Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

54 La Maison des Bêtes

Comme un bain dans le soleil,
Comme un oiseau bat des ailes,
Comme un poisson nage dans l’eau,
Passionnée, libre d’efforts,
Une nouvelle vie éclôt.
Qu’elle glisse, danse, agile,
Et s’élève jusqu’aux cieux !

Za-Urala, la Sage Campagnarde

*

— « Oh, Irami, des bolets-papillons ! Regarde ! Oh, que ça sent bon ! »

Je remplis tout un tissu de bolets avant de rattraper Irami, qui m’attendait depuis le haut de la côte. Il dit :

— « Nous sommes arrivés. »

En effet, le bois s’interrompait là et, en contrebas, dans un creux juste au pied du sommet escarpé du Mont Bienveillant, se trouvait la Cité Céleste.

Elle était plus petite que toutes les autres cités impériales… Enfin, à dire vrai, ses habitants ne se considéraient pas comme des citoyens de l’Empire. La Cité Céleste était une ville de cultivateurs, habitée à l’origine surtout par de vieilles gens du Murim qui s’étaient retirées de la vie vagabonde et même de la vie de leurs Sectes. Au fil du temps, la Cité Céleste était devenue un refuge mais aussi un lieu où les cultivateurs venaient se reclure, parfaire leurs techniques et demander conseil aux doyens. Ainsi, de nombreux anciens étudiants de l’Académie Céleste s’y installaient pour y continuer leur apprentissage. Pas étonnant, donc, que l’endroit me rappelle l’Académie Céleste. Celle-ci n’était d’ailleurs pas loin, à moins d’un jour de course à travers les montagnes.

Je montrai ma récolte à Irami.

— « Tu n’aimes pas les autres champignons, mais tu aimes bien les bolets, non, Irami ? »

Irami regarda les champignons avec une expression de répugnance qu’on lui voyait rarement.

— « Tu peux tous les manger. »

Il commença à descendre la pente vers la cité. Je protestai en le suivant :

— « Mais il s’agit justement de partager et de te faire manger des champignons, Irami, il ne s’agit pas de me goinfrer. Allons ! Tu verras comme les bolets-papillons, c’est bon. Mon grand-père me disait : qui chipote maigrit comme un coyote et perd ses bottes. Naravoul avait des sandales comme moi et pas des bottes, mais… Enfin bon, le fait est qu’il faut manger de tout, Irami. »

— « De tout », répéta mon ami. « D’accord : rajoute de l’oignon et de l’ail, alors. »

Je grimaçai de dégoût rien qu’en m’imaginant un tel gâchis. Je grommelai :

— « Et du chocolat, tant que t’y es. C’est bon, tu gagnes. Je me régalerai tout seul avec une bonne jarre de vin. »

Et je songeai que je devrais trouver un coin où aucun Mendiant n’apparaisse à l’improviste pour voler ma jarre : ces profiteurs m’avaient eu trop de fois en trop peu de temps.

Alors qu’Irami s’engageait dans une rue bordée d’abricotiers, mes yeux s’illuminèrent et je cueillis deux fruits avant d’en passer un à mon ami.

— « C’est gratuit », lui dis-je.

Irami regarda l’abricot, l’air pensif, puis il le croqua. Avait-il, comme moi, repensé à l’épisode de l’abricot dans le Jardin Blanc de Maître Zéligar, huit ans auparavant ? Hé, cette fois-ci, il ne m’avait pas renvoyé le fruit avec, écrit dessus, les mots « ne reviens pas ».

— « Alors ? », demandai-je tout en avançant. « Qu’est-ce que Nohassi t’a demandé de faire ? »

— « Je dois aller rendre visite à une de ses connaissances. »

— « Ho ? »

— « Et lui apporter un sachet de thé spécialement soigné, cueilli et séché par le commandant. »

— « Du thé ? Du thé spirituel ? »

— « Je ne sais pas. »

Nohassi n’avait pas l’air de lui avoir expliqué grand-chose. Enfin bon, s’il ne s’agissait que d’apporter un peu de thé… Je roulai les yeux tout en suivant Irami dans une nouvelle rue, bordée de bambous.

Je ne connaissais pas le commandant de l’Escouade du Feu Immortel personnellement, mais j’avais comme l’impression qu’il n’était pas du genre à envoyer un jeune cultivateur faire ses commissions. Certes, vu sa position, Nohassi n’avait peut-être pas assez de temps libre pour rendre visite à cette connaissance dans l’immédiat, mais une sacoche de thé, ça n’avait pas l’air bien urgent. De deux choses l’une : ou bien Nohassi, embarrassé par la gratitude d’Irami, s’était vu obligé de demander à celui-ci quelque faveur ; ou bien, au contraire, il voulait qu’Irami rencontre cette « connaissance ».

Ma curiosité allait croissante quand, arrivant à une intersection dans la partie sud-ouest de la cité, Irami me demanda :

— « Est-ce que tu sais où se trouve la Maison des Bêtes ? »

Je m’arrêtai auprès de lui, un sourcil haussé.

— « Ne se trouve-t-elle pas au Palais Impérial ? », plaisantai-je. Puis je répétai : « La Maison des Bêtes. La Maison des Bêtes. Ça me dit quelque chose. Mais, Irami, je pensais que tu savais où nous allions. Moi qui te suivais aveuglément… »

Irami eut une très légère moue gênée. Tout d’un coup, nous entendîmes un bruissement de feuilles à notre gauche et nous nous tournâmes. Je vis alors apparaître entre les bambous la tête d’un vieil homme aux yeux complètement blancs. Je fis un bond en arrière de surprise. Il rit doucement.

— « Hohoho ! Les jeunes, vous vous effrayez pour un rien. Hohoho. »

Je soufflai silencieusement. Je n’avais pas senti sa présence, ni son odeur. Je ne m’en étonnai pas, cependant : la Cité Céleste était pleine de vieux cultivateurs de tous bords. Celui-ci était sûrement quelque expert en techniques de discrétion.

Comme nous saluions avec respect, il dit :

— « Vous cherchez la Maison des Bêtes, c’est bien ça ? Vous êtes dans la bonne direction : le portail est tout au bout de cette rue, à droite. »

— « Merci », dit Irami.

Nous allions nous remettre en route quand le vieil homme ajouta, hésitant :

— « Ah, laissez-moi vous dire une chose. Si vous ratez votre chance d’être acceptés, surtout n’essayez pas de forcer votre entrée : le mois dernier, un guerrier en quête de conseils a payé cher son audace et en est ressorti traumatisé à vie. Enfin, vous, vous êtes des ex-étudiants de l’Académie, n’est-ce pas ? Vous saurez, j’espère, éviter les faux pas. » Il sourit. « Que votre après-midi soit fructueuse. »

Ses paroles aiguillonnèrent encore davantage ma curiosité. Qui donc habitait la Maison des Bêtes ? J’étais pourtant certain que quelqu’un m’en avait parlé une fois. Était-ce un professeur ? Maître Ryol ? Ou un camarade de classe ? Sami Gu, pensai-je tout à coup. C’était grâce à ce jeune philosophe passionné des affaires mondaines que je connaissais l’histoire d’à peu près toutes les boutiques célèbres de la Cité Céleste, tavernes incluses. Mais la Maison des Bêtes n’était pas une boutique : j’en fus certain quand nous nous arrêtâmes devant le portail et que je vis, sous le nom de la maison, l’inscription de cinq cercles entremêlés. Je soufflai.

— « Irami ! Ce symbole… »

Irami hocha la tête, les sourcils froncés. C’était le symbole des Cinq Sages de la Cité Céleste. Je me rappelai enfin ce que m’avait dit une fois Maître Ryol il y avait des années, quand je l’avais vu revenir à l’Académie avec de profonds cernes sous les yeux…

* * *

— « Hoho, mon garçon, ton vieux Maître a travaillé dur et ne dirait pas non à un thé. » Quand, au lieu du thé, je lui apportai une tisane de lavande et de tilleul pour un sommeil réparateur, ses yeux s’attendrirent. « Il n’y a pas de meilleure tisane que de voir mon cher disciple prendre soin de ma santé. »

— « Y’a pas de quoi être fier, Maître Ryol », le tançai-je, gêné, en m’asseyant devant lui à la table de ma chambre. En quatre ans, jamais je n’avais vu le maître runiste aussi drainé de ses énergies. Je lui dis : « Un oiseau se pose quand il est fatigué. Surtout les vieux. Qu’est-ce qui t’a empêché de faire pareil ? »

— « Hoho. Si tu veux tout savoir, je suis allé réparer une formation particulièrement compliquée chez la Sage Campagnarde, à la Cité Céleste. La Maison des Bêtes est un vrai monde à part empli de mystères et de légendes. Si un jour tu y entres, jette un coup d’œil à la formation : c’est un des chefs-d’œuvre de la Secte des Esprits. »

— « Ho ? La Sage Campagnarde ? L’une des Cinq Sages de la Cité Céleste ? Tu la connais personnellement ? »

Maître Ryol posa sa tasse vide et je la lui reremplis alors qu’il répondait :

— « C’est la compagne de ton Grand-Maître, feu mon Maître, le Navigateur des Runes. » Je levai brusquement la tête. La Sage Campagnarde était la compagne du célèbre runiste ?! « Hoho, j’ai piqué ta curiosité, je vois. »

Je m’empressai de poser la théière avant que la tasse ne déborde et grommelai :

— « Mais je pensais que le Navigateur des Runes était déjà vieux quand il t’a pris comme disciple. La Sage Campagnarde doit être centenaire. »

— « Hoho. Za-Urala a quatre-vingt-douze ans. Elle vient des Monts-Vérités et, dans sa jeunesse, on la surnommait la Beauté Sauvage. On la voyait souvent entourée de bêtes qu’elle avait domptées, et ces bêtes n’étaient pas n’importe lesquelles : Za-Urala a même apprivoisé un tigre spirituel très particulier. La Sage Campagnarde est la meilleure dompteuse que je connaisse », affirma-t-il en lissant sa barbe.

— « Humph », fis-je, adossé à ma chaise. « Si je comprends bien, elle profite du fait que tu es un disciple de son époux pour te demander des travaux difficiles. »

— « Hoho. Puisque mon cher disciple s’inquiète tant, viens avec moi la prochaine fois : tu comprendras qu’il y a des temples qu’on protège sans penser au prix à payer. »

J’agitai la main.

— « Hoho, merci, mais non, Maître Ryol : mon sommeil est précieux. Et puis, je n’aime pas les bêtes spirituelles. »

— « Oh ? En tant que pratiquant de vaudou, tu préfères les bêtes-démons ? Za-Urala en a dompté, aussi. »

Je le dévisageai, médusé. La Sage Campagnarde avait dompté des bêtes pourpres ? Alors, je me levai et dis :

— « Maître Ryol, tu devrais aller te coucher : tu piques du nez. »

— « Ah, oui, oui, mon garçon. Je finis ma tasse et je file au lit. Bonne nuit », me sourit-il.

— « C’est ma chambre, ici, vieux gâteux. »

— « Ah… C’est sûrement le sommeil qui me fait entendre des mots pas très gracieux ? »

— « Euh… Oui, c’est le sommeil. »

— « Hoho. Je vois. Au fait, comment avance ton rapport ? »

— « Le rapport… ? Ah. J’ai fini le manuel chamanique et je l’ai mis sur ton bureau, comme tu me l’avais demandé à ton départ. »

— « Bien, mais je voulais parler du rapport sur les runes avancées de séclusion. »

— « Ah, ce rapport-là… Que je sache, j’ai encore deux semaines pour le préparer. »

Maître Ryol se leva en posant la tasse vide et s’avança vers la porte de la chambre en disant :

— « Tu n’as plus qu’une semaine. Bonne nuit. Hohoho. »

Je ne pouvais pas en croire mes oreilles. Juste parce que je l’avais traité de vieux gâteux…

— « Vieil humain susceptible », grognai-je en fermant la porte.

“Cinq jours”, me lança Maître Ryol par voie mentale. Je tressaillis, stupéfait. Il s’était déjà éloigné dans le couloir : ce maudit humain avait-il une ouïe de renard ?

Je soupirai, agacé. Les runes de séclusion. J’avais intérêt à m’y mettre dès le petit matin.

* * *

— « Je parie que c’est à cause de ce rapport à rendre que j’ai mis tant de temps à me rappeler le nom de la Maison des Bêtes », grommelai-je, rancunier, après avoir raconté l’épisode à Irami.

Songeur, Irami leva une main vers le portail et frappa.

On mit quelque temps à ouvrir et je commençais à penser que personne ne viendrait quand, soudain, l’un des battants émit un bruit et s’entrouvrit. Nous attendîmes quelques secondes en silence puis échangeâmes un regard étonné. Personne ne venait nous accueillir. Cela signifiait-il que nous pouvions entrer ?

Irami passa la tête par l’ouverture pour jeter un coup d’œil puis se glissa à l’intérieur. J’en fis autant. Dès que je passai de l’autre côté, je cessai d’entendre les bruissements des bambous de la rue, d’une manière si brusque que je compris que nous venions d’entrer dans la formation principale qui protégeait la Maison des Bêtes.

Un chemin pavé, étincelant sous le soleil de l’après-midi, s’avançait puis virait et se perdait derrière les feuillages. De part et d’autre, se dressaient des arbres à l’ombre si dense que même mes yeux arrivaient à peine à percevoir le sous-bois. Je scrutai les alentours, mes sens en alerte. Maître Ryol avait dit que cet endroit était protégé par l’un des chefs-d’œuvre de la Secte des Esprits. Je pariai que ces cultivateurs maniaques de l’art runique ne s’étaient pas contentés d’isoler la maison du bruit. Qui plus est, il était fort probable que le cerveau derrière la conception de cette formation runique ne soit autre que l’époux de la Sage Campagnarde, le célèbre Navigateur des Runes. Cela ne pouvait qu’aviver mon intérêt : non seulement parce que le Navigateur des Runes avait été un runiste reconnu dans tout le Murim mais aussi parce que, depuis que j’avais lu ses Réflexions sur ce qu’est une rune, j’étais tombé sous le charme de sa façon de voir la rune. De fait, il la voyait comme un être vivant qui serait parcouru d’un vortex de ki défini par sa forme certes mais également par les émotions du runiste qui l’avait dessinée. Or, les émotions, d’après mon expérience, étaient la source de tous les liens. Et le lien était la base des arts vaudou.

Un cri d’oiseau m’arracha à mes pensées et nous fit lever la tête vers les hautes branches de l’arbre le plus proche.

“Chers visiteurs, chers visiteurs : suivez le chemin si vous le pouvez !”

Je haussai un sourcil. Un oiseau capable de parler par voie mentale ? Ce devait sûrement être une bête spirituelle, mais j’eus beau la chercher des yeux au milieu du feuillage, je ne la trouvai pas. Par contre, j’entendis nettement les pas furtifs de petits animaux cachés dans le fourré. Les habitants de la Maison des Bêtes nous observaient sans nous quitter des yeux, compris-je, mal à l’aise.

Irami avait repris la marche et je m’empressai de le suivre en l’appelant :

— « Irami, attends-moi ! »

À peine l’eus-je rattrapé qu’il s’arrêta : là, devant nous, se trouvait une jungle de cordes de toutes dimensions, attachées aux arbres, allant d’un côté à l’autre du chemin.

“Courez ou dormez !”, fit l’oiseau invisible depuis un autre arbre. “Courez ou dormez !”

Pourquoi se répétait-il ? Était-ce un perroquet spirituel ? Enfin, manifestement, l’avertissement du vieil homme qui nous avait indiqué le chemin n’était pas sans raison. Cette jungle de cordes, vibrantes de ki, était à l’évidence une épreuve que la Sage Campagnarde avait conçue pour ses visiteurs. J’ignorais à quel point c’était dangereux mais…

— « Quel Sage complique tant la tâche à ses hôtes ? », protestai-je à voix haute. « Eh, le perroquet ! Ça te dérangerait de dire à la Sage Campagnarde que mon compagnon a été envoyé par le commandant de l’Escouade du Feu Immortel pour apporter une sacoche de thé ? »

Soudain, quelque chose me frappa au crâne et je l’attrapai au rebond. Qu’est-ce que… ? Une noisette ? J’entendis un autre cri d’oiseau, semblable à un rire puis sentis un courant d’air derrière moi : j’eus tout juste le temps d’apercevoir une forme vague passer à la vitesse de l’éclair avant qu’elle ne disparaisse à nouveau derrière les feuillages.

“Tu as peur d’avancer ? Tu as peur ? Alors, fais demi-tour !”

Je compris que, s’il ne me parlait qu’à moi, c’était parce qu’Irami s’était déjà engagé dans le jeu de cordes. Malgré les obstacles, il se mouvait avec grâce et assurance. Je vis sa tunique frôler les cordes plus d’une fois, mais quel que soit l’effet de ces cordes, cela ne sembla pas l’affecter grandement. Bon. Tout bien considéré, si l’épreuve avait été trop dure pour Irami, elle aurait été impossible à passer pour la plupart des jeunes cultivateurs en quête de conseils. La Sage Campagnarde n’était donc pas si insociable que ça.

“Ouah, il est doué ! Doué !”, s’écria l’oiseau.

“Hé. Bien sûr qu’il est doué”, répliquai-je, aussi par voie mentale.

Et, suivant le lien, je repérai enfin l’oiseau, camouflé presque parfaitement sur la branche où il était posé. Utilisait-il des techniques de camouflage ? En tout cas, il frémit quand il me vit le regarder droit dans les yeux. Aussitôt, il changea d’arbre, à une si grande vitesse que je le perdis de vue.

“Impertinent, tu m’as vu !”

“Et je te vois encore.”

L’oiseau sursauta et changea à nouveau d’arbre.

“Et là ?”

“Tu es revenu sur le noisetier.”

L’oiseau commençait à paniquer, volant d’arbre en arbre. Je soufflai, amusé.

“Je sais toujours où tu es, le perroquet.”

“Je ne suis pas un perroquet ! Je suis un hoazin spirituel ! Un hoazin !”

“Oh ? Le hoazin, n’est-ce pas l’oiseau souverain de la Forêt des Cristaux, célèbre pour son beau plumage ? Tu avais l’air tout brun.”

“Ça, c’est parce que je me cache ! Mon plumage est le plus beau qui soit !”

“Sur la troisième branche de l’eucalyptus”, répliquai-je.

Je le vis se paralyser.

“Mais comment… ?” Puis il comprit enfin. “Tu me vois chaque fois que je te parle ? Que je te parle ? Que je te parle ?”

Avait-il un écho dans la tête ?

“Zangsa”, dit alors Irami. Il était arrivé de l’autre côté de cet enchevêtrement de cordes. “Ces cordes ont l’air d’avoir un effet sédatif sur le ki. Tu n’as pas à venir si tu ne veux pas. Je ne vais pas tarder à revenir.”

Cet idiot… Pensait-il saluer la Sage Campagnarde, lui donner la sacoche de thé et repartir ? Je croisai mes bras.

“Irami. Je pense que tu te rends compte que Nohassi a voulu t’envoyer ici pour que tu rencontres la Sage Campagnarde. Alors prends ton temps, prépare-lui un thé et partage avec elle tes doutes sur ta méthode de cultivation. Sa perspicacité les éclairera peut-être.”

Irami eut l’air d’avoir reçu un choc. Ne se rendait-il compte qu’alors que Nohassi, en lui demandant une faveur, lui en avait fait une autre bien plus précieuse ? Parfois, tu es dense, mon ami. Sonju intervint :

“Tes doutes ? Mais de quels doutes tu parles, Zangsa ? Irahayami ne devrait-il pas se tourner vers moi s’il a des soucis avec sa cultivation ?”

Le Fondateur des Nuages n’était pas moins dense, hein ?

“Ce n’est pas parce que vos arts cultivés sont les mêmes que sa méthode et sa constitution sont les mêmes”, fis-je, et je me moquai : “Faut-il tout t’expliquer, vénérable Suprême ?”

Sonju souffla par voie mentale.

“Petit impertinent. J’ai formé douze disciples et donné des conseils à plus de gens que tu ne peux imaginer. Mais, assurément, voir les choses sous différentes perspectives ouvre l’esprit et je suis curieux d’entendre les conseils de cette Sage. De mon vivant, les Cinq Sages de la Cité Céleste n’existaient pas. Allons, Irami, laissons ce renard qui s’apeure devant un filet.”

Hah. Avais-je vexé un peu son amour-propre en lui rappelant une évidence ? Et puis, depuis quand Sonju appelait-il mon ami par le surnom abrégé que j’avais moi-même inventé ? Les mauvaises influences… Cependant, l’avoir entendu dire « de mon vivant » avait gâché mon amusement. Ce vieux cultivateur me tapait sur les nerfs chaque fois qu’il s’enterrait avant l’heure.

— « Vas-y ! », assurai-je à Irami à voix haute. « Comme dit le Vénérable, le filet me fait très peur et, en toute franchise, je suis plus intéressé par cet endroit que par la Sage Campagnarde. »

Et j’avais mes raisons pour ne pas la rencontrer. Premièrement, j’étais, pour ainsi dire, un disciple de son cher ami, Maître Ryol. Et deuxièmement, c’était une dompteuse. Mon grand-père m’avait mis en garde plus d’une fois contre les maîtres vaudou qui domptaient leurs bêtes-démons pour que celles-ci leur obéissent et les assistent dans leur métier… Ça m’avait donné des cauchemars.

— « Si je dois sortir d’ici plus tôt que prévu, on se donne rendez-vous ce soir à la taverne de l’Angle Éternel. Ça marche ? », suggérai-je.

Irami soupira puis hocha la tête.

— « À tout à l’heure. »

Il me tourna le dos, continua sur le chemin et disparut bientôt derrière un grand tilleul feuillu. J’ignorais ce qui le turlupinait tant, dernièrement, mais Nohassi devait avoir deviné quelque chose s’il l’avait envoyé ici. Hé. Il semblait qu’Irami avait miraculeusement trouvé une deuxième âme capable de le comprendre un peu.

Une fois seul, je tendis une main imprégnée de ki pourpre et frôlai une corde. Comme je m’y attendais, il n’y eut pas de réaction. Bon. Enlevant mon manteau, je lançai sur un ton amical :

— « Le hoazin au beau plumage ! Si je ne peux pas passer le filet, je peux tout simplement le contourner, n’est-ce pas ? »

“Non, non ! Pour aller voir ma maîtresse, il faut passer sur le chemin ! Sur le chemin !”, insista l’oiseau.

Je souris.

“Ah bon. Tu veux dire que, si je ne veux pas aller voir ta maîtresse, je peux explorer la zone librement ? Et que ta maîtresse ne m’en tiendra pas rigueur ? Super.”

“À quoi tu joues ? À quoi tu joues ? Ma maîtresse dit : les humains, sur le chemin ! Si tu sors du chemin, le tigre te mangera. Il te mangera !”

Ho ? Je ne voulais certes pas devenir le repas d’un tigre spirituel, mais je ne sentais, pour l’instant, la présence d’aucune grosse bête dans les environs.

“Les humains sur le chemin, tu dis ? Alors…” J’avais empaqueté mes affaires pendant la conversation : je me transformai en renard-démon. “Si je ne suis pas un humain, il n’y a pas de souci, n’est-ce pas ?”

Le hoazin émit un bruit de surprise.

“Une bête ? Un humain ? Une bête ?”

“Quelle est la différence ?”, lui répliquai-je, amusé.

Et, sur mes quatre pattes, je m’engageai dans le sous-bois. Le hoazin ne me dit rien. Peut-être était-il parti avertir sa maîtresse… ou le tigre, qui sait.

Le bois n’était peut-être pas aussi riche de végétation que les zones les plus reculées de la Forêt des Roches, mais je tombai vite sous son charme. Je détectai la présence d’écureuils et d’autres rongeurs et j’aperçus un daim spirituel me regardant de loin, entre les arbres. Je ne songeai bien évidemment pas à chasser : j’étais un renard poli et respectueux.

Je m’arrêtai au pied d’un saule et m’assis, les yeux fixés sur le tronc. J’avais suivi plus ou moins l’un des cercles de la formation runique et mon intuition me disait que l’un des piliers se trouvait dans cet arbre. Je plaçai une patte sur une racine et me concentrai, envoyant un léger filet de ki doré. Oh ! Mes oreilles triangulaires frémirent d’excitation. J’avais vite repéré le pilier runique, soigneusement protégé par d’autres runes : rien que l’effleurer m’informa déjà de sa complexité. Et je ne doutais pas que, si je me mettais à l’analyser de manière plus approfondie, le mot chef-d’œuvre ne serait qu’une piètre façon de qualifier cet enchevêtrement méticuleux de runes. C’était un vrai trésor qui protégeait l’immense terrain de la Maison des Bêtes et empêchait tout être vivant de sortir ou de rentrer sans la permission de la maîtresse des lieux.

C’est donc ça, ton temple, Maître Ryol, pensai-je, souriant.

Le Navigateur des Runes avait laissé ce chef-d’œuvre à son épouse comme deux bras embrassant son foyer pour la garder du danger et, en même temps, il l’avait aussi laissé à ses disciples comme dernière leçon. La formation vibrait d’énergie à tel point qu’un instant, mon imagination me fit penser : tant que cette formation tiendra, le Navigateur des Runes sera toujours vivant. Je pariai que Maître Ryol avait pensé la même chose : c’était un sentimental comme moi. Non, attends : venais-je de me comparer à ce vieux barbu ?

Grimaçant, je retirai la patte du saule et m’éloignai. Je n’avais pas l’intention de passer l’après-midi à démêler cette merveille runique : plusieurs mois d’analyse ne m’auraient pas suffi à la comprendre. Et puis, je n’étais pas runiste, moi : j’étais maître vaudou. Ni Maître Ryol ni le Navigateur des Runes n’allaient réussir à me faire dévier de mon amour inconditionnel pour les arts vaudou… Je jetai un dernier coup d’œil plein de respect au saule avant de sauter par-dessus un buisson et de le perdre de vue.

N’empêche que le Navigateur des Runes avait certainement dû aussi maîtriser les arts vaudou, car j’avais senti de très nombreux liens vaudou fusant depuis le pilier, menant sûrement aux êtres vivants de la Maison des Bêtes. Moi inclus. À ma honte, ce n’est qu’après avoir touché le pilier que je m’en étais rendu compte, mais j’avais effectivement été lié à la formation, probablement depuis que j’avais franchi le portail d’entrée. Cela signifiait-il que je ne pouvais pas sortir sans l’autorisation de la Sage Campagnarde ?

Cette pensée me mit si mal à l’aise que je tardai à m’apercevoir que j’étais sorti de la forêt. Là, devant moi, il y avait un étang entouré d’un pré d’herbe verte. De l’autre côté, quelques moutons broutaient. Ils n’avaient pas l’air d’avoir perçu ma présence. Plus près de moi, sur la rive, à l’ombre d’un beau noyer, se prélassait une grosse poule au plumage rouge. Son odeur me mit l’eau à la bouche.

Je m’approchai silencieusement. La poule dormait. Je m’allongeai à l’ombre et posai le museau à moins d’un mètre de ma belle proie. Elle regorgeait de ki doré. Une bête spirituelle ? J’aurais mieux aimé qu’elle ait du ki pourpre, mais bon, comme on dit, à défaut de grives, on mange des merles.

Oups. Je ravalai ma salive. À quoi pensais-je donc ? Si je mangeais une de ses créatures, la Sage Campagnarde allait m’offrir sur un plat à tous les carnivores de la Maison des Bêtes.

J’allais me relever quand la poule, entrouvrant l’œil gauche, me vit, étendit le cou, le replia, referma ses paupières puis les rouvrit. Je repris ma forme humaine et souris.

— « Désolé de t’avoir réveillée. »

J’eus le temps d’enfiler mon pantalon et ma tunique avant que la poule réagisse enfin et lance oralement un « Aaah » étouffé de panique. Puis elle s’écria :

— « Koa ! Je ne rêve pas ! Un intrus ! »

J’étais en train d’attacher mon ceinturon avec toutes mes affaires, mais je suspendis mon geste pour la dévisager, bouche bée. La poule avait parlé ? À voix haute ?!