Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Il est parfois plus facile de croire que l’on comprend que d’accepter que l’on ne comprend pas.
Faïssapi, Fondateur du Mont-Céleste
*
— « Alors, tu voudrais que je t’aide à sauver cet humain que tu ne connais que depuis aujourd’hui ? »
Malgré le vol court jusqu’à la grotte, j’avais encore la nausée. Assis, emmitouflé dans mon manteau, je hochai la tête.
— « C’est ça. »
Agenouillée près du prince allongé, sous sa forme humaine et revêtue de sa tunique noire, Yelyeh toucha le sceau corrompu de son index. Ayant repris conscience, Rajeyl la regarda d’un œil appréhensif. Irami et Taz étaient arrivés peu après que j’avais sommairement expliqué le problème à la dragonne et, invités impérieusement par celle-ci, ils s’étaient assis en silence.
— « Du ki orange, en effet », dit Yelyeh, l’air distraite. « Et une barrière faite avec du poison de méduse. Les humains ont des idées si curieuses… »
Je la surpris en train de jeter de fréquents coups d’œil vers Irami ou, plutôt, vers la Corne des Nuages. Hum. Je me penchai et murmurai :
— « Irami. Je crois que Yelyeh aimerait bien que tu lui prêtes un instant la Corne des Nuages. »
Irami ne m’accorda pas un seul regard, mais, après une hésitation — peut-être pour demander la permission à Sonju — il décrocha la corne et, se levant, la tendit à Yelyeh en silence. La dragonne l’accepta avec des yeux brillants. L’air d’oublier complètement le prince, elle nous tourna le dos dans la grotte et huma la corne longuement. Elle se plongea très certainement dans une conversation avec Sonju.
Le Prince Rajeyl se rassit.
— « Ça va, Altesse ? », demandai-je.
— « Ça va, merci », sourit-il.
Sa crise était passée, mais il avait l’air éreinté. Je n’avais pas manqué d’observer, également, que les taches noires, sur les runes de son sceau, étaient bien plus nombreuses qu’avant. Combien cette barrière à base de méduse qu’il avait fabriquée tiendrait-elle avant de laisser déferler poison, ki pourpre et ki orange dans son corps tout entier ?
Je me tournai vers Irami. Je le sentais particulièrement silencieux.
“Irami ? Ne t’inquiète pas, Yelyeh te rendra la corne une fois qu’elle l’aura examinée…”
Je me tus en songeant combien Yelyeh était attachée à ses trésors… Quel meilleur trésor pouvait-elle trouver qu’une corne du dragon qu’elle admirait le plus ? Je grimaçai intérieurement. J’espérais que je n’aurais pas à batailler avec elle pour qu’elle nous rende Sonju…
“Quand tu t’es jeté dans le vide”, dit soudain Irami par voie mentale, “tu savais que la dragonne était en dessous. As-tu fait exprès d’être si ambigu ?”
Cette fois, il me regarda. Je devinai une lueur vexée dans ses yeux sombres. Je me sentis coupable.
“Je…”, bredouillai-je et je joignis les mains en signe d’excuse. “Oui. Je l’ai fait un peu exprès. Je suis désolé.”
Il détourna les yeux. Quand Irami boudait — ce qui n’arrivait que très rarement —, il prenait un air d’Immortel indifférent à toutes les douleurs terrestres… Sa réaction me laissait toujours désarmé. Mais, enfin, qu’avais-je dit, après tout ? « Je pars avant toi ». Or, j’étais arrivé à la grotte avant lui. C’était une réalité.
Comme Yelyeh était toujours bien occupée avec la corne, je me transformai en renard et allai me frotter contre l’épaule d’Irami. Il m’ignora.
“Irami, Irami, Irami, Irami”, dis-je par voie mentale, plaintif, en tournant autour.
L’ogre regardait notre manège, un coin de lèvre retroussé, sa pipe entre les doigts. Le Prince Rajeyl avait les yeux exorbités. Irami finit par soupirer.
“Zangsa.”
“Quoi ?”
“Tu n’as pas pris ma main, parce que tu as eu peur que je tombe aussi. Mais je ne serais pas tombé, tu sais.”
J’écarquillai légèrement mes yeux pourpres de renard-démon. M’en voulait-il parce que j’avais préféré me jeter dans le vide et me fier à Yelyeh plutôt que d’accepter la main qu’il me tendait ? Certes, Irami ne serait sans doute pas tombé. Il n’avait peut-être pas une meilleure maîtrise du ki que moi, mais il était plus fort que moi.
Nous nous regardâmes. Il parut embarrassé. Je roulai les yeux et, m’allongeant, je posai mon museau sur son genou en disant :
“Je veux bien que tu me punisses en me grattant les oreilles. Euh… D’accord, ce serait plutôt une récompense…”
Je me tus. À mon grand étonnement, Irami avait levé une main. Il la posa entre mes deux oreilles, sans les gratter, mais avec douceur. C’est qu’il avait vraiment cru que j’allais mourir. Je me promis de ne plus jamais lui faire une trouille pareille. Son cœur était sensible comme un nuage : je devais en prendre soin.
Au bout d’un moment, le Prince Rajeyl murmura, ébahi :
— « Il ronronne ? »
L’ogre confirma :
— « Il ronronne. »
* * *
Le silence régnait dans la grotte de la Grande Falaise. Les deux jeunes cultivateurs s’étaient assoupis, l’un assis, l’autre roulé en boule dans sa queue de renard. Le prince, son cher « frère », somnolait, l’air exténué. Et Tazkadorafan patientait, patientait… Puis Yelyeh dit enfin par voie mentale :
“Loufou. Ça faisait longtemps. Je pensais que tu ne voulais plus me voir. Qu’est-ce qui t’amène ?”
Tazkadorafan la foudroya d’un regard neutre. Avait-elle vraiment oublié ? Yelyeh tenait la corne du Dragon Céleste entre ses mains, une bonne partie de son attention encore tournée vers celle-ci.
“Les douze chandelles”, dit-il enfin. “Tu te rappelles ? « Douze chandelles, douze ans », tu m’as dit, « dans douze ans, je viendrai terminer la partie ». J’en suis à la cinquantième chandelle. La dernière qui me reste.”
Yelyeh battit des paupières puis le regarda et… sans mot dire, elle se leva et marcha jusqu’à l’entrée de la grotte, comme si elle avait besoin de prendre une bouffée d’air frais… ou comme si elle allait s’envoler. Tazkadorafan grommela :
“Tu vas t’enfuir à nouveau ?”
Yelyeh se détourna finalement de l’entrée en hochant la tête pour elle-même.
“C’est ce que je pensais. La flamme de la chandelle que je t’avais prêtée est encore allumée. Tu as donc acheté trente-huit chandelles de plus pour entretenir mon feu toutes ces années.” Elle récita : “« Dans douze ans, quand la flamme sera éteinte, je viendrai terminer la partie. » C’est bien ce que j’ai dit. J’ai toujours cru que c’était toi qui fuyais notre pari en allumant plus de chandelles parce que tu ne voulais pas perdre ta chère pipe.”
Tazkadorafan en resta coi. Non seulement Yelyeh lui disait qu’il se rappelait mal la promesse, mais, en plus, elle l’avait vu tout ce temps comme un lâche ?
Cinquante ans. Cinquante ans à rallumer une flamme qui aurait dû s’éteindre il y avait longtemps… L’ogre mâchonna sa pipe et vit passer devant ses yeux ces cinquante ans. Comparées au siècle dernier, qu’il avait quasi exclusivement consacré à la création de nouveaux jeux avec un acharnement maladif, ces années avaient peut-être été la période la plus calme de sa vie. Sans cela, il n’aurait pas fait la rencontre de Mashi ni ne l’aurait adopté comme assistant ; il n’aurait pas non plus pris la peine de s’aventurer dans la société humaine et parcouru les villages au pied du Croc pour constater ô combien, à l’image des bêtes pourpres, les humains aimaient le jeu. Sans ce temps d’attente, il n’aurait pas connu certains humains qui, à ce stade, devaient être devenus de vieux gâteux. Sans cela, il ne serait pas rentré tous les soirs au même endroit, dans sa caverne, qu’il avait fini par appeler sa maison…
Finalement, ces chandelles, les avait-il alimentées par espoir de revoir Yelyeh ou par espoir de ne rien changer ?
L’ogre se leva. Debout, il était bien plus haut que Yelyeh sous sa forme humaine.
“Le meilleur jeu”, prononça-t-il. “C’est bien ce que tu m’as promis.”
Yelyeh sourit de ses yeux rouges.
“Je pense que tu dois avoir une idée sur la question après toutes ces années, je me trompe ?”
Tazkadorafan en fut saisi. Que… ? Alors, il comprit. Cela lui donna envie de rire, ce qu’il fit tout doucement, de sa voix grave. Yelyeh grimaça.
“J’avais oublié ta façon de rire.”
Quand il se calma, Tazkadorafan se dirigea vers la sortie de la grotte. Il sentit la brise glaciale sur son visage.
“Tu t’en vas déjà ?”, demanda Yelyeh. “Et notre partie ? Tu ne veux pas la terminer ? Je suis sûre que tu te souviens exactement de la place des jetons.”
L’ogre sourit.
“Certains jeux ne prennent pas fin. C’est ton petit nouveau qui m’a dit ça, avant.”
“Oh ? Zangsa ? C’est un renard plein d’esprit.”
“Hmm.” L’ogre était curieux. Il ignorait pourquoi, mais ce renard hybride lui rappelait Zaïrlisel, ce vieux renard qui, jadis, lui avait refilé le goût pour les jeux d’esprit. Son infatigable ruse lui manquait. Il demanda : “Pourquoi l’avoir recueilli ? Il n’avait pas de famille ?”
Yelyeh soupira.
“La vie d’un hybride n’est pas simple. Disons que j’ai décidé de lui donner un coup de main. En plus…” Elle regarda le renard roulé en boule auprès de son ami, sa grande queue noire couronnée de blanc cachant presque entièrement sa tête. Elle sourit. “Pour moi, notre rencontre marque une nouvelle ère. Une ère d’harmonie.”
À son ton presque illuminé, l’ogre la regarda avec crainte et prudence. Après avoir voulu conquérir le monde il y a mille ans avec toute une armée de grandes bêtes pourpres, les unes toutes aussi dangereuses que les autres…
“Suzeraine… Tu veux changer le monde avec un renard ?”
La dragonne pouffa et baissa les yeux vers la corne de Sonju qu’elle tenait dans sa main.
“Changer le monde ? Non. Je veux juste rendre ce que je lui ai enlevé.”
L’ogre la dévisagea, la tête emplie de questions.
* * *
Vivant à son rythme de dragon, Yelyeh prit tout son temps pour converser avec Sonju et examiner la Corne des Nuages avant de s’intéresser de nouveau à nous et au sceau du prince impérial. D’ailleurs, elle mit si longtemps que je m’endormis et me réveillai quand elle me tira par l’oreille.
— « Zangsa ! Eh, Zangsa ! Un œuf de dragon ! »
Je levai immédiatement ma tête de renard, l’appétit éveillé. Yelyeh me donna une tape sur le sommet du crâne.
— « Si jamais tu manges un œuf de dragon un jour, je te fais flamber. »
Comme si je risquais un jour d’en trouver un, ici, dans les Plaines Centrales… Elle ajouta, plus sérieuse :
— « J’ai regardé un peu le sceau de cet humain. Un peu trop, en fait. J’ai peut-être fait empirer les choses. »
Je tournai les yeux vers le Prince Rajeyl, allongé sur le roc dur de la grotte, livide et la respiration entrecoupée, l’air d’être au bord du gouffre. Euh… Effectivement, les choses avaient empiré. Le travail minutieux n’était décidément pas le fort de Yelyeh. Créer des barrières runiques capables d’englober le Palais Impérial, ça, apparemment, elle savait. Mais les runes miniatures, c’était une autre affaire. Je me demandais comment elle avait jamais eu la patience de fabriquer des boucles d’oreille comme celles que Taz et moi portions. Mon regard revint vers la dragonne quand elle dit :
— « Il faudrait que tu fasses quelque chose. »
Facile à dire… Je repris ma forme humaine et enfilai mes vêtements tout en demandant :
— « Est-ce que tu es capable d’aspirer du ki orange ? »
Yelyeh grimaça, dégoûtée.
— « Je savais que tu allais me demander ça. C’est donc ça ton plan : créer une barrière autour du sceau et canaliser le poison vers moi. Heureusement que je sais que tu ne me détestes pas. »
Je comprenais sa répugnance. L’énergie orange, qu’elle soit ou non vraiment le « ki originel » source de toute énergie, était en tout cas un mélange de forces contradictoires qui, en circonstances normales, s’annulaient. J’étais bien placé pour le savoir, étant une créature hybride : le ki doré et le ki pourpre étaient des énergies à vortex qui fluaient en spirales, l’une dans un sens, l’autre dans l’autre, de sorte que, lorsqu’on les forçait à rester ensemble, elles agissaient un peu comme deux cerfs se poussant l’un l’autre avec leurs bois. C’était une lutte constante. Aspirer une telle énergie revenait à aspirer du poison.
Je jetai un coup d’œil à Irami, qui venait également de se réveiller — en quelques heures de repos, sa bosse sur le front avait déjà disparu. Puis je constatai que Taz était parti.
— « Et Loufou ? », m’enquis-je, m’agenouillant auprès du prince.
— « Il est reparti. »
Je supposai que Taz lui avait rappelé sa « promesse », quelle qu’elle soit, et qu’il était rentré — chez lui ou à la Secte des Glaces, ça, je ne pouvais le savoir.
J’étendis mon manteau sur le sol et aidai le prince à s’y allonger pour y être plus confortable. Il grelottait malgré l’agréable chaleur de la grotte : en effet, avec ses flammes rouges, Yelyeh avait caressé les parois de la grotte et, à présent, toute la roche qu’elle avait touchée était brûlante et rouge comme la braise.
J’examinai le sceau. Presque toutes les runes étaient devenues noires. Autour, la peau avait viré au violet, signe que le sang ne circulait plus correctement. Or le sceau se trouvait juste au-dessus du cœur… Son état s’était dramatiquement dégradé depuis la veille. Et je ne pouvais pas dire que ce n’était pas ma faute, en partie.
Je lançai un regard en biais à Yelyeh. J’avais pensé que, pour un dragon, une quantité si petite de ki orange ne pouvait pas être dangereuse… mais m’étais-je trompé ?
— « Bon. Je vais essayer de trouver une autre méthode… »
— « Va pour ton premier plan », me coupa Yelyeh.
J’hésitai.
— « Tu es sûre ? »
— « Hmm », affirma la dragonne. « Je viens d’avoir une idée… Oui. Ça pourrait marcher… Donne-moi donc tout ce poison. »
Je la dévisageai, interrogateur. Pensait-elle utiliser l’énergie orange pour quelque chose ? J’en fus réconforté, en quelque sorte : cela voulait certainement dire qu’elle ne voyait pas de vrai danger pour elle.
J’échangeai un regard avec Irami et hochai la tête.
— « Je vais tout préparer. Altesse. Es-tu prêt ? »
— « Pour vivre ? Toujours », répliqua celui-ci sans hésitation malgré son état. Et il ajouta, l’air profondément sincère : « Merci. »
— « Remercie-nous après, si tu t’en sors vivant. »
Je retroussai mes manches. D’abord, je sortis mes aiguilles vaudou et piquai la peau du prince tout autour du sceau, sur ses canaux de ki. Devais-je y instiller mon ki pourpre ou mon ki doré ? Pour canaliser le poison vers Yelyeh, j’allais définitivement utiliser mon ki pourpre, mais, pour la première étape par contre, je craignais, à raison, qu’ajouter du ki-démon dans le sceau ne puisse détruire celui-ci, or si le sceau se détruisait, ma barrière se désagrègerait vite sous l’impact du ki orange. J’hésitai, évaluai mes possibilités, puis dis :
— « Irami. Je vais peut-être avoir besoin de ton aide. »
C’est-à-dire : j’aurais besoin de son ki doré si jamais le mien n’était pas assez puissant pour déloger le poison du sceau. Mon ami hocha simplement la tête. Alors, je sortis de mon ceinturon un tout petit sac rempli d’épines vaudou : c’était, en fait, des aiguilles miniatures, si fines qu’elles ne pouvaient pas être utilisées pour stimuler ou bloquer un canal de ki, mais, par contre, elles pouvaient aider à coincer et à contrôler le flux d’un lien vaudou au sein d’un corps.
Je repérai un à un les liens qui connectaient le sceau au prince et je plantai deux épines de part et d’autre de chacun de ces liens. Cela me prit un peu de temps. Yelyeh s’était replongée dans une conversation mentale avec Sonju et, cette fois, Irami semblait y participer aussi. Piqué par la curiosité, je plantai ma dernière épine et demandai :
— « Vous parlez de moi ? »
Les bras et les jambes croisées, Yelyeh hocha la tête avec énergie.
— « Évidemment qu’on parle de toi. Irami me racontait combien tu peux être lourd et égocentrique, parfois. »
Je roulai les yeux.
— « Un mensonge empoisonnera tes songes, Yelyeh. Elle ment, n’est-ce pas, Irami ? » Celui-ci avait détourné les yeux vers le fond de la grotte, le regard fuyant. Je m’inquiétai : « Irami ? Eh, Irami ? »
Ses yeux souriaient. Il était en train de se payer ma tête. Et Yelyeh aussi. Sonju ajouta :
— « Et un narcissique. Pas plus loin que cette nuit, il m’a forcé à complimenter ses dents impeccables. »
— « Ha ! Mes crocs sont bien plus parfaits ! », rit Yelyeh. « En fait, Zangsa, je disais à Irami qu’il avait du mérite de s’être endormi en compagnie d’un dragon-démon, d’un ogre-démon et d’un renard-démon. Tu m’avais pourtant dit que ton ami était quelqu’un de prudent. Oh, mais, tu sais ce qu’il m’a répondu ? “Je suis prudent, mais je me fie à Zangsa”. Si c’est pas joli, ça ! Et il m’a dit qu’il n’était pas le seul et qu’il connaissait une bonne vingtaine de personnes qui se fiaient à toi également pour tout l’important. Héhé… Tu as vraiment fait des progrès en tant qu’humain, Zangsa, pour t’être fait des amis comme ça. Je suis fière de toi. »
Se moquait-elle de moi ? Quand je croisai ses yeux rouges, pourtant, j’eus l’impression qu’elle était sincère. Elle avait même l’air d’être très fière. C’était, certes, grâce à elle que j’étais allé à l’Académie, que j’étais entré dans le monde du Murim et que j’étais qui j’étais à présent.
Légèrement embarrassé, je désignai le prince.
— « Je suis prêt à t’envoyer le poison. »
Dits après ses compliments, mes mots firent grimacer Yelyeh. Elle se leva pour s’approcher et jeter un coup d’œil à mon œuvre d’aiguilles et d’épines. Puis elle hocha la tête.
— « Hmm. Ça a l’air bien fait. C’est du vrai travail de fourmi. » Elle me tapota la tête. « Je suis doublement fière de toi. »
Là, par contre, son ton de voix était un tant soit peu plus taquin. Elle redevint sérieuse, s’installa auprès de moi et demanda :
— « Qu’est-ce que je dois faire ? »
— « C’est simple. » Je passai un de mes fils vaudou autour de l’aiguille qui se trouvait le plus près du nœud runique principal qui fermait le sceau. Je pris le fil d’une main et expliquai : « Quand je te dirai, tout ce que tu as à faire, c’est prendre le fil entre l’aiguille et ma main. Je canaliserai l’énergie et tu n’auras qu’à aspirer le tout. »
Yelyeh me jeta un coup d’œil songeur.
“Si je n’aspire pas cette énergie au bon moment, elle ira à toi. Tu y as pensé ?”, demanda-t-elle par voie mentale.
“Comme Irami, je suis prudent, mais je te fais confiance.”
“Hum. Tu tiens tellement à ce prince ?”
“J’ai promis de le sauver.”
“Un prince humain, c’est pas honnête typiquement.”
“Rajeyl est poursuivi par sa famille.”
“À ce qu’il dit. T’ai-je raconté qu’une fois, pendant ma jeunesse rebelle, je suis entrée dans le Vieux Palais Impérial ?” Oui, elle m’avait déjà raconté sa courte implication dans les affaires humaines, mais elle tint à me la répéter : “À l’époque, j’en étais arrivée à penser que tous les maux des humains et des bêtes domestiquées de l’Empire venaient du tyrannique empereur écervelé qui signait les divers décrets. Alors, je lui ai rendu visite dans sa chambre impériale et je l’ai dévoré. Il n’était pas mauvais, en plus. Mais, voilà, j’étais naïve : rien n’a changé. Tous les empereurs, Grands Gouverneurs et autres souverains qui lui ont succédé étaient du même acabit. Alors, ce prince… Tu ne te ferais pas berner ?”
Certes, je n’en savais rien mais…
“Mon cœur me dit de le sauver.”
Yelyeh haussa un sourcil puis esquissa un sourire.
— « Alors, sauvons-le », dit-elle à voix haute.
Je hochai la tête puis me concentrai. Après avoir revérifié ma barrière une dernière fois, j’y instillai mon ki doré. Le succès dépendait non seulement de la position de mes aiguilles et épines vaudou mais aussi du temps. Je dus en effet faire vite : d’abord, j’activai les épines, qui resserrèrent les liens jusqu’à les bloquer totalement. À ce stade, le prince devait sûrement avoir des sensations désagréables, peut-être même de la douleur, mais il n’en laissa rien paraître et demeura stoïquement immobile, laissant son sort entre nos mains. Je donnai un coup de fouet au flux d’énergie emprisonnée dans le sceau et sentis immédiatement comment le ki orange dévorait le ki doré provenant de ma barrière. C’était comme une vague destructrice, mais elle ne demandait qu’à sortir et à se libérer de ce sceau qui la maintenait captive. Je guidai encore mon ki pour intensifier le flux, et le poison déborda vers la barrière et vers la seule porte de sortie : le fil que je tenais.
— « Maintenant ! », dis-je.
Yelyeh attrapa le fil, s’interposant entre le poison qui affluait et moi, qui continuais à guider le flux. Elle aspira. Sous mes yeux, le fil vibra si violemment que je craignis qu’il ne casse. La main de Yelyeh, normalement joliment hâlée, devint rouge fluorescente. Et zut. Avions-nous mal calculé nos chances ? Si c’était pour mettre Yelyeh en danger… peut-être que j’aurais dû laisser le prince mourir, après tout… Mes inquiétudes s’envolèrent quand je regardai la tête que faisait Yelyeh : elle souriait.
— « C’est fini, n’est-ce pas ? », demanda-t-elle.
Je fus presque étonné de la vitesse à laquelle le poison avait déferlé. Je bredouillai :
— « On dirait… Mais, Yelyeh, ta main… »
Alors, Yelyeh lâcha le fil. Elle se mit debout. Et levant la main comme si elle avait eu quelque pierre à lancer, elle la tendit brusquement vers le fond de la grotte, projetant une flamme d’un rouge orangé. Une explosion nous assourdit et, aussitôt après, la grotte se remplit de vapeur d’eau de la glace évaporée.
Les mains sur la tête, je grognai, abasourdi. Par ma queue de renard ! Yelyeh essayait-elle de détruire le Croc ? Le ki orange l’avait-il rendue folle ?