Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

45 Mon vol plané

Valrazia, dragon des lunes,
Qui illumine mon destin !
Admire, de tes yeux d’ambre,
L’amour qui nous appartient.

Melgish-Li

*

— « Yelyeh ? Yelyeh ! », m’écriai-je dans le brouillard épais qui s’était formé dans la grotte.

La dragonne répliqua :

— « Occupe-toi du prince. Je reviens. »

Je fus soulagé de l’entendre me répondre mais… à quoi était donc dû cet enthousiasme qui vibrait dans sa voix ? Et où donc pensait-elle aller si soudainement ?

Un cri étranglé me fit me retourner vivement vers le prince. À travers la vapeur d’eau, je vis comment celui-ci s’était recroquevillé, manifestement en proie à des douleurs. Et mince. Qui sait si parce qu’il avait bougé ou parce que j’avais commis une erreur, un pilier de ma barrière avait été brisé. Le ki orange et le ki pourpre avaient déjà été éliminés, mais… pas le poison de méduse arga-truc que le prince avait utilisé pour modifier le sceau. Ce poison-là ne pouvait être aspiré de la même façon qu’une énergie. Or… tout semblait indiquer qu’il était en train de se répandre dans le reste du corps.

Le Prince Rajeyl respirait par à-coups et, sans même le toucher, je pus sentir son pouls précipité.

— « Si tu me permets, Altesse… »

D’une main ferme, je le rallongeai sur le dos et bloquai les points de ses canaux qui le maintenaient conscient. Une fois qu’il fut immobile, je redressai la barrière avec des gestes rapides mais précis. Il restait à espérer que la quantité de poison qui s’était échappée n’était pas suffisante pour tuer le prince. Quant au poison emprisonné… avant de le canaliser vers moi, je devais d’abord savoir si les bêtes pourpres y étaient susceptibles ou pas.

Alors, la brume tourbillonna autour de nous. J’aperçus Irami, debout, à l’entrée de la grotte, son épée Nuage dégainée. D’un mouvement qui ne manquait assurément pas d’élégance, il avait guidé les gouttelettes en suspension vers la sortie de la grotte et il les envoya à l’extérieur, d’un coup de vent de sa lame. Nous pouvions enfin y voir quelque chose. Enfin, il faisait toujours nuit, et les parois touchées par les flammes rouges de Yelyeh n’illuminaient plus grand-chose, mais, quand je suivis le regard d’Irami, vers le fond de la grotte, je pus clairement voir l’ouverture que Yelyeh avait faite dans le roc et la glace… Non, tout bien pensé, cette ouverture était-elle vraiment un simple trou ou, plutôt, une porte que Yelyeh venait de faire voler en éclats ? Je m’approchai pour y jeter un coup d’œil avec Irami. Il y avait des escaliers. Où donc Yelyeh s’était-elle fourrée, maintenant ? En tout cas, je comprenais enfin que son « idée » qu’elle n’avait pas expliquée avait bien marché. J’opinai du chef et dis :

— « Les portes secrètes sont le faible de Yelyeh. »

Irami observait avec attention les escaliers, finement ciselés dans la glace.

— « On dirait », dit-il, « que ces marches n’ont pas été foulées depuis très longtemps. Et pourtant, elles ont été construites avec grand soin. »

Hmm, Irami avait raison. Même les parois, en voûte, étaient lisses. Les bras croisés, je hochai la tête.

— « Tu as vu, Irami ? La première marche a résisté à l’explosion. C’est sûrement de la glace spirituelle. »

La porte, aussi, était en glace spirituelle, mais elle n’avait pas subsisté au choc direct de flammes rouges et de ki orange. Irami s’accroupit, frôla la première marche puis se releva, les sourcils froncés.

— « C’est plus que de la glace spirituelle. Cette glace a été enchantée. »

Oh ? Une barrière ? Cet endroit avait tout l’air d’avoir été construit par quelque ancêtre de la Secte des Glaces. Je fis une légère grimace. Yelyeh était peut-être entrée dans quelque chambre secrète des Lancières… en défonçant la porte qui plus est.

— « Hé. Et c’est elle qui me parlait de prudence. On y va ? »

Irami me jeta un coup d’œil puis regarda le prince, endormi sur mon manteau.

— « Tu penses que cet escalier a une issue de l’autre côté ? »

— « Ce serait une bonne nouvelle. L’ogre a remporté la corde. »

Ce qui compliquerait notre retour par la falaise. Enfin, après coup, j’avais compris que cette corde de Loufou était faite en un matériau très conducteur des énergies, ce qui, avec mon ki pourpre, avait peut-être bien provoqué la crise de spasmes du prince. Quoi qu’il en soit, avec ou sans corde, je ne voulais pas que mes aiguilles vaudou bougent et que ma barrière autour du sceau se brise à nouveau. Le chemin des escaliers me semblait plus sûr. Irami hocha la tête, l’air d’accord.

— « Je le porte. »

Après avoir récupéré toutes les épines vaudou et n’avoir laissé que les aiguilles, je laissai Irami porter le prince dans ses bras comme une princesse, et nous nous engouffrâmes dans les escaliers de glace.

* * *

Pieds nus sur la glace éternelle, Saryila avançait lentement entre les statues des Dix Grandes Lances qui avaient fondé la Secte aux côtés de leur maîtresse, Melluga. Elles avaient été sculptées dans de la glace spirituelle et, dans leur pose pleine de dignité, on les aurait presque crues vivantes. Même leurs regards semblaient emplis de bienveillance et de sagesse.

La Chambre de la Fondatrice était sans nul doute l’endroit préféré de Saryila. C’était là qu’elle méditait, là qu’elle passait des heures à s’entraîner avec sa lance, là aussi qu’elle réfléchissait aux décisions les plus ardues pour gérer sa Secte et à l’avenir de celle-ci. C’était d’ailleurs à ce dernier point qu’elle songeait à présent. L’apparition de la lance de Melluga au sommet du Croc était un événement exceptionnel. En tant que Suprême des Glaces, Saryila n’était pas sans connaître l’histoire lointaine des Grandes Sectes. Deux siècles auparavant, les Plaines Centrales avaient été envahies par une horde de bêtes-démons, dont des vouivres, des draks et des serpents ailés, mais aussi des dragons… d’où le nom donné à cette catastrophe naturelle : l’invasion des dragons.

Personne ne savait, au juste, à quoi avait été due cette invasion. Les hypothèses ne manquaient pas : quelque chose — une éruption volcanique, une guerre entre dragons, un incident énergétique avec les légendaires Brumes du nord ? — avait contraint les dragons à quitter temporairement les Hauts-Pics. L’Empire avait été la zone la plus touchée. C’était l’une des rares fois où les Neuf Grandes Sectes avaient lutté aux côtés des forces impériales. Et c’est au cours de cette courte mais sanglante invasion que cinq des neuf sectes avaient perdu de précieux trésors.

Ainsi, le Mont-Céleste avait perdu l’Œillet Céleste, le symbole de leur Chemin Vertueux que leur Fondateur avait fabriqué et placardé à l’entrée de la Caverne Qui Fleurit — l’Œillet avait été dérobé par un enfant soi-disant orphelin à qui le Mont-Céleste avait donné refuge… il n’avait pas été retrouvé. On avait fortement soupçonné l’Empire, mais aucune recherche n’avait abouti. Il en allait de même pour la légendaire Boussole de la Secte des Deux-Pôles — si ses souvenirs étaient bons, cette relique, une sorte de niveau à bulle, indiquait prétendument l’équilibre entre le ciel et la terre… Vrai ou pas, en tout cas, plus aucun disciple des Deux-Pôles ne l’avait vue depuis près de deux siècles. Le collier des Perles d’Ambre, du Temple d’Amabiyah, avait volé en éclats lors d’une féroce bataille contre des bêtes-démons et de nombreuses perles étaient restées introuvables, laissant le collier incomplet. Quant à la Secte de la Joie, elle avait perdu l’Éventail des Souhaits quand leur Suprême avait été piégée et assassinée par des agents impériaux — c’était l’une des raisons pour lesquelles l’invasion des dragons avait été presque immédiatement suivie d’une guerre du Murim contre l’Empire… qui avait fait couler encore davantage de sang mais qui, finalement, n’avait rien résolu. Trente ans plus tard, les Mendiants avaient retrouvé l’Éventail des Souhaits par hasard dans une chaumière de paysans de la Province du Blé.

Saryila caressa les mots sculptés dans la glace sous la statue de Melluga, dont la lance brandie arrivait presque au plafond. Les mots disaient : « Je naquis ignorante. Je questionnai l’univers. J’embrassai la glace en mon sein et la fis flamber comme le feu. Mon corps devint sain et fort. Mon esprit devint lucide et puissant. Puis tout ne fut qu’un mouvement dans mon royaume immobile. »

Ce n’était bien évidemment pas la lance de Melluga que la statue tenait dans ses mains mais une réplique en glace. La vraie avait été perdue par Blaxa, la Suprême de l’époque, quand celle-ci était allée retrouver le présumé chef de l’invasion, un dragon bleu que les historiens avaient, par facilité, appelé le Dragon Azur. La Suprême des Glaces avait proposé un pari à ce dragon : si elle gagnait au combat, le Dragon Azur forcerait la horde de bêtes-démons à se retirer des Plaines Centrales ; si elle perdait, elle se laisserait dévorer et sa Secte resterait cloîtrée pendant cinq ans. Le Dragon Azur lui avait ri au nez. « Je préfère te dévorer tout de suite ! », lui avait-il répondu. Sauf que la Suprême s’était révélée plus puissante qu’il ne l’avait escompté. Le Dragon Azur avait quand même remporté le duel, mais, par respect, ou peut-être pour l’humilier, il l’avait laissée estropiée mais en vie en disant : « La chair humaine d’un cultivateur n’est pas de mon goût. Félicite-toi, humaine : tu t’es bien battue. Je repars vers les Hauts-Pics, mais je prends ta lance comme trophée : tu ne sais même pas l’utiliser. » La Lance des Glaces n’avait plus été revue depuis.

Saryila soupira. Si la Suprême Blaxa, dont les exploits étaient chantées par les troubadours du Murim, n’avait pas su utiliser la lance de Melluga… Le pourrait-elle, elle ? Elle secoua la tête. Certainement pas.

À ce moment, elle entendit des pas précipités dans le couloir qui menait à la chambre sacrée où elle se trouvait.

— « Suprême ! »

Elle reconnut la voix avant même de la voir entrer dans la pièce d’un pas énergique. C’était Zabay, le Serpent Aux Cent Piques, une des Grandes Lances de la Secte et une amie intime.

— « Suprême… »

Zabay s’arrêta, hésitante, l’air de se demander si elle interrompait quelque pensée importante. Saryila demanda :

— « Zabay. Que se passe-t-il ? »

Zabay balaya du regard les magnifiques statues avant de faire quelques pas en avant et d’expliquer :

— « C’est la Doyenne. Je viens de la croiser alors qu’elle faisait sa promenade nocturne habituelle. On se salue comme d’habitude et je partais déjà quand elle ajoute : cette nuit, la glace de la falaise est bavarde. Alors, je lui demande ce qu’elle veut dire par là. Elle me dit : “suis-moi”. Et là, elle entre dans la trésorerie avec son passe-partout et elle prend les mille pièces d’or que Ceyra a apportées de l’Académie. Puis elle me les met entre les mains et dit : “va apporter ça à la Suprême : elle comprendra”. Et ce n’est pas tout. Sur le chemin, en venant ici, Zortaro me hèle depuis la porte du bâtiment des visiteurs et me dit : “grande sœur, je voulais faire une visite surprise à Zangsa, mais il n’est pas là… d’ailleurs, c’est normal que la moitié de nos hôtes ne soient pas dans leurs chambres ?” » Zabay tendit le sac des mille pièces d’or en concluant : « Alors, je suis allée moi-même jeter un coup d’œil. Séliel et le disciple du Mont-Céleste dormaient à poings fermés, mais les autres étaient tous partis, et tu sais quoi ? Je suis allée vérifier que le prince était toujours là, dans le Pavillon de Glace. Rien. Il est parti aussi. Et là, je retrouve la Doyenne, qui me dit : “c’est moi qui les ai laissés partir”. Pourtant, Jeyl avait l’air d’avoir le béguin pour toi. Je n’y comprends rien », avoua-t-elle. « Mais tu n’as pas l’air surprise. »

Saryila l’était un peu, pourtant, mais elle croyait avoir compris le message de la Doyenne. Après avoir planté la lance de Melluga au sommet du Croc, la Dragonne-Démon s’était réfugiée quelque part dans la Grande Falaise ; aidés par la Doyenne, le prince et les autres jeunes hommes étaient sortis de la forteresse pour aller la rejoindre ; et la Doyenne voulait que Saryila aille également la voir pour lui remettre les mille pièces d’or et la remercier. La vieille Milia semblait penser que cette Dragonne-Démon n’était pas un danger. Certes, celle-ci n’avait pas attaqué la Secte comme un certain Dragon Azur… Une seule pensée l’incommodait : pourquoi Rajeyl était-il parti incognito sans même prévenir les Lancières ? Après tout le temps qu’ils avaient passé ensemble… Saryila se sentit rougir légèrement, mais elle se reprit vite. Elle prit le sac des mille pièces d’or.

— « Je vois. Merci, Zabay. Tu peux aller dormir. »

Après un silence, le Serpent Aux Cent Piques commenta :

— « Melluga était certainement une cultivatrice prodigieuse. »

Ses yeux étaient posés sur la statue de la Fondatrice. Saryila hocha silencieusement la tête. Zabay ajouta :

— « Je suis sûre que tu peux le devenir aussi. »

Saisie, Saryila se tourna à nouveau vers son amie. Celle-ci murmura :

— « Devenir un maître du feu glacé. » Saryila sentit son cœur battre un peu plus fort. Zabay lui sourit. « Sur ce, je te laisse à tes pensées. »

Quand la Grande Lance s’en alla, le silence emplit la salle et Saryila le sentit comme une enclume pesante sur ses épaules. Pourtant, elle se sentait revigorée par les paroles de Zabay. Elle ne savait pas si elle pourrait un jour comprendre les techniques de Melluga, mais peut-être pourrait-elle s’en approcher…

Son regard posé sur la statue de la Fondatrice, elle attrapa sa propre lance et la serra dans ses mains, le cœur empli d’une nouvelle détermination…

À ce moment, sous ses yeux incrédules, la si belle, si sacrée et tant admirée statue de Melluga émit un sifflement strident puis s’inclina… elle s’inclina tant et si bien qu’elle s’effondra contre le sol de glace dans un fracas assourdissant. Saryila eut tout juste le temps de l’éviter, abasourdie. Comment donc… ?

— « Pouah… », fit alors une voix provenant de derrière la statue qui s’était écroulée. « Ce Croc est plein de petits passages secrets. »

Une jeune fille en tunique noire sauta sur les jambes de glace de Melluga et la parcourut jusqu’à la tête, balayant la salle d’un regard perçant.

— « Où sont les trésors ? », fit-elle sur un ton chantant.

Saryila jeta le sac de pièces d’or par terre et brandit sa lance.

— « Qui es-tu ? », tonna-t-elle.

Elle le devinait assurément déjà, mais sa colère n’en était pas moins bouillante. Alors, la Dragonne-Démon la vit et fixa ses yeux rouge écarlate sur la Suprême des Glaces.

* * *

La glace spirituelle des escaliers glissait mortellement. C’était probablement la barrière qui les enchantait qui les rendait si glissants. Résultat : même en utilisant des techniques de mouvement de ki avancées, mes pieds n’arrivaient pas à rester en place. Et quand, enfin, je réussis à planter un pied sur une marche avec la plus grande finesse et délicatesse… il resta collé à la glace. Cela me rappela l’effet des biscuits glacés, sauf que cette glace était encore bien plus coriace. Heureusement, grâce aux biscuits de Biya, je m’étais bien entraîné et, avec de la patience, j’arrivai à libérer mon pied. Aussitôt, pour ne pas glisser de ma marche, je me mis à faire de très petits bonds rapides et je dis sans me retourner :

— « Aha, Irami ! J’ai découvert la solution. Il faut sauter comme ça, sans donner au pied le temps de patiner. »

Comme Irami ne répondait pas, je tournai la tête… et le vis juste derrière moi, le prince entre ses bras, les bottes sur la première marche. Un instant, je pensai, amusé, qu’il était resté cloué là et qu’il n’arrivait pas à s’en détacher, mais non : à ce moment, il me dépassa en me contournant, le pas léger, comme s’il marchait sur un tapis de velours…

— « Hein ? Attends, Irami ! Co-Comment tu fais… ? »

— « Hmm… La glace est de l’eau solide », dit-il tout simplement.

Je voulais bien comprendre cela, mais ça n’expliquait pas tout ! Enfin bon, s’il se débrouillait si bien, alors…

— « Irami. Tu peux me porter, moi aussi ? »

Le prince entre ses bras, Irami marqua une très courte pause avant de continuer à descendre en répliquant :

— « Ta solution me semble bien marcher. »

Certes, mais elle me donnait l’air d’un danseur de claquettes. Et puis, si je perdais mon rythme ne serait-ce qu’un peu, je dégringolerais jusqu’en bas, emportant Irami et le prince avec moi. Peut-être ferais-je mieux de descendre comme une tortue et de détacher les pieds petit à petit ? Mais la simple idée m’emplissait d’ennui. Je n’avais pas assez de place pour le Pas Céleste du renard et je préférais ne pas m’imaginer en train de descendre sous ma forme de renard, les quatre pattes dérapant de tous les côtés… Je soupirai et continuai à descendre en faisant de petits bonds. Tant que je gardais une bonne concentration, c’était la meilleure solution. Je n’avais pas le don mystérieux d’Irami pour descendre ces escaliers comme un Immortel des contes, la princesse dans mes bras.

Nous arrivâmes enfin en bas, à un couloir malheureusement recouvert de la même glace spirituelle que les escaliers. Au milieu de ce couloir, nous vîmes une porte qui menait à une petite pièce avec un gros coffre au centre. La porte et le coffre avaient été forcés… probablement par Yelyeh. Cependant, la dragonne n’était nulle part en vue.

Ni Irami ni moi ne franchîmes le seuil. Yelyeh avait affaibli la barrière qui protégeait la pièce et, de celle-ci, émanaient des bouffées d’air si froides que, même avec mon ki pourpre, chaque inspiration faisait mal. Sans cesser de sautiller, je jetai un coup d’œil inquiet vers le Prince Rajeyl. Même emmitouflé dans mon manteau et celui d’Irami, son teint était devenu bleu. Et mince. Il faisait déjà assez froid comme ça pour en rajouter… Je n’avais pas risqué ma vie à sauver ce prince pour qu’il meure d’hypothermie.

“Irami, toi qui es plus grand, tu vois quelque chose à l’intérieur du coffre ?”, demandai-je.

Irami tendit le cou.

“Des cahiers.”

Oh. Des cahiers. Voilà pourquoi Yelyeh ne s’était pas attardée : elle n’avait d’habitude que faire de la littérature du Murim.

Heureusement, le couloir continuait. Le froid redevint rapidement supportable — du moins pour Irami et moi. Nous virâmes à gauche et… nous tombâmes nez à nez avec des escaliers qui montaient. Et non, et zut, pas encore…

Enfin, c’était bon signe : cela voulait peut-être dire que les escaliers menaient quelque part dans les mines ou directement à la Secte des Glaces.

“Il est glacé”, observa Irami.

Il parlait de Rajeyl. Ça, ce n’était pas si bon signe, par contre. Je sentais que, si nous tardions à quitter cet endroit, le prince impérial allait vraiment rendre l’âme. Je dis :

“Vas-y. Je te rattraperai.”

Irami me regarda. Sans trop bien comprendre son expression, je haussai un sourcil.

— « Si tu ne veux pas y aller tout seul, je peux me percher sur tes épaules. »

Irami m’ignora et demanda par voie mentale :

“Tu ne vas pas t’aventurer dans la pièce glacée, n’est-ce pas ?”

Hum. Avait-il deviné la curiosité que m’avait inspirée la chambre au coffre ? Certes, j’étais curieux, surtout de comprendre la barrière, mais… Je roulai les yeux :

“Je ne suis pas Yelyeh. Mes trésors, je ne les cherche pas dans des coffres-forts.”

Rassuré, Irami me rendit une expression grave et sereine qui se voulait souriante, puis il se mit à gravir les escaliers avec Son Altesse moribonde. Il me laissa rapidement en arrière. Mes pieds s’étaient replantés dans la glace. Après les avoir détachés, je montai comme j’avais descendu les premiers escaliers, à petits bonds, mais un faux pas m’envoya bientôt dévaler les marches. Avec un soupir bruyant, je pris mon mal en patience et mis délicatement un pied sur une marche. J’y restai collé. Je collai l’autre pied trois marches plus loin, puis concentrai mon ki pour libérer l’autre pied… Heureusement qu’Irami était parti avant moi, car l’ascension s’annonçait longue.

Irami avait déjà disparu de ma vue depuis un moment et j’étais presque arrivé en haut des escaliers, qui menait à un autre couloir glacé quand, brusquement, la montagne trembla. J’eus vraiment l’impression que le Croc allait s’écrouler tout entier. Je me sentis glisser. Mon cœur manqua un battement. Si je tombais de si haut… je n’allais pas m’en sortir indemne.

Je fis un effort désespéré pour me projeter vers le haut, employant mon ki pourpre sans réserve. J’atterris dans le couloir. Ou plutôt, je m’y fracassai — pire, je sentis les muscles d’une de mes jambes se déchirer — et, dans l’élan, je continuai à glisser à toute vitesse le long du passage glacé, qui était légèrement incliné vers le bas. Je traversai au moins une barrière énergétique sans pouvoir m’arrêter. À la bouche du couloir, je dépassai Irami à une vitesse bien plus vertigineuse que celle que nous avions prise Yo-hoa et moi sur la luge en descendant le Croc… Les mains occupées, Irami avait tendu un pied pour essayer de m’arrêter, mais, malgré ma récente promesse, je l’esquivai pour épargner au prince une possible chute. Comme l’éclair, je quittai le couloir, pris de l’élan sur un bloc de glace recourbé et décollai littéralement.

Je volai. En cet interminable instant, je vis la scène qui se déployait sous mes yeux avec une effrayante netteté.

Dans une grande salle décorée d’imposantes statues en glace, épaulée par une demi-douzaine de Lancières, se trouvait la Suprême de la Secte des Glaces, brandissant une lance étincelante d’énergie vers Yelyeh.

La dragonne, sous sa forme humaine, brûlait de flammes rouges. Je croisai son regard, mais si fugacement que je n’eus que le temps de voir une lueur de surprise dans ses yeux écarlates. À la vitesse à laquelle je « volais », j’allais m’écraser contre le mur près de la grande porte, de l’autre côté de la salle. Et avec ma jambe en mauvais état et mes réserves de ki pourpre mal en point, j’allais avoir du mal à amortir le choc. Sans même penser aux Lancières qui me regardaient, je me transformai en renard, juste à temps pour atténuer l’impact contre la paroi à l’aide de mes quatre pattes et de mon corps bien plus léger. J’arrivai même à enchaîner un Pas Céleste sans faire tomber mes affaires ou presque et, tournant sur moi-même, j’atterris enfin sur la glace… qui glissait aussi diablement que l’autre. Mes pattes empêtrées dans les longues manches de mes habits, je dérapai.

Une botte m’arrêta net et je me retrouvai dans une piètre position, au pied de la Suprême des Glaces. Horrifié, je vis la pointe de sa lance s’abaisser jusqu’à mon museau. Je levai mes yeux pourpres de renard-démon vers elle et mes oreilles s’aplatirent sous la froideur de son expression.

J’eus la triste certitude d’avoir atterri au pire moment et au pire endroit. Ma seule consolation fut de penser que, cette fois-ci, contre toute attente, j’avais été plus rapide qu’Irami. Mais, comme dit le dicton, il y a des courses qu’il vaut mieux ne pas gagner.