Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

48 Subterfuges et rançons

Dans mon cœur, une goutte de sève.
Dans ce chêne, une goutte de lave.
Dans la terre, une goutte de pluie.
Dans la pluie, une goutte d’amour.
Est-ce là le cycle du temps ?

Perzontes

*

Je bâillai à m’en décrocher la mâchoire. Irami et moi descendions les escaliers des Villages des Eaux. Ç’aurait été une belle balade paisible, si le Quatrième Prince Impérial n’avait pas été sur nos talons. Je jetai un coup d’œil ennuyé en arrière.

En une semaine à peine, le Prince Rajeyl avait repris du poil de la bête et descendait les marches sans montrer le moindre signe de faiblesse. Derrière lui, Séliel suivait comme un parfait garde du corps. Et, quelque part, dans la forêt de bambous qui bordait les escaliers, se trouvaient Ceyra, Mofafi et Biya, avec ordre de protéger le prince jusqu’à la Cité du Blé, que nous apercevions déjà, se déployant en contrebas. Il soufflait un vent du sud et, dans l’air chaud qui remontait depuis le désert et traversait tout l’Empire, mon flair percevait mille odeurs de ville mêlées à la poussière et à la senteur des grains de blé.

— « Irami. J’en ai marre de ces mouches qui nous suivent. Si on courait ? »

— « Nous sommes presque arrivés », répliqua celui-ci.

Irami semblait déterminé à donner un coup de main au Prince Rajeyl. C’est que, la veille, la Suprême nous avait tous convoqués dans le Hall des Glaces pour nous communiquer une information déconcertante : Liuk, qui avait disparu de la grotte de l’ogre-démon, avait été vu dans la Cité du Blé… en train de se promener avec le Prince Rajeyl, chose impossible puisque Rajeyl se trouvait avec nous. Quelles que soient ses raisons, l’Ogre du Jeu avait, certes, dépassé un peu les limites. Mais je ne voyais pas pourquoi il me fallait aider davantage ce Prince Rajeyl qui m’avait déjà remercié à l’excès de l’avoir sauvé. Enfin, c’était un peu grâce à lui que la Suprême des Glaces — sa belle et douce Saryila — avait accepté de ne pas trop me casser les oreilles avec des questions auxquelles je n’aurais pas répondu de toute façon. J’avais tout simplement assuré aux Lancières que Yelyeh n’avait pas participé à cette invasion des dragons, deux siècles auparavant, et que, si elle s’était retrouvée avec la Lance des Glaces, c’était assurément par hasard — je ne connaissais d’ailleurs pas toute l’histoire.

— « Alors ? », murmura le Prince Rajeyl comme nous arrivions au pied des escaliers, à une grande place bondée. « Les Mendiants, c’est par où ? »

Son plan était de passer par la Secte des Mendiants pour demander davantage de précisions sur le dernier lieu où Liuk avait été aperçu. Je fis une moue, mais ce fut Séliel qui commenta :

— « Si Yeux-de-Poisson est pas fichu de comprendre qu’il est en train d’être berné par un ogre illusionniste, moi, personnellement, je le laisserais pourrir. »

Le Prince Rajeyl secoua doucement la tête mais ne répondit pas et suivit Irami à travers la foule. Séliel grogna. Je glissai à son oreille :

— « Lieliel, sincèrement, je te comprends. »

— « Je t’ai pas demandé ton avis, le chamane. Bah, il m’a grassement payé. Je ne sais même pas pourquoi je le suis. Je vais aller boire un coup. »

— « Oho ? » Je souris largement. « Je viens avec toi. »

— « Ha. C’est vrai qu’on t’appelle le Sage Ivrogne, dans le Murim », se moqua Séliel en s’éloignant d’un pas nonchalant. « Mais n’attends pas que je te paye les verres. »

J’envoyai un message mental à Irami :

“Lieliel et moi partons chercher Liuk de notre côté.”

Faufilant son regard entre les passants, Irami darda des yeux sereins sur moi puis continua à s’éloigner sans répondre. Il savait pourtant certainement que je mentais.

Je haussai les épaules puis rattrapai Séliel, bien reconnaissable avec sa touffe de cheveux noirs en bataille. Biya me rejoignit.

— « Vous aimez compliquer les choses, à vous séparer comme ça… »

Mofafi lui avait-elle demandé de nous suivre ? Je remarquai que la Lancière avait troqué sa courte veste en fourrure couleur sable pour des vêtements en lin blanc plus légers. Elle portait sa lance sur le dos, bien emmitouflée dans une étoffe en cuir. À ses oreilles, pendaient les boucles en bois vertueux que je lui avais offertes. J’avais profité des jours de pause à la Secte des Glaces pour les lui réparer et Biya m’avait offert en remerciement une boîte de biscuits glacés… Deux jours plus tôt, j’en avais offert un à Yo-hoa sans savoir que, selon la tradition, les Lancières n’en donnaient un aux étudiants strictement qu’à leur départ… Résultat : on avait gentiment poussé un Dauphin Rieur muet vers la sortie et on lui avait souhaité bon voyage et bonne continuation dans son Tour des Sectes. Il avait été déçu, certes, mais il avait quand même ri de ce « prodigieux » biscuit glacé qui l’empêchait de parler à voix haute. Pour ma part, je n’avais jamais entendu le Dauphin Rieur rire aussi bizarrement.

Biya et moi nous engageâmes dans une rue, suivant Séliel. Je demandai :

— « Tu aimes l’eau-de-vie ? »

— « Je n’aime que la glace-de-vie », répliqua Biya.

La glace-de-vie était une boisson spéciale de la Secte des Glaces. Ça n’allait pas être facile d’en trouver.

— « Toi aussi, tu aimes compliquer les choses. »

Biya sourit.

— « T’inquiète : je ne vais rien boire. Je travaille. »

Je haussai un sourcil, moqueur.

— « On t’a demandé de me surveiller, au cas où je mordrais quelqu’un de mes crocs de démon ? »

Biya roula les yeux.

— « Exactement. »

Je haussai les épaules et rattrapai Séliel alors que celui-ci se faisait aborder par une jeune vendeuse de grands chapeaux de paille.

— « Un chapeau, jeune messire ? »

— « Il pleut pas, et je suis pas un messire », répliqua Séliel.

— « Oh… Ça sert aussi pour le soleil », insista la jeune femme.

Comme Séliel passait son chemin, la chapelière eut l’air découragée. Elle était là, dans la foule, avec sa dizaine de chapeaux soigneusement placés dans sa hotte, mais sa marchandise ne semblait pas avoir beaucoup de succès. Séliel s’arrêta, soupira, plongea la main à l’intérieur de sa veste et en retira une pièce d’or, qu’il plaça dans la main de la fille avant de lui chiper un chapeau et de l’ajuster sur sa tête touffue.

— « Le soleil cogne fort », dit-il en s’éloignant. Et c’était un bandit du désert qui le disait…

La chapelière n’en revenait pas.

— « Messire ! Je… je n’ai pas de quoi vous rendre la monnaie ! »

Qui, dans la rue, aurait de quoi rendre la monnaie quand on payait en or ? Je tendis une main.

— « Mon compagnon avait sûrement l’intention d’en acheter un pour moi aussi. »

La chapelière battit des paupières puis s’empressa de me donner un chapeau. Je souris et citai :

— « Gardez, je vous prie, la monnaie, gente demoiselle. »

C’était une phrase célèbre d’une œuvre théâtrale populaire, L’usurier du coin, qui tournait en ridicule un bourgeois cupide et misogyne et vantait une jeune femme rusée mais au cœur d’or qui arrivait finalement à sauver son village et ses proches des plans malveillants du bourgeois.

La chapelière rougit sous le compliment caché puis elle se reprit, s’inclina bien bas et dit :

— « Le chapeau vous va à merveille, messire. »

Elle n’était pas si mauvaise vendeuse, en fin de compte. Sur ce, j’ajustai mon chapeau et, rattrapant Séliel, je captai son regard et dis :

— « Le soleil cogne fort. »

Séliel grogna.

— « Les galants profiteurs me dégoûtent. »

J’esquissai un sourire.

— « Tu m’insultes. Aurais-tu un faible pour les chapelières ? »

Séliel ne répondit pas.

* * *

À l’intérieur d’une taverne animée de maintes conversations, un homme du désert posa bruyamment son verre sur la table.

— « Elle s’appelait Naharaya… Mon groupe a attaqué son carrosse, je l’ai sauvée et je l’ai laissée partir… avec un prince, en plus. Hé… C’est un prince qui me l’a enlevée ! Alors qu’est-ce que je fous à aider un prince, tu peux me le dire, chamane, hein ? Hein ? »

— « L’ironie du sort. »

Je bus une très longue gorgée de ma jarre de vin tandis que Séliel répétait, plus ivre que gris :

— « L’ironie du sort… C’est ça. C’est totalement ça. Et puis les belles, c’est pire que les sables mouvants. Quoi, les belles, c’est pire que les chameaux ! » Il vida un autre verre. « Enfin, maintenant, je m’en fiche. Je suis riche. Je vais me la couler douce pendant un temps… »

La main de Biya se referma sur sa touffe de cheveux, menaçant de la lui transformer en glaçon.

— « Qui est pire que les chameaux ? »

La Lancière avait dit qu’elle ne buvait pas, mais elle s’était quand même assise à notre table et avait déjà dévoré quatre bols de ragoût.

Séliel battit des paupières puis, soudain, sa tête tomba brutalement contre le bois massif de la table et il marmonna :

— « J’ai faim. »

Comme il n’y avait pas de viande de chameau dans le menu, Séliel s’était rabattu sur une jarre de liqueur. Il était sur le point de s’endormir assis, devinai-je.

Je me trompai : à cet instant, Séliel releva la tête, l’air plus réveillé. Il jeta un coup d’œil à Biya, qui s’était recentrée sur son cinquième bol de ragoût avec appétit, puis il balaya la bruyante taverne d’un regard vif. Quelques tables plus loin, une rixe avait éclaté entre deux hommes. Quelque honneur piétiné, peut-être… Je vis avec curiosité Séliel se lever, faire quelques enjambées et décocher un coup de pied à l’un des hommes en grondant :

— « Vous voulez la fermer, oui ? »

Les hommes à la table lui jetèrent un regard tranchant. La bagarre, bientôt, tripla de participants et le brouhaha quintupla. Les bagarreurs attaquaient Séliel ; les spectateurs encourageaient ce dernier. Biya avala tranquillement sa bouchée.

“Zangsa. Tu ne vas pas l’arrêter ?”

Les pieds sur la table, la jarre de vin au bout des lèvres, je répliquai :

“Pour quoi faire ? C’est une bagarre bon enfant.”

“Hum. Si tu le dis. C’est plutôt du lynchage. N’empêche qu’il bouge comme un serpent, cet homme.”

Elle n’avait pas tort. Même ivre, Séliel évitait presque tous les coups. C’est qu’il devait en avoir vécu, des bagarres, quand il vivait parmi les bandits. Il terrassa ses cinq adversaires un à un, se servant de tout ce qui était à portée de main : chaises, gobelets, pichets… Il se redressait quand un homme corpulent vêtu d’un tablier — un des cuisiniers de la taverne, manifestement — s’approcha en retroussant ses manches.

— « Bande de crétins, vous allez tous sortir, maintenant, et toi le premier, tête de serpillère », lança-t-il.

Séliel chancela puis envoya sa tête en arrière.

— « Tête de serpillère ? »

Il n’avait pas fini de chercher la bagarre. J’arrivai à temps pour l’assommer d’un coup avant que le cuisinier ne l’amoche. Je soutins l’homme du désert par-dessous les bras, pris la liberté de puiser deux trois pièces d’or de sous sa veste et les mis dans la main du cuisinier en disant :

— « Excusez cet homme, il a le cœur sensible. Sur ce, merci pour le repas. Puissent vos pas continuer sur votre Chemin Vertueux », ajoutai-je, très spirituel.

Je nous sortis de là sans encombres, avec la bénédiction du cuisinier, qui dit, sous le choc :

— « Un… Un Immortel ? Que la Vertu du Mont-Céleste soit avec vous ! »

M’avait-il pris pour un disciple du Mont-Céleste ? Bah, qu’importe. J’avais bien mangé et acheté deux jarres de bon vin gratuitement, par la grâce de Séliel. Je m’arrêtai sur une place, près d’un puits, et envoyai de l’eau fraîche à mon bienfaiteur pour le réveiller. Ce faisant, je chantonnai :

— « Lieliel. Tu dors… Et ton vin, et ton vin part trop vite. Lieliel, tu dors, et ton poing, et ton poing bat trop fort. »

Biya s’accroupit auprès de l’homme du désert et, à ma surprise, elle posa une main sur son cou.

— « Euh… Il est encore vivant, Biya, je n’ai pas frappé si fort. »

— « Il y a quelque chose qui me titille », avoua la Lancière. « Ses mouvements sont trop fluides. »

Je haussai un sourcil. Voulait-elle dire que Séliel nous avait menti et qu’il était, en fait, un cultivateur ? Pourtant, on ne devinait aucun ki doré cultivé dans ses mouvements. Or seuls quelques rares maîtres du ki étaient capables d’optimiser l’usage d’énergie au point que celle-ci restait strictement à l’intérieur du corps sans affleurer la peau.

— « Il n’a pas d’océan de ki », commenta Biya.

N’était-ce pas là la preuve qu’il n’était pas un cultivateur ?

— « Son corps a peut-être une constitution spéciale ? », demandai-je.

— « Hmm… Peut-être. »

Toutefois, ni l’un ni l’autre ne nous y connaissions assez en cette matière pour deviner son type de constitution. J’entendis alors une voix moqueuse derrière nous lancer :

— « Ne me dis pas qu’il s’est à nouveau bagarré ? »

Je me retournai pour voir deux visages familiers : un homme à la barbe rousse et une jeune fille, rousse aussi.

— « Euh… »

— « Bien le bonjour, maître chamane », dit le roux en saluant, puis il sourit face à mon expression confuse : « Tu nous as déjà oubliés ? Moi, c’est Malou. Elle, c’est ma petite sœur, Iki. »

— « Souviens-t’en ! », me tança Iki.

Ah. Bien sûr. C’était les Nobles Renards ! Je frappai mon poing contre ma paume.

— « C’est un plaisir de vous revoir. »

Je cherchai leurs compagnons du regard, mais ne les trouvai pas.

— « On fait les courses », expliqua Malou en levant ses sacs. « Koundamé, Zila et Ratzar sont restés à l’auberge. Mais, Sage Ivrogne, je m’étonne que tu sois ici, à la Cité du Blé. Ne me dis pas que tu n’es pas au courant de ce qui est arrivé à Irahayami ? »

Ses paroles me déconcertèrent.

— « Irami ? »

— « Par tous les dieux », fit Iki, une main sur la bouche. « C’est ton ami, non ? Et tu ignores qu’il a été kidnappé par des bandits ? »

Quelle était cette histoire grotesque ? J’échangeai un regard interloqué avec Biya puis dis :

— « C’est impossible. »

Malou secoua la tête.

— « Il y a deux jours, Ratzar a reçu un message de sa famille des Lions-Noirs. Apparemment, le clan des Namgath aurait reçu une lettre de rançon anonyme accompagnée de la broche familiale que Ravayaka Namgath aurait offerte à son second fils pour ses douze ans. »

Et zut…

— « Les Namgath ont payé la rançon ? »

— « Euh… Non, je ne crois pas. D’après Ratzar, la rançon doit être payée dans deux jours. Je ne sais pas qui l’a kidnappé mais… Enfin, si tu veux mon avis, ça a l’air authentique. À moins que l’Épée Filante Qui Danse ait perdu la broche de sa mère, ce dont je doute… »

— « C’est pourtant ce qui a dû se passer », rétorquai-je.

— « Pourquoi en es-tu si sûr ? », répliqua Iki, manifestement choquée que je ne m’inquiète pas plus que ça de mon meilleur ami.

Je haussai les épaules, constatai que Séliel se relevait enfin puis dis :

— « Parce que je viens de me séparer d’Irami il y a à peine deux heures. Mais merci pour l’information. Sur ce, je file et je vous laisse à vos courses. Ah, au fait », ajoutai-je, sous leurs expressions interdites, « par curiosité, pourquoi avoir choisi les “Nobles Renards” comme nom pour votre secte ? »

Comme ils ne répondaient pas immédiatement, troublés par cette histoire contradictoire de rançon, je haussai les épaules et ajoutai :

— « Comme dirait Yo-hoa, c’est un excellent nom. Sur ce. »

Je m’en allai chercher Irami. Biya grommela :

— « Attends-nous. Tu ne vas pas me laisser avec ce fardeau. »

— « Qui est un fardeau ? », grogna Séliel. « Et breink… J’ai mal à la tête. Mais pourquoi je suis trempé ? »

— « Demande à Zangsa. »

— « Ce maudit renard ! »

— « Qui maudit les renards ?! », bougonna Iki.

Au final, je traînai derrière moi deux ronchonneurs et une Lancière repue. Malou me suivit aussi : il avait l’air de vouloir confirmer de ses propres yeux qu’Irami se trouvait bien à la Cité du Blé et non emprisonné par quelques rançonneurs.

Pff. Irami, kidnappé ? Qui aurait cru à ces sornettes ?