Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
— « Zangsa ! »
À genoux, affalé sur mon écritoire, je sursautai à la voix sévère de Maître Tokua. Autour de moi, les élèves me jetaient des regards moqueurs. Et c’est que j’avais pris la mauvaise habitude de perdre le fil pendant les cours et même de m’assoupir.
— « Oui, Maître ! », m’écriai-je, me réveillant d’un coup.
— « Tu dormais encore ! »
— « Oui, Maître ! »
Ma réponse sincère arracha des gloussements incrédules, et Maître Tokua afficha une expression de pur mécontentement. Je crus bon d’ajouter :
— « C’est parce qu’aujourd’hui aussi, j’ai travaillé dur ce matin à cueillir des herbes avec mon grand-père ! Excuse-moi, Maître ! »
Et je me mordis la lèvre inférieure, car je savais que ce n’était pas tout à fait la vraie raison. La nuit, j’avais du mal à m’endormir, car j’avais peur de voir encore ma mère mourir dans mes cauchemars.
— « Excuse-moi ? », répéta alors le maître. « Est-ce là une façon appropriée de me demander pardon ? »
Je me souvins alors de ce qu’il m’avait personnellement expliqué et réexpliqué sur les bonnes manières. Je m’écartai à genoux de mon écritoire, m’inclinai et cognai la tête contre le tapis en jonc qui couvrait la salle.
— « Maître ! Veuillez agréer le pardon pour cette offense ! »
Il y eut un silence. Puis un grand rire balaya la salle. Le maître tonna sèchement :
— « Assez ! »
Les élèves se turent aussitôt. Il reprit :
— « Tu mélanges une formulation de missive, une demande de pardon pour une offense commise et un geste déplacé pour l’occasion. Je veux bien croire que tu ne le fais pas exprès, mais c’en est trop. Si tu continues à troubler la paix de cette classe, je ne t’accepterai plus en cours. Tu as compris ? »
— « Oui, Maître », répondis-je d’un air déconfit.
Maître Tokua s’attendrit un tout petit peu.
— « Bien. Et maintenant, retourne à ta place. »
J’obtempérai en me demandant pourquoi grand-père tenait tant à ce que j’apprenne les signes d’écriture. Après deux mois d’école, j’avais appris que manier un pinceau sur un papier pouvait être plus fatigant que de courir après un lièvre pourpre. C’était stressant, en plus, et peu gratifiant. Pour comble, j’étais entouré d’enfants au moins deux ans plus jeunes que moi, j’étais plus bête qu’eux et, peut-être à cause de ça, Maître Tokua ne m’aimait pas : j’étais sûr qu’il ne m’avait accepté que parce qu’Oncle Elkesh le lui avait demandé. Après tout, la Famille des Jardins, à laquelle Oncle Elkesh appartenait, avait une très bonne réputation dans la ville. On disait que la Famille des Jardins avait d’aussi bons guérisseurs que le Hall des Soins, d’aussi bons herboristes que le Pavillon des Herbes et d’aussi bons alchimistes que la Maison des Parfums.
— « Révisez bien ces trois signes pour demain », dit Maître Tokua. « Reposez-vous bien et que le Savoir illumine votre esprit curieux. »
Tous, nous nous levâmes et nous inclinâmes, répondant en chœur :
— « Merci pour vos enseignements, Maître ! »
Je sortis avec grande envie de me dégourdir les jambes. S’asseoir à genoux pendant trois heures d’affilée… Ils étaient fous, ces humains !
— « Zangsa ! Zangsa ! », m’appela Zilouya, un de mes camarades. « Tu viens jouer à la bataballe ? Dépêche-toi ! Les grands vont commencer sans nous ! »
— « J’arrive, je cours, je vole », répliquai-je en bâillant à m’en décrocher la mâchoire. Je m’étirai de tout mon long, observai un instant le ciel tacheté de nuages, puis, enfin, je m’élançai et dépassai bientôt mes camarades, qui peinaient toujours à me suivre.
Le jeu de la bataballe consistait à s’envoyer des balles en tissu ; au total, il y en avait trois ; si une balle touchait un autre joueur au tronc, celui-ci était « enraciné » et ne pouvait plus bouger les pieds ; s’il arrivait à ramasser une balle par terre ou à la volée, il était libéré et pouvait contrattaquer, mais, si, avant de se libérer, il était touché une deuxième fois, il était « réenraciné » et il perdait. J’étais plutôt bon au jeu. Mais, parmi les deux douzaines d’enfants qui venaient jouer quasiment tous les midis, Aroulyoun était meilleur : cet humain roux, originaire de la Province des Ravins, était d’un an mon aîné et, de tous, c’était celui avec qui je m’amusais le plus. “C’est ton premier ami !”, m’avait dit joyeusement Oncle Elkesh quand je l’avais mentionné un jour. Il avait même voulu fêter ça, mais mon regard noir l’en avait dissuadé. Ami ou pas, Aroulyoun ne semblait en tout cas pas repoussé par mes humeurs changeantes et mes manières de sauvageon.
— « Touché ! », cria Aroulyoun.
Et zut. Je me penchai, ramassai la balle et courus après le roux, qui s’échappait. Nous jouions sur un coin d’herbe qui se trouvait aux limites nord de la ville, au-delà du pont de la petite rivière et non loin du chemin qui montait à la maison d’Elkesh. Aroulyoun arrivait au chemin quand il freina d’un coup sec et, sans réfléchir, je tirai en criant :
— « La contre-attaque ! »
Aroulyoun se tourna et, d’instinct, évita la balle. Celle-ci continua sa trajectoire et faillit heurter une jeune fille que je n’avais pas vue et qui se trouvait derrière lui. Heureusement, un jeune homme qui remontait la côte avec elle attrapa la balle avant.
— « Lumyoun ! », m’exclamai-je, ahuri.
— « Tu vises où, idiot ? », me lança-t-il en colère.
Me faire traiter d’idiot par le fils d’Elkesh, qui était d’habitude si posé et réservé, toujours le nez dans les livres, me fit l’effet d’une baffe.
— « D-Désolé ! », fis-je en m’approchant au pas de course. Je détaillai la jeune fille du regard. Je n’avais jamais vu un humain avec des cheveux verts et encore moins avec des yeux aux iris rouges entourés de vert et non de blanc. Je retroussai mon nez. Elle sentait bizarre. Pas mauvais, mais bizarre. « C’est qui ? »
Lumyoun haussa un sourcil, les mains sur les hanches.
— « C’est vrai que tu ne l’as encore jamais vue, parce qu’elle était en traitement ces deux derniers mois. Je te présente ma petite sœur, Lianli. Elle a un an de plus que toi. Lianli, voici le petit-fils de Naravoul dont je t’ai parlé. »
C’était la petite sœur de Lumyoun ! Oncle Elkesh m’avait dit qu’elle serait de retour prochainement, mais il ne m’avait pas dit qu’elle était malade. Elle avait reçu un traitement… mais pour traiter quoi, exactement ?
Lianli me fixait des yeux depuis un moment. Je m’empressai de dire :
— « Moi, c’est Zangsa. »
Elle frémit, regarda les autres enfants qui avaient interrompu la bataballe, puis, sans répondre, d’un pas machinal, elle continua à monter le chemin. Euh…
— « Elle est timide, c’est tout », assura Lumyoun. « Ah, Zangsa, nous allons préparer un bon repas pour fêter le retour de Lianli. Viens aider, tu veux bien ? »
— « D’accord. »
Aroulyoun avait reculé mais, en voyant Lumyoun et sa sœur s’éloigner, il s’avança et me retint par le bras pour me chuchoter :
— « Eh, Zangsa. Fais gaffe : c’est l’Empoisonneuse. »
— « L’Empoisonneuse ? », répétai-je, sans comprendre.
— « C’est comme ça qu’on l’appelle. Tu as vu ses yeux ? » J’acquiesçai. « Ben, au printemps, y’a une fillette qui est tombée malade rien qu’après l’avoir regardée, et elle en est presque morte. »
Je frissonnai. Quoi ? Rien qu’en la regardant ?
— « Tu me crois pas ? Y’a un an, le père de Soufen, qui est chasseur, a fait cadeau d’un de ses chiots à Elkesh. Ben, rien que trois mois plus tard, il est mort. Tu sais comment ? J’étais là, alors je l’ai vu de mes yeux : Lianli est tombée en courant et s’est égratigné le genou. Elle saignait. Alors, le chiot a léché la blessure pour la nettoyer. Résultat, deux heures plus tard, il est mort en glapissant. Le truc le plus horrible que j’ai vu de ma vie. »
Il ramassa la balle en tissu qu’avait lâchée Lumyoun et, face à mon expression effarée, il me donna une tape sur l’épaule.
— « Bon, je t’aurai averti. À demain, si t’es encore vivant ! »
Tch. Ce roux mentait, n’est-ce pas ?
Je m’élançai vers la côte boisée pour rejoindre Lumyoun et sa sœur, que je lorgnai prudemment.
— « Frère Lumyoun », dis-je alors que nous arrivions au portail de la maison. « C’est vrai que Lianli a le sang empoisonné ? »
Le regard que le jeune homme m’envoya me glaça les sangs et réveilla tous mes instincts de renard.
— « Ne reparle plus jamais de ça. »
Je ravalai ma salive, livide. Alors, sans un mot, Lianli partit en courant vers la maison. Je crus avoir aperçu des larmes vertes au coin de ses yeux… Avais-je mal vu ?
— « Lianli ! », s’écria Lumyoun.
Il la suivit, me laissant en arrière, avec un chat dans la gorge, les yeux embués de larmes. J’avais déjà pleuré assez comme ça ces quatre derniers mois… alors pourquoi me mettais-je à pleurer à cause de cette fille ? Je sanglotai silencieusement, accroupi contre le petit mur d’enceinte.
— « Mon garçon », dit alors une voix.
Je n’eus pas besoin de relever la tête pour savoir que c’était mon grand-père. Je reniflai.
— « Grand-Père. J’ai fait pleurer Lianli. »
— « Je savais que tu ferais un truc stupide de ce genre. Mais arrête de pleurer pour un rien. Viens. Allons préparer le repas et cuisine quelque chose de spécial pour elle. Elle te pardonnera. »
Je levai la tête. Mon grand-père portait un panier rempli de pommes de terre. Vêtu d’une tunique simple le matin, pour aller ramasser les herbes qu’il vendait à la Famille des Jardins, il avait à présent repris son habituelle tunique brune de chamane. Sur sa poitrine, le pendentif en bronze de la Vallée des Chaînons-Chamanes brilla légèrement sous le reflet du soleil. Je répétai :
— « Quelque chose de spécial ? Je… » Alors, j’eus une idée et je bondis sur mes pieds. « Je vois. Quelque chose de spécial ! Je reviens tout de suite ! », m’écriai-je.
Et, retraversant le portail, je me transformai en renard et m’engouffrai dans la forêt. Un grand abricot spirituel. C’était ce que Père avait une fois apporté à Mère quand elle s’était fâchée avec lui pour avoir effrayé plusieurs membres de la tribu. Un grand abricot spirituel… Il me fallait en trouver un pour Lianli.
* * *
— « Sauf que je n’avais pas pensé que nous étions déjà en automne », racontai-je.
— « Kokoko », rit Ayaïpa, posée sur la table. « Les abricots, ça mûrit en été ! »
Le biscuit glacé ne lui avait duré, tout au plus, que quelques minutes dans la bouche. Était-elle un génie ? Je soupirai en avouant :
— « J’ai passé toute l’après-midi à chercher cet abricot. Finalement, Oncle Elkesh m’a trouvé, à la nuit tombée, près du lac. De retour à la maison, j’ai expliqué l’anecdote de mes parents et mes intentions, et je me suis remis à pleurer. C’est alors que Lianli m’a parlé pour la première fois et m’a dit : ne pleure pas, je ne suis pas fâchée. »
— « L’abricot a marché, alors ! »
— « Il n’y avait pas d’abricot, cousine. »
— « Ah, c’est vrai. »
Mais, d’une certaine façon, ma quête stupide avait donné ses fruits.
— « Alors », continua la poule, « vous êtes devenus amis ? »
J’esquissai un sourire.
— « Mm. Petit à petit. On a commencé par sortir dans les bois ensemble avec mon grand-père pour ramasser des herbes et des champignons. Elle n’allait pas à l’école et n’était autorisée à aller en ville qu’accompagnée d’un adulte. Un jour au début de l’hiver, alors que nous étions seuls dans la forêt, j’ai décidé de partager mon secret avec elle et je me suis transformé en renard-démon sous son nez… »
* * *
Les yeux verts de Lianli s’étaient écarquillés. Le silence se prolongea. Pourquoi ne disait-elle rien ?
Grand-Père Naravoul m’avait bien dit de ne jamais montrer ma forme de renard à qui que ce soit.
“Je ne veux pas que tu oublies ta nature”, m’avait-il dit avant d’arriver à Osha, “mais, puisque avant tu passais plus de temps sous ta forme de renard que sous ta forme humaine, je te demande de faire le contraire maintenant. Si la vérité se sait, j’aurai bien du mal à te faire passer pour ma bête-démon chamanique : les renards-démons n’entrent pas dans la liste des bêtes autorisées. Alors, si tu ne veux pas qu’on te prenne en chasse et qu’on fasse un sac à main avec ta peau, si tu veux rester avec ton grand-père, prends ça très au sérieux, Zangsa. N’oublie jamais : si quelqu’un te découvre, cours. Ne crois pas qu’un humain te verra comme un autre humain. Surtout si la peur le gagne : il te tuera sans pitié.”
Je me rappelai mot à mot ses paroles. Et, pourtant, j’avais pensé… si c’était Lianli, qui souffrait d’être vue comme un monstre venimeux, peut-être…
Ces derniers mois, j’avais passé des heures et des heures en sa compagnie. C’était, après ma famille, la personne avec laquelle je m’entendais le mieux. D’accord, elle ne disait pas grand-chose, mais elle souriait souvent quand je lui parlais. Je pensais que nous étions devenus amis. De vrais amis…
Mais pourquoi Lianli se taisait-elle ? Elle m’avait bien vu me transformer. Je lui avais même rapidement expliqué avant de prendre ma forme de renard. Elle avait compris ce que j’étais. Mais elle restait muette. De peur ? Non. Elle n’avait pas peur. Alors…
Soudain, elle rit. Je ne l’avais jamais entendue rire aussi librement. Elle s’accroupit devant moi sans me quitter des yeux. Elle leva une main et, de l’index, toucha mon museau. Ses iris rouges étincelèrent.
— « On se ressemble plus que je ne le pensais », dit-elle, rompant enfin le silence.
Je lui envoyai un sourire de renard. Puis elle se rembrunit et ajouta :
— « Tu sais, moi aussi, j’ai un secret que la famille m’a demandé de garder. Tu te souviens, le jour où on s’est rencontrés, tu m’as demandé si mon sang était vraiment poison… Il l’est. Mais ce n’est pas une maladie. Ce n’est pas un démon. C’est ma constitution. La constitution du Serpent-Démon. C’est apparemment très rare, mais… je suis née comme ça. D-D’ailleurs, c’est à cause de moi que Mère… » Sa voix se brisa, mais elle continua. « Que Mère est morte empoisonnée quand je suis née. »
Je la dévisageai, choqué. Quoi ? J’allai me retransformer pour lui dire qu’elle n’était coupable de rien de ce qui avait pu survenir à sa naissance, mais, alors, Lianli étreignit mon pelage. Je songeai qu’après tout, toute parole était inutile.
— « Zangsa », dit-elle alors. « Ton secret. Merci de l’avoir partagé avec moi. »
Ses paroles me touchèrent plus que je ne m’y attendais, parce que j’avais cette sensation que Lianli comprenait. Elle comprenait ce que signifiait révéler ma vraie nature. Mais je savais aussi que si la Famille des Jardins tenait à cacher sa constitution de Serpent-Démon, c’était qu’un tel secret était également dangereux.
Sur le feu du moment, je repris ma forme humaine et m’écriai :
— « Moi aussi ! »
Lianli sursauta. Je rougis et expliquai :
— « Moi aussi, je te dis merci. Ça fait de nous des amis, n’est-ce pas ? »
La jeune fille aux cheveux verts ouvrit grand les yeux. Puis elle sourit à nouveau.
— « Mm. Ça fait de nous des amis. Mais, Zangsa… »
— « Quoi ? »
— « La décence, la pudeur… Tu sais vraiment pas ce que c’est, hein ? »
Disant cela, elle me jeta ma tunique brune à la figure. Aïe. Je fis une moue.
— « Ils sont fous, ces humains. »
Je croisai son regard — ses yeux verts et leurs iris rouge sang… Et nous partîmes d’un grand rire.
N’empêche que, sans mon pelage, il faisait fichtrement froid. Je m’empressai de me rhabiller.
— « Au fait », dit-elle, comme nous prenions le chemin de retour. « Je peux le dire à Lumyoun ? Et à mon père ? »
Je tiquai. Erf. Elle voulait déjà révéler mon secret aux autres ? Je roulai les yeux.
— « Frère Lumyoun et Oncle Elkesh le savent déjà. »
— « … Ah. »
Sentait-elle qu’elle avait été laissée de côté ? Non pas qu’elle soit étrangère à ce sentiment, marginalisée comme elle l’était par les Oshayens…
— « Évidemment qu’il fallait qu’on leur dise », ajoutai-je. « Grand-Père Naravoul allait pas débarquer chez un ami avec un renard-démon sans lui en parler. Ç’aurait été le trahir. Parce que, si ça se sait, nous héberger peut lui causer de gros problèmes. Mais, tu sais, Oncle Elkesh a accepté tout de suite. » Je souris largement. « Ton père est quelqu’un de vraiment bien. »
Les pommettes pâles de Lianli rosirent.
— « Hé. Bien sûr. C’est le meilleur père du monde ! Mais, s’ils savent déjà, ça veut dire que, maintenant, tu peux te transformer chez nous quand tu veux. »
— « Hum. Non. Grand-Père me l’a interdit. »
Il y eut un bref silence. Peut-être songeait-elle à toutes les interdictions qu’on lui avait imposées à elle aussi.
— « Tu peux te transformer quand on ira chercher des herbes, alors. » J’acquiesçai. « Ah. Et Oncle Doushyoun et Tante Azza ? Ils le savent aussi ? »
Ces deux-là étaient des guérisseurs de la Famille des Jardins. Ils venaient souvent dîner chez nous et je les aimais bien. Tante Azza apportait des petites galettes délicieuses et Oncle Doushyoun me tapait les oreilles avec ses explications sur l’herboristerie… mais c’était aussi un grand savant en champignons que j’admirais spécialement. Je secouai la tête.
— « Non, non. Grand-Père m’a dit : il vaut mieux qu’ils sachent pas. »
— « Mm… D’accord. Je ne leur dirai rien, alors », promit Lianli, souriante. Et elle s’élança sur la côte boisée en criant : « Le dernier qui arrive à la maison est un rakou ! »
— « C’est quoi un rakou ?! », répliquai-je en courant derrière elle.
* * *
— « C’est quoi, alors, c’est quoi un rakou ? », demanda Ayaïpa en déployant ses ailes.
— « C’est une sorte de gros poisson rouge avec des antennes », répondis-je. « Il y en a, dans le Lac Étoilé. Ailleurs, on les appelle les carpes du nord. »
— « C’est bon ? »
— « J’en ai justement mangé peu après ce jour-là. C’est super bon. Mais les poules sont meilleures. »
Ayaïpa replia son cou en caquetant. Je souris.
— « Après ça… », continuai-je. « Nous sommes devenus inséparables. Enfin, notre amitié s’est presque terminée le jour où elle s’est blessée en tombant. J’ai léché sa blessure, elle a crié au secours en croyant que j’allais mourir, mais il s’est avéré que le poison dans son sang n’affecte pas les bêtes pourpres. Elle a quand même boudé pendant des jours. »
— « Tu aurais pu le lui expliquer avant », dit Irami.
— « J’aurais pu si j’avais su. Mais, sur le moment, j’ai juste léché la blessure par instinct, comme je le faisais avec mon petit frère Shuyeh. Je n’avais pas pensé au poison. »
Mon imprudence arracha à Irami une légère grimace. Ayaïpa souffla de soulagement.
— « C’est un miracle que tu ne sois pas mort, alors ! »
La poule suivait mon histoire comme la meilleure des auditrices. Je poursuivis :
— « Lumyoun est parti peu après. Il voulait devenir agent impérial. Alors, il est parti étudier à Shinbi afin de se préparer aux examens civils. »
— « Les exa… Koa ? », demanda Ayaïpa, perdue.
— « Les examens civils. Ce sont des examens écrits impériaux qui testent des connaissances sur les textes de loi, sur la politique, la gestion, tous ces trucs-là. » La poule caqueta, toujours perdue. Amusé, je désignai Irami du doigt. « Si tu veux des détails, demande à Irami : il a passé les examens à treize ans haut la main. »
— « Hum », fit Irami, embarrassé. « Je n’ai été que cinquième. »
— « Cinquième à treize ans. Tu te rends compte, cousine ? La plupart des candidats étudient pendant dix, vingt ans sans réussir. Sauf qu’Irami est un génie. »
— « Kokoko. Comme toi, cousin ! »
— « Tu as tout compris. »
— « Alors, toi aussi, tu as passé les examens ? »
Je tiquai, gêné.
— « Non, non… Je ne suis pas ce type de génie. »
Avec efforts, Naravoul et Maître Tokua avaient réussi à me faire apprendre les signes, mais, ha, les examens civils ? Je n’aurais même pas passé les préliminaires. Je serais mort d’ennui avant de m’y rendre.
— « Et Lumyoun ? », demanda la poule. « Il a réussi ? »
Je souris.
— « Mm… A-t-il réussi ? » Je me levai et quittai la table en disant : « Si tu veux le savoir, en marche : la pause a assez duré comme ça. On continue à monter. »
Ayaïpa ouvrit grand le bec, pas très appâtée par l’idée de continuer à monter les Escaliers des Trois Mille Marches, mais sa curiosité prit le dessus et elle battit des ailes, atterrit sur le sol de l’esplanade et se mit à courir vers la prochaine volée de marches en disant :
— « Plus que trois-cents marches ! »
— « Trois-cents ? », fis-je, alors qu’Irami et moi la suivions. « Il y a trois mille marches en tout. Tu comptes être portée pour les deux-mille-cinq-cents restantes, cousine ? »
— « Koa, koa, mais Sonju… Irami le porte bien. »
— « Tu pèses trois bons kilos. Et Sonju n’a pas de pattes. Enfin, on peut toujours le laisser ici et voir s’il arrive à grimper tout seul. On parie ? Irami, comme tu es pour ainsi dire son disciple, tu dois parier sur lui, bien sûr, et promettre de manger un champignon s’il n’y arrive pas. »
— « Ignorons-le, Irami », répliqua le vieux cultivateur depuis la corne.
Irami hocha sereinement la tête.
— « On ne joue pas les paris perdus d’avance. »
— « Haha. Tu paries sur une poule mais pas sur le Fondateur des Nuages ? »
— « Le Fondateur des Nuages ? », répéta la poule, intriguée. « Sonju ? »
Mince, j’avais trop parlé. Le vieux cultivateur déclara sans ambages :
— « Je suis le Fondateur de la Secte des Nuages. »
Il y eut un silence. Puis la poule demanda :
— « C’est quoi, la Secte des Nuages ? »
J’accusai le coup. Tout le monde, dans le Murim, avait entendu parler de la légendaire Secte des Nuages, mais ma chère apprentie n’était pas « tout le monde ». Son ignorance sembla amuser Sonju, qui répondit :
— « C’est, comme toutes les autres sectes, une simple famille d’âmes sœurs qui partagent un Art Profond et des idées communes. »
Peut-être malgré lui, sa voix s’était teintée de nostalgie. Comme cette poule indiscrète avait l’air de vouloir poser davantage de questions, je m’avançai vers les escaliers en lançant :
— « Allons, Ayaïpa, si tu veux que je continue à raconter, il va falloir que tu bouges ! Trois mille marches, ce n’est rien ! »
— « Ah… », soupira la poule.
L’idée de devoir tout monter toute seule avait fait virer ses plumes du cou au beige pâle. Je ris.
— « Ne songe pas tant au futur ! Un pas plus un pas font deux pas, comme on dit ! »
Et comme nous nous engagions dans les escaliers, toujours aussi déserts, je dis :
— « Où en étais-je ? Ah, oui. Lumyoun. Des mois plus tard, Frère Lumyoun a passé ses examens et a obtenu un bon classement. Mais la Bonne Fortune d’Amabiyah ne lui a pas souri pour autant », ajoutai-je sur un ton rembruni. « Au lieu de revenir à Osha, comme il en avait l’intention, il a été envoyé très loin, dans la Cité Émeraude, en tant qu’archiviste. Enfin, ce printemps, je suis passé dans sa bibliothèque impériale, mais il ne s’y trouvait plus. Apparemment, il serait rentré à Osha récemment. Ce qui m’inquiète un peu, à vrai dire. »
— « Ça t’inquiète ? », répéta Irami, intrigué. La poule ne demandait rien : elle pantelait déjà.
— « Ça m’inquiète », affirmai-je. « Parce qu’à Osha, personne n’est plus là pour l’accueillir. Alors, je me demande, est-il revenu pour se venger ? »
Là, la poule fit une pause et tourna la tête.
— « Non ! Un malheur est arrivé à Lianli ? »
Je secouai la tête.
— « Le malheur… est tombé sur toute la Famille des Jardins. »
Qui aurait imaginé qu’un clan de guérisseurs pouvait s’être fait des ennemis si cruels…