Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

47 La feuille et la pierre

Un pétale de rose
S’envole au gré du vent.
Le voilà qui repose
Sur le giron du temps.

Shahouza

*

Comparé à l’intérieur du Croc, il ne faisait plus aussi froid sous le ciel nocturne, mais… le vent sifflait à mes oreilles avec une force qui n’avait rien à voir avec mon expérience sur la jument Olive.

“Le royaume des nuages”, fit alors Sonju par voie mentale.

Puis il replongea dans son silence, fasciné. Il ne pouvait pourtant pas percevoir les mêmes sensations que moi, depuis l’intérieur de sa corne, et la nuit nous empêchait de voir grand-chose d’autre que les étoiles, quelques nuages et les eaux étincelantes du Grand Fleuve et du Lac des Immortels… et, toutefois, ce vol à dos de dragon avait l’air d’être pour lui un cadeau précieux, tellement précieux que je n’osai même pas interrompre sa contemplation. Forcément, assis comme il était sur sa colline d’herbe confortable, il ne risquait pas d’avoir la nausée…

“Zangsa. Ça va ?”, demanda Yelyeh.

“À peu près.”

“Super. Je continue.”

“Quoi ? Tu comptes survoler les Onze Provinces de long en large ? On a déjà traversé le Lac des Immortels. Tu sais combien de jours de marche ça fait, ça ? … C’est l’endroit idéal pour faire demi-tour.”

“Avec le poison de ce prince, mes ailes sont restées engourdies.”

Engourdies, mon œil. Elle voulait tout simplement profiter de l’occasion pour me faire une visite guidée de tout le continent : de fait, c’est un peu ce qu’elle fit. Nous survolâmes le Lac des Immortels et la ville de Kandes avant d’arriver aux Royaumes du Désert, où j’aperçus les lumières de la Cité du Soleil, d’où venait Séliel. Le désert était comme un vaste océan gris sous la lumière de la lune. Je songeai que Louyi se trouvait certainement quelque part, dans cette ville, à ce moment même. Je me demandai comment le jeune peintre Moyong aurait peint un tel tableau. Il aurait sûrement réalisé un chef-d’œuvre.

“C’est donc ça, naviguer sur les nuages”, murmura Sonju, plongé dans ses pensées. Le bon vieux Fondateur des Nuages avait, sur ses lèvres, un sourire béat. Un vol à dos de dragon, était-ce une expérience encore plus spéciale pour un cultivateur des Nuages ? Peut-être que j’aurais dû demander à Yelyeh d’emmener Irami avec nous…

Alors, la dragonne vira vers l’est et s’envola vers les hauts pics de la Cordillère du Soleil. Les rayons de l’aube nous accueillirent au sommet, ainsi qu’un paysage de forêt qui s’étendait à perte de vue : c’était la Forêt des Elfes. La vue était saisissante. Mais j’eus à peine le temps de penser « que c’est beau ! », que nous piquâmes vers le bas à une telle vitesse que je dus consacrer tous mes efforts à ne pas tomber.

“Yelyeh !”, protestai-je, la peur au ventre.

Je compris de suite son comportement quand j’aperçus une quantité impressionnante d’aigles qui se dispersa à la vue de la dragonne. Yelyeh avait avec l’Ogre du Jeu un point commun : elle adorait jouer. Je m’assurai que la Corne des Nuages et le sac de pièces d’or étaient encore bien attachés à ma ceinture, puis je me plaignis :

“Yelyeh. Tu veux te débarrasser de moi, c’est ça ?”

“Ah. Oups.”

Yelyeh reprit une position plus horizontale et survola la Forêt des Elfes. Elle dit :

“Zangsa. Tu te rappelles ce que je t’ai dit, hier, à propos d’une faveur ?”

Je haussai un sourcil.

“Je me rappelle, bien sûr.”

M’avait-elle fait venir si loin du Croc pour l’aider en quelque chose ?

Alors, la dragonne descendit vers la forêt, plus doucement que je ne m’y attendais, et nous atterrîmes dans une clairière avec un champ de fleurs et… des mûres ! Dès que mon flair les repéra, je sautai à terre, non sans grimacer à cause de ma jambe, puis je m’approchai des arbustes, l’eau à la bouche.

— « Yelyeh ! Tu veux des mûres ? »

La dragonne reprit sa forme humaine et fit une moue.

— « J’aimerais mieux une belle grosse vache pourpre. »

Je ris.

— « Y’a pas de ça, ici ! »

Après tout, il était bien connu que le ki pourpre était si faible dans la Forêt des Elfes que même les petites bêtes-démons, qui n’avaient besoin que de peu d’énergie, ne s’y aventuraient pas. Tel était le royaume des elfes, d’après les contes humains : un havre de paix pour les cœurs vertueux, un cauchemar pour les démons. Sauf qu’en pratique, une bête spirituelle pouvait être aussi dangereuse qu’une bête pourpre, et un cœur, aussi vertueux soit-il, pouvait se faire dévorer bien avant de rencontrer des elfes — qui, d’ailleurs, fuyaient les humains comme la peste, à ce que je savais.

— « Ça me fait penser », dis-je. « Merci. Pour les boucles d’oreille. »

Sans rien demander, la dragonne avait re-rempli mes boucles d’oreille de son ki pourpre pendant qu’on volait. Yelyeh accepta une mûre que je lui tendais et répliqua :

— « Comment tu as fait pour les vider comme ça ? »

— « C’est à cause du Dieu du Croc. Il jouait avec sa glace divine. »

— « Ce vieux renard baveux… Il ose jouer avec ça ? »

— « Toi, tu joues avec des aigles. »

— « Hum. Je libérais la voie, c’est différent », se justifia la dragonne. « Enfin », fit-elle en s’asseyant sur l’herbe. Elle jeta un coup d’œil à la Corne des Nuages et j’en fis autant. Sonju avait fermé les yeux et avait pris une pose de méditation. Avait-il eu quelque inspiration subite ?

Ayant rempli de mûres une grande feuille d’arbre, je m’assis près de Yelyeh, posai ma récolte entre nous deux et commençai à avaler les baies une à une. Elles étaient bien noires et délicieuses.

La forêt était silencieuse. Rien d’étonnant : les oiseaux et les petits animaux avaient fui en débandade à l’approche de la dragonne. Si quelqu’un osait s’approcher, ce ne pouvait être que les elfes. Enfin, vu l’immensité de la forêt, il était peu probable d’en rencontrer.

J’avais terminé les mûres.

— « Tu en veux plus ? », demandai-je.

— « Je te dis que je préfèrerais une vache pourpre. »

Yelyeh s’était allongée sur l’herbe, observant les nuages rosis sous les rayons de l’aube. J’en fis autant, m’interrogeant sur cette faveur qu’elle voulait me demander. Était-ce si difficile d’en parler ?

— « Yelyeh. À propos de cette faveur… »

Je m’interrompis en constatant que Yelyeh s’était endormie. Sérieusement ?! Enfin, la connaissant, je ne m’étonnai pas : pour peu qu’elle s’allonge et se sente confortable, elle arrivait même à s’endormir en racontant une histoire. J’hésitai un instant, la regardant dormir avec totale insouciance, puis je pensai à la fois où, n’osant pas la réveiller, j’avais dû attendre des heures et des heures avant de connaître la fin d’une histoire qu’elle avait commencée… Je levai une main emplie de jus de mûre et posai le doigt le plus sale sur son nez. Le jus, aussitôt, émit de la fumée au contact presque brûlant de la peau de Yelyeh… mais celle-ci ne se réveilla pas. Son nez était resté d’une couleur joliment pourprée. J’étouffai un rire. Puis je croisai ses yeux rouge écarlate.

— « Tu veux que je roussisse ton nez, petit renard ? », me lança-t-elle en levant une main où tourbillonna une flamme rouge.

Je reculai d’un bond et, pour lui changer les idées, je m’écriai :

— « Oh ! Une vache ! »

— « Quoi ? Tu rigoles ? Où ça ? »

— « J’ai senti un truc. Tu sens rien ? »

— « Tu crois que ton flair est meilleur que le mien ? Vantard ! Ça y est, ces mûres m’ont ouvert l’appétit. Je pars chasser. »

Et, avec l’idée fixe de trouver de la viande, la dragonne quitta la clairière. Je sentais encore ma jambe endolorie et je décidai de ne pas la suivre. Entretemps, je me goinfrai de mûres. Sonju commenta :

— « Je me trompe ou ce sont bien des mûres spirituelles ? »

Je mâchai et avalai.

— « Tu ne te trompes pas. Pourquoi ? »

Sonju soupira.

— « Je comprends maintenant pourquoi les elfes ont tant d’énergie spirituelle sans devoir même cultiver. De mon vivant, je n’ai jamais eu l’idée de voyager jusqu’à cette Forêt des Elfes. J’aurais peut-être dû. »

De son vivant ?

— « Mais… tu es encore vivant, Sonju. »

— « Certes. » Sonju expira longuement et sereinement et répéta : « Certes. »

Quelques instants plus tard, je constatai qu’il était retourné à sa méditation.

Quand Yelyeh revint, elle avait le nez non pourpre mais ensanglanté. Elle avait trouvé un sanglier, qu’elle avait dévoré jusqu’à la moelle.

— « La chasse a été bonne ! Je te rapporte le meilleur », me dit-elle, me montrant quelques os encore bien enrobés de viande.

C’était… de l’épaule de sanglier ? C’était pourtant une de ses parties préférées. J’en fus vraiment touché. Quand j’eus terminé le festin, je pensai à ma réaction. Pourquoi acceptais-je si facilement la chasse de Yelyeh et non celle d’Irami ? Peut-être parce que j’avais déjà chassé avec elle tellement de fois qu’il m’était devenu naturel de partager ses proies ?

Mais, quand même, l’épaule de sanglier… C’était presque surprenant qu’elle me l’offre alors que je ne l’avais même pas aidée à chasser. Ça donnait un peu l’impression d’une récompense…

— « Cette faveur », dis-je, me nettoyant les babines, « elle consiste en quoi, en fait ? »

Pendant que je mangeais, Yelyeh s’était rendormie. Je soufflai. Si je ne la réveillais pas, je n’allais pas rentrer au Croc avant le soir.

Je tendais une main pour lui secouer l’épaule quand, à ma surprise, elle répondit, les yeux fermés :

— « J’aimerais que tu retrouves le chaudron de l’Alchimiste Astral. »

Je battis des paupières d’étonnement.

— « Tu dis ? »

— « L’Alchimiste Astral », répéta Yelyeh, ouvrant les yeux, « était un cultivateur humain d’il y a trois siècles… que je n’ai jamais connu, mais tu as sûrement entendu parler de ses découvertes, à l’Académie Céleste. La potion curative commune fut inventée par lui. La potion potabilisatrice aussi. Et on dit qu’avant sa mort, il préparait une potion très spéciale dans son nouveau chaudron. »

L’Alchimiste Astral. Bien sûr que j’avais entendu parler de lui. C’était, en tout cas à l’Académie, l’alchimiste le plus connu dans l’Histoire. D’après Maître Karhaï, les informations concernant sa mort étaient peu fiables. Certains disaient qu’il était mort en concoctant une nouvelle potion. D’après d’autres versions, il aurait été assassiné. En tout cas, le chaudron n’avait pas été retrouvé, mais peut-être qu’on ne l’avait pas vraiment cherché : tout ceci s’était passé peu après la guerre contre l’Œil Renversé et la chute de la Secte des Nuages, alors que l’Alliance du Murim avait d’autres problèmes bien plus pressants. Après trois siècles…

— « Tu veux que je retrouve le Chaudron Astral ? », demandai-je, songeur. « Tu as des indices ? »

Yelyeh s’assit sur l’herbe en hochant la tête.

— « La Cité d’Osha. »

Osha ? J’eus un frisson. Je m’en souvenais bien. C’était la première cité où mon grand-père Naravoul m’avait emmené quand nous avions quitté les Montagnes Perdues, après la mort de ma mère.

La Cité d’Osha se trouvait au nord de Shinbi, juste au pied des montagnes, dans une belle vallée verdoyante sur la rive du Lac Étoilé. L’endroit m’avait paru beau, quoique très bruyant, habitué comme je l’étais au silence des forêts et des montagnes. Je me rappelais encore les visages souriants des passants, les charrettes pleines à craquer de marchandises, le tohu-bohu du marché, les odeurs inconnues d’épices, d’étoffes et de teintures…

— « D’après les informations que j’ai glanées », reprit Yelyeh, « un groupe d’alchimistes se serait installé à Osha et serait au cœur de la fabrication de ces méchantes pilules qui ont failli te tuer cet automne. Et, vu la puissance de ces pilules, je me dis que ces alchimistes sont en train d’utiliser le Chaudron Astral. Je n’en suis pas sûre, mais, en tout cas, je voudrais que tu enquêtes là-dessus. Chaudron ou pas, j’aimerais carboniser les crânes de ces fauteurs de troubles. Pour tout te dire, j’y suis allée avec Fioufiou le mois dernier et on a compris qu’il se passait des trucs louches… »

Fioufiou était une vieille alouette spirituelle qui aimait se poser sur la véranda de la maison de la Forêt des Astres et sautiller et picorer les graines que je lui laissais. Elle proclamait être la messagère détective de Yelyeh, qu’elle connaissait depuis maintenant bien cinquante ans. Je haussai un sourcil.

— « Des trucs louches ? »

— « Je compte sur toi pour percer le mystère. »

Je la dévisageai, fort étonné. Même Fioufiou n’avait pas réussi à comprendre ce qui se tramait à Osha ? Connaissant la ténacité de cette vieille alouette, cela me surprenait qu’elle n’ait pas insisté… Je souris. Ça y est : ma curiosité était piquée.

— « Compte sur moi ! Je trouverai ces empoisonneurs. »

Yelyeh eut un large sourire soulagé.

— « Merci, Zangsa. »

J’avais comme l’impression qu’elle ne me disait pas tout. Yelyeh bâilla.

— « Alors ? Toutes ces choses que tu voulais me raconter ? »

— « Ah. C’est vrai. »

Pliant un genou, j’y posai mon coude et racontai tranquillement l’épisode de Pok et Bec, l’hippogriffe empoisonné indirectement par l’Œil Renversé. Quand je me tus, Yelyeh avait froncé les sourcils.

— « Je vois. Raison de plus pour aller chercher ces alchimistes et saper leurs plans. Je n’aime pas du tout cette nouvelle mode d’empoisonner les bêtes pourpres pour les rendre folles. »

— « Tu crois que l’Œil Renversé pourrait arriver à en faire une arme contre le Murim ? », demandai-je.

— « Pfeuh. Ils aimeraient bien, mais j’en doute fort. Le vrai problème, Zangsa, c’est que, plus ils empoisonnent, moins ça fait de gibier pour moi, qui vis dans les Plaines Centrales. Leurs existences me dégoûtent. »

Ses yeux lançaient des éclairs de mépris. Je hochai la tête, bien d’accord avec elle.

— « C’est tout ce que tu voulais me dire ? », s’enquit Yelyeh.

— « Hmm. J’ai rencontré Zaklan. »

Il y eut un silence. Yelyeh battit des paupières puis s’assit brusquement.

— « Zaklan ? »

— « Le tigre des neiges. »

— « Dans les Plaines Centrales ? »

— « Il m’a demandé de lui promettre de ne pas te parler de lui. »

Yelyeh haussa un sourcil.

— « Et tu lui as promis ? »

— « Non. »

— « Alors, parle. »

Je lui racontai l’aventure avec le mimosa-démon qui faisait pleurer, la petite Xivia qui avait sauvé le tigre des neiges il y avait plus de soixante-dix ans, leur histoire d’amour, la naissance de Lyne, la vengeance de son « meilleur ami », qui avait perdu sa fille, et le sceau tragique que ce tigre pourpre avait lancé à Zaklan, l’emprisonnant dans le mimosa. Quand je terminai, Yelyeh s’était levée et faisait les cent pas dans la clairière.

— « Oh que ça m’énerve ! », dit-elle enfin après un long silence. Et elle se tourna vers moi vivement. « Qui donc ose attaquer Zaklan ! Ce dragon alchimiste cherchait des yeux de tigre des neiges ? Je vais calciner ses ailes ! Et ce tigre vengeur qui blâme son propre ami pour avoir attiré le dragon chez lui ! Je vais les écraser ! Je vais raplatir les Hauts-Pics et tous les cramer ! »

Je l’avais rarement vue aussi remontée. Ce n’est qu’alors que je compris pourquoi Zaklan m’avait demandé de ne rien dire à la dragonne. J’aurais peut-être dû me taire.

Yelyeh me tourna le dos, se transforma en dragon et déploya ses ailes en grognant :

“Je reviens tout de suite.”

J’en fus médusé.

“Yelyeh !”, m’écriai-je. “Yelyeh, calme-toi, je t’en prie ! Je… J’ai menti !”

Elle tourna sa grosse tête rouge écailleuse vers moi.

“Tu as menti ?”

J’eus un mouvement de recul et bredouillai :

“Non… Je n’ai pas menti.”

“Tu veux que je te fasse flamber ?”

Elle ouvrit ses crocs et je sentis un air brûlant contre ma figure. Bravant ma peur instinctive, je posai une main sur son énorme museau et dis :

“Yelyeh ! S’il te plaît. Calme-toi. Zaklan ne voulait rien te dire, car il craignait que tu aies l’idée de retourner aux Hauts-Pics pour te venger et que tu mourrais… Alors… Je t’en supplie…”

Yelyeh souffla. Je fermai les yeux tellement l’air brûlait. Quand je les rouvris, la dragonne avait repris sa forme humaine et me regardait, les mains sur les hanches.

— « Pleutres autant que vous êtes, toi et cette boule de neige. Mais, rassure-toi, à l’instant, je ne pensais pas partir pour les Hauts-Pics mais simplement prendre un peu l’air. »

— « Ça ne me rassure pas du tout », murmurai-je. « Yelyeh. C’est toi-même qui m’as dit que, dans les Hauts-Pics, il y a des dragons bien plus forts que toi. »

— « Ce ne sont pas ceux-là qui me cherchent. »

— « Alors qui ? », interrogeai-je. « Qui donc te veut du mal ? »

Yelyeh me dévisagea mais garda silence. Elle s’approcha de quelques pas… et me dépassa, s’engouffrant dans la forêt d’une démarche tranquille. Claudiquant, je la suivis. Comme moi, Sonju regardait d’un œil attentif chaque pas de la dragonne. Je ne voyais pas l’expression de Yelyeh… mais je devinais qu’elle était plongée dans ses pensées. J’ignorais si elle avait l’intention de répondre à ma question et je n’y accordais pas tant d’importance : ce que je voulais, c’était qu’elle ne fonce pas tête baissée dans un gouffre qui pouvait me séparer d’elle à jamais.

Soudain, Yelyeh s’arrêta et s’accroupit. Je m’étais tellement centré sur elle que je n’avais pas vu défiler les troncs d’arbres. Nous étions arrivés à un petit ruisseau d’eau fraîche.

La dragonne se frotta les mains et le visage pour nettoyer le sang du sanglier, puis elle s’assit sur une pierre et laissa ses pieds clapoter sur l’eau peu profonde. Un oiseau émit un long pépiement. Un autre lui répondit. Je m’étais assis sur la branche basse d’un chêne. La dragonne me jeta un regard, suivit le vol d’une libellule puis rompit le silence.

— « Tu disais, tout à l’heure, que la corne durerait plus longtemps que toi. »

Je ne compris pas pourquoi elle me parlait de ça maintenant. Elle reprit :

— « Mais, plus je vis, plus je comprends que le Temps n’est pas si important que ça. Cent ans à faire ceci. Un an à faire cela. Ceci n’est pas mieux que cela. Tu vois ce que je veux dire. »

— « Euh… Non. C’est confus. »

— « J’avais oublié que les renards sont rusés mais pas si malins que ça. Je veux dire… » Elle ramassa une pierre et une feuille et jeta les deux dans le ruisseau. La pierre coula et roula sur le fond. La feuille se balada quelques instants sur la surface de l’eau avant de rester bloquée contre un petit rocher. « Quelle aventure était meilleure ? Celle de la pierre ou celle de la feuille ? »

— « Hmm. » Je me laissai glisser jusqu’au sol et m’accroupis près de Yelyeh, songeur, les yeux fixés sur la feuille. « Il faudrait leur demander. »

— « Essaie », répliqua Yelyeh, exaspérée. « Faisons plus simple. Entre mourir d’un coup dévoré par ta dragonne bien-aimée ou croupir pendant deux semaines dans un trou avant de mourir, qu’est-ce que tu préfères ? »

— « Euh… Je préfère vivre. »

— « Tu me gonfles. »

Elle allait se lever. Je la retins par la main.

— « Yelyeh. Si ce que tu veux me dire, c’est que tu préfères aller aux Hauts-Pics et mourir en te vengeant… je ne suis pas d’accord. »

Yelyeh lâcha un long soupir.

— « Ce n’était pas du tout mon propos. Bah, oublions ça. On part. Y’a des elfes qui approchent. »

Je ne les sentais pas. Elle se transforma. Je protestai :

— « Tu ne vas plus aller aux Hauts-Pics, n’est-ce pas ? »

“Renard buté. Je ferai ce qui me chante quand ça me chante. Mais je ne serais pas millénaire si je n’avais pas été prudente aux bons moments, n’est-ce pas ?”

Elle avait raison. Je n’allais rien lui apprendre sur la prudence.

“Grouille-toi”, ajouta-t-elle.

À contrecœur, je montai sur son dos. Bientôt, nous survolions la Forêt des Elfes vers l’ouest sous un ciel bleu parsemé de nuages.

“Vers la Province des Émeraudes, le ciel est tempêtueux”, commenta Sonju comme nous dépassions la Cordillère du Soleil.

En effet, au nord, de gros nuages noirs s’avançaient depuis le Grand Océan. Toutefois, ils arrivaient rarement à remonter toute la vallée du Grand Fleuve et, du moins dans la Province Grise, la journée s’annonçait belle.

La dragonne lança son sortilège d’invisibilité avant de plonger vers la Forêt des Astres.

“Je te laisse où ?”, demanda-t-elle.

“Au Croc, s’il te plaît.”

Yelyeh hésita.

“Tu es sûr ? La Suprême des Glaces sait que tu es un renard pourpre, à présent.”

“Elle ne va pas s’en prendre à un ami de leur bienfaitrice, si ?”, répliquai-je.

“Elle va quand même te cribler de questions.”

C’était bien probable. Cependant, je n’allais pas fuir le Murim pour si peu, après avoir passé tant d’années à l’Académie Céleste.

“Je répondrai en conséquence”, assurai-je.

“Dans ce cas…”

Yelyeh fonça vers le Croc enneigé qui se dressait au milieu des plaines. Elle atterrit non loin de la Forêt de Glace et, je me demandais si elle n’avait pas l’intention de lui dire deux mots, à ce Dieu du Croc, quand, son invisibilité brisée, elle braqua ses yeux vers la Corne des Nuages et dit :

“Cet ami, Irami. C’est un drôle d’oiseau. Pas étonnant que tu veuilles le prendre comme disciple, Sonju…”

“Ça a été un honneur de te rencontrer, vénérable dragonne”, fit le vieux cultivateur. “Que tes ailes imprègnent les cieux de ta vertu pendant longtemps encore.”

“Hum…” Yelyeh regarda la Corne des Nuages comme s’il lui en coûtait de la rendre, puis elle attrapa délicatement de ses crocs le sac de pièces d’or et ajouta : “Zangsa. Prends soin de toi et de tes amis. Et fais attention à ne pas avaler de poison, cette fois-ci. Bon courage.”

— « Bon courage ? », répétai-je. « Pas “bonne chance” ? »

“Hum. Bonne chance aussi. À la prochaine.” Elle se refit invisible, et un grand coup de vent m’informa qu’elle était partie.

Pourquoi avais-je l’impression qu’elle me cachait quelque chose ?

Je haussai les épaules. J’allais découvrir la réponse bien assez vite. Je boitai sur la neige, prenant la direction de la Secte des Glaces. Et c’est là que les Lancières qui surveillaient encore le chemin vers la Forêt des Glaces m’interceptèrent. Mofafi me lança :

— « Zangsa ! »

La mère de Ceyra vint à moi avec un tel élan qu’un instant, je crus qu’elle allait m’embrocher avec sa hallebarde… Mais non : elle me donna son appui.

— « Tu boites », dit-elle. « Laisse-moi te donner un coup de main. »

Elle avait certainement entendu parler des événements qui s’étaient produits cette nuit dans sa secte. Me donner un coup de main… C’était gentil de sa part, mais, hélas, la connaissant un peu, je craignais de ne pas m’en sortir indemne. Sa main m’écrasait déjà le bras…

— « Euh… Merci, Mofafi. »

— « De rien. »

Son sourire était si sincère que je n’osai plus refuser son aide.