Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

49 Le piège de la chaumière

Ce matin, j’avais cueilli un cheveu d’Irami au cas où et je m’en servis pour le retrouver.

À ma surprise, nous dûmes rebrousser chemin vers les Villages des Eaux mais, au lieu de prendre les escaliers qui montaient, nous nous engageâmes sur un petit sentier qui grimpait un peu plus à l’ouest, à travers la forêt de bambous.

Derrière moi, Séliel lâcha un gros soupir.

— « Maudit chamane. Pourquoi est-ce que je te suis… »

Je roulai les yeux sans me retourner.

— « Peut-être pour t’assurer que Yeux-de-Poisson n’a pas été dévoré par cet ogre-démon ? »

— « Humph. Ce n’est pas pour ça, ça, j’en suis sûr. »

— « Ah bon. »

— « On est encore loin ? », demanda Iki en grommelant.

J’avais utilisé le cheveu d’Irami à deux reprises, son ki s’était épuisé et il ne me servait plus à rien, mais, heureusement, nous étions sortis de la ville et de ses mille odeurs : cela faisait un moment que j’avais repéré Irami, Prince Rajeyl et les Lancières avec mon flair.

— « On y est presque », assurai-je.

Nous parvînmes bientôt à une chaumière en mauvais état, à l’ombre des feuilles de bambous. La scène invraisemblable qui se déploya sous mes yeux me fit m’arrêter net.

Là, à quelques pas devant la porte, se trouvait Irami, assis en tailleur, l’air très concentré. Un peu plus loin, Mofafi tournait la tête dans tous les sens, comme perdue ; son énorme hallebarde avait glissé de ses mains. À l’intérieur de la chaumière, sur le pas de la porte, Ceyra regardait la scène, l’air dépassée. Alors, elle m’aperçut, juste au moment où Iki s’élançait en s’écriant, toute joyeuse :

— « Grand frère ! C’est Mofafi, la Grêle de l’Aube ! C’est elle en chair et en os ! Dame Lancière ! Dame Lancièr… ! »

Elle n’avait pas fait dix pas qu’elle fut prise par la barrière d’illusions de l’ogre ; elle trébucha et s’étala sur la terre.

— « Iki ! », s’exclama Malou.

J’esquissai un geste pour éviter que le Noble Renard roux avance et tombe lui-même dans le piège mais… je me ravisai à mi-chemin. Une pensée avait traversé mon esprit. Une fois le frère et la sœur piégés dans l’illusion — quelle qu’elle soit —, je humai l’air et grimaçai. Cet Ogre du Jeu avait masqué son odeur. Il devait pourtant sûrement se trouver quelque part à l’extérieur de sa barrière. À quoi jouait-il donc ?

“Zangsa”, fit alors Ceyra depuis la chaumière, par voie mentale. “Te voilà enfin.”

Sa Voix du Ki était hésitante, comme si la formation illusoire l’empêchait de se raffermir. Je stabilisai le lien et fixai mon amie d’un regard confus en disant :

“Ceycey ! Que se passe-t-il ici ?”

“Tch. Cet ogre nous a bien eus”, répondit-elle. “Quand nous sommes entrés dans la chaumière, nous avons trouvé Liuk ligoté à un lit. Les princes vont bien. Mais, voilà, Irami et ma mère ont alors détecté la présence de l’ogre, ils sont sortis et sont tombés dans son piège. Ils n’entendent même pas nos voix. Alors, si tu pouvais trouver ce démon et lui arracher la tête…”

À son ton irrité, je déduisis qu’elle était coincée à l’intérieur depuis un bon moment.

“Liuk n’est pas sous l’effet des illusions ?”, demandai-je.

“Il l’a été pendant des jours, d’après ce que j’ai compris. L’ogre l’aurait même fait tomber malade. Enfin, c’est difficile de savoir ce qui s’est réellement passé mais, quand le Prince Rajeyl est entré, Liuk s’est jeté sur lui en le traitant d’imposteur et a essayé de l’assommer avec une bouteille en croyant que c’était l’ogre.”

— « Il a essayé d’assommer un ogre-démon avec une bouteille ? », souffla Biya à voix haute. J’étais tellement concentré que je n’avais pas senti sa présence dans la conversation mentale.

Séliel, qui s’était arrêté à mes côtés, haussa un sourcil.

— « Tu parles de Yeux-de-Poisson ? Eh, les ascètes : vous pouvez pas parler comme tout le monde, pour qu’on comprenne ? »

— « Excuse. Quand Liuk a compris que c’était vraiment Rajeyl », continua Ceyra à voix haute, « il s’est jeté à ses pieds et il s’est mis à pleurer comme une banquise en été en remerciant les cieux, la Dragonne-Démon et puis toi, aussi, Zangsa, quand Rajeyl lui a dit ce que tu as fait pour lui. »

Pendant qu’elle parlait, j’avais essayé d’établir une conversation mentale avec Irami, mais mon lien n’arrivait pas à s’accrocher. Je n’essayai même pas avec Mofafi : même sans illusions venant interrompre le flux énergétique naturel, je n’aurais pas réussi à parler à ce monstre de glace… Aux derniers mots de Ceyra, j’esquissai un sourire.

— « Oho ? Alors comme ça, Yeux-de-Poisson m’a remercié ? C’est vrai ? Liuk ! », m’écriai-je. « Dis-moi une chose ! »

La tête du Prince Rajeyl apparut dans l’encadrement de la porte. Il me salua poliment.

— « Mon frère est très secoué, en ce moment. Que lui veux-tu ? »

Je croisai mes bras.

— « “Si vous le sauvez, je vous donnerai jusqu’à ma vie.” N’est-ce pas là ta promesse, mot pour mot, Liuk ? »

Le Prince Rajeyl fronça légèrement les sourcils.

— « Euh… Noble chamane, je ne te suis pas. Mon jeune frère aurait-il malencontreusement promis quelque innocente ineptie dans son désespoir de me sauver ? »

Le prince pompeux voulait aider son petit frère à se défiler, hein ? J’eus un sourire moqueur.

— « Ne connais-tu pas ce dicton, Altesse ? Fais faux bond à une bête-démon, elle t’accablera de malédictions. » Puis je me dis que ce ne serait pas très gracieux de pousser ma plaisanterie plus loin et ajoutai : « Heureusement, la mémoire d’un renard n’est pas brillante. »

Et je me tournai pour aller chercher cet Ogre du Jeu qui écoutait très certainement notre conversation. Alors, Prince Rajeyl dit :

— « J’ai entendu que toi et Irahayami pensez refonder la Secte des Nuages. Que dirais-tu d’accepter, comme remerciement, une vieille relique des Nuages, que je garde en lieu sûr ? »

Ses paroles me laissèrent muet d’étonnement. Ce prince avait une relique de la Secte des Nuages ? Bon, il avait également réussi à trouver l’ancien emplacement de la Lance des Glaces. Rajeyl était un prince plein de ressources. Si cette relique était authentique…

— « Eh bien… »

Alors, j’entendis un souffle de surprise, quelque part, entre les bambous, puis la voix d’Irami qui m’interrompit d’un ton ferme :

— « Il n’est pas question de refonder la Secte des Nuages. »

Il se leva.

— « Irami ! », m’écriai-je joyeusement. « Tu as réussi à sortir de l’illusion tout seul ? »

“Je lui ai donné un coup de pouce, évidemment”, grommela Sonju rien qu’à moi, depuis sa Corne, suspendue à la ceinture d’Irami.

“Tu as réussi à lui parler ?”, m’étonnai-je. M’avais-je cru à tort plus adroit que lui pour maîtriser les liens ?

“On a communiqué à notre façon”, répliqua Sonju, mystérieux. Oh… C’était la première fois que j’entendais parler d’une technique spécifique des Nuages pour communiquer sans parler à voix haute.

Sonju ajouta :

“Zangsa : coûte que coûte, fais en sorte que ce prince rende cette relique. D’accord ?”

L’intensité de son désir était latente. Sans lui répondre, j’intervins :

— « Irami a raison. Notre but est de créer un groupe de quêteurs. Si tu veux nous joindre, libre à toi, Altesse. Mais je pense que tu préfères les forteresses et les douces glaces à la vie de quêteur. À présent, Taz », enchaînai-je, contournant la barrière et m’avançant vers l’ogre, qui venait de trahir sa présence. Je m’arrêtai, sans le voir, mais j’étais assez près pour le sentir. « Tu penses jouer longtemps ? »

Biya et Séliel m’avaient suivi, et Irami était sorti de la barrière sans problème. Alors, on entendit la voix de l’Ogre du Jeu :

— « En mille ans, peu sont ceux qui ont réussi à se libérer de mes illusions. Félicitations, jeune humain. J’espère que tu as bien profité de ce bref moment paradisiaque. Tu as fait comment ? »

Je battis des paupières. Un bref moment paradisiaque ? Qu’avait donc vu Irami dans ses illusions ? Mon ami fronça légèrement les sourcils, sur ses gardes.

— « Je n’ai pas à répondre à quelqu’un qui emprisonne les gens sans raison et qui n’ose même pas se montrer. »

Irami parlait rarement si froidement. Il était fâché. Après un bref silence, l’Ogre du Jeu apparut à deux mètres à peine, assis sur un gros bambou abattu, la pipe à la main. Il expira, mais aucune volute de fumée ne s’échappa.

— « Taz », dis-je alors. « Je pensais que tu étais du genre à éviter les problèmes. Qu’est-ce qui t’a pris ? »

— « Hmm. Si tu savais. »

À cet instant, on entendit un pépiement. Mashi sortit de sous sa longue robe noire brodée de rouge.

— « Mashi », le réprimanda l’ogre.

— « Par ma Lance », souffla Biya. « Un slime-démon ? »

Mashi pépia à nouveau. Séliel grommela.

— « Y’a que des bêtes-démons, par ici. »

— « Que veux-tu dire par : si tu savais ? », demanda alors Irami.

L’ogre tapota gentiment le slime sans rien dire. Combien de temps pensait-il rester comme ça ? Je soupirai.

— « Pourquoi t’être fait passer pour le Prince Rajeyl ? »

L’ogre me foudroya du regard puis répéta sèchement :

— « Si tu savais. »

Il était de mauvaise humeur. J’attendis quelques instants en silence. Séliel maugréa :

— « Je vais le faire parler, ce démon… »

Je levai une main.

— « Arrête. Je sens qu’il va nous raconter une belle histoire qui le rendra innocent aux yeux de tous les saints et êtres divins de ce monde, moi et Yelyeh inclus. Pas vrai, Loufou ? »

Taz me lança un regard noir.

— « Tu as intérêt à ne pas raconter ça à Yelyeh : ça serait une perte de temps. Mais pour que vous voyiez mes bonnes intentions… »

— « Avant, tu pourrais défaire ta formation et libérer ma mère ! », intervint Ceyra, qui semblait avoir entendu assez de notre conversation depuis la porte de la chaumière pour comprendre un peu la situation.

— « On verrait mieux, comme ça, tes bonnes intentions », renchérit Biya.

L’Ogre du Jeu répliqua du tac au tac :

— « Je refuse. Cette Lancière blonde a plus de force que de sang-froid. Mais écoutez bien, car vous allez voir ô combien ma personne est généreuse et patiente. »

— « Rien que ça ? », dis-je, amusé, m’asseyant sur le sol en tailleur. « J’écoute. »

Irami, Séliel et Biya restèrent debout. Ils étaient loin d’être aussi amicaux que moi. Certes, mon jugement était biaisé : pour moi, un ami de Yelyeh était forcément quelqu’un de bien. Alors, Taz avait sûrement eu ses raisons pour avoir ligoté Liuk dans un lit et s’être fait passer pour le Prince Rajeyl pour tromper Yeux-de-Poisson…

Du moins, je l’espérais.

Alors, toujours assis sur la grosse tige de bambou, la pipe dans une main, l’Ogre du Jeu raconta.