Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
J’étais fichu. C’est ce que je me dis quand la Suprême me menaça de sa lance et dit à Yelyeh :
— « Si tu tiens à ce renard-démon, ne bouge plus d’un pouce ! »
Il y eut un silence. Les Lancières de Glace observaient la scène avec une incrédulité croissante. Je reconnus, parmi elles, le Serpent Aux Cent Piques et Menzoul l’Archelance — deux des Dix Grandes Lances — ainsi que Zortaro, le jeune lancier qui m’avait offert mon premier biscuit glacé. Ce dernier battait des paupières, l’air de penser qu’il avait eu quelque hallucination. Eh non, malheureusement, il m’avait bien vu me transformer en renard. Les implications d’un tel acte ne me frappaient qu’à présent.
Du coin de l’œil, je vis Yelyeh, perchée sur le gros bloc de glace à moitié fondu qui m’avait envoyé vol-planer… Ce n’est qu’alors que je remarquai la forme de ce bloc de glace. Il avait été déformé par les flammes de Yelyeh, mais on devinait bien les bras, le torse et les jambes… Une statue. Oui, c’était une statue. Vu sa position, elle avait été démolie par Yelyeh pour libérer le passage secret. Et, si mon intuition était bonne, cette statue… n’était autre que celle de la Fondatrice des Glaces. Je comprenais à présent la colère de la Suprême.
Yelyeh éteignit ses flammes rouges autour d’elle et plaça une main sur sa hanche en répliquant avec mépris :
— « Tu prends des renards innocents en otage, maintenant ? Ces Lancières t’ont appelée “Suprême”… J’espère sincèrement que tu n’es pas vraiment la Suprême des Glaces, parce que je serais très déçue. »
Je sentis le froid s’intensifier autour de la Suprême. J’aurais voulu reprendre ma forme humaine, mais la lance qui me menaçait était si près que je n’osais pas bouger une oreille. Sur le qui-vive, Menzoul l’Archelance se tenait prêt à lancer un de ses javelots. La Suprême leva une main vers lui pour l’arrêter puis, sur un ton hostile, elle rétorqua :
— « Qui que tu sois, descends de là. »
Yelyeh haussa un sourcil et jeta un coup d’œil vers la tête fondue de Melluga avant de sauter sur la glace spirituelle du sol, sans glisser, comme s’il s’était agi de simple terre. Puis elle lança :
— « Espèces de matérialistes. Melluga ne serait pas contente de savoir que ses descendantes la confondent avec une statue. Ce sang-froid dont se vantaient tant vos ancêtres, où est-il passé ? »
Elle mit une main en visière, comme si elle le cherchait, ce sang-froid. Et moi, pendant ce temps, je grelottais de plus en plus tellement j’étais près de l’aura glaciale de la Suprême.
“Yelyeh”, me plaignis-je par voie mentale. “Ne l’énerve pas davantage : je vais mourir de froid.”
“C’est toi qui l’as cherché”, me fit remarquer Yelyeh et elle rajouta à voix haute :
— « Je m’attendais plutôt à être bien accueillie après avoir rendu la lance de Melluga. D’ailleurs, ce n’est pas pour me vanter, mais c’est moi qui lui ai donné l’idée de forger cette lance, quand je lui ai dit : “Petite Luga, tu me demandes conseil pour faire danser la vie dans la glace ? Tiens, je te fais cadeau de ces écailles de drak des glaces. Le jour où tu forgeras une arme capable de glacer mes flammes, je veux bien t’emmener voir la seule glace au monde que même un dragon ne peut faire fondre.” Sans surprise, ce jour-là n’est jamais arrivé, mais elle a quand même réussi à forger une belle arme. C’est que la petite Luga avait l’esprit vif. »
À ses paroles, je ne fus pas moins étonné que les autres. Yelyeh ne m’avait jamais dit qu’elle avait connu la Fondatrice des Glaces en personne. En tout cas, l’hostilité des Lancières s’était changée en vive curiosité.
— « Tu… as connu Melluga ? », demanda la Suprême.
La dragonne hocha la tête — elle aimait bien raconter son passé. Elle expliqua :
— « À l’époque, une de mes connaissances avait créé une école de cultivation. L’École des Beaux Esprits. »
Les Lancières étaient de plus en plus ahuries. D’après les vieux écrits, à une époque où le Murim n’était composé que de cultivateurs isolés, l’École des Beaux Esprits, bien que petite, était devenue le berceau où s’étaient formés de grands cultivateurs et au moins trois d’entre eux avaient fondé des sectes qui avaient traversé les siècles : le Mont-Céleste, la Secte de la Joie et la Secte des Glaces.
— « J’y suis restée pendant quelque temps », continua Yelyeh. « C’était sympa. Mais les enfants humains grandissent vite. Quand les vieux disciples sont partis réaliser leurs quêtes personnelles, je suis partie aussi et, quand je suis revenue les voir, cinq des Neuf Grandes Sectes avaient vu le jour et bien des choses s’étaient améliorées au sein de l’Empire. Les petits avaient bien vieilli. Sur son lit de mort, Melluga m’a dit : “la seule glace au monde que nul ne peut faire fondre, c’est bien ton cœur, Yelyeh”. Votre Fondatrice était une farceuse. Me dire ça juste avant de mourir… c’était tout à fait injuste. »
La dragonne eut un léger sourire nostalgique qui me surprit. D’habitude, quand elle parlait des humains qu’elle avait connus, elle en parlait de manière détachée, et j’avais toujours cru qu’elle ne s’était jamais pris d’affection pour aucun d’eux, car, de toute façon, leur vie était si courte en comparaison avec la sienne, mais… elle avait l’air de bien se rappeler la mort de Melluga, par contre.
— « Melluga avait bien raison », dit alors la Suprême, à peine calmée. « Pourquoi avoir détruit la statue de glace qu’ont sculptée ses Dix Grandes Lances ? »
— « Ah… Ça. J’ignorais que le passage terminait juste derrière une statue de Melluga », avoua Yelyeh.
— « Tu l’ignorais ? »
La Suprême n’allait pas lui pardonner son faux pas si facilement. Elle avait cependant suffisamment récupéré son sang-froid pour comprendre qu’affronter Yelyeh pour un dommage matériel, aussi sacré soit-il, était pure bêtise.
Alors, sans un mot, elle éloigna la lance de mon museau. Je respirai un peu plus tranquille et, sans quitter la Suprême des yeux, je m’éloignai maladroitement sur la glace de quelques pas puis je repris ma forme humaine. Je me relevai tant bien que mal, rajustai d’un geste ma tunique puis frappai ma paume contre mon poing en disant :
— « S’il vous plaît, n’en voulez pas trop à Yelyeh. Avec l’âge, elle devient mala… droite ! », m’écriai-je en glissant et tombant à la renverse sur la glace spirituelle de la salle. « Aïe, ma jambe… »
— « Qui est maladroit, espèce de renard empoté ? », protesta Yelyeh en s’avançant et m’attrapant par le col pour éviter que je glisse à nouveau.
L’ignorant, j’ajoutai :
— « Rassurez-vous, elle a laissé les cahiers du coffre intacts ! »
On me regarda sans comprendre.
— « Les cahiers ? », répéta la Suprême. « Quels cahiers ? »
— « Ah », fit Yelyeh, amusée. « Je me disais bien que ces manuels n’avaient pas été feuilletés depuis des siècles. Du coup, ce passage secret était tombé dans l’oubli, n’est-ce pas ? »
Ce n’est qu’alors que la Suprême et ses compagnons parurent repenser au passage par lequel Yelyeh, Irami et moi étions venus. Yelyeh eut un petit rire.
— « Ce sont des manuels écrits par Melluga. Elle doit certainement expliquer des trucs sur le feu glacé et sa lance… Peut-être que, si tu les lis, tu n’auras plus aussi peur d’aller voir la lance de tes propres yeux, ma jolie petite pseudo-Suprême ? »
Les autres Lancières soufflèrent en entendant l’appellatif, mais l’intéressée parut bien plus bouleversée qu’offensée. Certes, la Suprême des Glaces était connue pour son expression indéchiffrable mais, peut-être parce que j’étais habitué avec Irami, je vis clairement combien la nouvelle des cahiers l’avait impactée. S’accroupissant auprès de moi, Yelyeh commenta :
— « Du coup, ça fait de moi, quoi, doublement votre bienfaitrice ? Non, triplement ? Assurément, sans moi, il n’y aurait probablement pas eu de Secte des Glaces. Si vous insistez, je vous laisse rajouter ma statue grandeur nature. »
— « En forme de dragon ? », demandai-je, amusé, à mi-voix.
— « Bien sûr. »
— « Je ne promets rien pour la statue », répliqua la Suprême, « mais nous avons préparé les mille pièces d’or… Menzoul. S’il te plaît. »
L’Archelance ramassa le sac des mille pièces d’or que j’avais si péniblement comptées avec Irami à l’Académie Céleste. Il s’avança, posa le sac devant nous et s’inclina avant de retourner auprès de la Suprême. Yelyeh jeta un coup d’œil curieux à l’intérieur du sac.
— « Hum… Merci. »
Elle semblait contente. Je demandai par voie mentale :
“Ça te fait tellement plaisir ? Ce ne sont que des pièces d’or.”
“D’or”, répéta Yelyeh, goguenarde. “Sais-tu, petit renard, que, dans les légendes des dragons, l’or est la forme solidifiée de l’air dans le Monde Céleste ? Certes, ce ne sont que des légendes, mais l’or sert quand même à faire plein de choses intéressantes.”
“Des choses intéressantes ?”
“Un jour, je te montrerai.”
Yelyeh avait un don pour piquer ma curiosité… et pour me laisser sur ma faim.
Pendant que nous parlions, Irami s’était approché, le prince dans ses bras. Rien qu’en voyant le teint cadavérique du prince, la Suprême finit de perdre son aplomb et elle écarta de son esprit les cahiers, la statue effondrée et même la dragonne pour s’inquiéter de Rajeyl. Avec une maîtrise du ki formidable, elle l’emmitoufla d’énergie pour le protéger du froid et procéda, avec l’aide des autres Lancières, à glacer le poison de méduse que le prince avait dans le corps. Je n’avais même pas pensé à cette méthode. Certainement, ce n’est pas n’importe quelle Lancière qui aurait été capable de la mener à bien. Je me dis que le prince était dans de bonnes mains et, captant le regard inquisiteur de Zortaro, je me demandai si je ne ferais pas mieux de décamper… mais, tout bien considéré, peut-être que les Lancières ne m’en voulaient pas trop de leur avoir caché ma relation avec la dragonne et que ça ne les dérangeait pas tant que ça de savoir que j’étais aussi un renard-démon… ? En tout cas, c’est ce que j’espérais.
Soudain, la voix affaiblie du prince se fit entendre :
Oh, moi, sauvé, moribond,
Par un beau renard-démon
Et un majestueux dragon,
Me voilà qui renais
Dans les bras si parfaits
De la plus douce des glaces.
— « Pardonnez mes mauvaises rimes », ajouta-t-il avec un rire à peine audible.
— « C’est bien le moindre des soucis », répliqua la Suprême sèchement. « Ne gaspille pas ton énergie, Jeyl. Tu veux mourir d’épuisement ? »
— « Si je peux mourir dans tes bras… »
— « Dors », répliqua-t-elle, et elle pressa les points des méridiens pour qu’il se rendorme.
Oho ? La douce glace se serait-elle empourprée ? En tout cas, bien joué, Altesse : il ne fallait pas que les Lancières oublient que c’était grâce aux deux bêtes-démons ici présentes que le prince était encore en vie. Le beau renard, avait-il dit. Héhé… Assis sur la glace auprès de Yelyeh, j’observai le prince et la Suprême avec intérêt.
“Yelyeh. On dirait que le cœur de la jolie petite Suprême est moins glacé que le tien.”
Yelyeh fit une moue.
“Qu’est-ce qu’il a, mon cœur, de si glacé ?”
“Si on te donnait à choisir entre me sauver, moi, ou sauver la corne du Dragon Céleste, tu sauverais la corne, oui ou non ?”
Yelyeh écarquilla légèrement les yeux.
“Pourquoi tu dis ça ?”
“Hmm. Parce que la corne, elle, durera bien plus longtemps que moi.”
— « Idiot », dit-elle à voix haute.
— « Pourquoi ? », demandai-je. « J’ai raison ou pas ? »
Yelyeh me frappa le haut du crâne du tranchant de sa main — c’était elle qui m’avait appris ce geste, que j’utilisais si naturellement avec mes juniors de l’Académie. Alors, la dragonne se leva en disant :
— « Allons le vérifier. »
Hein ? D’une main, elle ramassa le sac de pièces d’or ; de l’autre, elle me reprit par le col de ma tunique. L’instant d’après, je glissai, volai presque derrière elle tandis qu’elle me tirait vers le passage secret avec une force de dragon. Elle s’arrêta juste à l’entrée, se souvenant soudain d’un détail.
— « Ah », dit-elle, se retournant vers les Lancières. « Jeune Suprême. Si tu arrives un jour à glacer mes flammes, je t’emmènerai voir cette glace que personne, pas même un dragon, ne peut fondre. Elle existe vraiment, ce n’est pas une blague. Bonne chance. »
Et elle s’en alla — me traînant derrière — sans laisser le temps aux Lancières de dire un mot.
“Yelyeh, on va où ?”, demandai-je, dépassé.
“Zangsa. Tu as promis à Sonju un petit vol sur mon dos, n’est-ce pas ? Naturellement, tu viens aussi.”
Le temps que je comprenne, nous dévalions déjà les escaliers de glace. Oh, non…
— « Irami ! Sauve-moi ! Irami ! »
Mais mon ami était déjà bien trop loin pour que mon cri ne l’atteigne.