Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Dans les chambres voisines, Séliel et Yo-hoa semblaient dormir à poings fermés. Nous quittâmes le bâtiment des visiteurs et suivîmes la Doyenne dans le froid, par un chemin qui grimpait. Nous nous dirigeâmes d’abord vers le point opposé aux portes principales, vers les falaises glacées où s’encastrait la forteresse. Nous passâmes tout près de l’entrée des mines où les Lancières récoltaient la glace spirituelle qu’elles vendaient dans tout l’Empire et même au-delà. Puis la Doyenne emprunta un passage qui redescendait, longeant la paroi glacée du Croc vers les remparts situés à l’est. L’est, oui… C’était effectivement la direction de la Grande Falaise, le plus grand à-pic de la montagne, qui partait du pied, de la Forêt des Astres, et se dressait jusqu’à la cime. La Forteresse se trouvait à peu près à mi-chemin, sur le côté sud de cette Grande Falaise. Et Yelyeh nous attendait sûrement pas très loin. Si on pouvait sortir directement par l’est, c’était parfait, mais… les Lancières avaient-elles vraiment placé une porte à un endroit pareil ?
— « Faites attention à la glace », nous dit-elle. « Ça glisse. »
Ça glissait, effectivement : Taz manqua se casser la figure. L’idée d’aller voir Yelyeh semblait occuper tout son esprit.
Nous arrivâmes finalement devant une petite porte dans les remparts. Ça sentait fort les détritus de poisson, de viande et d’oignon… Je retroussai mon nez.
— « Doyenne… C’est la porte des déchets ? »
— « Exact. »
Elle sortit une clef et la tourna dans la serrure. J’étais presque sûr qu’avec, elle venait de désactiver une formation runique d’alarme. Elle ouvrit la porte, qui tourna sans mal sur des gongs bien huilés. Une rafale glaciale me frappa. Au-delà, on pouvait voir une courte pente glissante qui s’arrêtait abruptement à quelques mètres pour — je le devinais bien — chuter à la verticale jusqu’à la Forêt des Astres loin en contrebas. À gauche de cette pente, se dressait la Grande Falaise. À droite, une pente étroite et escarpée menait vers le Lac des Glaces et la zone du plateau extérieure à la forteresse.
Il n’y a pas à dire, la Doyenne était bien gentille de nous laisser prendre ce passage. Cependant… cette vieille Lancière n’avait-elle pas une petite arrière-pensée en nous faisant passer par la porte des déchets ? Je fis une moue.
— « Mon amour-propre en prend un coup. »
Moins sensibles, Irami et le Prince Rajeyl remercièrent la Doyenne et s’avancèrent. Taz s’arrêta auprès de moi.
— « Ne t’inquiète pas : si tu ne veux pas passer, je reste avec toi. »
— « Les deux imposteurs », nous lança alors la Doyenne. « Je ne vais pas rester ici à poireauter. Si ça vous dit, je réveille mes consœurs et elles vous jetteront dehors par la porte principale. »
— « Les deux imposteurs ? », répétai-je, surpris. « Lui, l’est peut-être, mais, moi, je… »
— « Assez. » À son ton sec, je me tus. La Doyenne des Glaces ne semblait pas contente. « Un ogre illusionniste assez doué pour s’infiltrer dans ma Secte sans se faire repérer et un menteur qui connaît personnellement la Dragonne-Démon… Je ne sais pas qui vous êtes ni quelles sont toutes vos intentions, mais si vous sauvez vraiment le jeune Rajeyl… je veux bien vous pardonner. »
Oh. Elle n’était pas si en colère que ça, somme tout. Et aussi, elle semblait tenir à la vie du Prince Rajeyl plus que je ne m’y attendais. Un index sur mon menton, je fis :
— « Puis-je te poser une dernière question ? D’après Liuk, c’est toi qui lui as recommandé de trouver la Dragonne-Démon. Puis-je demander pour quelle raison ? »
La vieille Lancière fronça les sourcils, puis répondit :
— « Pour leur donner un faux espoir, peut-être. Je ne pensais pas qu’il allait vraiment la trouver. En fait », ajouta-t-elle après une hésitation, « je ne l’ai vue qu’une fois, quand j’étais enfant : elle est apparue dans le ciel et a craché du feu rouge pour protéger des troupeaux de bêtes-démons en migration que des guerriers de l’Empereur avaient ordre d’exterminer. Après ça, elle a puni l’Empereur en créant une barrière runique autour du Palais Impérial. Les runistes impériaux ont mis deux ans à la défaire. »
Oh. N’était-ce pas là la fameuse Première Réclusion Divine que l’Empereur de l’époque avait présumément conçue de sa propre volonté ? J’en avais entendu parler en cours d’Histoire avec Maître Karhaï, mais celui-ci n’avait jamais mentionné que la vraie coupable avait été une dragonne-démon… Pourquoi la Doyenne des Glaces était-elle au courant de ces détails, que la famille impériale avait très sûrement étouffés dans l’œuf ? Était-elle, comme Rajeyl, quelque princesse du Palais Impérial ? Et puis, même après cette histoire, pourquoi avait-elle songé à retrouver cette dragonne pour sauver Rajeyl de son sceau… ?
— « À mon époque, on murmurait très bas qu’une créature démoniaque habitait le Pavillon des Sceaux du Palais Impérial », ajouta la Doyenne. « Je ne sais pas si elle existe vraiment. Je sais seulement que les sceaux des princes impériaux sont si complexes et dangereux à manier que même les runistes des Esprits ne les comprennent pas. »
Autrement dit, elle pensait que le sceau impérial provenait d’arts-démons et que seule une runiste de ki pourpre comme la Dragonne-Démon pouvait défaire ces runes — supposément créées par cette créature démoniaque — sans mettre la vie de Rajeyl en danger… Elle n’avait pas tout à fait tort, mais le sceau de Rajeyl, à présent corrompu, présentait d’autres difficultés.
Je hochai la tête et frappai respectueusement ma paume du poing.
— « Merci pour ta réponse, vénérable Doyenne. Je ferai mon possible pour le sauver. C’est une promesse. »
La vieille cultivatrice hocha sèchement la tête, impatiente. Alors que Taz et moi passions devant elle, l’ogre tourna la tête pour simplement ajouter :
— « Vieille humaine. Si mon disciple ne tient pas sa parole, je promets de le manger. »
Je fis claquer ma langue.
— « Qui appelles-tu disciple, vieil ogre ? »
M’ignorant, Taz défit son illusion de Liuk et, la pipe dans la bouche, franchit la porte. Sous le regard de faucon de la Doyenne, je sortis de la Forteresse à mon tour puis me retournai pour dire :
— « Ah, au fait, Doyenne, j’ai peut-être menti à la Suprême, mais mes intentions n’ont jamais été mauvaises… »
— « Tu ne sortirais pas vivant d’ici autrement », m’interrompit la vieille Lancière.
Et elle me claqua la porte au nez. Hum. Je me grattai le cou, puis je fis prestement volte-face.
— « Irami. Ce n’est pas à droite qu’on va, c’est à gauche. »
Irami s’arrêta net et jeta un regard silencieux vers la Grande Falaise qui se dressait depuis la Forêt des Astres, en contrebas, jusqu’au sommet du Croc, bien au-dessus de nos têtes. Reflétées sur ce gigantesque mur de glace, étincelaient les célèbres Auréoles Bleues sous la lumière d’un croissant de lune.
Enfin, Irami se tourna vers moi, l’air de se demander si je plaisantais. Malheureusement, les dragons avaient d’étranges idées pour les lieux de rendez-vous. Je m’avançai vers le bord et donnai un coup de pied à une grosse carcasse de sanglier qui n’avait pas bien glissé jusqu’au bout. M’accroupissant, je la regardai disparaître dans l’obscurité de la nuit.
— « Pfiou… Ça fait une belle chute. Loufou. Tu ne saurais pas communiquer avec Yelyeh depuis ici, n’est-ce pas ? »
— « J’ai une belle voix qui porte, mais ça réveillerait toute la forteresse. Si tu veux dire “par voie mentale”, il faudrait que je sache précisément où elle se trouve. »
— « Hmm. » Je ne pouvais pas la localiser pour lui… « Dans ce cas, les boucles d’oreille… Les miennes sont vides, mais tu n’as qu’à utiliser les tiennes pour repérer Yelyeh. »
— « Avec des arts vaudou ? Jamais appris ces trucs. »
— « Jamais… ? Tu as eu le temps, pourtant. Tu es vieux. »
— « J’ai envie de te donner un coup de pied comme à cette carcasse de sanglier. »
Je fis une moue.
— « La patience, avec l’âge, ça s’use, dit souvent Yelyeh. »
Je vis soudain apparaître devant moi un vautour qui fonçait, ses yeux pourpres affamés braqués sur moi. Je me jetai en arrière pour l’éviter de justesse puis compris que tout n’avait été qu’une illusion. Cet ogre ! Voulait-il ma mort ?
— « Ça fait cinquante ans que j’attends que Yelyeh se rappelle sa promesse. Ce ne sera pas un blanc-bec comme toi qui m’apprendra ce qu’est la patience. »
Je soufflai intérieurement. Cinquante ans ? Alors, ces bougies au feu rouge et aux reflets pourpres qui brûlaient dans sa caverne… Il en avait fait brûler pendant cinquante ans en attendant le retour de Yelyeh ? Je comprenais maintenant un peu pourquoi il était récalcitrant à la rencontrer : il aurait préféré que ce soit elle qui lui rende visite.
Irami demanda :
— « Zangsa. Tu dis que Yelyeh se trouve quelque part sur la falaise ? »
— « J’ai perçu son odeur. » Je me relevai. « On dirait qu’elle a laissé une piste assez claire. »
— « Mm. Maintenant que tu le dis », approuva Taz en humant l’air. « Mais pourquoi tu voulais que je lui parle par voie mentale, alors ? »
— « Pour qu’elle vienne à nous. »
Il écarquilla les yeux, sincèrement choqué.
— « Ma parole… Tu crois pouvoir faire venir la Suzeraine des Cieux des Plaines comme bon te semble ? »
Il avait même l’air indigné. Je haussai les épaules.
— « Puisque ce n’est pas possible, il nous faut aller la retrouver nous-mêmes. Le seul problème, c’est… » J’indiquai Rajeyl du pouce. « Qui va porter Son Altesse ? »
Le prince avait peut-être quelques bases de cultivation, mais ce n’était pas un cultivateur : on ne pouvait pas le laisser s’aventurer tout seul sur la Grande Falaise glacée. S’en rendant compte, le Prince Rajeyl fit remarquer :
— « Peut-être que si l’on changeait d’endroit pour le rendez-vous, même un autre jour… »
Je remarquai alors les regards nerveux qu’il envoyait subrepticement vers le vide et la falaise…
— « Hoho… Aurais-tu peur des hauteurs, Altesse ? », le taquinai-je.
— « Je… » Il hésita.
— « Tu es pourtant entre la vie et la mort, entre un sceau mortel et une dragonne qui va peut-être tous nous dévorer », ajoutai-je.
— « C’est un trauma d’enfance », s’excusa-t-il. Je ne demandai rien, mais il dit quand même sur un ton d’auto-dérision : « La fleur ensanglantée a peur de sa couleur. »
— « C’est une énigme ? », demanda l’ogre avec un vif intérêt.
— « Une énigme qu’il est préférable de laisser inexpliquée », répliqua doucement le prince.
Clairement, il ne voulait pas parler de son passé. Le comprenant, Irami coupa court à la conversation en disant :
— « Une peur du passé appartient au passé. Ce n’est pas la peine d’attendre. Je vais te porter. »
En gros, Irami n’avait que faire des traumatismes de Son Altesse. Le Prince Rajeyl n’avait pas l’air très enjoué, mais il hochait la tête et allait accepter, quand Taz intervint :
— « Et pourquoi tu le porterais et pas Zangsa ? Dans ces circonstances, les bêtes pourpres dignes de ce nom jouent toujours à pierre-papier-ciseaux. »
Oho ? Il voulait participer, lui aussi ? J’étais partant. Irami répliqua :
— « Je ne suis pas une bête pourpre. »
Je le regardai en coin.
— « Une bête tout court, alors ? »
Irami soupira.
— « Jouons, si tu y tiens tant, Zangsa. »
Hé. Avec un peu de chance, l’ogre se retrouverait avec un prince sur le dos. Il me tardait de voir ça…
Nous jouâmes donc tous les trois. Irami et moi présentâmes une paume ouverte ; Taz, des ciseaux.
— « Allons, allons », dit l’ogre, satisfait. « Dernier tour entre vous deux. »
Tch. Au temps pour moi. Je fixai Irami du regard. Taz dit :
— « Pierre, papier, ciseaux. »
Nous fîmes papier tous les deux, puis ciseaux tous les deux, puis encore papier, puis pierre…
— « C’est fou comme on est synchronisés, Irami. »
Une rafale plus forte que les autres fit virevolter nos cheveux. Rajeyl avait commencé à grelotter. Taz soupira.
— « Vous le faites exprès. »
— « Je t’assure que non. Eh, Irami, tu sais quoi ? Je le porte à l’aller et toi au retour. »
— « D’accord. »
Voilà qui arrangeait tout. Le Prince Rajeyl grimpait déjà sur mon dos, l’air assez mal à l’aise, quand Taz émit un grognement incrédule.
— « Vous n’allez pas terminer le jeu ? »
— « Euh… Non. Pour quoi faire ? », demandai-je.
— « Pour le principe ! Un jeu est un jeu. »
Il était sérieux. Le jeu, pour lui, était un mode de vie. Il ne le prenait pas à la légère. Hé. C’était son droit.
— « Certains jeux ne prennent pas fin », répliquai-je. Et, comme il ne répliquait rien, j’ajoutai : « Tazkadorafan. Cette corde que tu portes autour de la taille. Tu pourrais me la prêter ? Il en va de la vie de ton frère. »
— « Humph… Tu as dit mon nom en entier. Félicitations, petit renard. »
Il défit le nœud et me tendit la corde. Il n’avait pas proposé de jeu pour me la prêter, preuve qu’il avait quand même des limites.
— « Merci. »
Je nous attachai, le Prince Rajeyl et moi, avec la corde.
— « Comme ça, si tu t’évanouis, tu ne tomberas pas, Altesse. Mais accroche-toi bien, quand même. On y va, Irami ? »
Je m’agrippai à une saillie de la Grande Falaise et, de rocher en rocher, commençai à avancer comme un crabe vers la droite, suivant la trace de l’odeur de Yelyeh. Irami me suivit. L’ogre en fit autant à contrecœur.
Si Yelyeh n’avait pas choisi un endroit plus accessible, c’était sûrement parce qu’elle voulait éviter d’être repérée par les Lancières et qu’elle ne souhaitait pas devenir le centre de leur attention ; comme elle-même aimait à le dire, la dragonne n’était plus la conquérante glorieuse et m’as-tu-vu d’il y avait mille ans… Elle avait quand même agi comme telle en rendant la lance aux Lancières de façon spectaculaire, mais j’avais probablement intérêt à ne pas lui donner mon avis.
Enfin, je comprenais pourquoi son lieu de rendez-vous n’était pas des plus faciles à atteindre, mais, par ma queue de renard, heureusement que nous étions des maîtres du ki : progresser de saillie en saillie au-dessus d’un gouffre de ténèbres était déjà inquiétant, mais, en plus, le vent soufflait et mes mains glissaient sur la glace, dont le contact mordant m’obligeait à utiliser mon ki interne pour protéger ma peau.
Nous ne voyions plus les lumières des remparts de la forteresse et seule la lumière des étoiles et de la lune reflétée contre la glace illuminait notre chemin.
“Ah”, fit Taz. “Je parie qu’elle doit s’être réfugiée dans cette grotte, là-bas.”
Je haussai un sourcil. Avait-il senti la présence de Yelyeh ? Pour ma part, mon flair me disait également que la dragonne ne se trouvait pas loin. Je jetai un coup d’œil vers une large saillie rocheuse qui se démarquait de la falaise. L’entrée à la grotte n’était pas bien large. En tout cas, pas assez pour laisser entrer un dragon. Yelyeh devait sans doute s’être transformée en humaine…
Soudain, ma main, qui croyait s’être accrochée à une saillie en toute sécurité, bougea. Ou plutôt, ce fut ma prise qui bougea. Une décharge de ki glacial parcourut mon bras. Une araglace ?! Je jurai mentalement et m’empressai de lâcher la petite créature. Celle-ci pépia.
“Qu’y a-t-il ?”, demanda Irami.
“Une araglace”, expliquai-je.
“C’est mauvais signe”, intervint l’ogre. “Quand une araglace émet du bruit, c’est souvent parce qu’elle appelle ses congénères à l’aide.”
C’était effectivement mauvais signe. Seule, une araglace n’attaquait que pour se défendre ; en groupe, elle s’accrochait à la chair et la mordait de son poison de glace jusqu’à ce que le froid tue sa proie. Si je me rappelais bien les leçons à l’Académie, elle ne chassait d’habitude que de petites créatures. Cependant, les araglaces défendaient férocement leur maison et la Grande Falaise était un endroit idéal pour y installer leurs nids…
Pire encore, elles n’avaient pas d’odeur. Or, j’avais horreur des bestioles sans odeur.
Soudain, j’entendis un « aaa » très grave sur ma gauche et je tournai la tête, surpris, vers Irami. Que lui arrivait-il ?
“Irami ? Tu chantes ?”
“Souviens-toi, Zangsa. Maître Vulnia disait que les araglaces ont horreur des sons graves.”
Je ne me souvenais que très légèrement d’avoir entendu ça, mais les araglaces de renfort arrivaient et je n’y pensai pas à deux fois : j’émis un long son grave de baryton.
— « Ooooooooh ! »
Les araglaces ralentirent, agitées, puis reprirent leur élan.
“Euh… Irami. Ça ne marche qu’à moitié…”
“On dirait bien”, concéda celui-ci.
Les araglaces étaient déjà presque sur nous. Alors, l’ogre lança :
“Accrochez-vous bien.”
“Hein ?”
— « Que se passe-t-il ? », demanda le Prince Rajeyl, agrippé à mon cou — non seulement il n’avait pas vu l’araglace avec l’obscurité, mais il n’entendait pas non plus notre conversation mentale, et nos voix de baryton devaient l’avoir laissé perplexe.
Sans rien expliquer, s’aidant de ses illusions, Taz émit un bruit grave qui résonna, me sembla-t-il, dans toute la falaise. Les araglaces s’arrêtèrent net sur leurs huit pattes de glace puis s’enfuirent vers le haut. Je l’aurais volontiers complimenté, mais, soudain, deux de mes prises cédèrent presque en même temps, qui sait si à cause du son de l’ogre, de la débandade des araignées ou de mon poids chargé du Prince Rajeyl… Mes deux mains libres tendues cherchaient désespérément quelque chose à quoi s’accrocher, mais plus rien n’était à leur portée — pour améliorer la situation, ma main droite était encore engourdie par la morsure glaciale de la première araglace. Plus qu’une solution : je dus m’aider d’une bonne quantité de ki pourpre pour rétablir mon équilibre et m’agripper à la falaise. Immédiatement, j’entendis le cri étranglé du prince. S’il s’était simplement évanoui, la corde aurait suffi à le maintenir en place, mais malheureusement le prince eut une crise de spasmes violents. Je ne compris pas pourquoi. Était-ce parce que j’avais utilisé si précipitamment mon ki pourpre ? Son sceau s’était-il endommagé davantage ? En tout cas, le prince avait un problème. Non, nous avions un problème.
Avec un démon agité sur mon dos, je perdis de nouveau l’équilibre.
— « Zangsa ! », s’exclama Irami.
Et zut. J’avais eu une mauvaise idée en voulant résoudre le problème du sceau cette même nuit. Ma main glissait sur ma nouvelle prise. Je nous voyais déjà en train de chuter vers notre mort quand, soudain, je sentis l’odeur de Yelyeh devenir plus forte. Une violente rafale m’arracha à ma prise. Je vis la main d’Irami se tendre vers moi. Mais, avec notre brusque poids et les prises glissantes, serait-il capable de nous soutenir ? Je souris et dis :
“Irami. Je pars avant toi.”
Je gravai dans ma mémoire l’expression horrifiée de mon cher ami. Oh. Il pouvait donc faire une tête comme ça.
Je donnai alors un fort coup de pied à la falaise. Nous tombâmes. Et, quelques mètres plus loin, nous percutâmes le dos écailleux d’un dragon invisible. Yelyeh grommela :
“Inconscient ! Et si je ne t’avais pas attrapé ?”
“Je serais mort.”
Je m’accrochai à ses écailles, plaçai le Prince Rajeyl, à présent inconscient, sur le dos de Yelyeh puis repris mon souffle, profondément soulagé.
“Humph. J’aurais mieux fait de te dévorer d’un coup, petit renard. Enfin, c’est un peu ma faute, c’est moi qui ai effrayé les araglaces de la grotte en premier. Attends… c’est quoi cette odeur ? Loufou ?”
Accroché à la falaise, l’ogre répondit avec un ton soumis qui ne lui ressemblait pas :
“Bonsoir, ma suzeraine.”
J’en fus estomaqué. Ma suzeraine ?! Yelyeh ne le corrigea même pas et dit :
“Zangsa. Tu m’apportes plus de visiteurs que prévu.” En était-elle irritée ? “Bon. Posons-nous d’abord.”
De ses puissantes ailes, la dragonne rouge s’éleva jusqu’à la grotte.