Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

59 Les Escaliers de la Vaillance

Je marchais dans un bois, montant une pente, quand tout d’un coup le sol se couvrit de glace éternelle, je perdis l’équilibre et je glissai, dévalant la colline à une vitesse affolante. Lenn et Zalda m’accompagnaient sur une luge, une jarre de vin à la main, en disant : « Fé, tu as peur ? ». « Fé, tu as peur, Zangzang ? », reprit Békap, déguisé en hoazin, sur une branche. « Hoho », disait alors Maître Ryol depuis le ciel. « Mon cher disciple, tu n’as pas fait tes devoirs ? » J’arrivais à une falaise et j’allais crier quand, soudain, je vis un nuage noir s’étendre devant moi. Un miasme de poison, compris-je, atterré. Au milieu, se tenait une jeune fille aux cheveux verts. Ses yeux noirs entourés de cernes me fixaient. « Zangsa », dit-elle. « Zangsa », répéta-t-elle. « Au secours ». Puis elle disparut dans les ténèbres croissantes. Le cœur serré, je me réveillai en criant :

— « Lianli ! »

S’entraînant avec Nuage à quelques mètres de là, entre les arbres, Irami s’arrêta en plein mouvement. Tirée de son sommeil, Ayaïpa tendit le cou en caquetant :

— « Koa, koa, Maîtresse, j’ai faim… »

Assis, le cœur battant, je regardai la poule puis laissai échapper :

— « Un cauchemar. »

Ayaïpa ouvrit enfin grand les yeux.

— « Koa ? Moi ? » Ses plumes devinrent écarlates et elle mentit humblement : « Cousin, j’ai menti, je n’ai pas si faim que ça… C’est l’habitude. Je sais que maigrir un peu ne me ferait pas de mal… »

La voir culpabiliser comme ça après son malentendu finit de me réveiller tout à fait. Je bâillai.

— « J’aime les grosses poules, cousine. »

— « C’est vrai ?! »

Pour les manger, complétai-je silencieusement. Comme Irami approchait, je lançai en l’air une poignée de lentilles que j’avais achetées la veille, à Shinbi. Ayaïpa se mit tout de suite sur ses pattes pour aller les chercher sur le sol avec la joie d’une exploratrice. Sous l’œil interrogateur d’Irami, je m’étirai en grommelant :

— « Ça faisait longtemps que je ne faisais pas de cauchemars. »

— « Moi, j’en fais souvent », intervint Ayaïpa en faisant une brève pause, les pattes croisées.

— « Toi, cousine ? »

Elle pencha la tête de côté, gênée.

— « Mm. Parfois, je rêve que je vole et, aussi, parfois, je… je rêve que je ponds un œuf. Et puis je me réveille et je comprends que tout est faux. »

— « Ah… Ça, ce n’est pas un cauchemar, la poule : c’est un bon rêve. Le cauchemar, c’est ta réalité. »

À voir la tête qu’elle fit, je compatis et fis un geste pour qu’elle approche. Je lui grattai les barbillons et lui dis :

— « Ne t’en fais pas trop, cousine. Tu n’es pas une poule ordinaire. Si tu veux mon avis, tu es encore trop jeune et c’est pour ça que tu n’as encore rien pondu. La patience fait des miracles. C’est pourquoi », dis-je, désignant la vingtaine de galets que j’avais placés la veille sur le sol, « n’oublie pas de faire tes devoirs. »

Ces mots me firent repenser à Maître Ryol et au rêve et je mordillai ma lèvre inférieure, rembruni, alors qu’Ayaïpa, ragaillardie par mes paroles, répondait :

— « Tu parles comme Maîtresse. Merci, cousin ! Aujourd’hui, je vais faire le parcours en entier ! Regardez-moi bien, tous les deux ! »

Elle étira son cou et ses pattes pour les échauffer, picora quelques lentilles de plus, qu’elle agrémenta d’un ver de terre, puis, enfin, elle posa une patte sur le premier galet. Écartant l’autre patte, elle la posa sur un autre caillou et elle avança ainsi de pierre en pierre. Elle était arrivée au septième pas quand elle perdit l’équilibre et s’affala. En trois jours, c’était sa meilleure performance.

— « Hou-hou », dis-je, prenant un air peu impressionné. « Le parcours en entier ? Si tu promets d’aller jusqu’aux cieux pour peindre la lune, peins-la en blanc, disait mon grand-père, ça émerveillera les crédules. »

— « Je n’ai pas fini ! », caqueta Ayaïpa.

Déterminée, elle recommença le parcours. Hé. On ne pouvait pas nier sa persévérance. Irami s’assit à mes côtés. J’attrapai ma jarre de liqueur et bus une longue gorgée.

Cela faisait trois jours que nous avions quitté les Montagnes d’Argile et l’Académie Céleste. Nous avions traversé la campagne puis longé le Cascadeur jusqu’à Pont-Rob, puis nous avions marché sur la route impériale jusqu’à Shinbi. Ayaïpa avait montré son ébahissement face aux bœufs tirant les charrettes, face aux paysans qui ramassaient des fruits, au loin, et face aux beaux coquelicots rouges — aussi rouges qu’elle — qui poussaient aux bords des chemins. Elle avait également été très occupée à compter les nombreuses petites cascades du Cascadeur, qui fluait presque en escalier jusqu’à Pont-Rob, et, quand je lui avais parlé du Canyon des Brumes, où la bruyante rivière prenait sa source, elle avait juré de s’y rendre un jour, mais je lui avais fait promettre de n’y aller que lorsqu’elle serait capable de faire face à un nid de lézards-démons — cela avait refroidi un peu son enthousiasme.

La poule avait également été très impressionnée par la route impériale, les pagodes et les rues bondées de Shinbi. Au bout d’un moment, je m’étais dit qu’elle allait se lasser de tourner le cou de tous les côtés, mais non : en un certain sens, elle était encore plus énergique que Yo-hoa. Heureusement, elle avait une bonne mémoire et elle restait sagement muette dès qu’il y avait du monde autour. Autrement, je nous voyais déjà poursuivis par les trafiquants de bêtes exotiques.

Ayaïpa s’affala sur la cinquième pierre, la tête la première. Elle recommença comme si de rien n’était. Les acrobaties, ce n’était définitivement pas son fort.

Je jetai un coup d’œil à Irami. Je m’étais réveillé en criant un nom, mais il n’avait vraiment pas l’intention de me poser de questions, hein ? Était-ce par discrétion ou par manque de curiosité ? Le connaissant… Je fis une moue.

— « Irami. Poser une question, ça ne tue pas. »

Mon ami haussa les sourcils puis reprit un air tout à fait serein quand il répliqua :

— « J’écoute. »

Ma moue se transforma en grimace. Cet entêté… Il ne posait jamais de questions privées sans une raison urgente et, à présent qu’il savait que je voulais lui raconter quelque chose, il avait conclu que toute question était inutile.

Comme Ayaïpa battait des ailes et atterrissait à côté du septième galet, je pris une autre gorgée de liqueur.

— « N’empêche que la situation d’Osha n’a pas l’air jolie jolie. »

En effet, des quelques informations que j’avais glanées à Shinbi, la cité d’Osha avait été mise en quarantaine pendant des mois à cause de cette épidémie démoniaque qui avait soi-disant « éclaté » l’an passé. Il y avait à peine deux mois qu’elle avait « rouvert ses portes », mais, même alors, aucune compagnie de diligences n’avait repris le service sur la route des Cent-Pics. Apparemment, ce printemps, la population de bêtes-démons dans la zone avait dangereusement augmenté et seuls les marchands capables de payer de bonnes escortes s’aventuraient sur cette route. Cela nous laissait la route des montagnes, plus tortueuse et peuplée de longs escaliers, mais un peu plus sûre, d’après ce qu’on m’avait expliqué, car elle était défendue par le Temple des Prêtres du Plateau — une espèce de compagnie religieuse et guerrière rattachée au Temple de l’Empire et prétendument spécialisée dans les arts divins capables de repousser le ki-démon.

Mon changement de sujet n’attira qu’un hochement de tête de la part d’Irami.

— « Je dois dire », ajoutai-je, soulevant nonchalamment ma jarre, « après ce cauchemar, j’ai de moins en moins envie de revoir la ville d’Osha. »

— « Tu as déjà vu Osha ? », demanda Ayaïpa, une patte sur le premier galet. « C’est comment ? C’est plus grand que Shinbi ? Plus petit ? »

— « Plus petit. »

— « C’est beau ? »

Je marquai une pause en me rappelant le Lac Étoilé et les montagnes pointues des Cent-Pics qui se reflétaient dans l’eau pendant la journée. La nuit, le lac étincelait sous les constellations. Et, à l’aube, il devenait aussi rose qu’un camélia. J’acquiesçai, plongé dans mes pensées.

— « Très beau. »

Mais les plus beaux endroits pouvaient abriter bien des horreurs. Je bus une longue gorgée de ma jarre, captai le regard curieux d’Irami et d’Ayaïpa et me rendis compte que le ton assombri de ma voix ne collait pas à ma réponse. J’eus un sourire en coin.

— « Irami. Tu as l’air de vouloir poser une question. »

Mon ami se racla doucement la gorge puis demanda :

— « Qui est Lianli ? »

— « Hoho, tu veux vraiment savoir ? Tu es curieux ? », le taquinai-je, lui donnant un coup de coude sans lâcher ma jarre.

Les sourcils d’Irami tiquèrent subtilement d’exaspération. Il se leva.

— « Raconte-nous en route. »

— « Hé. Puisque tu es si curieux, Irami, je n’y manquerai pas. Mm, mais l’histoire risque d’être un peu longue. Laisse-moi d’abord bien me souvenir pour tout raconter dans l’ordre. En route, cousine ! »

— « Mais je n’ai pas pris toutes les lentilles ! », protesta Ayaïpa.

— « Laisse-les pour la prochaine poule qui passera par ici. »

— « Oh ! Kokoko… Tu penses à tout, cousin ! »

Comme si une poule ordinaire allait jamais passer par ici… Je plaçai Ayaïpa sur mon épaule et ajustai mon chapeau.

— « Alors ? Ce cauchemar ? », demanda Ayaïpa, curieuse, quand nous regagnâmes la route. « Moi, j’ai trouvé le courage pour parler du mien… »

— « Tu es une vaillante. »

— « Kéké. Je ne garde aucun secret pour mon cousin. »

— « Je vais en faire autant, alors. »

Et je leur racontai mon rêve sans queue ni tête. Ayaïpa pouffait derrière son aile.

— « Un Mendiant déguisé en Hoazin ! Kokoko… » Il y eut un silence, puis elle ajouta, plus sérieuse : « Alors, cette Lianli, elle t’appelait au secours ? Se pourrait-il qu’elle soit en grave danger ? »

— « Je ne sais pas quelle idée tu te fais d’un chamane, mais je n’ai pas de rêves prémonitoires, cousine. »

— « Ah. Lianli n’est pas en danger, alors ? » Elle semblait soulagée. « Mm. Mais, dis, Lianli est réelle, au moins ? »

— « Bien sûr. Je l’ai rencontrée à Osha. »

— « Oh ! Elle est à Osha ! Tu vas pouvoir la revoir, alors ! »

Je secouai légèrement la tête.

— « Non. Elle n’y est plus. Mm… Ayaïpa ? »

— « Oui ? »

Je lui donnai la moitié d’un biscuit glacé. J’allais avoir besoin d’un peu de temps et de silence pour réorganiser tous ces lointains souvenirs…

À un bon rythme mais sans nous presser, nous remontâmes la Rivière Albine et, en moins d’une heure, nous arrivâmes au village d’Amouza, qui se situait à la limite de la zone des Cent-Pics. Là, une ample voie continuait vers l’ouest et allait rejoindre la rivière de Lefroua pour la remonter ensuite et zigzaguer entre les pics ; mais même les Amouziens nous recommandèrent de ne pas nous y aventurer tout seuls et d’emprunter plutôt le chemin des montagnes.

Il suffisait de traverser un pont au-dessus de l’Albine pour se retrouver au pied des longs escaliers qui grimpaient d’abord le petit Mont des Siestes puis faisait le tour des falaises escarpées du Mont-Roc. J’avais descendu toutes ces marches avec mon grand-père treize ans plus tôt, à dix ans, quand nous avions quitté Osha. Depuis le haut de ces escaliers, j’avais vu pour la première fois les Plaines Centrales. Je me rappelais avoir pensé alors : je ne veux pas descendre, je veux revenir aux Montagnes Perdues, avec mon père et Shuyeh ; pourquoi est-ce que Grand-Père Naravoul m’emmène si loin ? J’avais eu la sensation que, si je descendais ces escaliers, je n’allais plus jamais pouvoir revenir. Ce qui s’était avéré une fausse crainte, car j’avais rendu visite à Père et à Shuyeh seulement deux ans plus tard mais… après ça, j’avais quand même mis onze ans à revenir.

Je fis un petit détour dans une taverne d’Amouza pour acheter une nouvelle jarre d’eau-de-vie avant de traverser le petit pont et de rejoindre Irami et Ayaïpa au pied des escaliers.

— « Cousine », dis-je, « sais-tu comment s’appellent ces escaliers ? »

— « Tu n’as pas dit qu’ils s’appelaient les Escaliers des Trois Mille Marches ? »

— « Oui, mais on les appelle aussi les Escaliers de la Vaillance. On raconte qu’il y a longtemps, un certain jeune noble monta et descendit cinq fois de suite ces escaliers afin d’être accepté comme gendre par le gouverneur de Shinbi. »

— « Gendre ? »

— « Il épousa la fille du gouverneur. »

— « Oh. » Ayaïpa réfléchit à voix haute : « Cinq fois. Cinq fois trois mille, ça fait quinze mille. Environ vingt centimètres par marche, ça fait… ça fait… »

— « Trois mille mètres », l’aida Irami.

— « Et aller-retour ! », s’écria la poule.

Comme Ayaïpa s’ébahissait, je détaillai :

— « Ce n’est pas tout : le futur beau-père lui aurait demandé de faire ce trajet tout en portant sur son dos cinquante kilos de blé pour aider les villages des montagnes. »

— « Cinquante kilos ! Je suis loin de pouvoir faire ça. »

— « Sans blague… Un jour, peut-être. »

— « Tu crois ?! »

Je ris et m’accroupis auprès d’elle.

— « Les histoires alimentent les fantaisies, cousine : elles ne sont pas forcément vraies. Mais cinq-cents marches… Crois-tu que tu pourrais les monter toute seule ? Tu es vaillante, après tout. Si tu y arrives, je t’apprends un art vaudou ce soir. Qu’en dis-tu ? »

Ses yeux s’illuminèrent et ses plumes s’ébouriffèrent.

— « Co-Co-Co-Compte sur moi, cousin ! »

Et, battant des ailes, étirant ses courtes pattes, la grosse poule rouge commença à gravir les escaliers. Hoho. Je ne m’attendais pas à ce que mes paroles l’enflamment à ce point. Les bras croisés, je demandai à Irami :

— « On parie ? »

— « Si elle n’y arrive pas, je mange un champignon », dit Irami tout en s’engageant lui aussi dans les escaliers.

Je protestai :

— « Eh, je suis son maître, c’est à moi de parier qu’elle va y arriver ! Irami ! »

N’empêche que gager de manger un champignon… Irami prenait l’affaire à cœur. Je m’empressai de le rejoindre, les mains derrière la tête.

— « Si elle n’y arrive pas, je donne ma jarre d’eau-de-vie au premier voyageur qui passe. Tu as entendu, Ayaïpa ? Le champignon et l’eau-de-vie… Notre avenir dépend de toi. »

La poule souffla :

— « Je fais… ce que… je peux. »

Et mince. Ça avait l’air mal parti si elle était déjà à bout de souffle après la première volée de marches. Je songeai à lui dire que, si elle échouait, je la mangerai toute crue, mais ses efforts étaient si sincères que je me réservai la réplique pour le moment où elle déciderait d’abandonner.

— « Mon eau-de-vie… », me plaignis-je en un murmure. « Pourquoi j’ai dit ça… Irami, c’est à cause de t… »

Je m’interrompis en voyant qu’Irami avait déjà l’air inquiet. Hé.

— « Il n’y a rien de mieux qu’une chanson pour maintenir le moral », dis-je.

Et je me mis à improviser.

Une poule vaillante
De marche en marche avance !
Derrièr’, le renard chante,
Et un nuage danse.
Et hop, et hop, rien ne me freine,
La poule dit : je suis la reine !
Si je fléchis, que ces crocs blancs
Me croquent du bec à la queue !

Mm… Mon dernier vers ne rimait pas, mais il stimula l’énergie d’Ayaïpa, qui avait compris qu’elle avait intérêt à ne pas fléchir.

Elle monta deux-cents marches d’une traite et, quand je craignis qu’elle ne rende l’âme, je lui dis :

— « Tu sais, je n’ai jamais dit que le jeune noble de l’histoire n’avait pas fait de pauses. »

Ayaïpa me regarda, les yeux écarquillés, pantelante. Du choc, elle manqua la marche et, avant qu’elle ne dévale en roulade tout ce qu’elle avait accompli, je lui donnai une petite tape pour la remettre sur ses pattes.

Nous étions arrivés à une petite esplanade avec un abri où, enfant, j’avais vu des dizaines de voyageurs s’arrêter pour acheter des boissons et des casse-croûtes et bavarder bruyamment autour des tables. À présent, tout était silencieux et désert. Même le vendeur de boissons avait abandonné son poste. Pour le citoyen ordinaire, Osha ne semblait plus une destination alléchante. Et, pourtant, la cité avait été en plein essor treize ans plus tôt.

Je m’étais assis sur l’un des bancs devant l’abri abandonné, contemplant la vue surélevée sur le village d’Amouza. Deux pigeons se posèrent sur la terre battue de l’esplanade et regardèrent Ayaïpa se traîner tant bien que mal jusqu’à nous. Irami lui donna à boire ; je lui envoyai quelques morceaux de viande et des lentilles, que les pigeons picotèrent aussi.

— « Les pigeons sont plus rapides que toi, Ayaïpa. »

S’en rendant compte, la poule cria et, abasourdis, les pigeons s’envolèrent. Ayaïpa suivit des yeux leur envol avec un brin d’envie. Je devinai ses pensées : si elle avait pu voler, elle aurait pu monter tellement plus facilement…

Irami s’était assis en face de moi. Songeur, je posai mon menton sur la paume de ma main, j’hésitai puis marmonnai :

— « Les alchimistes, l’Œil Renversé… » Je fronçai les sourcils. « Maintenant que j’y pense, l’incident d’il y a treize ans n’est peut-être pas tout à fait détaché de celui-ci. »

Je marquai une pause puis, sous le regard toujours patient d’Irami, je demandai :

— « Je t’ai déjà dit que la tribu d’où je viens s’appelle les Chamanes des Cimes, n’est-ce pas ? »

Irami acquiesça. Je continuai :

— « Ces gens n’ont jamais apprécié de voir ma mère vivre avec un renard-démon. Alors, Shuyeh et moi, nous n’avons eu que peu de relation avec eux pendant notre enfance et, quand Mère est morte, il était hors de question de rester. Shuyeh, qui a plus de ki pourpre que moi, est parti avec mon père. Et moi, je suis parti avec Grand-Père Naravoul. Osha est la première ville que j’ai visitée. Enfin, je dis “visitée”, mais j’y suis resté pendant près d’un an. »

Ayaïpa s’était approchée pour écouter et je l’aidai à monter sur la table tandis que je racontais :

— « C’est un vieil ami de Naravoul qui nous a accueillis dans sa maison. Je l’appelais Oncle Elkesh. C’était un grand homme costaud, sentimental et jovial, tout le contraire de mon grand-père. Il avait une belle demeure… »

— « Ton grand-père n’était pas jovial ? », me coupa Ayaïpa.

— « Il était moins expressif. »

— « Oh. Comme Irami ? »

— « Non, Irami, c’est un cas à part. »

— « D’accord. »

— « Je disais donc… Oncle Elkesh avait une belle demeure sur une colline au nord-ouest d’Osha. Il suffisait de grimper sur le vieux chêne de la grande cour pour voir le lac et la cité. C’était un bel endroit pour apaiser la tristesse d’un enfant devenu tout récemment orphelin. Et puis, Oncle Elkesh avait un fils et une fille : Lumyoun et Lianli. »

— « Lianli ! », répéta Ayaïpa. « La fille du rêve ! »

— « Mm », acquiesçai-je.

Je donnai à la poule un morceau de biscuit glacé pour qu’elle cesse de m’interrompre et elle l’accepta avec grande joie. À ce rythme, la précieuse boîte que m’avait donnée Biya allait vite se vider…

Je levai la tête vers les Cent-Pics et vers les nuages qui restaient si souvent emprisonnés entre les sommets escarpés. Les souvenirs me revenaient, plus vifs que je ne m’y attendais après tant d’années…