Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

51 La Cité des Arts Martiaux

Ayant juste eu vent de la rançon fallacieuse, le Suprême des Mendiants, installé à la Cité du Blé, envoya un de ses membres nous intercepter pour nous faire une proposition : il voulait bien prêter à Irami un de ses chevaux spirituels qu’il chérissait tant en échange d’une promesse : informer leur Secte pendant un an de tous les événements intéressants qu’il observerait dans ses voyages.

L’Épée Filante Qui Danse n’y pensa pas à deux fois et accepta. Le cheval spirituel, du nom de Guenille, était sorti des étables comme la foudre et, le voyant vite disparaître au coin de la rue, je me dis qu’Irami allait sûrement arriver à temps… s’il parvenait à contrôler la bête.

Il n’empêche que… Certes, un cheval spirituel n’était pas facile à trouver ni à louer et l’aide du Suprême des Mendiants venait à point, mais… ces Mendiants étaient quand même un peu gonflés de profiter ainsi des craintes d’Irami. Je ne manquai pas de le dire à Zaï le Fouet Foudroyant, le Mendiant qui nous avait interceptés et menés à l’étable : c’était le second du Suprême des Mendiants. Zaï se gratta les oreilles en disant :

— « Je suis un peu dur d’oreille. Tu disais ? »

— « Va au diable. »

Je me rappelai bien que, lors de mon Tour des Sectes, Zaï s’était vanté précisément de son ouïe fine, qu’il perfectionnait grâce à une technique de ki héritée de sa famille.

— « Ah, au fait », fit Zaï tout en donnant à manger une carotte à l’autre cheval spirituel de sa secte, Haillon, qui était resté dans les étables. « Si tu veux rattraper l’Épée Filante Qui Danse, Haillon est libr… »

— « Tu veux ma mort ? Non, merci. Je le rattraperai en courant. »

— « Sur tes quatre pattes, peut-être ? »

Je me paralysai un instant. Même si je m’étais transformé en renard-démon devant quelques Lancières, j’avais cru que la Suprême des Glaces ne laisserait pas une information personnelle fuiter ainsi. Se pouvait-il que les Mendiants osent espionner la Secte des Glaces de l’intérieur ? Non, c’était peu probable : s’infiltrer dans une Secte était un crime grave. Et si l’information était une simple rumeur, Zaï n’aurait pas parlé si franchement. Quant à la Démon des Toiles, si elle était encore vivante, je doutais qu’elle ait voulu partager sa proie avec d’autres démons cultivateurs de l’Œil Renversé. C’était donc très probablement la Suprême des Glaces qui avait divulgué cette information. Cependant, le fait qu’elle ait décidé de le faire montrait qu’elle ne me faisait pas confiance. Pire, maintenant que les cultivateurs de l’Alliance du Murim connaissaient ma relation avec Yelyeh, ils n’allaient certainement pas manquer d’observer mes mouvements de plus près. La dragonne m’avait prévenu. Si seulement je ne m’étais pas transformé en renard… Enfin bon, ce qui était fait était fait.

Je fis claquer ma langue sans quitter Zaï des yeux. À son honneur, savoir que j’étais un renard-démon hybride n’avait pas l’air de le troubler plus que ça. Le Fouet Foudroyant ajouta, curieux :

— « Tu peux courir à quelle vitesse sous l’autre forme ? »

Quoi ! Il essayait déjà de me soutirer des informations ? La déformation professionnelle des Mendiants était effrayante. Je soufflai en faisant un geste de la main et répliquai :

— « T’as qu’à me suivre pour le découvrir. »

Et j’allais partir quand, soudain, une voix m’appela par mon nom. C’était Malou qui courait à ma rencontre.

— « Sage Ivrogne ! Zangsa ! »

— « Noble Renard. Qu’y a-t-il ? », m’inquiétai-je.

Malou reprit son souffle puis expliqua :

— « Je suis allé demander à Ratzar pour confirmer. La rançon, c’est bien dans deux jours. Où est Irahayami ? »

— « Il est déjà parti. »

Puis j’esquissai un sourire. Malou était venu en courant rien que pour me dire ça ? En tout cas, ses paroles m’avaient rassuré : cela voulait certainement dire qu’Irami allait arriver à temps. Je saluai avec respect.

— « Merci, Malou. Rien ne bat la noblesse d’un renard. »

Et, avec ces mots, je nous complimentais tous les deux.

J’avais perdu de vue Irami depuis le début et je ne risquais pas de le rattraper, mais je m’élançai quand même hors de la Cité du Blé.

* * *

Je foulai de mes quatre pattes les Collines des Décharnés, mes affaires bien empaquetées sur mon dos. Je ne dus contourner que deux villages de chasseurs : les collines, pourtant situées en plein milieu de l’Empire et entourées de grosses cités impériales, étaient quasiment inhabitées. Et pour cause : les Collines des Décharnés étaient une aire protégée réservée aux personnalités impériales, qui puisaient de là la viande qui atterrissait dans leurs assiettes. L’Empire n’en était heureusement pas le seul souverain : ces collines donnaient refuge à de nombreuses grandes bêtes dorées et étaient un lieu de passage pour les bêtes pourpres qui migraient au printemps pour atteindre les Monts-Vérités du sud et les plaines de la Province des Brumes.

Je croisai d’ailleurs un loup pourpre solitaire, qui hurla joliment en me voyant. Hum. Je ne suis pas de ton espèce, le loup.

Et je continuai à avancer vers l’ouest, entre les collines parsemées d’arbres. Ce n’est qu’à l’aube que je les quittai et atteignis un affluent du Fleuve Central. Après avoir bu quelques gorgées de ma langue râpeuse, je jetai un coup d’œil vers le nord, vers la Cité de Shiang. On l’appelait aussi la Cité des Arts Martiaux, car elle était devenue, depuis bien avant la formation de l’Empire Démocratique, le nid de nombreuses écoles qui enseignaient des techniques martiales. C’était aussi le point de rencontre de nombreux cultivateurs errants et d’autres vagabonds et quêteurs. La Guilde des Quêteurs Mercenaires de Shiang était peut-être bien la plus dynamique de tout l’Empire.

J’hésitai puis je retrouvai mon corps humain et me dirigeai vers la ville. Juste un court détour. Shiang en valait la peine.

Je connaissais plutôt bien la ville : c’était là que l’Académie Céleste faisait presque tous ses achats, que ce soit pour du matériel ou des vivres qu’elle ne pouvait pas se procurer sur place. Quand j’étais enfant, mon grand-père Naravoul avait pourtant toujours évité la ville en disant :

“Petit, garde-toi de rester à Shiang plus d’une nuit. C’est truffé de bagarreurs égarés qui se prennent pour des chevaliers vertueux. Des charlatans de tout acabit. Ils donnent plus d’ennuis qu’ils ne rapportent d’argent.”

Je comprenais son point de vue, mais il n’empêche que j’aimais bien voir tous ces humains bigarrés et mystérieux se promener avec leurs armes, leurs symboles qu’eux seuls connaissaient et leurs principes pas toujours bien définis.

D’un pas nonchalant, je passai par la Rue des Tavernes. Je m’arrêtai pour laisser « passer » un grand chauve costaud qui avait été éjecté d’un coup de poing. Je regardai l’auteur de l’attaque, un jeune blond, puis mes yeux remarquèrent avec étonnement le jeune homme assis à une petite table juste derrière. Il dessinait sur un papier et il était tellement concentré qu’un volcan aurait pu éclater à côté, il ne s’en serait pas aperçu. Je souris joyeusement.

— « Louyi ! »

Contournant lestement la bagarre, je m’approchai de mon ancien camarade de classe. En presque un an et demi, certaines choses avaient changé en lui : ses cheveux bruns frisés, d’habitude si longs et ramassés en queue-de-cheval, étaient à présent libres et coupés court ; son teint blanc s’était hâlé ; et ses habits à la couleur d’ivoire, qu’il avait tissés comme nous tous pendant la septième et dernière année de l’Académie, semblaient avoir été raccommodés plus d’une fois et éclaboussés par quelque liquide noir qui ne partait pas au lavage.

En entendant son nom, le jeune peintre Moyong leva ses yeux d’un vert émeraude en les clignant, comme s’il revenait de quelque monde lointain, puis il les écarquilla.

— « Zangsa ? »

Il montra alors toute sa joie de me revoir, nous nous étreignîmes comme des frères et il m’invita à un repas. J’esquivai le jeune blond qui tombait à la renverse sous la riposte du chauve puis dis :

— « Avec plaisir ! Alors ? Comment se passe ton tour artistique ? Tu es plus bronzé qu’un bandit du désert ! »

Tandis que nous nous rendions à une autre taverne plus tranquille, Louyi me raconta ses aventures, avec son style concis, sans fioritures. Il était d’abord allé à la Province des Ravins, au nord, et avait dessiné ses belles montagnes, puis il avait descendu la vallée jusqu’à la Mer des Eaux d’Ébène, avait construit un radeau et avait pris le large. Un orage l’avait rejeté sur les rives de la Forêt-Démon, où il avait failli perdre la vie en essayant de sauver ses dessins, emportés par un coup de vent en direction de la tanière d’une licorne-démon.

— « Crois-le ou non », dit-il après avoir remercié le serveur pour la nourriture, « la licorne-démon a vu mes dessins, elle m’a parlé par voie mentale et elle m’a demandé de la dessiner tout entière. »

Il me regarda, l’air de se demander si je le croyais. Je mâchai énergiquement ma patte de poulet, avalai puis dis :

— « C’était une licorne-démon narcissique. »

— « Hmm. Tu ne me crois pas. »

— « Si, je te crois, Louyi. Mais, et le dessin de la licorne ? »

— « Je le lui ai offert, évidemment. J’ai passé deux semaines à travailler jour et nuit sur ce dessin. Puis la licorne m’en a demandé deux autres. Finalement, j’ai compris qu’elle n’allait pas me laisser partir. Alors, quand je l’ai vue en train de s’admirer sur mon dessin, je me suis enfui. Le temps qu’elle me poursuive, j’étais près des falaises auprès de la mer : je m’y suis jeté et elle ne m’a pas suivi, elle m’a seulement dit : tu as intérêt à revenir. »

— « Mais tu n’es pas revenu. »

— « Bien sûr que non. J’ai nagé, nagé… je n’avais jamais nagé autant. Je suis arrivé à la Péninsule du Ruban puis à Sielsira, où j’ai refait mon stock de papiers et de pinceaux. Puis j’ai pris une diligence pour la Cité Impériale. »

Louyi avait fait le portrait d’une paysanne, et son talent avait été alors repéré par une dame apparentée à la famille impériale, mais, flairant d’autres ennuis bien plus pénibles à fuir que la licorne, il s’était éclipsé à temps et avait pris la route vers la Province du Rubis. Là, il avait rencontré un vieux peintre vagabond avec qui il avait voyagé pendant un temps. Puis il était entré tout seul dans la Forêt des Cristaux, à la recherche de la si rare encre spirituelle que sécrétaient les cocons des papillons-lune quand ils s’ouvraient en automne. Obstiné, il en avait enfin trouvé. C’est en les cueillant qu’il avait taché toute sa robe blanche et qu’il avait découvert que l’encre était vraiment indélébile. Il était ressorti en courant de la forêt, poursuivi par un ours mangeur de cristaux et avait dû laisser en arrière le beau cristal qu’il avait voulu emporter, mais il avait tout de même pu prendre avec lui un joli pot empli d’encre-lune.

— « Tu l’as utilisée ? », demandai-je avec vive curiosité.

— « Tu rigoles ! », souffla Louyi. « C’est avec cette encre que le Grand Tableau de la Vertu a été peint, il y a trois siècles. Rappelle-toi la première fois que Maître Karhaï nous l’a montré à l’Académie : nous étions tous comme hypnotisés par sa profondeur, comme si la Vertu en personne se montrait à nous. »

Je hochai la tête en y repensant et répétai ce qu’Irami avait alors dit, rompant le silence à l’étonnement de tous ses camarades :

— « Timide comme une fleur quand on l’effleure, forte comme un torrent quand on l’a dans son cœur. »

— « Exactement ! », s’écria Louyi. « Ce tableau vibrait de ki et de vie. Alors, je me suis promis de n’utiliser cette encre que lorsque je serai prêt. »

Ses yeux étincelaient de joie rien que de penser au long chemin qui l’attendait. Je souris.

— « J’ai hâte de voir ça. »

Le jeune peintre raconta alors qu’il était passé brièvement par la République de Haotaheh et par l’École de la Roue, d’où venait d’ailleurs Ak-Baé Tang, mais je ne l’interrompis pas pour lui en parler et le laissai poursuivre avec son épique voyage à travers la Province des Brumes et le Pays des Mages. Il n’avait pu visiter ce dernier que pendant trois jours, car les contrôles y étaient très sévères : on lui avait même collé un agent de tourisme qui le suivait jour et nuit pour sa « sécurité ». Il avait alors gravi la partie sud des Monts-Vérité.

— « Le désert, Zangsa », dit-il, l’air rêveur, « je n’avais jamais pensé qu’il pouvait être si captivant. »

Il avait passé un mois à parcourir le désert en escortant une caravane nomade qui faisait venir du sel des Grands Lacs au sud des contrées de sable. Puis il avait dessiné la Cité du Soleil et avait aidé une princesse engagée à sensibiliser l’aristocratie à la précarité des enfants pauvres.

— « Malheureusement… », soupira-t-il.

— « Malheureusement, son association caritative a rapidement été infiltrée par des gens moins généreux », devinai-je.

Louyi hocha tristement la tête.

— « Ce monde, Zangsa, est si débordant de beautés et, pourtant, si hypocrite. »

— « Bah, c’est certain », dis-je, m’adossant à ma chaise, l’assiette vide et le ventre rassasié, « mais, au fait, Louyi, pour tout te dire, j’ai vu quelques-uns de tes dessins de la Cité du Soleil. »

— « Comment ? », s’étonna Louyi.

— « J’ai vu Yiyana, la semaine dernière. »

Et je lui racontai mon aventure avec les Moyong. Quand je terminai, Louyi était abasourdi.

— « Un Phœnix du Diable ? Zangsa ! Tu… tu as vraiment sauvé ma tante ? »

— « Hé. Un maître vaudou n’est pas si inutile que ça… Louyi ?! »

Le jeune homme s’était levé, les larmes aux yeux.

— « Mille dragons célestes. Mille dragons célestes », répéta-t-il.

Et il voulut m’étreindre à nouveau dans ses bras. Je l’esquivai sous les regards amusés des autres clients attablés.

— « Eh, Louyi, va plutôt embrasser ta belle Yiyana ! Laisse-moi tranquille ! »

Il désista mais, alors que nous sortions de la taverne, il insista pour dessiner mon portrait.

— « Aucun intérêt. Dessine-moi plutôt un beau tableau avec des oiseaux, une branche d’abricotier en fleur et l’Académie Céleste au fond… Tu ferais ça pour moi ? »

— « Euh… Bien sûr. Mais ça va me prendre un bon bout de temps. »

— « Tout le temps que tu veux. Je t’enverrai une lettre au Palais des Moyong pour te dire où l’envoyer. »

Louyi hésita.

— « Au Palais des Moyong ? », répéta-t-il.

Nous marchions dans une rue périphérique de la cité. Je roulai les yeux.

— « Qui fait patienter sa belle est un bourreau de son propre bonheur. »

Louyi rougit.

— « Je… Mais qui dit qu’elle m’attend vraiment ? »

— « Je le dis. Elle le dit. Ton cœur le dit. Tu attends quoi, que tous les cultivateurs de l’Académie Céleste te le disent ? Peintre qui ne sait voir le cœur d’une fleur ne saurait la peindre. »

Louyi parut inspiré par mes mots. Il hocha la tête, tout d’un coup décidé.

— « Merci, Zangsa. Mais… tu t’en vas déjà ? »

Je souris, amusé, et levai la main en signe de salut.

— « Transmets mes respects à ta famille. J’attends avec impatience ton œuvre d’art, mon ami ! Ah, et surtout ne rajoute pas de gens, dans le dessin. Si tu y dessines Maître Zéligar ou Maître Ryol, je l’écrabouille ! »

Sur ce, je m’en allai, laissant mon jeune camarade avec les idées un peu plus claires, j’espérais.