Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Des heures après, je courais entre les arbres, remontant le Fleuve Central.
J’avais appris beaucoup de choses. Et, pourtant, ces trois démons ignoraient même que leur organisation s’appelait l’Œil Renversé. Ils se croyaient membres de l’Ombre Impériale, une organisation secrète au service de l’Empire, et ils obéissaient aux ordres d’un homme surnommé Zourage. Là, j’avais dû jouer ma carte et j’avais dit sur un ton nonchalant :
— « Zourage… Tu veux dire, ce petit démon bellâtre qui passe ses journées tantôt à boire dans les tavernes, tantôt à se jeter aux pieds de la Démon des Toiles ? »
Le capitaine avait acquiescé. Heureusement, j’avais vu juste : ces trois pauvres diables travaillaient pour l’homme que nous avions vu au Vin Rieur, à Shinziyah, buvant un gobelet de sang avec ses amis — ce même homme qui, lorsqu’Irami s’était transformé en nuage grâce à Sonju pour échapper à la Démon des Toiles, avait ramassé le bracelet et provoqué l’incident chamanique avec Alcace Moyong. Logiquement, il avait aussi trouvé la broche avec le distinctif des Namgath et avait décidé de l’utiliser, non pas pour recevoir de l’argent au moyen d’une rançon, dont il n’avait sûrement que faire, mais pour leurrer Irami et essayer de l’attraper. Encore une fois. Et, pour bien faire les choses, il avait ordonné à ses subalternes d’espionner les allées et venues dans la Maison Namgath pour s’assurer que l’Héritier des Nuages avait bien mordu à l’hameçon, puis il leur avait demandé de séquestrer un des membres de la famille, afin de forcer Irami à se rendre.
Son plan était diabolique, mais il avait beaucoup de défauts. Et c’était très bon signe, car cela voulait probablement dire que l’Œil Renversé n’était pas dans le coup et que, cette fois-ci, Zourage agissait seul. Peut-être pour venger la Démon des Toiles ? Séliel l’avait bel et bien empoisonnée de sa dague, mais je ne savais pas, au juste, si elle en était morte. Et les trois idiots ne la connaissaient que de nom.
En leur parlant, j’avais pu découvrir d’autres points intéressants. De ces trois hommes, deux avaient été des bandits, l’autre, un contrebandier. Condamnés à mort il y avait trois ans, ils avaient été transportés au quartier général de la Cité du Blé, où on leur avait proposé deux choix : la mort ou la rééducation. Ils avaient, évidemment, opté pour la rééducation et avaient suivi « les leçons » — c’est probablement là qu’ils avaient appris à s’inquiéter autant du Bien de l’Empire et là qu’ils avaient été initiés à la cultivation démoniaque. Malheureusement ou pas, leurs résultats n’avaient pas passé la barre d’admission. Du coup, à nouveau, la mort les attendait… mais Zourage était alors intervenu et les avait sauvés en échange de leur loyauté. Et c’est en racontant cela que le capitaine avait paniqué et m’avait supplié de ne pas punir leur patron pour avoir agi sans permission, car son objectif de tuer dans l’œuf la Secte des Nuages était noble, et blablabla. Il avait surtout peur que Zourage les rende à la cour d’exécution s’il apprenait qu’il avait été trahi. Le lui disant franchement, j’avais ajouté :
— « Mais je crains que ce soit lui qui vous ait trahis. Il ne vous reste plus longtemps à vivre. »
Et c’était vrai. Je ne savais pas très bien comment l’Œil Renversé fabriquait ses démons, mais il était clair que ces trois hommes n’avaient jamais vraiment cultivé leur ki. Ils savaient sûrement l’utiliser pour courir plus rapidement ou frapper plus fort, mais ils ne comprenaient pas ce qui se passait à l’intérieur de leur corps. La flamme d’une bougie ne comprend qu’elle se meurt que lorsque la cire disparaît. Pire : leur ki doré continuait à circuler dans leurs méridiens et se heurtait au ki pourpre, et d’une façon bien plus destructrice qu’il ne l’avait fait dans mon propre corps hybride avant que je ne forme mes océans de ki. Je pariais qu’il ne leur restait plus que quelques mois à vivre.
Tout en leur expliquant ces choses-là, j’avais vu leurs expressions stupéfaites, puis incrédules, puis inquiètes, puis fatalistes…
— « Vous avez beau dire, messire », avait grogné le capitaine, « c’est notre patron qui nous a sauvé la vie, pas vous. »
— « C’est vrai », avait renchéri Ozot, le plus idiot des trois. « On mourra tous un jour. Mais, sans le patron, je serais déjà mort. »
— « Mais Zourage ne nous a rien dit de tout ça », était intervenu Marvini, l’ancien contrebandier et le plus dégourdi des trois. « Grand Démon. Est-ce que y’aurait pas moyen de guérir ? Je suis prêt à vous servir. »
— « Guérir… dans quel sens ? Veux-tu devenir un vrai démon ? Ou veux-tu redevenir comme avant ? »
— « Je… »
Le contrebandier avait hésité. Les trois s’étaient mis à me regarder avec espoir. Cela ne répondait pas à ma question mais…
— « Hmm. Dans tous les cas, si vous voulez vivre, rendez-vous à l’auberge des Jonquilles Filantes, à Shiang. »
C’était un repère de l’Alliance du Murim qui s’occupait de cultivateurs problématiques : j’étais sûr que les membres prendraient bien soin de ces hommes. Et si jamais j’arrivais à trouver une vraie cure à leur problème, qui sait, peut-être qu’ils pourraient vivre un peu plus longtemps et changer leur mode de vie.
Alors que je remontais, seul, le Fleuve Central sur la rive nord, je me demandai si ma gentillesse envers ces trois criminels n’avait pas excédé mon bon sens. En tout cas, j’avais laissé le contrebandier à la charge de ses deux camarades : malgré leur âme de bandit, après tant de « leçons », ces deux types avaient du mal à faire passer leur propre vie avant les ordres de leur patron sauveur, qui œuvrait si généreusement pour l’Empire. Marvini, le contrebandier, pensait cependant les raisonner, alors je leur avais laissé la vie sauve. J’étais, au cas où, repassé chez les Namgath et je m’étais glissé dans la chambre même du père d’Irami pour lui dire :
— « Gare à toi, mon père. De méchants loups pourraient essayer de venir kidnapper ton petit-fils Hetmoun. Tu ferais bien de demander à tes gardes de faire leur travail, surtout cette nuit. J’ai réussi à passer sans même faire trop d’effort pour qu’ils ne me voient pas. Je devrais peut-être en profiter pour chiper quelques livres dans votre célèbre Tour des Archives… peut-être une nouvelle d’arrivistes ou un roman dramatique de mariage forcé entre un nuage et un Lion Noir… mais qui se termine bien », finis-je en souriant.
Assis sur son lit, le père d’Irami m’avait dévisagé, médusé.
— « Toi ! Qui es-tu ? »
Sans surprise, il n’avait pas reconnu le chamane qui avait guéri son fils, des années auparavant.
— « Hoho. Je ne suis qu’un Sage Ivrogne. Sur ce, veille bien sur ta famille : je veillerai sur la mienne. »
Le Namgath avait appelé les gardes, mais, avant que ceux-ci n’arrivent, j’étais déjà parti.
Quand j’arrivai au point de rendez-vous marqué sur la carte que m’avait donnée Simalohan, le jour venait de se lever. Le courant d’air qui suivait le fleuve m’apporta aussitôt l’odeur d’au moins une dizaine de personnes. Or, d’après le « capitaine » qui m’avait tout raconté, Zourage n’était censé être accompagné que de quatre autres démons. Et mince. Les choses s’étaient-elles compliquées ?
J’accélérai le rythme. Je dus m’éloigner du fleuve, qui descendait en cascadant bruyamment sur une paroi rocheuse abrupte. Trouvant un endroit plus propice pour passer, je grimpai la petite falaise sans ralentir à peine. Une fois en haut, mon regard se fixa sur les silhouettes qui se mouvaient, au loin, de l’autre côté du fleuve. Je m’approchai, sans bien comprendre ce que mes yeux me montraient. Puis, arrivé auprès de la rive, je commençai enfin à saisir la situation.
Zourage et ses quatre complices avaient été maîtrisés et ligotés. Et ce par une dizaine de cultivateurs qui venaient très probablement de…
— « L’Alliance ? », fis-je tout haut, surpris.
— « Fé, si c’est pas notre démon ivrogne ! », fit soudain une voix joyeuse derrière moi.
Je sursautai. J’avais été tellement concentré sur la scène au-delà du fleuve que je n’avais pas perçu la présence des deux Mendiants.
— « Zalda, Lenn ! », saluai-je, me remettant vite de ma surprise. « C’est Irami qui a averti l’Alliance ? »
— « Fé, tu rigoles ? », souffla Zalda en s’arrêtant à mes côtés. « Ce type s’envole à sa guise sans rien demander à personne, fé. C’est son frère qui a envoyé une lettre à l’Alliance. »
Oh. Son frère. C’était logique. À peine la lettre de rançon reçue, Simalohan avait contacté l’endroit le plus proche et le plus à même de résoudre le problème : l’Alliance du Murim. Mais cela voulait-il dire que les Namgath n’avaient jamais eu l’intention de payer de rançon ?
Je repérai Irami en train de parler à un homme aux cheveux aussi écarlates que ceux de Yelyeh. Je l’avais déjà vu plus d’une fois à l’Académie Céleste : c’était Nohassi, le commandant de l’Escouade du Feu Immortel. Je n’arrivais pas à bien distinguer l’expression d’Irami, mais je devinais son embarras et son émotion de revoir le cultivateur qui l’avait déjà sauvé des griffes de la Démon des Toiles.
J’esquissai un sourire, m’assis sur l’herbe de la rive, sortis ma jarre de vin et la débouchai. J’étais assoiffé et je pris une longue gorgée avant de demander :
— « Sinon, ça va ? »
— « Ça va », répondit Lenn.
— « Par contre », dit Zalda, « toi, Sage Ivrogne, tu as de gros soucis, fé. »
Je haussai un sourcil, étonné.
— « Lesquels ? »
— « Fé, je te le dirais bien, mais j’ai la gorge sèche. »
Je soufflai et gardai la main bien accrochée à ma jarre.
— « Békap m’a déjà volé une jarre de vin d’abricot spirituel. Tu as un fleuve à deux mètres. »
— « L’eau du Fleuve Central me reste dans la gorge, fé. »
— « Si tu avalais, ça ne t’arriverait pas. »
— « Égoïste. »
— « Mendiante. »
Puis je tournai la tête vers Lenn, qui s’était assis juste à mes côtés. Je lui adressai une moue soupçonneuse. Lui aussi, il voulait du vin ?
Alors, le regard perdu dans les eaux du fleuve, Lenn lâcha, songeur :
— « N’empêche que le Murim, fé, est en effervescence depuis une semaine. »
Une semaine. C’était le temps qui s’était écoulé depuis l’épisode de la Lance des Glaces. Je soupirai et bus une autre gorgée. Ces deux Mendiants tenaient vraiment à piquer ma curiosité. Lenn ajouta :
— « En une seule semaine, fé, trois reliques retrouvées, c’est un record. Fé, manquerait plus que notre Suprême retrouve la sandale perdue de Mougoum. »
Zalda éclata de rire.
— « Ça serait le comble ! »
Je les regardai tour à tour. Des reliques perdues avaient été retrouvées en plus de la Lance des Glaces ? Je pris une autre longue gorgée puis baissai les bras et dis :
— « Quelles reliques ? »
Les deux Mendiants m’observèrent avec une telle intensité qu’un instant, je crus qu’ils étaient en train de se payer ma tête. Alors, Zalda demanda :
— « Fé, tu n’es vraiment pas au courant ? » Elle vola ma jarre tout en rajoutant sous mon regard interrogateur : « Pourtant, fé, l’Alliance pense le contraire. »
— « La Boussole et le Papillon des Flammes », ajouta Lenn. « La première a été déposée à l’entrée de la Secte des Deux-Pôles. Et fé, la nuit suivante, l’épée s’est écrasée depuis le ciel contre le toit de la belle Maison du Thé qui s’avance sur le Lac des Immortels, et les disciples du Papillon Blanc ont mis des heures à éteindre les flammes, qui semblaient vouloir tout dévorer comme un dragon, fé. »
— « Comme un dragon, fé », répéta Zalda.
Hum. Si ce qu’ils disaient était vrai… Quelle mouche avait piqué Yelyeh ? Pourquoi tout d’un coup rendre de vieux trésors qu’elle gardait dans sa cave comme un antiquaire désordonné ? Assis entre les deux Mendiants, je haussai les épaules.
— « Hoho. Je vois. Les Deux-Pôles et les Papillons Blancs doivent être aux anges. Mais vous qui êtes de bons Mendiants, vous savez qu’un cadeau tombé du ciel est un cadeau qu’on prend sans demander qui l’envoie. La meilleure aumône est anonyme », ajoutai-je en me levant.
Zalda et Lenn sourirent et la première s’allongea sur l’herbe avec la jarre en disant :
— « Moi, fé, quand un renard me donne du vin, je ne lui demande pas d’où il vient. »
Sa repartie, qui disait tout, m’amusa et me toucha en même temps. Lenn ajouta :
— « Mais, fé, l’Alliance, elle, voudrait bien savoir si les reliques vont continuer à tomber du ciel à ce rythme. »
— « Voilà tes gros soucis », termina Zalda.
Je me fis songeur. Je comprenais que l’Alliance du Murim veuille m’interroger à propos de Yelyeh, mais je savais aussi qu’elle n’allait jamais user de sa force pour m’y obliger, car autrement… Je souris et saluai à la façon du Murim, mais avec l’élégance d’un agent impérial, en répliquant :
— « Merci, Zalda. Merci, Lenn. Mais vous pouvez dire à ces bons cultivateurs que je ne sais pas encore lire l’avenir dans les étoiles ni dans les tasses de thé et qu’on raconte que, c’est en tapant très fort contre la terre de son sabot de taureau, que Rozumuyah, Dieu de la Force, fit trembler jusqu’au ciel, qui lui envoya un tapis de nuages noirs, aussi noirs que les cheveux du futur Suprême des Nuages. »
Et, avec ces dernières paroles, je me cachai confortablement derrière tout l’espoir qu’Irami inspirait à ces cultivateurs énamourés de la Secte des Nuages et de ses belles histoires passées. Ils n’allaient certainement pas faire la bêtise de me manquer de respect et de risquer de se mettre à dos Irami, n’est-ce pas ?
J’avais d’abord pensé utiliser mon ki et traverser le fleuve pour aller à la rencontre d’Irami… mais je changeai d’avis. Maintenant que tout était arrangé et que le temps avait apaisé les esprits, Irami voulait peut-être revenir chez lui et passer quelque temps avec sa famille. Or j’avais déjà repoussé la mission que m’avait donnée Yelyeh d’une semaine. Si je tardais trop longtemps, qui sait, peut-être que les alchimistes partiraient d’Osha et brouilleraient les pistes, emportant avec eux le Chaudron Astral, si tant est qu’ils le possèdent. Et j’aurais failli à la première tâche que m’avait jamais donnée Yelyeh.
Les mains derrière la tête, je lançai aux Mendiants :
— « Maintenant que tout est dit et réglé, ce chamane s’en va remplacer le vin qu’on lui a volé. »
Zalda avait déjà fini la jarre. Elle haussa un sourcil.
— « Et, fé, le futur Suprême des Nuages ? Tu ne lui dis rien ? »
— « Hmm. » Je souris. « Les nuages arrivent toujours un jour. »
Et je m’éloignai de la rive, vers le nord, en ajoutant intérieurement : et je suis sûr qu’ils ne tarderont pas à venir.
* * *
Les « nuages » arrivèrent bien plus tôt que prévu : cette même après-midi, Irami me rattrapa alors que je n’étais même pas arrivé à Shiang et que je dormais, allongé dans la charrette cahotante d’un bon paysan qui avait bien voulu me transporter. Quand je me réveillai, je perçus une douce odeur de rosée et, envahi par un sentiment de paix, le visage caché sous le grand chapeau de paille sombre de la vendeuse de la Cité du Blé, je suivis un moment le bruit des sabots du cheval qui tirait la charrette et écoutai le paysan fredonner la chanson du Jeune Fils Laboureur parti devenir riche et revenant les mains vides pour découvrir le plus grand trésor de tous, le trésor de son foyer…
Alors, je fis glisser mon chapeau, ouvris les paupières et vis Irami assis dans la charrette, à mes côtés, les yeux posés sur les lointains nuages blancs du sud. Je m’assis et me pinçai les joues.
— « Je rêve ? »
Comme Irami ne répondait rien, je lui pinçai une joue, je croisai son regard et je souris.
— « Je ne rêve pas ! Et le cheval ? »
— « J’ai laissé Guenille avec Lenn et Zalda », répondit-il avec calme, « et j’ai couru jusqu’ici. »
Il avait couru vingt bons kilomètres, juste pour me retrouver plus vite ? Son geste d’amitié était aussi émouvant qu’embarrassant. Je demandai :
— « Et ta famille ? »
Il me jeta un coup d’œil avant de hocher sereinement la tête.
— « Tous vont bien. D’après deux hommes de l’Alliance postés à la Maison Namgath, ils auraient été protégés d’une tentative de séquestration grâce à un certain flûtiste chamane. »
“Un flûtiste ingénu”, ajouta Sonju depuis la Corne des Nuages.
Je me troublai puis fis claquer ma langue.
— « Pourquoi ingénu ? »
“Parce ces trois démons qu’il a laissés partir n’ont pas changé leurs chemins”, répondit Sonju.
— « L’Alliance les a arrêtés à temps et les a emmenés pour les interroger », ajouta Irami.
Je m’assombris. Ces trois démons avaient essayé de kidnapper Hetmoun malgré tout, même en sachant qu’il ne leur restait que peu de temps à vivre ? Je me rallongeai en grommelant :
— « Soit. Je ne comprendrai jamais les humains. Mais quoi ? », ajoutai-je avec une moue. « Des membres de l’Alliance protégeaient déjà la maison, alors ? Ils m’ont suivi et ont tout entendu ? Ces cachotiers… Ils auraient pu me filer un coup de main. »
À cause de ça, j’avais dû utiliser une bonne quantité du précieux ki pourpre de mes boucles d’oreille…
Irami secoua doucement la tête.
— « Ils ont dû penser que tu n’avais pas besoin d’aide. »
— « Ha. Ils voulaient peut-être voir si une certaine dragonne volait à mon secours. Qu’ils rêvent toujours. »
— « Mm, j’en doute. Mais, Zangsa… Est-ce vrai que tu as promis à ces trois hommes de les sauver des arts démoniaques ? »
— « Hein ? Pas exactement. Mais je me suis dit qu’avec le Chaudron Astral, peut-être… » Je fronçai les sourcils, réfléchis et avouai : « Je voulais au moins leur donner une lueur d’espoir. »
— « À des bandits ? »
— « Hum. Peut-être que je suis vraiment ingénu », concédai-je. « Désolé. »
En effet, si l’Alliance n’avait pas été là, sa famille, même avertie, aurait été en danger à cause de ma clémence — leurs gardes n’étaient, après tout, pas des cultivateurs. Irami eut l’ombre d’un sourire.
— « Le Moine Rayonnant disait : seuls conservent leur humanité ceux qui sont prêts à prendre des risques. Merci, mon ami », ajouta-t-il à ma surprise, puis son regard se perdit à nouveau vers le ciel.
À son ton, je devinai sa bonne humeur. Irami était bien content que tout se soit bien terminé. Je jetai un coup d’œil à la broche de sa mère, qu’il avait soigneusement repiquée à sa ceinture. Elle était accompagnée d’une autre broche très semblable, sur laquelle était gravée la Tour Bleue des Archives. J’esquissai un sourire. Un cadeau de son père, probablement ? Au moins, cette fois, Irami ne partait pas de son clan en coup de vent mais avec la bénédiction de sa famille.
Je posai mon grand chapeau sur mon genou replié et le fis tourner.
— « Oh. Irami », dis-je, rompant le silence, « ton neveu, je l’ai vu hier, et devine quoi : j’avais déjà rencontré le petit Hetmoun il y a deux ans. »
Irami hocha la tête.
— « Il m’en a parlé. »
— « Ah bon ? »
— « L’Onychophore. »
— « Ah bon. »
Je remarquai son amusement et je décidai de le taquiner à mon tour :
— « Irami, pour tout te dire, quand je l’ai revu, hier, j’ai pensé : ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau, ces deux-là. Tu es sûr que c’est ton neveu et pas ton fils caché ? Et tu l’as refilé à ton grand frère pour aller gambader dans les montagnes et cultiver sur les nuages. Oh, que tu es coquin, Irami… Pauvre Hetmoun ! »
— « Zangsa », protesta Irami. « N’insulte pas ma famille. »
— « Hé. D’accord, je me tais. Je sais que tu es le nuage le plus vertueux qu’il y a sous le ciel, Irami. On ne chante pas assez tes exploits. Mais, tu diras, ce sont justement les exploits passés sous silence qui sont les plus précieux. » La charrette cahota. Je marquai une pause puis dis : « Au fait, cette illusion dans laquelle l’Ogre du Jeu t’a emprisonné, avant-hier… Qu’est-ce qu’il voulait dire par “un bref moment paradisiaque” ? »
Irami détourna le regard vers l’ouest.
— « Hé », protestai-je. « Ne fais pas comme si tu ne m’avais pas entendu… Irami… »
— « J’étais dans une aire de jeu étrange », me coupa alors Irami. « Avec des tobogans dans le ciel, des ballons d’eau et des piscines de nuages. Voilà tout. »
Je ne m’attendais pas à une telle réponse. Je m’imaginai Irami, tout serein, en train de jouer à glisser entre des nuages blancs… Je partis d’un grand rire.
— « J’aurais voulu voir ça ! »
Il ne répliqua pas. Hoho, était-il si embarrassé d’avoir pris plaisir à jouer dans une illusion ? En tout cas, l’Ogre du Jeu avait de l’humour. Irami, l’Héritier des Nuages, jouant au ballon dans les nuages…
— « Et mince, j’aurais vraiment voulu voir ça », répétai-je, plus pour moi-même.
Irami émit un simple « hum ». Je souris, puis je me rappelai alors une chose.
— « Irami, mon ami. » Je levai une main, lui tendant un objet. « Me ferais-tu l’honneur d’accepter ce cadeau ? »
C’était un bracelet assez semblable à celui qu’Irami avait perdu le mois dernier, sauf que… Je montrai mon propre bracelet, identique, en expliquant :
— « Cette fois-ci, je n’ai pas utilisé mes cheveux, mais deux crins de grande licorne spirituelle. »
— « Une grande licorne ? », s’étrangla Sonju, médusé.
— « Ne sois pas si surpris, Sonju : tu étais avec moi quand j’ai cueilli les crins dans la Forêt des Elfes. » À vrai dire, je les avais ramassés sur les mûriers sauvages en croyant que c’étaient des crins de licorne ordinaire, mais, en les manipulant, j’avais vite compris que la quantité de ki qu’ils contenaient était bien trop importante. J’eus un petit sourire satisfait. « Du beau matériel. Un coup de veine. J’ai renforcé le lien qui les unissait et je suis assez content du résultat. »
Irami hésitait encore.
— « Désolé, Zangsa, mais n’est-ce pas un peu du gâchis ? Le crin d’une grande licorne spirituelle… »
— « Toi qui aimes tant Armoïdes la Licorne, Dieu de la Plénitude, ça t’ira à la perfection, Irami », lui assurai-je sur un ton léger. « Et puis, ce lien nous sera utile. Surtout quand tu disparais sans avertir. Un groupe de quêteurs où la tête se perd va savoir où, ce n’est pas sérieux, Irami : compte sur moi pour te ramener à la tanière. »
Irami détourna les yeux, songeur.
— « C’est pourtant toi qui es parti sans avertir, cette fois-ci. »
— « Aïe… »
C’était vrai. Irami sourit alors très légèrement et il tendit la main vers le bracelet.
— « Merci, Zangsa. Mais je te corrige sur une chose : je ne suis la tête d’aucun groupe. »
Hé. Je jouai avec le bracelet.
— « Tu le veux vraiment ? C’est cher, un poil de grande licorne. Tu trouves pas ça aux enchères tous les jours… »
— « Garde-le, alors. »
— « Eh, Irami, je rigole ! Tiens, ne me le refuse pas, j’y ai mis tout mon cœur et mes dons de maître vaudou… »
Je lui mis le bracelet dans la main. Il l’observa un long moment, puis il dit avec calme :
— « Avant d’aller à Osha, il faut que je passe à la Cité Céleste. J’ai promis à Nohassi. »
— « Oho ? Tu fais les commissions du commandant de l’Escouade du Feu Immortel, maintenant ? »
— « J’ai insisté pour lui rendre une faveur », expliqua Irami.
Bon. Je pouvais comprendre son désir de lui rendre la pareille. Je haussai les épaules.
— « D’accord. Je pensai traverser les Montagnes d’Argile de toute façon. La Cité Céleste est sur le chemin. »
Et, me levant pour aller m’asseoir d’un bond auprès du paysan de la charrette, je me mis à chanter la chanson du Jeune Fils Laboureur :
Oh, mon foyer aux blanches ailes
De ma jeunesse !
Ne m’as-tu point montré ta sagesse
Quand je courais pieds nus dans tes champs, et si belles
Tournoyaient tes hirondelles !
Le paysan se remit bien vite de sa surprise et, riant, il se joignit à mon chant, d’une belle voix de stentor.
Ah, si j’avais pu, ma mie,
Détourner mes pas des terres inconnues
Et aller te cueillir sur la rive voisine
Comme on cueille une pomme,
Doucement mais sans lâcher prise !
Nous enchaînâmes les chansons traditionnelles, il m’en apprit plusieurs et nous chantâmes tous deux tant et si bien que le chemin se fit diablement court. Nous aperçûmes alors au loin la ville de Shiang et, avant d’y arriver, Irami et moi descendîmes et remerciâmes le paysan de la charrette — je le saluai comme on salue un maître, car cet homme connaissait plus de chansons traditionnelles qu’un ménestrel. Alors, il agita les rênes et la charrette s’éloigna, accompagnée du sifflotement tranquille de son conducteur. Seuls, Irami et moi prîmes la direction du nord, vers la longue route zigzagante qui gravissait le Mont Bienveillant jusqu’à la légendaire Cité Céleste, berceau des Immortels.