Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
— « Le… Le… Prince Rajeyl… Son Altesse… Le sceau a été enlevé ?! », s’exclama Liuk, ahuri.
En revenant à la caverne, l’ogre avait retrouvé le jeune prince dans la crevasse glacée. Cet imprudent était sorti par la trappe et avait essayé d’escalader la crevasse. Était-il stupide ? Il n’avait réussi qu’à aggraver l’état de sa cheville.
— « Irahayami ! », ajouta Liuk, à genoux sur la neige, à bout de force. « Je vous en prie. Emmenez-moi voir Son Altesse ! »
L’ogre soupira intérieurement. Initialement, il avait pris l’apparence du jeune cultivateur ami de Zangsa pour que Liuk l’écoute avec plus de confiance. Son plan était d’aider le jeune prince à rejoindre la ville de Loutre… sauf que, lorsqu’il le prit par le bras pour le porter hors de la crevasse, il le sentit s’affaisser contre lui comme une poupée de chiffon. Liuk brûlait de fièvre. L’ogre grogna et déforma l’expression toujours si sereine de l’Épée Filante Qui Danse.
— « Tu aurais pu attendre un peu avant de tomber malade, humain… »
Mais il se rappela alors la belle soirée qu’ils avaient passée ensemble, à jouer à tout type de jeux. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas autant amusé. Il souleva Liuk comme un sac de pommes de terre et fit :
“Mashi. On part.”
Le slime pourpre pépia, bondit sur la glace et atterrit sur l’épaule de l’ogre.
* * *
L’ogre avançait à un bon rythme à travers une forêt de bambous. Le chemin le plus commode pour monter vers la Secte des Glaces n’était pas bien loin, mais… Liuk transpirait et respirait avec de plus en plus de difficulté. Le porter à travers le froid du Croc n’était pas une bonne idée. L’ogre baissa un regard soucieux sur le jeune humain. Lui, qui n’avait jamais été malade en mille ans, excepté peut-être la fois où Yelyeh l’avait tellement mis en rogne qu’il avait eu un rhume… qu’était-il censé faire pour aider cet être si fragile ?
Un docteur, pensa-t-il alors, se rappelant un peu les coutumes humaines.
Il prit alors la direction de la Cité du Blé.
* * *
La pièce était silencieuse tandis que le médecin examinait les aisselles de Liuk à la loupe.
— « Hmm. Mon cher, à première vue, on dirait que votre ami a attrapé un démon commun. C’est le plus probable, mais, je vais être sincère : on n’est jamais assez prudent. Vous voyez, ce bouton, au niveau du cou ? Cela pourrait n’être qu’un bouton bénin, je vous rassure, c’est probablement le cas, mais vu la couleur rose nacarat de la langue et la lueur de ses yeux, je… enfin… Cela pourrait hélas être aussi… »
— « Aussi ? », répéta l’ogre, assis, sombre, sur une chaise.
— « Un salivennas morphus », avoua le médecin, comme à contrecœur. « Aussi appelé le démon mangeur de veines. C’est hélas, hélas, fatal en quelques années, voire quelques mois. Rien que pour le repérer, cela prend du temps, du matériel et surtout beaucoup d’expertise. Mais ne vous inquiétez pas si c’est un salivennas morphus : de nos jours, si on s’y prend assez tôt, il est possible de le retirer avant qu’il ne cause des dommages irréparables. Enfin, si vous le voulez bien, je peux procéder à une première analyse… »
— « Avec votre pendule ? »
— « Très juste, mon cher. Vous êtes bien tombé : notre cabinet est le premier de toute la Cité du Blé à avoir reçu du matériel d’une telle qualité. Ce que vous voyez là est un pendule chrysélique spécialement calibré et approuvé par l’Institut Démonologique de la Cité Impériale. Il a été subventionné par l’Institut lui-même, d’ailleurs, grâce au Prix des Sciences que nous avons décroché l’année dernière. Je n’en suis pas peu fier, mon cher. Un pendule comme ça vaut de l’or, une vraie révolution technologique dans mon domaine, qui va certainement aider à sauver des vies… Vous qui êtes lettré et cultivé, vous connaissez certainement Abadocles, le père de la médecine moderne, et sa phrase célèbre : le bon médecin se tient toujours à l’avant-garde du patient sur le champ de bataille pour lutter contre sa maladie. »
— « Très guerrier… Et votre loupe ? »
— « Oh ? Vous vous y connaissez ? C’est une loupe microscopique, avec une résolution augmentée grâce à une toile runique tissée par le célèbre chercheur Baroul, un maître runiste de l’École Impériale, que je connais personnellement, d’ailleurs : c’est un grand homme comme il y en a peu, dans ce monde ! »
— « Et tu vois des démons avec ta loupe. »
— « Je vois les signes, mais je ne peux que conjecturer la cause. Avec ce pendule, par contre, je peux confirmer mes soupçons, avec une grande fiabilité. Maintenant, mon cher, il s’agit d’une technologie nouvelle : alors, évidemment, une analyse chrysélique revient chère. Mais, bonne nouvelle, comme notre cabinet est inscrit au Centre Démonologique, vous bénéficierez d’un remboursement total. Vous n’avez qu’à remplir ce formulaire et déposer en bas votre honorable signature. »
L’ogre prit le papier, le déchira en deux, se leva sans un mot face à l’expression choquée du médecin et souleva un Liuk fiévreux dans ses bras. Avant de partir, il lança, énigmatique et méprisant :
— « Ton jeu est nul. »
* * *
L’ogre était parti ramasser des herbes. Il avait laissé Liuk allongé sur le lit d’une chaumière vide, emmitouflé de couvertures, et, sur le chemin du retour, la pipe dans une main, marchant entre les tiges de bambous d’un pas lent mais assuré, cette fois-ci sous la forme du Prince Rajeyl, le démon millénaire parlait à voix haute.
— « Fragile comme une hirondelle. Amnésique comme un moineau. Fantaisiste comme un enfant. Et prétentieux comme un dieu. Qui suis-je ? »
Dans le fourré, on entendit des rires goguenards et une réponse qui fusa :
— « C’est peut-être toi, jeune bellâtre ? »
L’ogre se vit bientôt encerclé par six hommes, armés. L’un d’eux portait, entre ses mains, un temple miniature assortis de crochets.
— « Une petite contribution pour le temple du Dragon Noir ? », demanda l’homme et il sourit férocement, découvrant une dent en or. « Ou plutôt une grande. C’est bien toi qui as occupé notre repaire sans permission et qui nous as laissé un malade, hein ? Pourquoi j’ai l’impression de t’avoir déjà vu quelque part », ajouta-t-il en grognant, puis il haussa les épaules. « Qu’importe. Tu vas le payer cher. »
— « Très cher », renchérit un autre.
Des bandits ? L’ogre grimaça intérieurement. Il ne rencontrait décidément que des humains de la pire espèce ce jour-ci.
Sans ciller, il fit tourbillonner son ki et encercla les six bandits, les plongeant chacun dans une cage d’illusions. Il leur fit revivre leur rencontre, ajoutant quelques éléments bien horrifiants, les convainquit qu’un monstre avait conquis leur chaumière, puis il s’invisibilisa et défit ses illusions. Les bandits tremblaient de la tête au pied, affalés sur la terre. Puis, respirant par à-coups, ils décampèrent, prenant la direction opposée à leur repaire. Bon. Ils ne reviendraient pas de sitôt.
Mashi pépia. L’ogre soupira.
— « Rentrons. »
* * *
— « Je crois savoir de quels bandits il s’agissait », avoua le vrai Prince Rajeyl avec une légère moue.
— « Nous arrivons à la fin de l’histoire », répliqua Taz, toujours assis sur sa tige de bambou. « Le septième bandit m’a attaqué dès que je suis rentré. Du coup, je lui ai aussi donné une leçon. Le jour suivant, il m’a apporté tout tremblotant une bouteille de vin et des biscuits. Puis le jour suivant, de la viande de lapin. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je ne l’ai plus revu après. Connaître la nature humaine est un jeu troublant. »
Il se tut et réajusta sa pipe entre ses lèvres. Nous avions tous écouté son histoire attentivement. Je pense que plus personne ne doutait des bonnes intentions de l’ogre, mais…
— « Pourquoi avoir ligoté mon frère, alors ? », demanda Prince Rajeyl, sur un ton aussi amical que possible.
Taz se leva et répondit :
— « Parce que, quand il a compris que je n’étais pas “Son Altesse”, il m’a griffé puis il a voulu s’enfuir à tout prix pour aller gravir le Croc à ta recherche, alors qu’il était en piteux état. Ton frère a un esprit riche et éveillé, mais il n’est pas toujours des plus intelligents qui soient. Voilà toute la vérité. »
— « Excuse-le », dis-je sur un ton conciliant. « C’est ce sale salivennas morphus qui a mangé son cerveau. »
— « Je pensais que ce démon mangeait les veines », rétorqua l’ogre, amusé.
— « Le cerf et le veau ont des veines. Donc le cerveau en a forcément aussi. »
L’ogre souffla dans sa pipe.
— « Tout est cohérent. »
— « N’est-ce pas ? »
— « Deviens mon discip… »
— « Merci, mais je suis pris », l’interrompis-je.
Nous nous tûmes quand le Prince Rajeyl, à la manière impériale, s’inclina très bas.
— « Honorable Tazkadorafan. Tu as sauvé mon frère à plusieurs reprises. Je ne fais que deviner la grandeur de ton cœur et de ton esprit et je méprise ma stupidité pour avoir toujours attribué une âme démoniaque aux bêtes pourpres. Si jamais tu as besoin de l’aide d’un prince qui n’a ni pouvoir ni possessions mais une infinie gratitude et un profond respect, je suis à tes pieds. »
Hum. Il aurait pu se passer de son élégante éloquence impériale et dire simplement merci.
— « Altesse ! », s’écria Liuk depuis l’intérieur d’une voix enrouée et paniquée. « Vous ne devriez pas vous incliner si bas ! C’est à moi de le faire… »
— « Reste allongé, mon jeune frère », répliqua doucement le Quatrième Prince Impérial.
Impassible, l’Ogre du Jeu se contenta de faire un bref signe de la tête.
— « Serf qui sert et n’appelle ses ailes a l’esprit sous terre. Réfléchis-y, humain. Je m’en vais profiter de cette belle journée. »
Il devint invisible à nouveau. Du coin de l’œil, je vis Mofafi, qui revenait à la réalité, libérée des illusions. Puis j’entendis Malou s’écrier :
— « Iki ! Iki ! »
— « Grand frère… Je dormais ? J’ai rêvé que je flottais sur l’océan. L’océan, grand frère ! Je ne l’ai jamais vu et, pourtant, je suis sûre que c’était l’océan… »
Ceyra trouva une explication assez convaincante pour les Nobles Renards qui nous épargna la peine de leur parler de Taz : la chaumière aurait été l’ancien refuge d’un cultivateur illusionniste du Temple d’Amabiyah qui aurait oublié, par malheur, de désactiver la barrière runique qui la protégeait.
— « Oh, je vois ! », dit Iki.
Malou n’avait pas l’air si convaincu, mais il ne posa pas de questions. Aussitôt, il salua poliment Irami et lui expliqua la raison de sa présence : des malfrats l’avaient prétendument kidnappé et avaient demandé une rançon au clan des Namgath. À ses mots, les yeux d’Irami s’agrandirent légèrement. Mon ami fouilla sa poche intérieure, cherchant la broche de sa mère, en vain.
— « La rançon doit être payée dans deux jours, à priori », l’informai-je. Et je rajoutai par voie mentale : “À mon avis, tu as dû perdre la broche en même temps que le bracelet.”
Irami me regarda, plongé dans ses pensées. Je continuai mon raisonnement :
“Ce qui fait probablement de ces menteurs rançonneurs des membres de l’Œil Renversé. Ou… non, peut-être que je me trompe et qu’il s’agit d’une autre farce indirecte comme celle du livre vaudou d’Alcace Moyong. En tout cas, l’Œil Renversé est dans le coup…”
— « Le message », dit alors Irami, interrompant mon analyse. « Noble Renard. Le message que Ratzar a reçu disait “dans deux jours” ou il donnait une date précise pour la rançon ? »
Malou prit un air songeur.
— « Une date précise, je pense. C’est le plus logique. »
— « Le message venait de son ancien laquais », objecta Iki. « Je l’ai vu une fois : je suis pas sûr qu’il soit super, extra logique, comme type. »
Cela n’aida pas à apaiser les craintes d’Irami. Non seulement il se pouvait que le message n’indique pas la date exacte et que les Namgath aient déjà payé la rançon, mais, en plus, son clan était un clan d’érudits, pas de guerriers. Il était facile pour l’Œil Renversé de s’en prendre aux Namgath…
Sans abandonner son air serein, Irami remercia les Nobles Renards puis salua avec un poil de précipitation les trois Lancières et les princes Rajeyl et Liuk — ce dernier était sorti de la chaumière, les yeux gonflés de pleurs et le teint blafard, mais l’air plutôt remis du terrible salivennas morphus. Alors, Irami dit, avec sa laconique élégance :
— « Veuillez m’excuser. »
Il partait déjà. Je l’arrêtai en posant une main sur son bras.
— « Irami. Tu penses y aller en courant ? »
— « Non. À cheval. »
Logique. Le clan des Namgath se trouvait loin à l’ouest, entre Shiang et la Cité de Barbag, à plusieurs jours de marche du Croc. Aller à cheval était le moyen le plus rapide : un cultivateur comme lui pouvait courir vite, mais pas sur une aussi longue distance. Je grimaçai quand même.
— « Pitié, non, pas de cheval pour moi… Mais vas-y. Je te suivrai de loin. » Je me retournai vers les princes. « Belles retrouvailles », leur souhaitai-je, puis je dis à Séliel : « Lieliel, si un de ces jours tu t’ennuies à te bagarrer dans les tavernes, viens à Osha, je t’invite à boire un verre au Bon Cassoulet : enfin, si tu n’as pas peur des alchimistes. Nobles Renards, un salut et n’oubliez pas vos courses. Merci de nous avoir accueillis dans votre forteresse, belles Lancières ! »
— « C’est la première fois que je vois Irami si pressé », répliqua Ceyra.
Irami avait déjà disparu entre les tiges de bambous. Je soufflai.
— « Il est déjà parti ? »
— « Comme un nuage. Cours, Zangsa ! », fit Ceyra en riant.
— « Cours, cours, le chamane ! », renchérit Iki.
Je courus.
Je croisai Taz un peu plus loin.
— « À une prochaine, Loufou ! »
L’Ogre du Jeu me regarda d’un air sévère et récita :
On se reverra
À la saison morte,
Quand l’aube sanglante
Frappera à ta porte.
Je l’avais déjà bien dépassé, mais ses vers résonnèrent si bizarrement en moi que je m’arrêtai un instant et me retournai. M’ignorant, l’Ogre du Jeu continua sa marche tranquille à travers bois avec son slime. Je voulus lui demander si son poème avait quelque sens caché, puis je me dis qu’un fanatique de l’énigme ne révélait jamais la réponse. Je haussai les épaules puis m’élançai à nouveau vers l’aval pour rattraper Irami et Sonju.