole plus haut qu’un nuage », répéta la poule. La phrase semblait lui avoir plu. Elle agita légèrement ses ailes rouges. « Bon, alors, c’est quoi, la démonologie ? Le Démon des Flammes Vertes, c’est de la démonologie ? »
— « Exact. »
— « Et le démon qui a possédé Lianli… » Ayaïpa posa une patte sur la marche suivante tout en croyant deviner : « C’était pas le Démon des Flammes Vertes, mais un serpent-démon. C’est ça ? »
— « Non. Lianli n’était possédée par aucun démon », la détrompai-je. « Le nom de Serpent-Démon est une simple appellation qui fait référence à un rare type de ki permettant à ses cultivateurs de manipuler des poisons à l’intérieur de leur corps. Ça porte le mot “démon” parce que, même au sein du Murim, cette constitution est considérée comme très puissante et dangereuse. Voilà pourquoi la Famille des Jardins a caché la vérité sur Lianli. Oh, et j’en profite pour te demander de ne pas révéler aux humains que ton cher cousin est à moitié renard-démon. Après ce que je t’ai expliqué, tu comprends bien que ça me poserait de sérieux problèmes. »
La poule redressa la tête.
— « Compris, cousin : tu es une bête pourpre, pas une bête-démon. »
— « Ne dis ni l’un ni l’autre, s’il te plaît. »
— « D’accord », promit-elle.
Hum. Comprenait-elle vraiment les enjeux ? Un tourbillon de vent ébouriffa ses plumes rouges.
— « Ne t’approche pas trop du bord de la falaise : tu risques d’apprendre à voler », lui dis-je.
— « Je risque pas », souffla la poule. Elle darda sur moi ses yeux noirs et dit avec franchise : « Si je tombe, je meurs, cousin. »
Elle savait regarder la réalité en face, au moins. Rasant l’escalier du côté de la montagne, Ayaïpa ajouta :
— « Du coup, le ki de Serpent-Démon, ce n’est pas de la démonologie, et ce Démon des Flammes Vertes n’a rien à voir avec le type de ki, les bêtes pourpres ou les constitutions. J’ai compris. Mais c’est quoi, alors ? »
— « Le Démon des Flammes Vertes ? » Je pris un ton important en déclarant : « Aussi connu de son nom savant comme dilitra relentimiris… » Je souris. « C’est une bestiole invisible. Mystérieux, n’est-ce pas ? Mais c’est précisément le fait de ne pas la voir qui cause tant de terreur. Les daemonia, comme disent les savants démonologues, possèdent leurs victimes et leur causent des maladies. Pire : certains démons se multiplient et passent d’une victime à une autre pour la rendre malade à son tour. »
Comme Ayaïpa digérait encore mes paroles, j’eus une idée, m’arrêtai et lui dis :
— « Rien ne vaut mieux qu’une démonstration. Ferme les yeux. »
— « Ko… ? D’accord. »
Ayaïpa ferma les yeux. Il y avait un petit bouleau qui poussait juste un peu plus loin. J’allai y cueillir deux feuilles. Avec une aiguille vaudou, je fis deux trous dans l’une et laissai l’autre intacte. Puis, les tenant dans mes mains pour que le vent ne les emporte pas, je plaçai les feuilles sous le bec de la poule.
— « Ayaïpa. Regarde. Qu’est-ce que tu vois ? »
La poule battit des paupières et observa les feuilles attentivement.
— « Deux feuilles », répondit-elle.
— « Une a des trous, tu es d’accord ? »
— « Euh… Oui. »
— « Une feuille sans trous, une feuille avec des trous. » Elle hocha la tête. « Maintenant, si je te disais qu’il y a un démon, le cavitatis excavator… le Démon des Trous, pour faire simple », dis-je en voyant la poule ouvrir de gros yeux. « Sa caractéristique est qu’il fait des trous dans les feuilles. Regarde cette feuille trouée. Que peux-tu m’en dire ? »
Ayaïpa pencha la tête de côté. Puis elle souffla :
— « C’est le Démon des Trous qui a troué cette feuille ? Et il est passé deux fois, en plus ? »
— « Tu as l’esprit vif, Ayaïpa. »
— « Kékéké… »
— « Maintenant… » Je fis deux trous dans la feuille intacte. « Et voilà une autre victime du Démon des Trous. La feuille trouée aurait-elle contaminé sa voisine ? »
— « Mais… c’est toi qui as fait les trous avec ton aiguille, cousin. »
— « Hé. Tu dis ça parce que tu m’as vu. Mais, voilà, cousine : si tu avais fermé les yeux la deuxième fois aussi, aurais-tu pensé à l’aiguille ou au démon ? »
Ayaïpa pencha la tête à gauche puis à droite, puis encore à gauche, puis elle me dévisagea et dit :
— « Cousin. Si tu ne m’avais pas dit de fermer les yeux la première fois, je t’aurais sûrement vu faire les trous. »
Amusé, je chatouillai son bec avec mes feuilles.
— « Tu ne joues pas le jeu, cousine ! Hoho, Irami, regarde un peu ça ! », ajoutai-je.
J’avais placé un instant les feuilles sur la tête d’Ayaïpa en guise d’oreilles. La poule se tortilla pour essayer de voir, elle aussi, mais, forcément, elle ne pouvait pas voir le haut de sa tête sans miroir. Je me levai et fis donc de même avec Irami, qui soupira et leva les yeux vers le ciel nuageux alors qu’Ayaïpa jetait sa tête en arrière et éclatait de rire :
— « Kohoho ! Il a des oreilles vertes ! »
Cela la faisait rire plus que je ne m’y attendais.
— « Zangsa… », soupira Irami. Et, comme je m’écartais avec une moue innocente, il se tourna vers la poule et dit avec sérieux : « Zangsa veut dire qu’il est facile de considérer uniquement la cause qui nous est proposée. On a accusé Lianli de porter un démon capable des pires atrocités, et la cause de tous les grands et petits malheurs, que l’on expliquait avant d’autres façons, a été rejetée sur ce Démon des Flammes Vertes. »
Oho ? Il était rare de voir Irami intervenir pour donner des explications. Ayaïpa inspira une bouffée d’air.
— « Tout est la faute de cet Armizel du Hall des Soins ! », s’insurgea-t-elle. « Ce bonbon n’était pas une coïncidence : il savait, pour le Serpent-Démon. Alors, il savait que ce n’était pas le dilitra relentimiris, le coupable ! »
Par ma queue de renard, avait-on jamais vu de poule à l’esprit si perçant ? Elle se rappelait même parfaitement le nom savant du Démon des Flammes Vertes. Je hochai la tête. Assurément, comme elle disait, le Hall des Soins avait très probablement su depuis le début que Lianli n’était pas possédée. Peut-être même que le directeur savait aussi que les daemonia n’existaient pas. Ou, en fin de compte, peut-être pas. Le Hall des Soins d’Osha n’était après tout qu’un corps de guérisseurs assujettis à l’ordre impérial.
Ayaïpa se tourna vers moi.
— « Mais alors… Pourquoi tout le monde a cru que c’était le dilitra relentimiris ? »
Je lui rendis une moue pensive.
— « Mm. Les démonologues ont leurs méthodes pour prouver ces choses-là. Regarde attentivement, Ayaïpa. Reprenons l’exemple du Démon des Trous. Je vais te démontrer son existence. La méthode est un peu différente, mais c’est le même type de raisonnement. »
Je pris un de mes flacons vides et y mis la première feuille où j’avais fait deux trous, puis la noyai d’eau de ma gourde. Je fermai le flacon, l’agitai et infusai un peu de ki doré pour accélérer le processus : l’eau devint rapidement verte.
— « Oh ! », fit Ayaïpa. « Ça s’est coloré. Ça veut dire quoi ? »
— « Ça veut dire qu’une partie des démons des trous possédant la feuille se trouve maintenant aussi dans le liquide. À présent, je vais envoyer une grande concentration de ki pourpre dans le liquide : si l’eau se colore en rouge, alors, pas de doute, la feuille est possédée par le Démon des Trous. »
Je fis ce que je disais : le liquide vert vira au rouge. Ayaïpa regarda le phénomène avec émerveillement.
— « C’est beau ! Mais… »
Je haussai un sourcil.
— « Quelque chose te gêne ? »
— « Oui », dit Ayaïpa. « Comment tu sais que la couleur rouge veut dire que le Démon des Trous est là ? »
— « Parce que toutes les expériences faites de cette façon avec des feuilles avec des trous donnent le même résultat », répondis-je de but en blanc.
La poule eut l’air de cogiter.
— « Je… Je vois, mais, cousin… » Elle releva ses yeux noirs vers moi avec vivacité. « La feuille sans trous… Ne faudrait-il pas vérifier qu’elle ne vire pas au rouge, elle aussi ? »
— « Hoho. Tu veux comparer et t’assurer que le résultat est bien dû à la présence du démon, c’est ça ? Mais, cousine, si l’eau vire au rouge… la conclusion n’est-elle pas évidente ? La feuille, bien qu’intacte, est possédée par un Démon des Trous. Soit les trous ne sont pas encore apparus, soit elle est tout simplement capable de résister à l’apparition des trous. Logique, non ? »
Ayaïpa secoua la tête.
— « Non. Non, cousin, je n’y comprends rien. »
— « C’est pourtant simple, cousine. »
— « Alors… le Démon des Trous existe vraiment ? Et tu viens de me le démontrer ? »
— « L’ai-je vraiment démontré ? »
Ayaïpa me rendit un regard perdu. Elle se tourna vers Irami avec inquiétude.
— « Irami ! Sonju ! Mon cousin a-t-il perdu la tête ? »
— « Ce n’est pas nouveau. »
— « Quoi ? Eh, Irami, ma tête va parfaitement bien ! », protestai-je alors que mon ami contemplait sereinement le paysage venteux, feignant n’avoir rien dit. « Bah, tu sais bien que je suis en train de lui faire une leçon de logique. Cousine, si tu ne comprends pas l’expérience que je t’ai montrée, c’est normal. En fait, je pars du principe que le Démon des Trous est là et j’écarte d’emblée toute autre cause possible. Je ne trouve que des explications qui m’arrangent, sans définir une méthode rigoureuse capable de réfuter ma supposition. »
Ayaïpa était restée le bec ouvert d’ahurissement. Sa petite tête de poule honnête et terre à terre avait l’air d’avoir du mal à concevoir un raisonnement si mal fichu…
— « Cousin ! », s’exclama-t-elle alors. Elle prit une inspiration. « C’est franchement idiot, cette façon de faire. »
— « Pff », ris-je, m’accroupissant auprès d’elle en acquiesçant. « Tellement idiot qu’ironiquement, on a du mal à le reconnaître quand c’est compliqué. Un dilitra relentimiris, un skaligus drakus… ça fait convaincant et ça fait peur. Et les analyses chryséliques par pendule et la littérature démonologique, ça fait sérieux ! Du coup, la plupart des citoyens de l’Empire croient aux démons. “Cède aux illusions et tu ne verras plus les faits”, disait je ne sais plus quel sage. »
— « Rajian Moyong, l’Épée d’Ombres », dit Irami en hochant la tête.
— « Merci, Irami. »
— « Cousin ! », intervint Ayaïpa. Cette conversation semblait la chambouler. « Tu m’as donc menti, tout ce temps, en essayant de me faire croire aux démons invisibles. Tu as essayé de me tromper ! »
— « Hoho, cousine, c’était pour que tu voies qu’il est facile de croire à une histoire sans rien vérifier. »
La poule hésita.
— « C’était une leçon ? »
— « C’était une leçon. »
— « Bon… » Cela parut la calmer un peu, mais elle rétorqua quand même : « Je ne crois pas que les humains soient si naïfs. Ces rumeurs sur le Démon des Flammes Vertes… Ko ! C’est sûrement le Hall des Soins qui les a créées et propagées ! »
J’esquissai un sourire, me relevai et repris la marche, les mains derrière le dos, montant lentement les escaliers derrière elle.
— « C’est probable. Mais les gens d’Osha n’ont pas cherché à vérifier : ils ont tout simplement eu peur de Lianli. »
— « Mais ils ont dû comprendre, après coup, non ? », s’enquit Ayaïpa. « Pourquoi auraient-ils peur de démons qui n’existent pas ? »
Vu la situation dans laquelle Osha s’était retrouvée cette dernière année, isolée du monde à cause d’une épidémie démoniaque… je pariai qu’ils n’avaient pas compris, non. Je fis une moue.
— « Tiens-toi à la logique, mais reconnais l’absurde, disait un sage. »
La poule se tourna immédiatement vers Irami pour connaître le nom de ce sage… mais Irami secoua la tête.
— « Il vient d’inventer la phrase. »
— « Koa ? », souffla Ayaïpa.
Je souris.
— « Sais-tu, Ayaïpa : dans le monde chamanique, on dit que ce sont les émotions qui créent les Liens de l’Univers, c’est-à-dire, tous les liens de ki de ce monde. En ce moment même, nous sommes liés entre nous, et aux marches que nous montons et au soleil qui nous illumine… ou pas », ajoutai-je comme les rayons disparaissaient entre les nuages. « Et, bien sûr, la peur aussi crée des liens. Quand nous avons peur d’un sanglier qui nous poursuit, un lien nous relie. Mais quand la peur n’a pas d’objet précis, quand nous avons peur d’une idée, de l’avenir ou d’une illusion, le ki fuse vers l’extérieur mais les liens n’arrivent jamais à se former. Ce sont des liens morts qui partent dans tous les sens sans savoir vers où se diriger. Ça stresse l’esprit et ça fatigue le corps. Ça bleuit même tes plumes », ajoutai-je, moqueur.
Ayaïpa souffla.
— « Et qui dit que ces liens existent davantage que les daemonia ? »
— « Moi, je le dis, parce que, si je me concentre, je peux sentir le ki qui nous relie à cet instant. »
— « Kah ! Après tes démons des trous, je ne peux plus te croire sur parole, cousin. Qui dit que tu n’inventes pas ce ki ? »
— « Hé. Tu as raison. Si tu commences déjà à apprendre à distinguer les histoires des faits, ma leçon n’aura pas été vaine. Ayaïpa, je suis fier de toi ! »
La poule marqua une pause, une patte en l’air, ses plumes rougissant de plaisir, puis… elle continua à monter en grommelant :
— « Bah. Tu parles beaucoup mais tu ne nous racontes pas ce qui s’est passé avec Lianli. »
Je tiquai. Cette poule… J’avais la patience de lui expliquer des trucs sur la logique et sur les arts vaudou, et elle rouspétait ?
— « Mince », dis-je alors. « J’ai perdu le compte des marches. On recommence à zéro. »
— « Koaaa ? »
J’éclatai de rire.
— « Je rigole, cousine ! »
— « J’imagine bien ! Mais, t’inquiète, je compte les marches. J’en suis à trois-cent-quatre-vingt-trois. Ha : Trois-cent-quatre-vingt-quatre ! »
— « À cette allure, tu vas nous laisser en arrière », la taquinai-je.
Je disais ça, mais j’avais l’impression que la poule montait les marches avec de plus en plus d’aisance. Avec un peu de chance, ma jarre achetée à Amouza n’allait pas partir entre les mains d’un inconnu et Irami n’allait pas devoir manger de champignons.
Je sortis alors la feuille de bouleau de mon flacon et, la mettant dans ma bouche, je passai l’autre feuille à Ayaïpa. Elle l’accepta avec circonspection, peut-être repensant aux démons des trous, mais elle la goûta et l’avala bientôt avec plaisir.
Tandis que nous montions, je contemplai le paysage venteux pendant un moment. Les rafales agitaient mes cheveux noirs, si bien que je finis par nouer ceux-ci en queue-de-cheval. Puis, conscient qu’Irami et Ayaïpa attendaient que je continue mon récit, je terminai ma bouteille de liqueur et pris une longue inspiration.
— « Après l’incident des bonbons », dis-je, « j’ai arrêté l’école et mon grand-père m’a interdit d’aller en ville. À peine deux semaines plus tard, alors que je ramassais des herbes avec mon grand-père, nous avons vu un énorme nuage de miasme vert s’élever sur Osha. »
Ayaïpa ouvrit grand son bec ; ses plumes du cou avaient pâli.
— « Lianli… ? »
Sans répondre, j’ajoutai :
— « Le poison s’est répandu sur tout le Manoir des Jardins, et même au-delà… Forcément, après ce qui s’était passé, tout le monde a accusé Lianli. »
— « Mais ce n’était pas elle », comprit Irami, assombri.
Je hochai la tête, me remémorant peu à peu ce jour cauchemardesque…