Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

61 Le ki de Serpent-Démon

— « T’arrives en retard », dit Lianli, accroupie dans la cour devant la maison.

Depuis quand m’attendait-elle à mon retour de l’école ? Je franchis le portail, le cœur serré. Lianli haussa un sourcil.

— « T’as pas l’air content. Maître Tokua t’a puni ? »

Je secouai la tête.

— « Non. C’est pas ça. » J’hésitai puis, sous son regard patient, j’avouai sombrement : « Y’a un garçon de ma classe qui m’a demandé de lui donner ma bille orange. C’était ma préférée. »

Lianli me dévisagea puis souffla.

— « Pourquoi tu la lui as donnée si tu voulais pas ? »

Je battis des paupières. Elle se leva et ajouta :

— « Fallait juste dire “non” si tu voulais pas perdre la bille. Idiot. »

Ses paroles étaient si simplement vraies qu’elles me laissèrent pantois. Je hochai la tête, le cœur soudainement allégé d’un poids.

— « C’est vrai. Je suis bête. »

Lianli éclata de rire. J’ajoutai :

— « Pourquoi tu dis que j’arrive en retard, au fait ? »

— « Tu as oublié ? Aujourd’hui, c’est un jour spécial. »

— « Pourquoi ? »

Lianli sourit.

— « Comment ça, pourquoi ? C’est le jour du printemps ! »

Oh. C’était vrai. Je compris cependant bientôt que le printemps n’était pas la saison préférée de Lianli, car, apparemment, tous les printemps, sa constitution de Serpent-Démon souffrait des transformations. C’était pour cela qu’Oncle Elkesh l’emmenait en ville, dans le manoir de la Famille des Jardins. Là, les guérisseurs n’avaient trouvé d’autres techniques que celle de lui faire des saignées et de lui administrer des antidotes. Sauf qu’à voir la tête que faisait Oncle Elkesh quand il revenait à la maison, j’avais l’impression que ce traitement n’était pas très efficace. Et, à l’écouter parler avec mon grand-père, un soir, alors qu’ils partageaient une jarre d’eau-de-vie, assis sous la véranda, je compris que le poison dans le corps de Lianli devenait de plus en plus puissant d’année en année et que ni Oncle Elkesh ni Grand-Père Naravoul ne savaient comment l’aider à gérer cette rare constitution.

— « Si seulement il y a dix ans la Secte du Poison n’avait pas disparu du jour au lendemain, elle aurait peut-être pu recevoir de l’aide », soupira mon grand-père.

— « On raconte que le Suprême du Poison est toujours vivant », murmura Oncle Elkesh.

— « Quoi ? Tu en es sûr ? »

— « Il y a cinq ans, les Doyens de la Famille des Jardins m’ont aidé à payer une grande somme d’argent au Clan des Ignobles pour obtenir des informations sur le Suprême du Poison », expliqua le guérisseur. « Deux mois plus tard, on m’a dit que le Suprême du Poison était le seul survivant de sa secte et qu’il se cachait toujours de ses ennemis. Nous avons payé encore une autre fortune pour essayer de lui faire parvenir un message sur Lianli, mais… il n’y a pas eu de réponse. »

Je pris une grande bouffée d’air et, sortant de ma cachette, je m’écriai :

— « Le Suprême du Poison ! Il faut qu’on le trouve ! »

Naravoul grimaça en me voyant.

— « Tu fais quoi, encore debout ? »

— « Zangsa », dit Oncle Elkesh. Et il sourit, m’ébouriffant les cheveux. « C’est gentil de ta part de t’inquiéter, mais ce n’est pas nécessaire. Lianli va bien. »

— « Tu mens, Oncle Elkesh. »

— « Haha. Je ne mens pas. »

— « Va dormir, Zangsa », renchérit mon grand-père. « Tu as école, demain. Si Maître Tokua me dit que tu t’es rendormi en cours, je ne t’apprends plus jamais rien sur les arts vaudou. »

Quoi ? Il me menaçait sérieusement d’un truc pareil ? Il savait pourtant que j’adorais les arts vaudou depuis tout petit ! Vaincu, je leur souhaitai bonne nuit mais, de retour dans la chambre, quand je m’allongeai sur mon lit, je me promis de chercher ce Suprême du Poison dès le lendemain.

* * *

— « Elle est où la bille, maintenant ? », demanda Zilouya, les deux poings tendus.

Je tapai sa main gauche, qu’il ouvrit, montrant la bille. La demi-douzaine d’enfants qui regardaient soufflèrent, excités.

— « Ouah ! Ça marche vraiment, ton truc ! »

— « Pas encore ! », dit Zilouya.

— « Quoi, pas encore ? Zangsa a vu juste dix fois de suite. C’est clair que ça marche, son truc vaudou ! »

Zilouya eut un petit sourire en coin. Il faisait toujours ça quand il avait une idée qui l’amusait.

— « Mettez-vous tous en cercle. On va se passer la bille. Zangsa, tu fermes les yeux. Quand je te dis, tu les rouvres et tu nous dis où elle est, cette bille. »

— « Si je fais ça, tu reconnaîtras que les arts vaudou, c’est mieux que la cordonnerie ? »

Le père de Zilouya était cordonnier. Mon ami grogna.

— « Je reconnaîtrai que c’est pas moins bien. Ça marche ? »

Je souris largement.

— « Passez-vous la bille. »

Et je fermai les yeux.

— « Bouche-toi les oreilles aussi. »

Amusé, je me bouchai les oreilles et attendis que Zilouya me crie bien fort pour commencer à chercher la bille. Je l’avais imprégnée d’une goutte de mon sang il y avait à peine une demi-heure et le lien était encore là : je pointai du doigt la main d’un de mes camarades de classe.

— « C’est pas vrai ! », s’exclama celui-ci, ahuri. « Il a deviné en trois secondes ! »

— « Héhé. Ma mère disait que, si je m’y mets, je peux devenir le meilleur chamane de la tribu », leur confiai-je.

— « Moi aussi, je veux devenir chamane ! Ça marche aussi pour trouver la bonne orthographe dans les dictées ? »

— « T’es con ou quoi, Bako ? », souffla Zilouya.

On rit, mais un soudain éclat de rire caustique nous interrompit et nous nous retournâmes. Nous nous trouvions dans la petite ruelle derrière l’école. D’habitude, personne ne venait par ici. Alors, cela nous surprit de voir un jeune blond bien vêtu qui approchait, accompagné d’un autre jeune homme portant une épée à la ceinture. Le blond s’arrêta devant moi.

— « J’ai tout vu. Tu es un chamane ? Ha. Tu ne sais pas que les chamanes ne peuvent pas pratiquer dans une ville sans autorisation ? Tu veux aller en prison ? »

Je pâlis. Quoi ? Le blond balaya la ruelle du regard.

— « Eh, les gamins : dégagez. Ouste ! », insista-t-il comme ils hésitaient.

Mes camarades partirent en courant. J’allais partir aussi, mais le blond posa une main sur mon épaule.

— « Toi, suis-moi au poste de police. Ne songe pas une seconde à t’enfuir. »

Je hochai la tête, de plus en plus inquiet. Allais-je vraiment aller en prison ?

* * *

— « Alors comme ça, tu n’es pas un chamane et tu n’étais qu’en train de jouer ? », demanda le blond.

Nous marchions en direction du poste de police, mais il s’arrêta à cet instant et me sourit.

— « Je vois. Tu dis que tu t’appelles Zangsa. Tu ne serais pas ce Zangsa qui habite chez ce bon Elkesh ? »

— « Oui. J’habite chez Oncle Elkesh », affirmai-je, soulagé par son changement subit. Il m’avait posé des questions de manière si sévère que j’avais sincèrement cru que je n’allais pas m’en tirer.

— « Ah, c’est donc toi l’ami secret de la petite Lianli ! »

Je penchai la tête de côté.

— « Tu connais Lianli ? »

— « Bien sûr. Je suis un ami de la famille. Bon. Je veux bien oublier ton petit manège vaudou pour cette fois. J’ai entendu dire que Lianli a fini le traitement et qu’elle se trouve à présent dans la chambre numéro sept. Elle va bientôt sortir du manoir. »

— « C’est vrai ?! »

Cela faisait bientôt deux semaines que je ne la voyais pas. Mais, si elle allait vraiment sortir, c’était bon signe.

Le blond me tendit deux bonbons.

— « Donnes-en un à Lianli. Ça la revigorera. Allez, vas-y, cours. »

Souriant, il fit un geste de la main pour que je m’éloigne. Je le remerciai et partis en courant vers le Manoir des Jardins. N’empêche que le sourire de ce jeune blond me mettait mal à l’aise. Peut-être parce qu’il était policier ?

* * *

On me laissa entrer dans le manoir sans problème : on me reconnut aussitôt, car je venais là tous les matins pour déposer les herbes ramassées avec mon grand-père. Jusqu’à présent, malgré mes protestations, on m’avait dit que je ne pouvais pas visiter Lianli… alors, je ne me risquai pas à demander l’autorisation maintenant.

Ce jour-là, la cour principale était pleine de monde : apparemment, il y avait une réunion des membres avec des guérisseurs venus du Hall des Soins et du Pavillon des Herbes. Je me glissai à l’intérieur de l’édifice et repérai bientôt la chambre sept : je trouvai Lianli assise par terre en train de dessiner. Elle se réjouit de me voir.

— « Zangsa ! Je croyais qu’on n’autorisait pas les visites ! »

Je souris largement.

— « Visite autorisée ou pas, je suis là. Tu fais quoi ? »

— « Je recopie des croquis de plantes vénéneuses. »

Hum. Lianli aimait dessiner, elle aimait les plantes, et le poison était une seconde nature pour elle, alors…

— « Y’a que toi pour dessiner des plantes vénéneuses pour tuer le temps », me moquai-je.

Nous nous assîmes et nous parlâmes de tout et de rien. Je venais de lui raconter comment, ce matin-là, j’avais trouvé un coin plein de vers de terre délicieux au bord du lac quand je repensai au blond et je sortis les bonbons en disant :

— « Ah. Y’a un policier qui m’a donné ça pour toi. »

— « Pour moi ? »

— « Oui, il a dit : ça la revigorera. »

— « C’était qui ? », demanda-t-elle alors qu’elle mettait le bonbon dans sa bouche.

— « Euh… Il ne m’a pas dit son nom. »

Je croquai l’autre bonbon. Lianli grimaça.

— « Quoi ? »

— « C’était un policier. »

— « Les policiers aussi ont des noms. »

— « C’est vrai, mais… »

Alors, brusquement, Lianli écarquilla les yeux et se convulsa. Je devins livide. Quoi ? Je paniquai :

— « Lianli ? Lianli ! Lianli ! À l’aide ! », m’écriai-je. La porte s’ouvrit à la volée. Un brouillard vert foncé enveloppait à présent tout le corps de Lianli. « Lianli ! »

— « Ne… N’approchez pas », dit-elle d’une voix étouffée. « C’est… »

— « Par tous les dieux ! », s’exclama le guérisseur qui était entré. C’était Oncle Doushyoun. « Mon garçon, sors d’ici et va prévenir les autres de ne pas s’approcher à cause du miasme. Apportez-moi un masque ! Vite ! »

Doushyoun voulait me pousser dans le couloir. Je résistai. Je n’entendais plus rien. Je n’y comprenais plus rien. Ce bonbon… Lianli avait-elle perdu contrôle du poison de son corps à cause du bonbon que je lui avais donné ? Moi-même, j’en avais mangé un, alors pourquoi… ? Mais, si c’était à cause du bonbon, alors, c’était à cause de moi que Lianli…

— « Mon garçon ! », cria Doushyoun.

Je ne l’écoutai pas : je fonçai vers Lianli et le miasme vert. Celui-ci remplissait à présent tout mon champ de vision. Il ne me dissimulait probablement pas assez pour que quelqu’un dans la pièce ne me voie pas me transformer, mais… heureusement, personne d’autre qu’Oncle Doushyoun n’osait entrer : le seul guérisseur qui s’occupait toujours de Lianli, c’était Oncle Doushyoun, le petit frère d’Oncle Elkesh. Or, si c’était lui, j’étais sûr qu’il comprendrait. Sans plus hésiter, je me transformai en renard-démon. J’avais déjà survécu au poison de Lianli : si je pouvais l’aspirer…

Sauf que je n’avais aucune idée de comment faire ça. Sous ma forme de renard, son poison ne m’affectait pas, mais cela ne voulait pas dire que je pouvais le neutraliser de quelque façon que ce soit.

Les arts vaudou ! … Ils n’allaient pas m’aider non plus. Alors, comment ? Que faire ? Enroulé sur le corps de Lianli, enchevêtré dans mes propres habits humains, je gémissais, paniqué.

— « Zangsa », grommela alors Lianli. « Tu m’écrases. »

Je me levai sur mes quatre pattes, ébahi. Lianli ne tremblait plus ? La pièce était verte de miasme, mais Lianli n’en émettait plus. Avait-elle réussi à le contrôler ? Je repris ma forme humaine et criai :

— « Lianli ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? »

Lianli secoua la tête en se rasseyant.

— « Tout d’un coup, mon ki de Serpent-Démon s’est mis à faire n’importe quoi. Étrangement, j’ai réussi à le calmer grâce à ton énergie, mais… c’était quoi, ce bonbon ? »

Elle était donc sûre que le bonbon avait déclenché sa crise. La colère m’envahit. Ce blond, ce policier… Mais était-il seulement policier ? Combien de ce qu’il avait dit était vrai ? Et pourquoi voulait-il faire du mal à Lianli ? Ces humains… Ces humains étaient si tordus !

J’entendis des éclats de voix dans le couloir, mais ils me semblèrent très lointains… La honte et la rage bouillaient en moi.