Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Tout humain est un alchimiste qui s’ignore.
L’Alchimiste Astral
*
Alors que je saluai respectueusement la Sage Campagnarde qui entrait dans les cuisines, la poule se mit à pleurer. Un instant, je paniquai : allait-elle me dénoncer ? En fin de compte, je m’étais moqué d’elle plus d’une fois au bord de l’étang, d’abord en lui faisant croire que j’allais la manger, puis je lui avais raconté une histoire à dormir debout pour justifier ma présence et la convaincre que j’étais en fait une bête domptée par la Maîtresse, puis elle avait senti l’odeur des bolets et je lui avais confié : “Le poulet aux bolets-papillons, c’est ma spécialité”. La tête qu’elle m’avait fait ! Son plumage rouge autour de la tête avait viré au bleu, son cou s’était tendu et ses yeux, exorbités. Et cette lente réaction qu’elle avait eue ! J’avais été pris d’un fou rire. Puis je m’étais excusé et j’avais rajouté : “On y va ?” “Où ça ?”, m’avait-elle répliqué. “Aux cuisines”, lui avais-je répondu. Et, la voyant effarée, je l’avais prise entre mes bras en riant et lui avais assuré que je ne mangeais pas de poules qui parlaient. Peut-être grâce à ça, elle avait promptement répondu à toutes mes questions variées. Et, pendant que je cuisinais, j’avais appris qu’elle connaissait la Maîtresse depuis cinq ans, qu’elle avait été sauvée par elle et qu’elle aimait bien la Maison des Bêtes, mais qu’elle sentait que, comparée à de nombreuses autres bêtes y vivant, elle n’était qu’un poids mort pour la Maîtresse : elle n’était pas puissante comme Tigroulet, ne pouvait pas voler comme Hoazin, ni être furtive comme une chauve-souris… elle n’était même pas capable de pondre des œufs ! J’avais passé le reste du temps à la consoler et maintenant que je posais un plat succulent devant elle, elle se mettait à pleurer ?
— « Maîtresse ! », s’écria la poule.
— « Qu’y a-t-il, Ayaïpa ? », s’inquiéta la Sage Campagnarde.
— « Zangsa ! Tu ne l’as pas blessée ? », s’exclama Irami.
Quelle mouche l’avait piqué ? Il était rarement si prompt à vouloir me sermonner. Alors, encore les larmes aux yeux, la poule s’écria :
— « Que c’est bon ! Maîtresse, ça n’a rien à voir avec les plats que tu cuisines ! »
Irami et moi observâmes un silence choqué. La Sage Campagnarde ferma un poing et sourit dangereusement.
— « C’est meilleur que ce que je cuisine, tu dis, Ayaïpa ? »
— « Oh que oui ! Mille fois plus ! »
Je tiquai. “Regarde un peu la tête que fait ta maîtresse, la poule…” C’est ce qu’elle fit, avec un temps de retard. Son plumage autour du cou vira au bleu et elle battit des ailes en caquetant :
— « Désolée, Maîtresse, mais je dis la vérité ! »
— « Cette poule est honnête, au moins », commentai-je auprès d’Irami.
Sous le coup de la frayeur, la poule avait quitté le banc. Elle trébucha contre l’anse relevée d’un seau empli d’eau et tomba la tête la première, faisant tout gicler. Les sourcils froncés, la Sage Campagnarde s’approcha de la table et prit une bouchée du plat. Elle savoura, fit une moue et hocha la tête avec une expression de pur plaisir.
— « Tu as bien raison, Ayaïpa. C’est bon ! »
Je soufflai et allai aider la poule qui était restée coincée dans le seau. La Sage Campagnarde avait-elle l’intention de la laisser se noyer ? Quand je réussis à la libérer, la poule était trempée. Je pouffai.
— « Poule mouillée. »
Elle me foudroya du regard et, soudain, je vis des étincelles de ki doré l’entourer : en quelques secondes, ses plumes étaient sèches. Oh ? Ce n’était donc pas une poule ordinaire qui savait seulement parler.
— « Merci », dit-elle, l’air royal.
Je roulai les yeux.
— « De rien. »
Je profitai de l’occasion pour plonger ma main dans l’eau froide du seau : les piqûres d’ortie me brûlaient. Même le plantain n’arrivait pas à les apaiser. Tch. Si j’avais su, j’aurais pris des gants pour les cueillir.
J’avais préparé suffisamment de salade aux bolets-papillons pour quatre et nous nous assîmes pour manger. Malgré la curiosité que m’inspirait la Sage Campagnarde, mes yeux se tournaient irrésistiblement vers Irami, installé à mes côtés, pour le voir avaler les champignons avec difficulté. Mon ami faisait de gros efforts en présence de la vieille sage.
— « Rien qu’à vous voir, vous avez l’air d’être des amis très proches », observa la Sage Campagnarde.
— « Ça se voit tant que ça ? »
Je lançai un rire et eus du mal à l’étouffer en voyant Irami mâcher les champignons avec une expression de marbre.
— « Si je faisais une comparaison, je dirais que vous êtes un peu comme le soleil et la lune. Ou comme un ange et un démon. »
Je la regardai, un sourcil haussé.
— « C’est moi, le démon, je suppose ? »
La poule lança un rire grossier en me désignant avec son aile.
— « Koahaha ! Un démon ? Un démon cuisinier, oui ! »
Elle m’avait pourtant vu sous ma forme de renard-démon en se réveillant au pied du noyer. Ne s’en souvenait-elle pas ?
Le visage tout ridé de la vieille sage se fendit d’un sourire.
— « J’ai bien sûr entendu le professeur Ryol louer le talent de son disciple préféré, mais je ne t’imaginais pas si charmant. »
J’accusai le coup. Et mince. Maître Ryol lui avait parlé de moi ? Attends… Charmant, avait-elle dit ? Moi, charmant ? Hoho, c’était bien la première fois qu’on me disait un truc pareil ! Mais qu’une dame presque centenaire me le dise… Étais-je si démodé ? Elle reprit :
— « Quand je pense que c’est le même jeune runiste qui est entré chez moi comme un braconnier, a fureté dans ma forêt et a utilisé mes cuisines avant même de se présenter à moi… On dit que les runistes ont tendance à prendre des détours à force de dessiner des cercles de runes. Mon époux le faisait toujours quand il voulait m’annoncer une nouvelle déplaisante. Je ne savais pas que ça pouvait affecter si jeune. »
Malgré son ton taquin, je crus bon de demander pardon.
— « Je n’ai pas d’excuse, vénérable sage. Ma curiosité a été plus forte que moi. »
— « Tu étais plus curieux de voir cet endroit que de me voir, moi, la Sage Campagnarde ? Intéressant. As-tu jamais eu la tête prise entre les crocs d’un tigre ? D’habitude, les gens qui font ce genre d’erreur finissent toujours par goûter l’expérience. »
À ce moment, la grosse tête d’un tigre apparut par la porte ouverte des cuisines. Vert avec des taches blanches et des stries noires, il avait des moustaches impressionnantes. Un tigre vert ?! Se pouvait-il que ce soit le légendaire tigre surnommé Roi du Poison ? Mais n’était-ce pas là une espèce aussi rare que celle des dragons ? Mes sens en alerte, prêt à bondir, je balbutiai :
— « V-Vénérable sage, je suis désolé si je t’ai offensée ! S-si tu veux plus de champignons », m’empressai-je de proposer, lui tendant mon assiette encore presque pleine.
À mon soulagement, elle accepta. Mais elle dit :
— « Tigroulet. Prends-lui la main, au lieu de la tête. »
La peur me parcourut tout entier. Le tigre entra d’une démarche lente. Quoi ? Quoi ? Au lieu de quitter le banc, je m’agrippai au bras de la seule personne présente qui pouvait m’aider.
— « Irami ! Je ne veux pas devenir manchot ! »
Mon ami semblait plus préoccupé par les bolets-papillons, contre lesquels il bataillait vaillamment.
— « Irami ! »
À cet instant, je vis la tête du tigre si près de moi que je réagis en levant les mains vers lui… il ouvrit grand sa gueule et, clac, la referma sur ma main gauche. Un instant, je restai pétrifié. La poule ricana.
— « Poule mouillée. »
Sa vieille maîtresse gloussa :
— « Les renards n’ont pas de plumes, Ayaïpa. »
Ces sans-cœurs ! Ce n’était pas le moment de plaisanter… Je dus toutefois me rendre à l’évidence : le tigre n’avait pas l’intention de m’arracher la main. La sensation de chaleur n’était même pas aussi extrême que lorsque Yelyeh me touchait. Sa langue était certes très râpeuse et ses yeux verts un peu trop intenses, mais j’étais à présent sûr que ma vie n’était pas en danger. Pour l’instant. Je respirai plus tranquillement. Tout en mâchant mes champignons à pleines dents, la Sage Campagnarde commenta :
— « Tigroulet dit que, même sous ta forme humaine, tu sens le ki pourpre. Je te comprends, Tigroulet, ne mange pas si tu ne veux pas. Le corps est sage. »
Le tigre me libéra enfin, l’air de bien s’amuser. Alors qu’il allait s’allonger sous la table, malgré sa corpulence, aux pieds de sa maîtresse, je me plaignis :
— « Sorcière ! Tu l’aurais laissé me manger si j’avais été un renard spirituel ? »
Je sentis une vague de ki doré me frapper comme un coup de vent.
— « Sorcière, tu dis ? »
Je tressaillis. Si je n’avais pas été moi-même un cultivateur, je serais probablement tombé du banc tout tremblant sous le ki intimidant de la Sage Campagnarde. Le pire, c’est que mon instinct me disait qu’elle n’avait usé que d’une partie de son énergie. Utilisait-elle cette technique pour dompter ses bêtes les plus récalcitrantes ? J’articulai aussi naturellement que possible :
— « J’ai parlé trop vite. »
La pression disparut et je relevai la tête pour voir la sage mâcher pensivement les bolets de mon assiette.
— « Les bêtes-démons sont toxiques si on les mange sans savoir les préparer, mais un poison peut devenir un aliment extrêmement salutaire si on sait le transformer. »
Erf. Parlait-elle d’alchimie, à présent ? Je voulais bien comprendre qu’elle me tire un peu les oreilles pour avoir visité son jardin sans permission, mais ses menaces commençaient à m’agacer. D’abord le tigre, puis sa démonstration de ki et, maintenant, elle osait parler devant moi des bêtes-démons comme ingrédient ?
— « Pourquoi ce silence ? », dit alors la sage. « Que je sache, les pires prédateurs des bêtes-démons sont les bêtes-démons elles-mêmes. »
— « C’est vrai », concédai-je, « mais… »
— « Inversement », m’interrompit-elle, « les grands êtres spirituels sont toxiques pour les bêtes-démons, de par leur haut contenu en ki doré. Pourtant, tu viens de manger mes grandes orties spirituelles et tu n’as pas l’air d’être affecté. Peut-être parce que tu es un hybride ? »
Je laissai échapper un souffle. Les orties que j’avais ramassées et rajoutées dans la salade… étaient de grandes orties spirituelles ?! Irami regarda son plat terminé puis darda sur moi des yeux pleins de reproche.
— « Zangsa. »
— « Je ne savais pas que c’était des plantes si précieuses », avouai-je, un peu pâle.
On racontait qu’une seule poignée de feuilles de grande ortie spirituelle était capable de rendre la santé à une âme famélique. J’avais entendu dire que le liquide urticant que secrétaient ses poils servait même à faire des élixirs coûteux pour aider à la cultivation. Et moi, j’avais coupé plusieurs tiges qui poussaient au bord de l’étang, avais écrasé les feuilles dans un mortier et en avais fait une salade. Pas étonnant que la poule l’ait trouvée si bonne !
— « Comment va ta main ? »
La question de la Sage Campagnarde me prit par surprise. Ma main ? Puis je me rendis compte d’un truc : ma main gauche, qui m’avait tant brûlé à cause des orties, ne me piquait plus !
— « Houhou », rit doucement la Sage Campagnarde. « Je connais un ragondin-démon qui s’est piqué avec ces orties, sa peau s’est couverte de pustules, il a perdu tous ses poils et il est devenu bleu. Il serait mort si un certain tigre n’avait pas neutralisé son poison. »
Ses paroles me laissèrent pantois. Voulait-elle dire que… ? Je me penchai pour regarder Tigroulet, allongé sous la table. Ce tigre vert moustachu m’avait-il vraiment sauvé ? La Sage Campagnarde n’avait donc pas agi pour se moquer de moi mais pour m’aider ? Et moi, renard ingrat, je n’avais fait que lui causer des soucis…
Soudain, la Sage Campagnarde toussa et se prit la gorge avec les deux mains en émettant un bruit étouffé. Irami et moi bondîmes sur nos pieds, livides.
— « Vénérable sage ! »
— « Le cèpe… ! », s’écria la sage, le visage tout rouge. « Le cèpe… de la mort ! »
Quoi ? Irami se précipita pour essayer de lui faire recracher ce qu’elle avait avalé. Elle leva une main avant qu’il ne lui frappe le dos.
— « Ça va », toussa-t-elle ; de l’autre main, elle tapotait le tigre vert, qui avait posé sa grosse tête sur les genoux de sa maîtresse. Elle répéta : « Ça va. J’ai éliminé le poison grâce à Tigroulet. Occupe-toi plutôt de ce démon : il a essayé de m’empoisonner ! »
Irami me regarda, l’air de penser : Zangsa, même si c’était une erreur, tu as dépassé les bornes ! Je protestai :
— « C’est impossible ! Un cèpe de la mort ? Je n’ai jamais entendu parler d’un tel champignon ! Vénérable sage, je te jure ! Et puis, cette assiette, c’était la mienne, au départ ! Pourquoi j’empoisonnerais l’un des Cinq Sages de la Cité Céleste ? »
— « J’aimerais bien savoir pourquoi ! Mais ne dit-on pas que les bêtes-démons ont un sale caractère ? Bouah ! Que tu l’aies fait exprès ou pas, le cas est que ce poison est si puissant qu’il aurait tué un maître du ki en quelques heures ! Si Tigroulet n’avait pas été là… »
Je tombai à genoux, catastrophé. Par tous les démons, que se passait-il ? Si la Sage Campagnarde n’avait pas su comment réagir face au poison, si elle était morte à cause de moi…
— « À te voir, je crois bien que tu n’avais pas l’intention de me tuer », fit-elle, plus calme. « Mais ton erreur est là. Je veux bien te pardonner, mais à trois conditions. »
Pas une mais trois ? Je n’avais pas le choix.
— « Tout ce que tu veux, vénérable sage. »
— « Bien. Alors, accepte Ayaïpa comme disciple. »
Je battis des paupières.
— « Quoi ? »
— « Ayaïpa. Prends-la comme disciple. Et je dis disciple dans le sens le plus noble du terme. »
Quand elle parlait d’Ayaïpa… elle parlait de la poule ? Celle-ci avait l’air aussi stupéfiée que moi.
— « Maîtresse… ? », dit-elle, hésitante. « J’ai dû mal entendre… »
— « Faut-il que je me répète trois fois ? », grogna la Sage Campagnarde. Et elle ajouta en posant la paume contre son front : « Ah… J’ai encore le tournis… »
Irami la prit doucement par l’épaule. Il ne put pas voir le sourire en coin de la vieille. Cette sorcière… ! Depuis le début, j’avais eu l’impression que quelque chose clochait, mais, à présent, j’en étais de plus en plus certain. Et si toute l’histoire du cèpe de la mort n’était qu’une invention à elle pour me faire faire ce qu’elle voulait ? Je m’y serais peut-être quand même plié si sa première condition n’avait pas été absurde, mais là…
— « Vénérable sage », dis-je en me relevant, les sourcils froncés. « Un vrai lien de maître et disciple est une relation qui dure toute une vie. Cette affaire ne peut pas se prendre à la légère. Il faut l’accord des deux parties. »
— « Mais tu es d’accord et Ayaïpa l’est aussi. N’est-ce pas, Ayaïpa ? »
Sous le regard aveugle mais intense de la vieille cultivatrice, la poule tremblota, ses plumes rouges hérissées, et elle caqueta :
— « Oui, maîtresse. »
N’était-ce pas là de la simple tyrannie ?! La Sage Campagnarde soupira.
— « Si les gens du Murim apprennent que tu m’as empoisonnée… Je prie pour que cela n’arrive pas. »
Je croyais que nous étions convenus que je ne l’avais pas fait exprès ? Je n’en revenais pas. Cette vieille sorcière était fichtrement dangereuse ! Je n’aurais jamais dû franchir son portail.
— « Quelles sont les deux autres conditions ? », demandai-je froidement.
— « Hmm… La deuxième condition… »
Sans terminer sa phrase, la Sage Campagnarde se leva de son banc sans le moindre signe d’avoir été empoisonnée, elle remercia Irami en lui tapotant le bras et elle se dirigea vers la sortie, le tigre sur ses talons. Avec une moue, je la suivis avec Irami et confiai à celui-ci par voie mentale :
“Irami, crois-moi, je sais ramasser les champignons. Cette sorcière fait du théâtre.”
“C’est possible.”
Je le regardai avec une grimace. Il me croyait, mais il n’allait pas me filer un coup de main ?
“Son titre n’est pas vide de sens”, ajouta Irami en sortant des cuisines. “Elle doit avoir une raison.”
Une raison ? À part celle de se débarrasser d’une poule stupide et de me tourner en ridicule, je ne voyais pas d’autre explication. Sage Campagnarde, mon œil. Si mon Grand-Maître, comme disait Maître Ryol, avait vraiment été si amoureux de cette personne, il n’y avait pas de doute…
“Je parie qu’elle a utilisé ses techniques de domptage sur le Navigateur des Runes.”
La vieille cultivatrice était arrivée près de l’étang. Elle tourna la tête et me foudroya des yeux comme si elle avait pu me voir et m’entendre. J’eus un mouvement de recul. Cette maudite barrière runique… Lui permettait-elle d’entendre même nos conversations par voie mentale ? Je ne pus en être certain. À cet instant, elle s’assit en tailleur sur l’herbe et nous fit signe d’approcher.
— « Asseyez-vous, tous les deux. Ayaïpa, arrête de pleurer et viens. Je vais vous montrer quelque chose que je n’ai montré qu’à très peu de gens. Donnez-moi vos mains. »
J’échangeai un regard curieux avec Irami avant de poser ma main sur celle que me tendait la vieille sage.
— « Fermez les yeux et respirez comme lorsque vous méditez. Faites circuler votre ki. Pas la peine d’utiliser de technique avancée. Une fois que vous êtes prêts, posez votre attention sur votre main. Voilà. »
Quoi, voilà ? Que cherchait-elle donc à… ? Soudain, je me sentis projeté dans un enchevêtrement de liens de ki. Je vis l’image étrangement coloriée de l’étang et nous vis, tous les trois assis, comme si mon esprit s’était détaché du corps… sauf que j’étais certain que ce n’était pas le cas. Mes yeux se baissèrent et virent deux pattes poilues striées de verts, puis se posèrent sur la poule rouge. Aussitôt, ma perspective changea et je vis le tigre vert, puis l’étang devint une étendue d’eau bien plus vaste que je ne l’imaginais et j’émis un croassement. Une grenouille ? Ses yeux sourirent en se tournant vers la Sage Campagnarde, assise sur la rive, puis ils suivirent le vol d’un aigle et ma perspective changea à nouveau : je vis toute la vallée verdoyante de la Cité Céleste, le pic du Mont Bienveillant, la forêt de la Maison des Bêtes, puis un chat sauvage qui bâillait, allongé sur la branche d’un arbre.
Je compris vite ce qui se passait : la Sage Campagnarde nous faisait voyager d’animal en animal et mes sens changeaient, tantôt j’étais un moineau qui volait, tantôt j’étais un singe des neiges, tantôt un ours spirituel, tantôt une licorne… La variété des bêtes dans cette demeure était époustouflante. Certaines, comme le hamster azuré ou le papillon-miroir, étaient définitivement rares. Je fus même incapable de mettre un nom sur une demi-douzaine de créatures et, pourtant, je m’estimais bien informé en la matière.
Quand je rouvris enfin les yeux et retirai ma main, je m’étais assombri. La Sage Campagnarde avait-elle vraiment dompté toutes ces créatures ? Pourquoi les tenait-elle ainsi en captivité ?
— « Je n’ai sûrement compris qu’un dixième de ce que j’aurais dû », dit alors Irami, « et il me faudra du temps pour l’assimiler, mais je n’oublierai jamais cette expérience unique que tu nous as accordée, vénérable sage. »
Il la remercia à la manière des gens du Murim. Je fis une moue. Unique ? Certes, jamais je ne m’étais senti dans la peau d’autant d’animaux et de manière si vive ; j’avais même pu observer comment les oiseaux faisaient circuler leur ki lorsqu’ils volaient — Yelyeh faisait-elle quelque chose de semblable ? D’autre part, certaines créatures étaient à un niveau de cultivation que la guilde des quêteurs aurait qualifié de mythique. Je ne pouvais nier que le voyage, bien que court, ait été extraordinaire, mais…
— « Tu penses qu’ils restent ici parce qu’ils ne peuvent pas sortir ? »
J’eus un sursaut. Cette sorcière pouvait lire mes pensées ou quoi ? Je me tournai vers elle.
— « C’est un fait qu’ils ne peuvent pas sortir. La formation les en empêche. »
— « Ce n’est pas faux. Tu as bien compris l’un des effets de cette barrière : tout être vivant a besoin de mon accord pour entrer comme pour sortir. Et c’est tout », dit-elle.
Levant une main, elle attrapa un sac et lança dans l’étang une poignée de poudre blanche, que les poissons attaquèrent avec appétit. J’avais à peine compris ce qu’elle avait fait. Venait-elle d’utiliser son ki pour attirer le sac qui se trouvait dans les cuisines ? La télékinésie était une technique que très peu de cultivateurs arrivaient à contrôler… Je décidai de ne pas me laisser impressionner et je répétai :
— « Comment ça, c’est tout ? C’est normal que ces bêtes spirituelles restent emprisonnées, parce qu’elles ont été domptées, tu veux dire ? N’est-ce pas immoral que de forcer une créature à obéir ? »
— « Les yeux ne voient que ce qu’ils veulent voir. »
— « Que veux-tu dire ? », demandai-je, agacé. « Irami. Ai-je raté quelque chose ? »
— « Hum », fit celui-ci. Tout sereinement, il avoua : « Je ne sais pas. Peut-être que ces créatures restent ici parce qu’elles veulent ? »
— « Pourquoi resteraient-elles sinon ? », intervint la poule, s’approchant d’un pas nonchalant.
— « Parce qu’elles sont domptées, la poule », grommelai-je. « Tu sais ce que c’est que d’être dompté ? »
La poule s’arrêta près de moi et pencha la tête de côté.
— « Non. »
— « Ferme ton bec, alors. »
— « Pourquoi ? »
— « Parce qu’on t’a lavé le cerveau. »
La vieille sage rit de bon cœur.
— « Maître Ryol m’a dit que tu étais très susceptible aux liens entre les êtres vivants. On dirait que tu n’es pas aussi bon qu’il le disait. Dis-moi. As-tu vu, à l’instant, si les bêtes de cet endroit étaient liées à moi ? »
Je ne voyais toujours pas où elle voulait en venir. Je secouai la tête.
— « Elles l’étaient, à travers la formation. »
— « De la même manière que tu l’es, toi, à cet instant. Et c’est pour cela que j’ai dit avant : “c’est tout”. Il n’y a, entre nous tous, pas plus de liens artificiels que celui-là. Je suis la gardienne de cette Maison et j’ai la responsabilité de ne pas laisser mes chers amis épouvanter les passants de la Cité Céleste, rien de plus. Je n’ai à aucun moment volé la perle de leurs noyaux pour les transformer en esprits gardiens, comme font certains dompteurs de bêtes spirituelles. » Devant mon air sceptique, elle leva un index. « J’imagine bien ce que tu penses. Si je me rappelle bien, Maître Ryol m’a dit que tu venais d’une famille de chamanes. Or les chamanes, les authentiques, s’aident souvent de bêtes-démons pour remplir leur métier. Et, pour cela, d’habitude, ils les assujettissent et enchaînent leurs âmes à l’aide d’arts vaudou, n’est-ce pas ? Je n’ai jamais utilisé ces techniques, non plus. »
Je ruminai ses paroles, les bras croisés, alors qu’elle envoyait une nouvelle poignée de poudre dans l’eau.
— « Soit. Je veux bien croire que ces créatures soient tes amies, vénérable sage. Ce n’est pas mon affaire, de toute façon. Mais pourquoi nous avoir montré tout cela ? Nous nous connaissons à peine. »
Je doutais qu’elle ait voulu tout simplement se vanter de sa grandiose maisonnée. Elle sourit.
— « Les renards perdent-ils si vite la mémoire ? As-tu déjà oublié la deuxième condition ? »
Ah… Elle n’allait pas en démordre, hein ? Son expression s’était faite nostalgique.
— « Ces bêtes… sont presque toutes des amies que je connais depuis plus de cinquante ans. Ce sont des membres de ma famille. Certaines pourraient vivre ailleurs sans problème si je venais à disparaître, mais d’autres en seraient incapables. Vous avez vu le drak-démon. Il est né estropié et sans ailes. S’il n’avait pas croisé mon chemin, il serait mort dans les Montagnes Perdues. De la même façon, Ilur, le voreau géant, appartient à une espèce très spéciale de la Forêt des Elfes : à partir d’un certain âge, un voreau s’enracine et ne peut plus bouger. Si cet endroit n’est plus protégé, qui veillera sur toutes ces bonnes âmes qui ne peuvent plus se défendre ? »
Irami et moi échangeâmes un regard alarmé.
— « Vénérable sage », protesta Irami. « N’as-tu pas dit, tout à l’heure, que tu avais encore au moins vingt ans à vivre ? »
— « Précisément. Vingt ans, ce n’est rien pour une créature mythique. »
Je soufflai.
— « La deuxième condition… C’est à propos de la barrière runique ? »
J’étais à peu près sûr que, même vingt ans plus tard, je n’aurais aucune envie de décortiquer cette formation complexe pour pouvoir la réparer en cas de besoin… La vieille sage secoua la tête.
— « Maître Ryol m’a promis de continuer à maintenir la formation quand je ne serai plus de ce monde et la Secte des Esprits en a fait autant. Je leur en suis infiniment reconnaissante et je suis sûre qu’ils tiendront leur parole. » Elle hocha la tête vers moi. « Je te parle en tant que vieille dame qui a écouté Maître Ryol me raconter en long et en large tes exploits et tes espiègleries à l’Académie Céleste. Et je parle aussi au renard-démon en toi qui connait une dragonne qui a vécu peut-être cinq ou dix fois plus longtemps que moi. C’est pourquoi je pense que tu comprends un peu mon sentiment. La Maison des Bêtes est habitée par certains êtres vivants de grande longévité et intelligence, mais la plupart ont des “tares” qui les empêchent de retourner à l’état sauvage. Ce que je voudrais que tu fasses est simple : quand je ne serai plus là, viens ici de temps en temps et parle aux bêtes de cet endroit. Maître Ryol te donnera une clef runique qui te permettra d’entrer et de sortir d’ici sans souci. C’est tout ce que je te demande. Si l’Héritier des Nuages le veut, il peut t’accompagner. Les bêtes de cet endroit vous verront toujours comme des amis. »
Un profond silence suivit ses paroles. J’avalai ma salive. Comprendre son sentiment, avait-elle dit ? Je n’en étais pas sûr. Yelyeh, elle, n’avait aucune « tare » et elle ne se cachait pas derrière une barrière runique. Quant à devenir un allié de bêtes spirituelles immensément plus puissantes que moi… Cela ressemblait plus à une rare faveur qu’à une punition, non ?
Soudain, nous entendîmes un cri. La poule s’était mise à pleurer.
— « Maîtreeeesse ! ! Tu vas mourir ? Ne meurs pas, Maîtreeeesse ! »
Ses larmes tombaient à flots. La sage grommela :
— « Tais-toi, Ayaïpa : je suis en parfaite santé. Et as-tu oublié ? À partir de maintenant, c’est Zangsa, ton maître. »
— « Noooon ! Non, Maîtresse ! »
Les ailes déployées, la poule fonça sur la vieille cultivatrice, qui l’évita facilement. Ayant du mal à freiner, Ayaïpa glissa et plongea tête la première dans l’eau de l’étang. D’un geste patient de l’index, la Sage Campagnarde la souleva avec son ki et la reposa sur la rive, toute boueuse. Sérieusement… pourquoi voulait-elle me refiler cette poule comme disciple ?
Je haussai les épaules. J’avais déjà pris ma décision, de toute façon. Je ne pouvais pas ignorer un fait : cette maison était aussi la maison de mon Grand-Maître. Non pas que j’aie jamais accepté Maître Ryol comme mon maître, hein, mais puisque j’étais son seul élève à avoir maîtrisé parfaitement l’Art Profond des Sceaux Spirituels, hérité du Navigateur des Runes… Pour une fois, je pouvais bien faire preuve d’un peu de respect filial et protéger ce que Maître Ryol voulait protéger. Je hochai la tête, me levai et m’inclinai en frappant mon poing contre ma paume.
— « Je visiterai régulièrement cette maison, vénérable sage. »
Alors qu’Irami se levait aussi, suivant mon exemple, la Sage Campagnarde sourit.
— « Tu peux m’appeler tante Za-Urala. Après tout, tu es le disciple du disciple de mon époux. Tu es un peu comme un petit-neveu. »
L’embarras me rendit muet un instant. Il était hors de question que je l’appelle ma tante…
— « Quant à la troisième faveur », reprit la vieille sage. Elle se leva et rectifia : « Que dis-je, la troisième condition. » Elle s’éloigna de la rive de quelques pas en disant : « J’ai encore besoin de temps pour me décider. Le soleil va bientôt se coucher. Restez dormir ici et nous reparlerons de ça demain matin. Cette salade de champignons m’a ouvert l’appétit. Allons dîner ! »
Je soufflai.
— « Hein… ? Attends, vénérable sage ! En fait, malheureusement, nous sommes pressés… »
— « Oh ! Maintenant que j’y pense, j’ai une bouteille de liqueur de myrtille céleste quelque part. »
Je m’inclinai profondément.
— « J’accepte humblement ton invitation, tante Za-Urala. »
La vieille cultivatrice pouffa.
— « J’aurais dû commencer par là », marmonna-t-elle, et, tapotant la tête du tigre vert, elle ajouta : « Ayaïpa : guide mon cher neveu à la cave pour qu’il aille trouver la bouteille. Vous ne pouvez pas vous tromper : c’est une grosse bouteille bleue de trois litres. Une princesse du Pays d’Or m’en envoie gentiment une tous les ans. »
Mon cœur battait la chamade. De la liqueur de myrtille céleste. De la liqueur de myrtille céleste ! N’était-ce pas là une boisson légendaire ?
— « Koukoukou », caqueta la poule, moqueuse, alors que je la suivais promptement. « C’est donc ça, être dompté ? »
Ah… Zut, m’étais-je fait avoir encore une fois ? Cette sorcière… Elle n’avait pas l’intention d’ajouter plus de faveurs pendant le dîner, si ? Enfin bon, si c’était pour de la liqueur de myrtille céleste, j’étais prêt à traverser un désert ! Dans les escaliers de la cave, je me mis à fredonner joyeusement. Ce n’est qu’après le dîner, alors qu’Irami était parti dormir et que je partageais la grosse bouteille avec ma tante, assis auprès de l’étang, que je me souvins de quelque chose que m’avait dit Maître Ryol :
“Hoho, tu crois tenir l’alcool ? Va voir un jour la Sage Campagnarde : elle te donnera une leçon d’humilité”.
Même après plusieurs verres de liqueur de myrtille céleste, la vieille gardienne de la Maison des Bêtes gardait toute sa tête. M’effondrant sur l’herbe, j’essayai de me souvenir de quoi nous parlions, désistai vite et levai les yeux vers le ciel étoilé.
— « Tante Za… »
— « Mm ? »
— « D’où je viens, on raconte que les étoiles sont des ancêtres qui veillent sur nous depuis le ciel, de nuit comme de jour. Un jour, ma vraie tante m’a dit que je ne pourrais jamais les rejoindre parce que j’ai du sang de démon dans mes veines. »
Il y eut un silence, puis :
— « Humph. Qui a décidé qui est un démon et qui ne l’est pas ? Et puis, ta vraie tante, tu dis ? N’importe quoi. Tu n’as qu’une tante, et c’est moi. »
Je me rassis en riant.
— « Une tante comme toi me suffit amplement ! »
Je la laissai me resservir un verre et levai celui-ci en disant :
— « À ma tante ! »
— « Houhou. À mon neveu. »
Nous entrechoquâmes nos verres, je bus le mien d’un coup et éclatai de rire en tapant mon genou de la main.
— « Haha ! Quand je repense à ce cèpe de la mort ! Tu m’as bien eu, pendant un moment ! »
— « Mm ? Qui te dit que ce n’était pas vrai ? »
— « … Quoi ? »
La Sage Campagnarde me regarda de ses yeux aveugles et eut un sourire moqueur.
— « Je t’ai eu à nouveau, mon neveu. »