Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

55 La Sage Campagnarde

Assis en tailleur sur un coussin, sur la véranda de bois, Irahayami suivit le vol d’un papillon-miroir qui traversa le potager en battant des ailes presque invisibles et virevolta autour d’un pommier chargé de fruits où était juché un singe au pelage aussi blanc que la neige. Le papillon rasa le bord de l’eau de l’étang, esquiva un gros poisson d’un bleu céruléen, puis se perdit derrière les hauts roseaux.

Un monde à part, avait dit Zangsa. Certainement, il était facile d’oublier que la demeure de la Sage Campagnarde se trouvait dans la Cité Céleste.

Irahayami ne pouvait cependant tout à fait apprécier la paix de cet endroit, tout ça à cause du grand tigre qui, allongé à deux mètres à peine, ne le quittait pas des yeux. C’était la première fois qu’il voyait un tigre spirituel d’aussi près et assurément aussi la première fois qu’il en voyait un strié de noir et de vert.

Le tigre ronronna fortement et ferma les yeux de contentement quand, d’une main distraite, sa maîtresse lui caressa la tête. Irahayami ne put s’empêcher de penser à Zangsa en voyant la scène et, amusé malgré lui, il reprit sa tasse de thé en songeant que l’amour que professait la Sage Campagnarde pour ses bêtes était visiblement réciproque. La vieille cultivatrice, vêtue d’une simple tunique brune, hocha la tête, les yeux souriants.

— « Cela me réjouit d’avoir des nouvelles de Nohassi. Ce jeune homme… enfin, il doit bien avoir près de cinquante ans à présent. Comme le temps passe… Quand il était étudiant à l’Académie, c’était déjà un garçon très responsable, mais il n’en faisait qu’à sa tête », rit-elle.

Irahayami reposa sa tasse, fortement étonné.

— « Le commandant ? Il n’en faisait qu’à sa tête ? »

— « Hmm… Il y a une raison à cela. As-tu entendu parler du Centième Festival du Murim organisé par l’Alliance à Shiang ? »

Irahayami hocha la tête : plus de quarante ans plus tôt, ce festival avait pris une telle ampleur que l’Empereur avait même mobilisé les forces impériales, craignant quelque révolution. La Sage Campagnarde reprit :

— « Pendant cette semaine, les compétitions martiales ont eu un tel succès que les arts martiaux sont redevenus à la mode. Le nombre d’élèves, à l’Académie Céleste, a triplé de volume. Beaucoup venaient de clans reconnus dans la société impériale et ils ont tout naturellement voulu garder leurs privilèges au sein de l’Académie, du moins parmi leurs camarades. Et, très vite, la hiérarchie s’est imposée entre eux. Nohassi a protesté plus fort que ses compagnons et est devenu le bouc émissaire de ces chenapans. »

Irahayami n’en revenait pas. Nohassi, le commandant de l’Escouade du Feu Immortel, avait été maltraité au sein même de l’Académie Céleste ?

— « Mais que faisaient donc les professeurs ? », s’indigna-t-il.

— « Le directeur de l’époque était un peu excentrique et il a voulu faire de cette situation une leçon que ses étudiants n’oublieraient jamais : comprenez la nature humaine, leur a-t-il dit, son côté gracieux et son côté vil, et trouvez votre Chemin Vertueux. »

Irahayami fronça les sourcils. Une telle expérience de vie était, certes, de grande utilité, mais cela ne justifiait pas les actions du directeur, qui avait le devoir de protéger ses élèves. La curiosité, cependant, l’avait piqué. Comment Nohassi avait-il réagi ?

La Sage Campagnarde savoura lentement son thé. Irahayami attendit patiemment qu’elle continue. Les yeux laiteux de la cultivatrice ne semblaient se poser sur rien. Était-elle vraiment aveugle ? Selon une rumeur, Za-Urala avait perdu la vue après avoir été empoisonnée. C’était en tout cas ce que Zangsa lui avait raconté une fois. D’après lui, on disait aussi que la Sage Campagnarde avait maîtrisé une technique arcane qui lui permettait de « voir » à travers les yeux de ses bêtes. À ce moment, le tigre s’étira de tout son long en bâillant. Le silence se prolongeait tant qu’Irahayami finit par le rompre.

— « Euh… Sage Campagnarde ? »

— « Oh. Désolée. J’étais perdue dans le passé », s’excusa-t-elle. « Ce thé me rappelle les mois que Nohassi a passés à essayer de dompter un ours spirituel sous ma tutelle. Il n’avait aucun talent de dompteur, mais il savait très bien faire le thé. Même mon époux en buvait volontiers et, pourtant, ce n’était pas un passionné de thé comme moi. »

Irahayami battit des paupières. La Sage Campagnarde avait-elle changé complètement de sujet ou bien… ?

— « Tu veux dire que… Nohassi voulait faire peur aux jeunes aristocrates avec un ours spirituel ? »

— « C’est ce que j’ai pensé au début, mais il m’a détrompée. Vois-tu, il m’a dit, mot pour mot : “Vénérable Sage, je vais être direct. Mon premier jour à l’Académie, un type m’a dit : ici, tu apprendras à ouvrir ton esprit et à comprendre que l’ensemble est fait de détails, qu’un océan n’est rien sans la goutte d’eau, qu’une montagne n’est rien sans une motte de terre. Mais voilà, si le pic s’oublie dans les nuages alors que la montagne se casse la gueule, le pic se casse la gueule aussi. Alors, ces petits nobliaux, j’en ai rien à cirer ; ce que je veux, c’est botter le train du directeur, pour sauver l’Académie. Je vais lui en donner, des Chemins Vertueux !” Hihi. Il voulait sauver l’Académie. Il avait déjà des rêves de grandeur, ce petit. Alors, j’ai décidé de l’aider. »

Irahayami fut encore plus choqué par le choix des mots que par la décision de Nohassi. Mais, tout bien considéré, ne disait-on pas que le commandant de l’Escouade du Feu Immortel venait d’une famille de mercenaires nomades ?

La Sage Campagnarde souriait, très amusée, rien qu’en se souvenant de cet épisode.

— « Je n’avais jamais rencontré de personne aussi mal aimée des animaux que Nohassi. Il s’est même fait mordre par un agneau ! Finalement, je l’ai trompé en lui faisant croire qu’il avait dompté un tigre », dit-elle, souriant au gros félin vert. « Nohassi l’a alors fait entrer dans la chambre à coucher du directeur. Le jour suivant, les étudiants de première année ont été mis sous la supervision spéciale du directeur et les pauvres ont dû subir un tel entraînement qu’ils sont tous devenus de grands compagnons de souffrance. Enfin, ceux qui n’ont pas désisté à mi-chemin, bien sûr. »

Irahayami ne manqua pas d’observer l’ellipse. Qu’avait donc fait le tigre au directeur ?

“Hum. On dirait que cette sage voulait botter le derrière du directeur autant que Nohassi”, commenta Sonju, caché dans la Corne des Nuages.

C’était possible. La Sage Campagnarde ajouta :

— « Mais je divague en parlant des bons vieux temps. C’est à cause de ce thé. Le thé rubis spirituel est le meilleur qui soit. Nohassi tenterait-il de me demander une faveur précise ? Je sais que, depuis lors, il a un rêve bien plus ambitieux que celui de sauver l’Académie. »

Irahayami la regarda non sans curiosité. Un rêve plus ambitieux ? Il fit un geste respectueux de la tête.

— « Je m’excuse si je n’ai pas été clair. Nohassi m’a tout simplement demandé de t’apporter ce thé. Sauf erreur de ma part, il n’a parlé d’aucune faveur et je n’ai pas de message particulier à transmettre. Je te remercie, toutefois, de m’avoir invité, vénérable sage, et de m’avoir consacré ton temps. Le thé était délicieux. »

La Sage Campagnarde avait haussé un sourcil.

— « L’Épée Filante Qui Danse. L’Héritier des Nuages. Le seul cultivateur, que l’on sache, à être né avec l’Océan Vivant Qui Ondule, comme le premier disciple du Fondateur des Nuages. J’oubliais que tu venais d’un clan d’érudits. Ta langue est aussi élégante et précise que tes arts de cultivation. »

Irahayami s’était levé à moitié sous le coup de la surprise, sous les yeux attentifs du tigre. L’Océan Vivant Qui Ondule, avait-elle dit ?

“Sonju ! Ton premier disciple…”

“Dazis avait une grande affinité pour l’eau”, reconnut le vieux cultivateur par voie mentale. “Mais j’ignore s’il avait la même constitution. À mon époque, nous n’attachions pas tant d’importance à la cause et nous voyions davantage les résultats. Et les résultats étaient que mon premier disciple était un génie.”

Malheureusement, ce génie était tombé victime d’un Phœnix du Diable et était mort sous les yeux de son maître impuissant. L’Océan Vivant Qui Ondule, se répéta alors Irahayami, le cœur battant plus vite. Il ne pouvait oublier ce nom. Après tout, les paroles du Dieu du Croc étaient restées gravées dans sa tête. “L’Océan Vivant Qui Ondule”, avait dit le renard des neiges. “Une rare constitution qui peut conquérir l’eau des cieux. À te voir, tu manques encore de compréhension pour te défendre de la glace divine.” Sauf que, depuis son enfance, on lui avait toujours dit que sa rare constitution était celle du Corps du Nuage Sacré.

La Sage Campagnarde pencha la tête de côté.

— « Ai-je dit quelque chose de troublant ? »

Irahayami se rendit compte que sa respiration était devenue irrégulière. Il se calma et expliqua son problème, parlant de sa rencontre avec le renard des neiges sans donner de détails.

— « Hmm. Je vois. Et dire que tu as réussi à parler avec le Dieu du Croc… »

Irahayami grimaça intérieurement. Comment avait-elle deviné l’identité du renard des neiges si facilement ? Le Dieu du Croc n’était pas le seul renard des Plaines Centrales à pouvoir parler… Il y avait Zangsa, aussi, et… peut-être que c’était tout ? La Sage Campagnarde soupira sans perdre sa bonne humeur.

— « Ce beau renard blanc n’est pourtant que légende pour la plupart. Je n’ai moi-même réussi qu’à l’entrapercevoir de loin à travers les yeux d’un aigle. La chance te sourit, jeune homme. »

“Oui, enfin, le jeune homme a manqué mourir à cause de ce maudit renard”, grommela Sonju pour lui-même.

La Sage Campagnarde ajouta :

— « Pour répondre à tes doutes, si tu veux mon avis, l’Océan Vivant Qui Ondule est le nom qu’utilisent les bêtes spirituelles. Le Corps du Nuage Sacré est un nom utilisé par les humains cultivateurs. Mais les deux se réfèrent probablement à la même chose. »

— « Tu veux dire qu’il y a des bêtes spirituelles avec cette même constitution ? »

— « Sans aucun doute. »

Irahayami hocha la tête, songeur. Le nom utilisé par les bêtes spirituelles était étrange. Si cette constitution donnait une plus grande affinité pour l’eau, employer le mot « Océan » était-il plus juste que le mot « Nuage » ? Les deux ondulaient et étaient fait d’eau, mais le premier était plus massif et moins flexible que le second. Maître Zéligar lui avait expliqué que le mot « Sacré » désignait certainement le ki interne, peut-être les arts internes en soi ou l’océan de ki. L’océan, l’eau et le mouvement étaient donc bien présents dans les deux cas. Mais pourquoi « Vivant » ? Voilà le mot qui le troublait. Si l’on parlait de l’océan de ki, assurément, il était vivant. Mais c’était tellement évident qu’il n’aurait pas dû être nécessaire de le mentionner. Y avait-il un sens plus profond ?

La Sage Campagnarde rompit le silence avec un doux rire.

— « La vérité, on ne la trouve que si on la cherche ! Et pourtant, celui qui s’efforce à la voir ne la voit jamais telle qu’elle est. »

Voulait-elle dire qu’à son avis, il s’efforçait trop ? Irahayami hocha à nouveau la tête.

— « Je te remercie pour tes sages conseils. »

— « Je n’ai rien dit de spécial », rit la sage. « Au fait, le jeune qui t’a accompagné jusqu’ici… Il a l’air de bien s’amuser. »

Irahayami se raidit. Il avait été si absorbé par la conversation qu’il avait complètement oublié Zangsa. À entendre la Sage Campagnarde, il n’était pas encore sorti de la Maison des Bêtes. Se promener à l’intérieur sans autorisation de sa propriétaire… Irahayami se redressa en demandant, inquiet :

— « Vénérable sage, Zangsa a-t-il commis une offense ? »

— « Peut-être même plusieurs. »

Irahayami en fut consterné. Il bredouilla :

— « Plusieurs ? »

— « Son concept de propriété est particulier. Il a fouillé la formation runique de mon époux, a effrayé un daim et a l’air à présent de vouloir cuisiner une de mes poules. »

Quoi ?! Irahayami lâcha, incrédule :

— « Zangsa… ? »

Il se leva avec précipitation et frappa son poing contre sa paume en disant :

— « Dans ce cas, avec ta permission, je vais aller le chercher. »

— « Attends, je viens avec toi », dit la Sage Campagnarde en se levant.

Malgré sa cécité, elle descendit de la véranda avec légèreté. À un certain point de cultivation, il était possible de s’orienter en laissant fluer le ki dans l’air. Irahayami était capable d’utiliser cette technique de manière active pour détecter la présence d’êtres éloignés, mais, s’il avait dû l’utiliser de manière constante et dans tous les sens comme le faisait la Sage Campagnarde, il aurait déjà dépensé toute son énergie avant même de savoir par où commencer. Le niveau de compréhension de cette sage le dépassait.

— « Hmm », fit la sage, songeuse. « Penses-tu vraiment que ce renard oserait manger une des poules d’un des cultivateurs les plus puissants de la Cité Céleste ? Une poule spirituelle très rare, qui plus est ? »

— « Je… » Irahayami hésita puis affirma : « Je suis sûr qu’il n’a pas l’intention de manger la poule. »

En tout cas, il l’espérait. Une poule spirituelle très rare… Sa chair devait sentir affreusement bon pour un renard, n’est-ce pas ? Hum.

Comme tous les deux s’éloignaient de la maison, le tigre sur leurs talons, Irahayami jeta un coup d’œil en biais à la vieille sage.

— « Comment… sais-tu que Zangsa est un hybride ? »

— « Un miséreux qui m’admire depuis longtemps m’a tout de suite informée de ce qui s’est passé dans le Croc. »

Un miséreux… Voulait-elle dire un Mendiant ?

— « Je vois. »

Cela était préoccupant. Si les Mendiants étaient au courant pour Zangsa, sa nature n’était plus un secret et sa relation avec la dragonne rouge le plaçait dans une situation délicate. Si l’Œil Renversé venait à l’apprendre, il allait devenir l’une des premières cibles de ces démons cultivateurs… Inconsciemment, Irahayami serra le pommeau de son épée.

— « Ah, était-ce un secret ? », demanda la sage, avançant sur un petit chemin qui bordait l’étang, les mains derrière le dos. « Il s’est transformé devant mon hoazin sans une once de pudeur. J’en ai déduit qu’il n’avait pas l’intention de le cacher. »

Zangsa savait donc qu’il ne servait plus à rien de cacher sa moitié bête pourpre aux hautes personnalités du Murim, dont la Sage Campagnarde faisait partie. Irahayami soupira silencieusement et dit :

— « Vénérable Sage. Zangsa est en effet en partie une bête-démon et il n’agit peut-être pas toujours prudemment, mais c’est un ami de longue date que je chéris particulièrement. Il est venu ici à cause de moi. Si jamais il a mangé ta poule… Euh… Si jamais il t’a offensée, punis-nous ensemble. »

Et, disant cela, il s’inclina plus bas qu’il n’en avait coutume, car il venait de se souvenir d’une histoire la concernant : celle qui racontait comment la Sage Campagnarde avait envoyé ses bêtes dévorer un braconnier pour se venger de la mort d’un de ses chers animaux domptés. Au fond de son âme, il s’écria : Zangsa, je te fais confiance…

— « Hmm », fit la Sage Campagnarde avec une grimace. « L’amitié fabrique des idiots solidaires, disait je ne sais quel philosophe. Rassure-toi. La poule est toujours vivante. » Irahayami soupira de soulagement. La vieille cultivatrice sourit en montrant toutes ses dents parfaitement alignées. « Si elle a été blessée, je me contenterai de dompter le renard-démon et d’en faire ma mascotte jusqu’à ma mort. Je compte vivre plus de vingt ans encore. Mais, si elle meurt, je vous cuisinerai comme Zangsa a cuisiné la poule et mon Tigroulet vous dévorera tous les deux. Promis juré. »

Malgré son ton moqueur, ses paroles n’étaient clairement pas une menace en l’air. Après tout, on disait que la Sage Campagnarde voyait ses bêtes comme ses propres enfants. Sous les yeux émeraude et intenses du tigre vert, Irahayami ravala sa salive et inclina légèrement la tête. Toutefois, il ne répondit pas. Dans le pire des cas, il était prêt à sortir de là en catastrophe avec Zangsa… si la formation runique le leur permettait.

— « Se trouve-t-il loin d’ici ? », demanda-t-il alors.

— « Il est tout près », assura la Sage Campagnarde. Et, se détournant de l’étang, elle désigna le bâtiment juste à côté de l’édifice principal. « Dans les cuisines. »

Irahayami écarquilla les yeux et s’élança vers la porte. Celle-ci était ouverte et il débarqua en trombe dans la pièce. Aussitôt, il vit Zangsa qui posait une assiette sur une table en bois massif, sous le bec salivant d’une grosse poule rouge.

— « Salade d’orties aux bolets sautés ! Alors ? Qui est le chef ? Oh, Irami ! », s’écria-t-il joyeusement en le voyant. « Tu arrives à point. Tu veux manger, aussi ? »

Il lui tendit un plat rempli de bolets. Irahayami eut un mouvement de recul.

— « Non merci… »

— « Mangeons tous ensemble », intervint soudain la voix de la Sage Campagnarde.

Irahayami se paralysa. Manger ensemble ? Les bolets ? Zangsa sourit largement.