Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

57 Mon apprentie

Apprends-moi à lutter !
Je lui appris à courir.
Apprends-moi à m’enfuir !
Je lui appris à marcher.
Et quand il ralentit assez,
Je lui appris à penser.

Nagouak, Fondateur de la Secte de la Joie

*

Le soleil s’était levé il y avait déjà des heures. Debout, devant le portail, la Sage Campagnarde nous sourit.

— « J’ai grandement apprécié votre visite, jeunes gens. Cher neveu, cela faisait longtemps que je ne m’amusais pas autant. Merci pour cette soirée inoubliable. »

Je tiquai. Inoubliable, disait-elle… J’avais pourtant, moi, du mal à me rappeler la seconde moitié de la soirée, tout ça à cause de cette liqueur — délicieuse — qui m’avait enivré plus vite que je ne l’aurais cru possible — mais il n’empêche que le goût de la myrtille céleste fermentée, ça, je n’allais jamais l’oublier. Quant à la conversation que nous avions eue auprès de l’étang… Je ne lui avais rien raconté de bizarre, n’est-ce pas ? Le doute me taraudait depuis que ma tête s’était éclaircie, au petit matin, grâce à une infusion d’herbes que ma tante si attentionnée avait préparée.

La Sage Campagnarde se tourna vers la poule rouge, lovée dans mes bras.

— « Ayaïpa, je vois que tu es décidée. »

— « Oui, Maîtresse ! Puisque tu m’envoies sous l’aile de ton neveu, je vais apprendre tout ce qu’il a à m’apprendre. Je ne te décevrai pas ! », assura-t-elle, solennelle.

— « Tu ne m’as jamais déçue, Ayaïpa. »

La vieille cultivatrice souriait si bien que je sentis la poule trembler d’émotion entre mes bras. J’entendis le cri strident du hoazin, quelque part dans les arbres. Il fut relayé par d’autres cris qui semblaient y répondre. Était-ce là quelque forme d’adieux adressée à Ayaïpa ? La poule tremblait à présent de tout son corps. Allait-elle se remettre à pleurer ?

— « Tout le monde », dit-elle, la voix enrouée. « Les amis, mes chers amis, merci pour tout ! »

Avais-je jamais vu d’adieux si étranges et si touchants à la fois ? Une poule rouge quittant un foyer empli de bêtes légendaires… Je souris, mais mon sourire se transforma en grimace quand je me rappelai que je l’avais acceptée comme disciple.

— « Irahayami », dit alors la sage. « Ce matin, j’ai repensé à notre conversation d’hier et à l’Océan Vivant Qui Ondule. Tu as sûrement entendu dire que l’eau est le berceau de la vie, mais as-tu déjà approfondi la question des énergies de mouvement ? La lumière, le son, les forces mécaniques, le magnétisme et la chaleur… Si l’eau est indestructible, elle n’est cependant vivante que lorsque ces énergies interagissent avec elle. Elle a besoin de chaleur pour s’évaporer et de gravité pour se filtrer à travers la terre et former les océans. Même l’eau qui retient notre ki interne et l’aide à fluer dans notre corps n’est vivante que lorsqu’elle se trouve en mouvement perpétuel et en équilibre avec ces énergies », conclut-elle. « Je ne sais pas si ces paroles te seront utiles, mais je pense qu’elles méritent au moins une réflexion. »

À voir l’expression d’Irami, je devinai qu’il allait consacrer bien plus qu’une simple réflexion à ces mots.

— « Merci pour tout, vénérable sage. »

Celle-ci hocha la tête.

— « Cela fait près d’un an que des rumeurs inquiétantes circulent sur la ville d’Osha et d’autres villages du nord, avec cette histoire d’épidémie démoniaque. Je n’en sais pas plus, mais gardez vos oreilles bien aiguisées. »

Oh. Voulait-elle parler du fameux skaligus drakus qui sévissait prétendument dans les bourgades au pied des Montagnes Perdues ? La ville d’Osha avait-elle été touchée, elle aussi ? Attends, d’abord, comment la vieille sage savait-elle que nous nous dirigions à Osha ? Par tous les dieux, qu’est-ce que j’avais pu bien lui raconter, cette nuit ? Je l’écoutai tandis qu’elle continuait :

— « Ah, et, Zangsa, ne fourre pas ton museau n’importe où. La Maison des Bêtes a une gardienne magnanime, mais, si des démons cultivateurs rôdent vraiment à Osha, ils risquent de ne pas être aussi compréhensifs. Ne vous avisez pas de mourir avant moi, les jeunes. »

J’avais même parlé des démons cultivateurs ?! Je soupirai, mais relativisai vite et souris, moqueur.

— « Hoho ? Je ne peux pas mourir avant toi à cause de cette deuxième condition, c’est ça ? Ça sera tout un défi. On dit que les vieilles sorcières sont pires que les runistes et prennent le chemin le plus long pour trouver la porte de sortie. »

— « Ha ! Veille aussi à tenir ta langue. Qui donc a eu l’idée de te surnommer le Sage Ivrogne alors que tu n’as rien d’un sage ? »

— « Mes chers amis de l’Académie. »

— « Humph. J’espère qu’un jour la première partie de ton titre se révélera aussi justifiée que la deuxième. Je vous souhaite à tous les deux un bon voyage. »

Je roulai les yeux et j’allais me tourner pour partir quand je me rappelai soudain un détail.

— « Ah. Tante Za-Urala. La troisième faveur… Tu ne m’en as pas parlé. »

— « Si, pourtant, mais je savais que tu aurais oublié. Enfin, Ayaïpa s’en souvient : elle t’expliquera. Amusez-vous bien, les enfants, et venez me rendre visite quand vous voulez. »

Disant cela, elle monta d’un bond sur Tigroulet et repartit sur le chemin qui menait à sa maison. Je baissai les yeux sur la poule, entre mes bras, intrigué.

— « Tu t’en souviens vraiment, la poule ? »

— « Bien sûr ! Même Maîtresse dit que j’ai une mémoire remarquable, kékéké. C’est un de mes points forts. »

Je franchis le portail avec Irami, le refermai et demandai :

— « Alors ? »

— « Alors quoi ? »

— « Cette troisième faveur. Ce n’est pas trop compliqué, au moins ? »

La poule tordit son cou pour me regarder puis laissa échapper un soupir.

— « C’est compliqué. Très compliqué. »

J’avalai ma salive, soudain craintif. Cette Sage Campagnarde… Qu’attendait-elle de moi maintenant ?

— « Mais ce n’est pas vraiment ton affaire », ajouta la poule. « C’est plutôt moi qui dois résoudre ce problème. »

Ses paroles étaient de plus en plus déconcertantes.

— « Tu as… un problème à résoudre ? Alors, ta maîtresse veut sûrement que je t’aide », soupirai-je. « De quoi s’agit-il ? »

Était-ce mon imagination ou les plumes de la poule s’étaient-elles teintées d’un rouge encore plus vif ?

— « C’est mon problème », insista la poule.

Elle ne voulait pas m’en parler ? Soit.

— « Irami, pour ce midi, on aura du poulet. »

Ayaïpa mit au moins deux secondes à réagir. Son cou vira au bleu. Elle pépia et s’échappa de mon emprise en battant des ailes, atterrissant sur le sol.

— « J’ai dit, c’est mon problème ! »

— « Pourquoi la Sage Campagnarde m’en aurait-elle parlé, alors ? »

Les plumes d’Ayaïpa frémirent et virèrent légèrement au violet puis au rouge écarlate avant qu’elle avoue à mi-voix :

— « Je… Je dois rester à tes côtés jusqu’à ce que j’arrive à pondre un œuf. »

Irami et moi la regardâmes, perplexes. Quoi ? Un œuf ? Si elle n’en avait pas pondu pendant cinq ans, elle ne risquait pas d’en pondre un maintenant… Cela ne revenait-il pas à dire que cette poule allait me casser les pieds pendant toute sa vie ? Je clignai des yeux, une, deux fois, puis je me mis en marche en disant :

— « Irami, allons-y. »

— « Eh », protesta la poule. « Eh, attendez-moi ! »

— « Je n’ai jamais vu de poule aussi lente. »

— « Mes pattes sont courtes… Cousin ! »

— « Cousin ? », répétai-je, m’arrêtant pour la regarder courir après nous. Oh, m’appelait-elle ainsi parce que j’étais le neveu de sa maîtresse ?

Ayaïpa glissa vers moi un coup d’œil oblique avant de rectifier :

— « M… Maître. »

Hé. Ça lui coûtait de m’appeler son maître ? Je l’attrapai par les pattes et la plaçai sur mon épaule en disant :

— « Ça ira avec “cousin”. C’est bien trop tôt pour que je t’appelle ma disciple, la poule. »

— « Koa ? Mais je suis ta disciple à présent », rétorqua la poule, sans comprendre.

Ne connaissait-elle vraiment pas le concept de maître-disciple dans le Murim ? Je réfléchis un moment pendant que nous avancions dans l’allée bordée de bambous puis demandai :

— « Sais-tu pourquoi je n’ai jamais accepté Maître Ryol comme mon maître ? »

— « Maître Ryol… Le disciple du Maître ? Mm… Parce que tu n’étais pas assez bon ? »

Je tiquai et la pris par les deux pattes.

— « Tu veux redescendre de là ou quoi ? »

— « Koakoakoa, non ! », s’écria-t-elle, les plumes bleuissantes.

Je roulai les yeux et la relâchai.

— « Je suis un génie, la poule : n’importe quel professeur de l’Académie aurait voulu m’avoir comme disciple. »

— « Oh ! Tu es un génie, cousin ? »

— « Hum. C’est ça. »

Je captai le coup d’œil amusé d’Irami mais l’ignorai et repris :

— « Si je ne suis qu’un apprenti de Maître Ryol, c’est par choix. Une relation maître-disciple est plus lourde de conséquences que tu sembles le croire. Il faut bien sûr du respect, une passion commune et de la confiance, mais, surtout, il faut du dévouement. »

— « Du dévouement ? », répéta la poule, son œil droit me fixant à quelques centimètres à peine de distance.

Comment le lui expliquer ? Je fis une moue.

— « Je veux parler d’un… dévouement mutuel. Vois-tu, dans le Murim, il y a une différence cruciale entre un simple apprenti et un disciple. Un apprenti prend tout ce qu’on veut bien lui enseigner sans compromis à long terme. Un disciple, lui, est destiné à hériter l’art que son maître lui enseigne. Si j’étais devenu un vrai disciple de Maître Ryol, je serais devenu un héritier légitime de l’Art Profond légué par le Navigateur des Runes. Tu me suis ? »

La poule hocha énergiquement la tête sans me quitter des yeux.

— « Si cela était arrivé, je serais devenu un runiste officiellement. Or je suis un maître vaudou, pas un runiste. Mes priorités sont différentes de celles d’un vrai disciple. »

— « Pourquoi ? »

— « Parce que la priorité du disciple serait celle de trouver lui-même un disciple et de perpétuer son Art Profond à travers les générations. Or l’Art Profond des Sceaux Spirituels, ce n’est pas l’art que je cultive. »

À voir la tête que faisait la poule, j’avais l’impression qu’elle réfléchissait. Alors, elle fit :

— « Je comprends. Mais je ne suis pas là pour apprendre l’Art Profond de Maître Ryol mais pour apprendre le tien. Je ne vois pas quel est le problème. »

Je restai interdit un instant.

— « … Tu veux apprendre mon Art Profond ? »

— « Bien sûr. »

— « Même si les gens du Murim ne l’appellent pas un Art Profond mais du chamanisme ? »

— « Maîtresse m’a dit : apprends tout ce qu’il t’enseigne et regarde même au-delà. »

— « Sérieusement ? Je vais te le dire clairement, cousine : je ne suis pas runiste, je suis maître vaudou. »

— « Tu m’as déjà dit ça. Kokoko, ta mémoire est aussi courte que mes pattes. »

Elle n’avait même pas l’air de vouloir me provoquer exprès, cette poule. Je grimaçai en lâchant un soupir résigné.

— « Bon. Tu m’as demandé quel est le problème. Il n’y a aucun problème. »

À part le fait que toute mon explication semblait être tombée dans l’oreille d’une sourde, car… pourquoi donc une poule serait prête à apprendre des arts vaudou ? Ayaïpa caqueta en riant.

— « Kokoko, s’il n’y a pas de problème, alors tout va bien ! »

Je souris en coin, à la fois amusé et agacé. Qu’est-ce que la Sage Campagnarde attendait que je fasse avec cette poule ? Que je lui apprenne à cultiver son ki ? D’après ce que j’avais pu voir, Ayaïpa savait déjà le maîtriser plutôt bien pour sécher ses plumes. Je pariais que la vieille sage avait voulu que je lui enseigne les runes, mais… bah. Si elle ne m’avait pas donné de consignes précises, c’était de sa faute. Héhéhé… Une poule maître vaudou. N’importe quel chamane aurait crié au sacrilège.

Alors que nous nous engagions dans une allée plus fréquentée, je ne manquai pas de remarquer comment les passants nous jetaient des regards curieux. Sur mon épaule, Ayaïpa s’était aplatie, comme si elle essayait de se faire discrète. Ses plumes avaient légèrement viré au bleu. Était-elle intimidée ? Bon, cela faisait sûrement des années qu’elle n’avait pas vu autant d’humains. Je lui tapotai la tête.

— « Tu n’as rien à craindre. »

— « Cousin ! », fit-elle dans un murmure ému.

— « La seule personne qui peut décider de te manger, c’est moi. » Je souris à son expression choquée. Et zut, je comprenais maintenant pourquoi Yelyeh s’amusait tant à me lancer ce genre de menaces. J’attrapai le bout de mon large chapeau qui pendait sur mon dos et l’ajustai sur ma tête pour nous protéger des regards et du soleil, puis j’ajoutai : « Ah. Ne parle pas à voix haute quand il y a du monde. Ça pourrait nous attirer des ennuis. »

Ayaïpa avait déjà ouvert le bec pour répondre, mais elle se contrôla et émit un simple caquètement étouffé.

Nous ne tardâmes pas à quitter la Cité Céleste, gravissant le chemin qui montait vers le Mont Bienveillant. Irami avançait avec plus de lenteur qu’il n’en avait coutume.

— « Irami », lançai-je. « À voir ton expression, tout à l’heure, ça ne m’étonnerait pas que tu te transformes en nuage un de ces jours. »

Mon ami secoua la tête sans répondre. Était-il encore en train de décortiquer les paroles de la Sage Campagnarde ?

— « Humph », fit Sonju. « Le Nuage Véritable est la neuvième et dernière forme de l’Art Profond des Nuages. Si Irami le maîtrise avant ses quarante ans, ce sera déjà un exploit. »

— « Hoho, ne sous-estime pas ton apprenti, Sonju », répliquai-je.

— « J’étais même généreux. »

— « Ko ? », intervint Ayaïpa, pantoise. « Tu es ventriloque, cousin ? »

Comment en était-elle arrivée à cette conclusion ?

— « Irami n’est pas très bavard, alors je m’amuse tout seul », dramatisai-je, puis je la tançai : « As-tu des cailloux à la place des oreilles, la poule ? Réfléchis. La voix venait-elle de moi ? »

— « Mmm… Non. »

— « Alors ? »

— « Alors, ce n’était pas toi ? Mais c’est possible de parler depuis les ombres, si tu sais les maîtriser. En tout cas, Lassou, le spectre des ombres, le faisait. »

Mon cœur manqua un battement. Parlait-elle d’une des créatures de la Maison des Bêtes ? Un spectre des ombres… Je n’en avais jamais vu, mais mon père m’avait averti : “Si, un jour, tu sens que les ombres bougent et changent tout autour de toi de façon étrange, cours aussi vite que possible sans regarder en arrière.” D’après lui, un spectre des ombres se nourrissait de la peur de sa victime : il pouvait l’emprisonner pendant des jours dans sa barrière d’illusions. D’habitude, sa proie mourait de soif ou des blessures qu’elle s’était faites en essayant d’échapper sans voir où elle allait. Comment la Sage Campagnarde pouvait-elle garder auprès d’elle une créature aussi dangereuse ? Et Ayaïpa parlait d’elle comme si elle la connaissait bien…

— « Cousin ? »

Je lui jetai un coup d’œil. Comment avais-je pu oublier si vite que cette grosse poule, à l’air si innocent et fragile, sortait d’un des endroits les plus exotiques des Plaines Centrales ? Je haussai les épaules et décidai de lui présenter Sonju. Même la Sage Campagnarde semblait ne pas avoir perçu sa présence dans la Corne des Nuages et, comme Irami n’en avait rien dit, je tus la vraie identité du Fondateur des Nuages et le présentai comme « un vieil ermite scellé dans une corne ».

— « Incroyable ! », fit Ayaïpa, déployant ses ailes sous le coup de l’émerveillement — patient, je rajustai mon chapeau, ne pouvant m’empêcher de la comparer à Yo-hoa à cet instant. « C’est énorme ! Une corne qui parle ?! »

— « Une poule qui parle, ce n’est pas moins incroyable », répliqua Sonju.

— « Ké… C’est vrai. Maîtresse dit que je suis une poule spéciale. L’éloquence, c’est mon point fort. »

— « Je croyais que c’était ta bonne mémoire, ton point fort », me moquai-je. « Finalement, cousine, tu as plein de points forts. »

Ses plumes rouges s’ébouriffèrent de plaisir.

— « Kékéké… Tu crois ? »

— « Tu te laisses flatter facilement, hein. »

— « C’est mauvais ? »

— « Pas tant que c’est moi qui te flatte, cousine. Si c’est quelqu’un d’autre, ça pourrait être un charlatan qui essaie de te tromper. »

— « Oui, Maîtresse m’a dit d’être prudente aussi. J’apprends déjà ! Alors, flatte-moi davantage, cousin ! »

— « Comme tu es rouge et grosse et belle, cousine. »

— « Koko, je ne sais pas pourquoi, mais ça réchauffe le cœur d’entendre ça ! »

— « Je sais. Ne connais-tu pas le proverbe : la poule, sitôt flattée, sitôt rôtie ? », lui dis-je en improvisant.

Elle cligna des yeux puis se paralysa et son cou devint bleu.

— « Koa ? »

Je ris, je lui chatouillai le jabot de l’index, puis, avançant d’un pas léger auprès d’Irami, je chantonnai :

Un cœur de poulet rôti, ça brûle, ça brûle,
Un cœur de poulet rôti, c’est bon pour la santé !

* * *

Pendant la journée, après avoir contourné le pic du Mont Bienveillant, nous avions traversé les crêtes dénudées des Montagnes d’Argile, vers le nord-est, sous un soleil impitoyable. C’est pourquoi nous accueillîmes avec soulagement la fraîcheur de la nuit et l’humidité des bosquets de bambous qui poussaient dans la vallée où nous nous installâmes pour dormir. Il n’y avait pas une goutte de vent et seul le chant des cigales rompait le silence.

— « Cousin », dit Ayaïpa, assise auprès de nous. « Ton Art Profond est-il difficile à apprendre ? »

— « Tu es une impatiente, hein ? »

J’arrachai une bouchée à ma tranche de viande séchée. Voyant Ayaïpa picorer la sienne avec difficulté, je la lui enlevai d’un geste et la lui coupai en petits morceaux. J’en lançai un en l’air et elle alla le chercher non sans joie puis le dégusta. Je m’amusai à jeter les autres morceaux un à un puis conclus :

— « Voilà ma leçon. »

La poule avala le dernier morceau et me regarda, confuse. Elle aventura :

— « Tu veux dire que, avant de cultiver ton Art Profond, il faut avoir le ventre plein ? »

J’éclatai de rire.

— « C’est une manière de voir les choses ! »

Alors, Irami rompit son long silence :

— « Un Art Profond n’est pas une chose que l’on apprend du jour au lendemain, mais par petits bouts, petit à petit. Aussi, ce n’est pas la difficulté d’un art qui rend celui-ci digne d’être appris mais le plaisir que l’on prend à l’apprendre. »

La poule le dévisagea puis elle dit :

— « Oh. Oh ! », répéta-t-elle et elle se tourna vers moi, toute excitée. « Bien sûr ! La viande est l’Art Profond, les petits bouts sont les leçons et le plaisir d’apprendre, c’est comme le plaisir de manger. J’ai tout compris ! »

Je souris en mâchant ma viande.

— « Irami. Tu viens de lui offrir la réponse sur un plat. »

Ayaïpa caqueta en riant :

— « Qu’est-ce que tu dis, cousin ? C’est toi qui m’as donné la viande en morceaux, alors c’est toi qui m’as donné la leçon ! Merci ! »

Son interprétation littérale et absurde aurait même étonné l’Ogre du Jeu. Je me penchai vers elle, les mains sur mes genoux.

— « Ayaïpa. »

Elle me rendit un regard intrigué.

— « Koa ? »

— « Remercie Irami aussi. »

— « Irami ? », répéta-t-elle avec une petite voix.

La poule observa mon ami et ses plumes bleuirent légèrement. Elle chuchota :

— « Mais… je ne lui ai jamais parlé. Il ne m’aime pas. »

Je roulai les yeux.

— « Ça, c’est dans ton imagination. Irami n’a rien contre toi. Il n’est pas expressif, c’est tout. »

La poule s’agita.

— « Justement. Hier, à table, quand nous mangions la salade, j’étais assise devant lui et je voyais bien la tête qu’il faisait… J’ai compris tout de suite qu’il ne m’aimait pas. »

Non, ça, c’est parce qu’Irami était en train de se forcer à manger les bolets-papillons, la poule… Les pommettes de mon ami avaient légèrement rougi d’embarras. J’eus un rire. Dès que nous réglâmes le malentendu, Ayaïpa se fit amicale envers Irami, si bien que je dus la calmer pour qu’elle ferme son clapet et nous laisse dormir.

* * *

Le jour suivant, nous passâmes par l’Académie Céleste et, pendant qu’Irami allait présenter ses respects à Maître Zéligar et lui raconter sûrement tout ce qui s’était passé au Croc de Glace, j’en profitai pour montrer à Ayaïpa tous les coins intéressants : le Pavillon Céleste, où j’avais passé des heures et des heures assis, une plume à la main ; l’Allée des Cerisiers, où je m’éclipsais les soirs d’été pour savourer ses cerises sucrées ; ainsi que le Champ d’Entraînement, la vraie terreur des étudiants. Là, Ayaïpa regarda avec des yeux écarquillés un jeune étudiant qui travaillait dur à essayer de traverser tout un terrain en posant la pointe de ses pieds sur des tiges coupées de bambous, fichées dans le sol. Plus en avant, une fille aux longs cheveux noirs marchait sur l’eau d’un petit étang, l’air très concentrée.

— « Elle marche sur l’eau ! », s’écria Ayaïpa.

Non : cette fille glaçait l’eau pour pouvoir marcher dessus. C’était sûrement une Lancière de Glace. Elle n’était probablement même pas en troisième année, mais elle était déjà capable d’utiliser la deuxième forme de l’Art Profond des Glaces avec une telle maîtrise… Son talent était indéniable.

J’expliquai tout cela à la poule rouge tandis que nous nous éloignions. Je lui montrai ensuite la Cascade Météorite. Plusieurs étudiants assis là faisaient circuler leur ki, frappés par l’eau descendante comme par une pluie de cailloux.

— « Aah, ça doit rafraîchir ! », commenta la poule avec envie.

— « Crois-moi, ça fait un mal de chien. »

— « Mal… ? Alors pourquoi… ? »

— « Mm… Disons que c’est une façon très efficace de faire des massages. Et ça entraîne la concentration. »

J’avais moi-même utilisé cette technique plus souvent que je ne pouvais m’en souvenir, afin de garder un équilibre stable entre mes deux océans de ki à mesure que tous deux grandissaient.

— « La concentration », répéta Ayaïpa. Juchée sur un rocher de la rive, elle semblait fascinée par les étudiants de la cascade. « Est-ce qu’on peut vraiment apprendre une telle chose ? Ma concentration a toujours été mauvaise. »

Je roulai les yeux, les bras croisés.

— « Tu n’es pas la seule. »

— « Peut-être… mais j’étais la seule chez Maîtresse. »

— « Évidemment, si tu te compares à ces bêtes mythiques… Tes standards sont trop hauts. »

— « Mm… Je ne sais pas. J’ai du mal à faire des trucs aussi simples que courir pour aller plus vite. Vois-tu, quand j’agis sans réfléchir, mon ki bouge tout seul, mais dès que j’essaie de concentrer mon ki sur mes pattes, comme Maîtresse le fait, je n’y arrive pas. »

Avait-on jamais vu une poule si introspective ? J’eus alors une idée et je m’accroupis auprès d’Ayaïpa.

— « Cousine. Tu connais des chansons ? »

— « Si j’en connais ! Maîtresse en chante souvent. »

— « C’est laquelle, ta préférée ? »

— « La Chanson de la Lune. »

Je la connaissais aussi : c’était une vieille chanson qui racontait l’histoire d’une jeune fille qui, frappée d’une malédiction, se transformait en biche pendant la nuit. Un soir, l’homme qu’elle aimait partait chasser pour préparer le banquet de son mariage et il trouvait la biche. Il allait tirer une flèche quand la lune soudain illuminait la bête et, par le pouvoir de l’amour, le jeune homme comprenait tout, touchait le museau de la biche et défaisait la malédiction de sa bien-aimée. Enfin, il existait aussi une version plus macabre où l’homme tuait la biche, la mangeait et ne comprenait qu’après coup sa terrible erreur.

— « Très bien. Chante », dis-je alors à la poule.

— « Koa ? Maintenant ? »

— « Puisque ton cousin te le demande. »

Alors, elle se mit à chanter. Sa voix était plus mélodieuse que je ne m’y attendais. Elle n’avait pas fini la première strophe quand je l’attrapai par surprise et lui fis la chatouille. Elle caqueta :

— « Et de nuit, biche… Koahahaha ! Cousin ! Arrête ! »

— « Hoho, pourquoi j’arrêterais ? Le jour où tu apprendras à chanter toutes les strophes en pleine session de massages, tu sauras concentrer ton ki sur tes pattes pour marcher plus vite, je te le promets. »

— « Koa ? Je suis prête ! Je suis prête pour l’entraînement ! »

Sa volonté, au moins, était louable. J’esquissai un sourire et me pinçai le menton en lui confiant :

— « Si je te fais vraiment des massages, j’aurai l’impression d’être en train de mariner un poulet et je risquerai vraiment de te manger. Cherchons une autre technique », décidai-je en me levant. « Entretemps, avant de partir, allons faire une visite à Maître Ryol. »

Quand j’allai au Pavillon des Esprits, cependant, il n’était pas là. Ce n’était pas plus mal : je n’avais pas vraiment envie de raconter tout ce qu’Irami avait sûrement déjà raconté à Maître Zéligar. Je laissai un petit paquet sur le pas de sa porte et m’éloignai avec la poule vers la sortie de l’Académie.

— « C’était quoi, ce paquet, cousin ? »

— « Un souvenir. »

Héhé. Cette fois-ci, j’avais recouvert le biscuit glacé de copeaux de chocolat spirituel et de crème à la vanille : je pariai tout mon argent que ce vieux gourmand allait retomber dans le piège. Il l’avait bien mérité pour avoir raconté toutes sortes d’histoires sur mon compte à la Sage Campagnarde.

— « Un souvenir ? », répéta Ayaïpa, intriguée. « Quel souvenir ? Comment peux-tu laisser des souvenirs en arrière, cousin ? C’est imprudent. Si tu fais ça, c’est normal que ta mémoire soit si mauvaise. Cousin ? Tu m’écoutes ? »

Comme elle insistait, je lui décochai un coup d’œil agacé. Ses questions absurdes commençaient à me fatiguer sérieusement quand, brusquement, une idée me frappa. Je fouillai dans mes affaires pour trouver la boîte que m’avait donnée Biya et en retirai le quart d’un biscuit glacé. Je le tendis à la poule.

— « Les souvenirs se partagent, cousine. Et il n’y a rien de mieux que de les expérimenter par soi-même. »

À peine eut-elle pris le morceau de biscuit dans son bec qu’elle comprit que quelque chose clochait : elle n’arrivait plus à décoller ses mandibules. Elle me regarda comme si je venais de la trahir. Je tapotai sa tête plumée.

— « C’est peut-être brusque, mais j’ai trouvé la meilleure technique pour entraîner ta concentration. Il n’y a rien de tel que de devenir muet pour apprendre à observer et comprendre sans poser de questions. Entraîne-toi bien. »

Heureusement, elle fut aussitôt convaincue de ma bonne foi. Je ne savais pas si la technique allait vraiment l’aider, mais au moins… quel silence ! Je pus même faire la sieste au pied de l’arc de l’entrée de l’Académie. Quand Irami arriva, je bâillai, m’étirai et demandai :

— « Tout est en ordre ? Tu lui as donné mon cadeau ? »

Irami hocha la tête, serein et l’air satisfait.

— « Maître Zéligar a tout de suite su que c’était un biscuit glacé, mais il l’a quand même mangé. »

— « Hah ? Pourquoi le manger s’il savait ? »

— « Il pensait peut-être que je lui pardonnerais de m’avoir empoisonné avec l’œillet rêveur. Je l’ai détrompé après coup. Il ne m’a rien répondu. »

Forcément, puisqu’il ne pouvait plus ouvrir la bouche ! Je pouffai. Irami était drôlement plus vengeur qu’il ne le laissait paraître. Se mettant en route, il ajouta :

— « Allons-y. »

J’acquiesçai, de bonne humeur.

— « En route pour la ville d’Osha ! »

— « En route ! », répéta alors Ayaïpa.

Je me tournai abruptement vers elle, ahuri. Comment… ?

— « Tu as déjà avalé le biscuit ? »

— « Peu après que tu t’endormes. Il était délicieux ! J’adore ces biscuits souvenirs ! Tu m’en donneras davantage, pour entraîner ma concentration, n’est-ce pas ? Kékéké. Attends-moi, Irami ! »

Q-Quoi ? Elle n’avait même pas eu besoin d’un quart d’heure pour défaire le ki d’un biscuit glacé cuisiné par Biya ? Alors qu’un maître du ki avait besoin de plusieurs heures ? Franchement… qu’était Ayaïpa exactement ? Ses plumes changeaient de couleur selon ses émotions, elle parlait, elle savait même chanter… et son ki interne était plus mystérieux que je ne l’avais escompté. Pourquoi la Sage Campagnarde avait-elle envoyé une créature aussi unique sous la tutelle d’un jeune cultivateur comme moi, tout juste sorti de l’Académie ?

— « Cousin ! »

Irami s’était arrêté des mètres plus loin. Sur sa tête, Ayaïpa m’appelait. Comme je les rejoignais, la poule caqueta joyeusement et dit :

— « Je ne sais pas si ma concentration s’est améliorée, mais, en tout cas, merci pour cette visite, cousin ! Elle m’a ouvert les yeux. Cette histoire de la grenouille qui est au fond d’un puits est si pleine de vérité ! Maîtresse avait raison. J’ai hâte de voir de nouvelles choses et de découvrir le monde ! »

Son enthousiasme était contagieux. Hé. Qu’importait ce qu’était vraiment Ayaïpa : c’était une compagne de voyage et une apprentie pleine de fougue. Savoir cela me suffisait pour l’instant.